Diplomatie Judiciaire
Journal spécialisé sur la Justice Pénale Internationale

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Ubutabera

-Edition du 6 décembre 1999 - n°76 - 



 
La majorité des faits à charge 
sont retenus contre Rutaganda

Un jugement implacable

Sur le plan des faits, le procureur peut être satisfait : les juges ont retenu les principaux faits pour lesquels l'ancien leader Interahamwe était poursuivi. Mais il n'obtient toujours pas de condamnation pour crimes de guerre.


Une ultime et "déraisonnable" requête de la défense

Rutaganda : le dernier baroud

Quelques jours avant le jugement, l'avocate de Georges Rutaganda a tenté une ultime manoeuvre. Les juges n'ont pas seulement écarté la démarche. Ils ont suggéré une sanction financière.


L'ex-ministre de l'Enseignement supérieur arrêté 

Kamuhanda vivait en France

Jean de Dieu Kamuhanda comparaîtra devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Paris lundi 6 décembre. L'ancien ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Culture du gouvernement intérimaire rwandais a été arrêté vendredi 26 novembre, en France.


Carla Del Ponte

"Je suis totalement imperméable aux pressions"

Auréolée par ses bras de fer avec les mafias russe et italienne lorsqu'elle dirigeait le Parquet de Genève, le nouveau procureur général des deux tribunaux internationaux vient, pour la première fois, de passer deux semaines à Arusha. Etat des lieux avant son départ pour Kigali.


La chambre d'appel accepte de considérer 
une demande de révision

La contre-attaque du procureur

Carla del Ponte cherche à obtenir la révision de la décision de la Chambre d'appel ayant abouti à la remise en liberté de Jean-Bosco Barayagwiza. En une trentaine de pages, le procureur général a déjà dévoilé ses arguments.

En avril 1996, Barayagwiza était condamné 
par la justice américaine

Pour une très grosse poignée de dollars

Poursuivi aux Etats-Unis dès le mois de mai 1994, l'ancien dirigeant de la CDR et de la RTLM a été condamné, au civil, à payer une somme de plus de 105 millions de dollars de dommages et intérêts.


Le nom d'un assassin dans un 
"combat perdu d'avance"

L'art de la défaite

Pour Mes Constant et Degli, les dés de la jonction des militaires étaient déjà jetés. Pour rendre belle cette défaite, l'avocat de Théoneste Bagosora a discrètement révélé l'identité présumée de l'assassin d'Agathe Uwilingiyimana.


Procès Bagilishema : deux semaines blanches 

Témoins dans la brume

Sur les huit prévus, seuls deux témoins de l'accusation ont parlé à la barre durant ces deux dernières semaines d'audience. Le procès doit redémarrer le 24 janvier 2000. Pour de bon, cette fois ?


Comparution initiale et jonction 
des affaires Ngeze et Nahimana

Le défunt procès des médias

L'atmosphère des grands jours électrise la salle d'audience. Carla Del Ponte, le nouveau procureur général, fait sa rentrée à la barre d'Arusha. On débat, peut-être pour la dernière fois, du "procès des médias".


En Bref
.

Georges Rutaganda condamné pour génocide à la prison à vie

Pour le restant de ses jours

Génocide, crime contre l'humanité pour extermination et crime contre l'humanité pour assassinat : ce sont les trois chefs d'accusation sur lesquels les juges ont reconnu Georges Rutaganda coupable. Le procureur avait dressé huit charges contre l'ancien deuxième vice-président des Interahamwe. La Cour a de nouveau rejeté la qualification de crime de guerre. Elle a aussi écarté deux chefs de crimes contre l'humanité pour assassinats dans la mesure où les mêmes faits étaient couverts par celui pour extermination. Pour ses crimes, Georges Rutaganda est condamné à la prison à vie.


La majorité des faits à charge sont retenus contre Rutaganda

Ujugement implacable

Sur le plan des faits, le procureur peut être satisfait : les juges ont retenu 
les principaux faits pour lesquels l'ancien leader Interahamwe était poursuivi. 
Mais il n'obtient toujours pas de condamnation pour crimes de guerre.

Il y a moins d'une semaine, Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda fêtait ses 41 ans. Dans la prison d'Arusha, il attendait le verdict de ses juges quant au fait qu'il ait ou non commis le crime de génocide au Rwanda, en 1994. Par sa très forte corpulence et sa barbe blanchissante, Georges Rutaganda reflète difficilement un sentiment de jeunesse. Pourtant, celui qui occupait la position de deuxième vice-président des Interahamwe, la jeunesse du parti MRND transformée en milice, n'avait alors que 35 ans.

La conviction de la Chambre

Il est 11 h 25, ce lundi 6 décembre, quand ce verdict attendu de longue date tombe. "La Chambre est convaincue que l'accusé, qui occupait une position d'autorité du fait de son statut social, de la réputation de son père et, surtout, de son poste au sein des Interahamwe, a ordonné et encouragé la commission de crimes contre des membres du groupe tutsi. Il a aussi lui-même directement participé à la commission de crimes contre les Tutsis. Les victimes étaient systématiquement choisies en raison de leur appartenance au groupe tutsi et du fait même de leur appartenance à ce groupe. La Chambre est par conséquent convaincue au-delà de tout doute raisonnable que l'accusé était bien, au moment de la commission de tous les actes mentionnés que la Chambre considère établis, animé de l'intention de détruire le groupe tutsi en tant que tel." Plus de deux ans et demi après le début de son procès, Georges Rutaganda est reconnu coupable de génocide.
Le jugement rendu par la première Chambre de première instance est implacable. Les principaux faits reprochés à Georges Rutaganda ont été retenus par les juges : tant l'enclenchement des tueries dans des quartiers de Kigali par la distribution d'armes et le déploiement de miliciens que les massacres à grande échelle à l'école technique officielle ou à Nyanza ou encore les assassinats individuels ordonnés ou exécutés par l'accusé autour de son garage, le garage Amgar, au centre de la capitale rwandaise. Il n'est guère que les faits allégués dans sa commune natale de Masango qui sont clairement rejetés par la chambre, ou des faits de moindre importance, comme celui d'avoir essayé de "dissimuler ses crimes à la communauté internationale".

Cinq chefs sur huit rejetés

Juridiquement, le jugement - comme les cinq qui l'ont précédé devant le TPIR - est beaucoup plus contrasté. Huit chefs d'accusation étaient portés contre l'homme d'affaires et membre du comité central du MRND. Les magistrats n'en ont cependant retenu que trois. Trois chefs pour crimes de guerre ont été rejetés par la chambre de première instance, comme elle l'avait fait dans les affaires Akayesu et Kayishema/Ruzindana. Mais ils ont aussi écarté, cette fois-ci, deux chefs pour crimes contre l'humanité pour assassinats. En l'espèce, la raison avancée par les juges est que ces deux chefs reposaient sur les mêmes faits que celui de crime contre l'humanité pour extermination, retenu celui-ci. Les juges ont estimé que ces faits s'avéraient constitutifs de l'autre et n'ont pas retenu, en l'espèce, le principe du concours idéal d'infractions. Georges Rutaganda est donc jugé coupable de génocide, de crime contre l'humanité pour extermination et d'un crime contre l'humanité pour assassinat, celui d'un certain Emmanuel Kayitare, le 28 avril 1994, à Kigali.

Une reconnaissance du rôle des Interahamwe

Ce 6 décembre, pour représenter le bureau du procureur à cette audience finale, il ne reste, de l'équipe qui mena le procès entre mars 1997 et juin 1999, que Holo Makwaia. Mais celui qui fut le patron de ce procès pour l'accusation, le canadien James Stewart, réagit par téléphone de son nouveau poste au Tribunal pour l'ex-Yougoslavie. "Je pense que justice a été rendue dans le dossier. J'en suis heureux. J'ai énormément de respect pour le travail du tribunal. Je comprends pourquoi ils l'ont acquitté de certains chefs de crimes contre l'humanité. En ce qui concerne les crimes de guerre, il faut étudier la rédaction du jugement. A ce sujet, nous avons eu beaucoup de problèmes dans tous les dossiers. Dans une certaine mesure, c'est mon dernier jugement d'une série de trois. Dans une autre mesure, c'est mon premier, puisque Rutaganda était le premier dossier dont je me suis saisi. A part Omar Serushago qui a plaidé coupable, Rutaganda est le premier Interahamwe condamné. Le professeur Reyntjens a décrit les Interahamwe comme les fer de lance du génocide. Si un leader est condamné, c'est important. Cela a une valeur symbolique. Nous avons conduit notre procès de matière équitable, avec beaucoup de soucis pour les droits de la défense." Filip Reyntjens, spécialiste belge de la région des Grands Lacs et témoin expert du procureur dans ce dossier, analyse le verdict avec précaution : "Si on reconnaît que les Interahamwe ont joué le rôle qu'ils ont joué dans le génocide et si le niveau où Rutaganda était correspond à une réalité sur le terrain, la décision est bonne. Si le tribunal établit que le poste de vice-président n'était pas un poste honorifique, un plus un font deux. Une fonction au sein de la direction centrale des Interahamwe correspond à une réalité, et cela 

il faut l'accepter. Cette structure avait son autonomie avant le génocide. Une valeur symbolique ? J'espère que ce jugement n'aura pas de valeur symbolique au Rwanda. Il faut éviter de donner l'apparence d'une quelconque pression des autorités rwandaises qui serait liée à l'affaire Barayagwiza. Si cela avait pu influencer le siège, cela donnerait des armes à la défense."

"Il savait ce qu'il faisait"

Une défense qui, d'ores et déjà et sans surprise, annonce qu'elle fera appel de cette décision "sur des points spécifiques au jugement et sur l'égalité des armes". La fougueuse, émotionnelle et passionnée Tiphaine Dickson, avocate de Georges Rutaganda, se montre calme. "Je suis sereine, j'étais prête au pire. J'ai investi pendant les trois dernières années de ma vie dans ce procès. Et aujourd'hui, je crois toujours en lui : ce n'est pas un génocidaire. Mon client est innocent. Il a la conscience tranquille. On a fait le point pour voir où on en est maintenant et où on va. Il ne s'attendait pas à grand chose. Sa santé ? Georges va bien, il est en bonne santé, il tient le coup."

Extermination et assassinat

La Chambre admet le principe du concours idéal d'infractions, "qui permet que le même fait puisse recevoir plusieurs qualifications juridiques". Cependant, elle "considère qu'il ne convient pas de convaincre un accusé à raison des mêmes faits si l'une des infractions est une infraction d'une gravité moindre et qui est constitutive de l'autre". Or, selon elle, "l'assassinat est non seulement une infraction d'une gravité moindre que celle d'extermination, mais elle peut également être constitutive de cette dernière". Dès lors, elle ne retient pas deux chefs d'accusation dressés contre Georges Rutaganda pour assassinats dans la mesure où ces mêmes faits sont couverts pas le chef, retenu celui-ci, d'extermination.

La population à Kigali ne s'intéressait pas beaucoup au jugement, rapporte-t-on. Les gens vaquaient à leurs activités et ceux qui ont entendu la sentence ne sont pas surpris. François Nduwumwe, rescapé de l'hôtel des Mille collines où il avait vu Georges Rutaganda pendant le génocide de 1994, s'exprime comme à son habitude, sans fards : "J'ai un sentiment de soulagement que la justice ait pu se faire. Comme il ne peut pas être condamné à mort, la perpétuité cela lui donnera le temps de réfléchir et, somme toute, je ne sais pas si ce n'est pas pire. J'avais vu cet homme la deuxième semaine d'avril, alors que j'étais réfugié à l'hôtel des Milles collines. Il était venu vendre des bières avec ses miliciens. Il était connu à Kigali, parce que, comme homme d'affaires, il avait obtenu le monopole de la distribution d'une certaine marque de bière. Ce n'est pas quelqu'un que l'on a induit en erreur, il savait ce qu'il faisait. J'ai eu beaucoup de témoignages sur ses méfaits. Ce qu'il a fait du côté de la barrière de Nyamirango, tout le monde le sait. Il a tué des gens personnellement ; même des gens de sa propre ethnie peuvent en témoigner. Si le tribunal peut continuer comme ça, c'est une bonne chose, cela pourrait diminuer l'animosité des Rwandais envers le tribunal."

Par le milieu et par l'argent

François-Xavier Nsanzuwera est un autre célèbre rescapé de l'hôtel des Mille collines. Et il a été le deuxième témoin expert du Parquet dans l'affaire Rutaganda. Cet ancien procureur à Kigali est satisfait du jugement. "Je crois que la décision judiciaire est juste. Rutaganda n'est pas n'importe qui. Son père a été préfet sous la première République et ambassadeur en Allemagne. Sous la deuxième République, il était bourgmestre. Rutaganda est ingénieur agronome. Il a été élevé dans l'idéologie selon laquelle les Hutus sont majoritaires et doivent diriger le Rwanda. Pendant les événements sanglants de février 1973 qui ont précédé le coup d'Etat de Habyarimana, il était étudiant en 3e année de l'école secondaire de Shyogwe. Il aurait beaucoup participé à la chasse des étudiants tutsis. Pendant ces événements, un assistant médical tutsi fut tué à Shyogwe. Qu'est-ce qui l'a motivé pour adhérer aux Interahamwe ? Son milieu d'origine et puis, je pense, également pour des intérêts matériels. La peine est méritée. Quant aux autres responsables des Interahamwe, il y en a encore d'importants en liberté : Kajuga Robert, le président, dont on a perdu les traces depuis Kinshasa ; Mbarushimana Eugène, qui serait en France ou en Belgique!"

Le procès manqué

Le procès des Interahamwe! Voilà bien l'un des paradoxes à l'issue de ce jugement dans l'affaire Rutaganda. Il n'a pas permis de décrypter le fonctionnement et l'organisation de cette milice essentielle dans l'accomplissement du génocide. Le Tribunal, on le comprend, a toujours prévenu sur ce point et s'est empressé de le rappeler, par la voix de son chef du service de presse, Tom Kennedy, après le verdict : "Ce n'est pas le jugement des Interahamwe mais celui de la responsabilité individuelle de Georges Rutaganda". Et cela est, à bien des égards, terriblement vrai. Mais peut-être beaucoup plus parce que les enquêtes et la seule arrestation de Georges Rutaganda, en fin de compte, ne permettaient pas de faire ce procès-là.
Ce jugement est le sixième rendu par le tribunal international, qui prononce là sa quatrième condamnation à la perpétuité. Pour définir cette peine, les juges ont retenu deux principales circonstances aggravantes contre Georges Rutaganda : sa position d'autorité et son rôle de meneur dans l'exécution des crimes. Ils ont aussi retenu comme facteur atténuant, l'aide apportée par l'accusé à certains individus pour les évacuer, les sauver ou leur fournir un abri. Et notent, sur le fait que Georges Rutaganda ait demandé à ce que son état de santé soit pris en compte, que cet état de santé "est mauvais et qu'il demande une assistance médicale constante". Mais les juges n'ont pas répondu spécifiquement à la demande de l'accusé qui, en cas de condamnation, avait sollicité qu'il lui soit permis "de vivre quelque temps avec ses enfants".
La balance n'était pas égale. Georges Rutaganda "a délibérément et sciemment participé à la commission de ces crimes et n'a jamais manifesté le moindre remords pour les exactions qu'il a fait subir aux victimes". Il mérite donc, pour les juges Kama, Aspegren et Pillay, la prison à vie.
 

Les faits retenus

"Le 8 avril 1994, l'accusé est arrivé à bord d'une camionnette remplie d'armes à feu et de machettes à Nyarugenge. L'accusé a lui-même distribué ces armes aux Interahamwe, puis leur a intimé l'ordre de se mettre au travail, en déclarant qu'il y avait beaucoup de "saleté à enlever". L'accusé portait un fusil en bandoulière et une machette à la ceinture.
Dans l'après-midi du 15 avril 1994, l'accusé est arrivé à bord d'une camionnette dans le secteur de Cyahafi, commune de Nyarugenge (à Kigali). La camionnette s'est arrêtée près d'une borne-fontaine publique. L'accusé est descendu du véhicule, en a ouvert l'arrière où se trouvaient des fusils. Les hommes qui l'accompagnaient ont distribué les fusils à des Interahamwe. Immédiatement après la distribution des fusils, les personnes qui les avaient reçus ont commencé à tirer. Trois personnes ont été abattues ; toutes étaient tutsies. 
Le ou vers le 24 avril 1994, dans le secteur de Cyahafi, l'accusé a distribué des fusils de marque Uzzi au président des Interahamwe de Cyahafi lors d'une attaque.
En avril 1994, des Tutsis qui avaient été séparés des Hutus à un barrage routier devant le garage Amgar ont été amenés au bureau de l'accusé, situé au garage, qui a ordonné qu'ils soient détenus à l'intérieur. L'accusé a ensuite ordonné à des hommes qui étaient sous son contrôle d'emmener quatorze détenus, dont quatre au moins étaient tutsis, à un trou profond, situé tout près. Sur ordre de l'accusé et en sa présence, ses hommes ont tué dix de ces détenus à coups de machettes. Les corps des victimes ont été jetés dans le trou.
Du 7 au 11 avril 1994, plusieurs milliers de personnes, en majorité des Tutsis, se sont réfugiés à l'ETO (Ecole technique officielle, dans le quartier de Kicukiro à Kigali). Les Interahamwe, armés de fusils, de grenades, de machettes et de gourdins, se sont rassemblés à l'extérieur. Avant l'attaque, les Hutus ont été séparés des Tutsis. Plusieurs centaines de Hutus ont quitté l'ETO. Lorsque les soldats de la Minuar ont évacué l'ETO le 11 avril 1994, les Interahamwe et des membres de la garde présidentielle l'ont investie. Ils ont lancé des grenades, tiré des coups de feu et tué les gens à l'aide de machettes et de gourdins. De nombreux Tutsis ont trouvé la mort. L'accusé était présent, armé d'un fusil, lors de cette attaque, au milieu d'un groupe d'assaillants qui se sont ensuite mis à lancer des grenades et à tirer des coups de feu. Il a été vu à une cinquantaine de mètres de l'entrée de l'ETO. Une bonne partie des réfugiés qui ont réussi à s'échapper ou ont survécu à l'attaque se sont ensuite dirigés par groupes vers le stade Amahoro. En cours de route, ces groupes ont été interceptés par des soldats qui les ont rassemblés à proximité de l'usine de la Sonatube et détournés sur Nyanza (à l'est de Kigali). Ils ont été insultés, menacés et tués par les soldats et les Interahamwe qui les escortaient. A Nyanza, ils les ont contraint à s'arrêter, les ont rassemblés et fait asseoir au pied d'une colline sur laquelle se trouvaient des soldats armés. Les réfugiés étaient entourés d'Interahamwe et de soldats. Les Hutus ont été invités à se lever et à se présenter, à la suite de quoi ils ont été autorisés à partir. Certains Tutsis qui ont essayé de partir en se faisant passer pour des Hutus ont été tués sur le champ. Ceux qui ont essayé de s'enfuir ont été ramenés par les Interahamwe qui les escortaient. De nombreuses personnes ont été tuées. Après avoir tiré des coups de feu et lancé des grenades sur les réfugiés, les soldats ont ordonné aux Interahamwe de commencer à les tuer. Certaines jeunes filles ont été choisies, mises de côté et violées avant d'être tuées. Bon nombre des femmes qui ont été tuées avaient été dépouillées de leurs vêtements. Les soldats ont ensuite ordonné aux Interahamwe de trouver ceux qui n'étaient pas morts et de les achever. L'accusé a ordonné aux Interahamwe, armés de grenades, de machettes et de gourdins, de se positionner autour des réfugiés pour les encercler juste avant le massacre. 
Le 28 avril 1994, les Interahamwe ont fouillé les maisons du quartier Agakinjiro (à Kigali). Ils allaient de maison en maison et demandaient aux gens leurs cartes d'identité. Les Tutsis et les personnes appartenant à certains partis politiques étaient emmenés vers le temple "Hindi Mandal", à proximité du garage Amgar. L'accusé était présent à l'endroit où étaient rassemblées les personnes arrêtées. Il portait un uniforme militaire, comprenant veste et pantalon, et était armé d'un fusil. Parmi les personnes arrêtées se trouvait Emmanuel Kayitare, surnommé Rujindiri, un Tutsi. Un homme appelé Cekeri a interpellé Emmanuel pour lui dire qu'il le connaissait et qu'il savait qu'il se rendait au CND. Immédiatement, Emmanuel a pris peur et a commencé à courir. L'accusé a pris Emmanuel par le col de la chemise pour l'empêcher de s'enfuir. Il a frappé Emmanuel Kayitare d'un coup de machette sur la tête et ce dernier en est mort immédiatement."

Les faits non retenus 

La Chambre rejette le fait que "Georges Rutaganda aurait posté des membres des Interahamwe à un barrage routier près de son bureau au garage Amgar à Kigali". Elle "note que le procureur n'a apporté aucun élément de preuve à l'appui des allégations selon lesquelles, en avril 1994, l'accusé a procédé à des fouilles dans la commune de Masango (préfecture de Guitarama)" et rejette aussi l'allégation que Georges Rutaganda "a ordonné de rechercher tous les Tutsis et de les jeter dans la rivière". La Chambre établit "que l'accusé a ordonné que les corps des victimes soient enterrés" mais ne se dit pas convaincue "que l'accusé a donné ces ordres dans le but de dissimuler ses crimes à la communauté internationale".


 
Toujours pas de crimes de guerre

Nouvel échec pour le bureau du procureur à convaincre les juges de qualifier les crimes poursuivis sous le chef de crimes de guerre. Aucun des six jugements maintenant prononcés par le TPIR ne l'a retenu. Dans les affaires Akayesu, Kayishema, Ruzindana et aujourd'hui Rutaganda, les juges n'ont jamais été convaincus que l'ensemble des éléments nécessaires à leurs yeux pour caractériser les violations des conventions de Genève n'a été rassemblé. "De l'avis du procureur, les Interahamwe ont organisé les massacres à l'occasion de leur soutien aux FAR [forces armées rwandaises] dans le conflit contre le FPR [front patriotique rwandais], et comme l'accusé exerçait une autorité sur les Interahamwe, les actes qu'il a commis s'inscrivaient ipso facto dans le cadre de ce soutien. Selon la Chambre, une telle conclusion, faute d'être étayée par les éléments de preuve nécessaires, ne saurait être retenue pour engager la responsabilité pénale individuelle de l'accusé pour les chefs 4,6 et 8 de l'acte d'accusation", soit les violations graves des conventions de Genève et du protocole additionnel II, autrement dit, les crimes de guerre. Tel est rédigé, dans son résumé, le nouveau rejet des juges adressé au Parquet quant à cette qualification spécifique du crime.


Une ultime et "déraisonnable" requête de la défense

Rutaganda : le dernier baroud

Quelques jours avant le jugement, l'avocate de Georges Rutaganda a tenté une ultime manoeuvre. 
Les juges n'ont pas seulement écarté la démarche. Ils ont suggéré une sanction financière.

Les relations entre l'avocate de Georges Rutaganda et les juges chargés de juger ce dernier sont, de longue date, orageuses. Trois jours avant le prononcé du jugement à l'encontre de l'ancien dirigeant des Interahamwe, les magistrats ont définitivement scellé la vieille querelle feutrée qui les a régulièrement opposés à Me Dickson. 

Un tribunal dépendant ?

Le 27 novembre, le vent de l'affaire Barayagwiza s'était en effet étrangement mis à souffler sur le procès Rutaganda. Tiphaine Dickson soumet alors que le droit de son client "à un procès devant un tribunal indépendant et impartial a été irrémédiablement violé en raison de pressions indues et répétées de la part des autorités rwandaises, et compte tenu du pouvoir des autorités rwandaises de paralyser les procédures du Tribunal" pour le Rwanda. A l'appui de son argumentation de la dernière heure, l'avocate québécoise énumère les réactions des autorités rwandaises à l'issue de la décision de la Chambre d'appel ordonnant, le 3 novembre, la remise en liberté de Jean-Bosco Barayagwiza. "Depuis la décision dans l'affaire Barayagwiza, (!) toutes ces interventions démontrent clairement que le gouvernement rwandais n'hésite aucunement à utiliser ses considérables leviers sur le Tribunal de manière punitive lorsque des décisions décrites par lui comme des "farces" sont rendues", écrit-elle. Et d'y ajouter les propos, rapportés dans la presse, des porte-parole du secrétaire général des Nations unies et du TPIR, ainsi que ceux de la présidente de ce dernier, Navanethem Pillay, qui se trouve être un des trois juges auteurs du jugement contre Georges Rutaganda.
"Le Tribunal est donc totalement dépendant de la République du Rwanda et de sa coopération soutenue", analyse Me Dickson, alors même que "le Front patriotique rwandais [FPR, au pouvoir depuis juillet 1994], en tant que "partie au conflit", ainsi que certains individus y appartenant et pouvant également occuper d'importantes fonctions au sein du gouvernement de la République du Rwanda sont suspectés de crimes entrant dans la juridiction du TPIR."
La défense suggère deux sources d'inquiétude : le fait que "le régime actuel du Rwanda est en mesure d'influencer un processus judiciaire dans lequel il est une partie intéressée" et celui que "ces déclarations de non-coopération et chantage n'ont pas été officiellement dénoncées par l'Organisation des Nations unies ou par le TPIR".

Le renfort de Filip Reyntjens

Quelles conséquences sur le jugement contre son client ? "Etant l'objet d'un jugement immédiatement après l'affaire Barayagwiza, et en plein milieu d'une tempête médiatique, la pression qui existe en vue de sa condamnation [est] quasiment irrésistible", estime l'avocate. D'autre part, "la survie, à court et à moyen terme, du Tribunal et la sécurité de ses employés seraient mises en péril par l'acquittement de votre requérant, et ce en raison des menaces, critiques et pressions exprimées par le gouvernement rwandais".
L'indépendance et l'impartialité du TPIR étant jugées impossibles, il n'y a, aux yeux de la défense et à dix jours du jugement, qu'un seul remède. Il est pour le moins radical : l'arrêt des procédures. Et la libération immédiate de Georges Rutaganda.
Deux jours après le dépôt de sa requête, Me Dickson trouve un allié surprise. Filip Reyntjens, spécialiste de la région des Grands Lacs et témoin expert de l'accusation dans le procès Rutaganda, dépose une demande d'amicus curiae. Le chercheur belge abonde dans le sens de Me Dickson. `Le TPIR ne pourra remplir sa fonction que s'il est perçu comme indépendant et impartial', écrit-il, avant de s'inquiéter que le contexte immédiat mette en péril, au minimum, l'apparence de cette indépendance et de cette impartialité.
`Les circonstances du moment sont évidemment celles entourant la décision du 3 novembre 1999 par la Chambre d'appel dans l'affaire Jean-Bosco Barayagwiza contre le Procureur. En effet, les réactions des autorités rwandaises à cette décision peuvent créer l'impression que les organes du TPIR sont soumis à des pressions mettant en péril leur indépendance et leur impartialité. En violation de leurs obligations en droit international, les autorités rwandaises ont `suspendu' leur collaboration avec le TPIR. Elles ont, en outre, annoncé qu'elles prendront `d'autres résolutions' si la Chambre d'appel ne revenait pas sur sa décision, menacé d'empêcher la présence de témoins devant le TPIR et refusé le droit d'entrée sur son territoire au procureur. Relèvent également de ces tentatives d'influencer le cours de la justice internationale l'annonce que le représentant du Rwanda auprès du TPIR ne rejoindrait pas Arusha (il faut observer en passant que pareil représentant n'aurait jamais dû être accrédité, puisque des autorités de l'Etat rwandais pourraient à l'avenir faire l'objet de poursuites) et les assurances que, s'il était jugé coupable au Rwanda, M. Jean-Bosco Barayagwiza ne serait pas condamné à mort."

Une affaire d'argent

Filip Reyntjens est cependant plus modéré dans ses conclusions : il conseille que le tribunal reporte "momentanément" le prononcé du jugement dans l'affaire Rutaganda.
Le bureau du procureur répond rapidement à la démarche de Me Dickson et du professeur belge et écarte leurs arguments pour les juger irrecevables. Une fois l'ensemble de ces documents écrits complétés, les juges répondent tout aussi rapidement. Du moins à la demande du futur condamné. Le jugement est dans trois jours. Il ne faut pas perdre de temps. Leur réplique à cet ultime baroud de la défense est une décision aussi brève que tranchante. Non contents de déclarer immédiatement la requête irrecevable, ils ont fait oeuvre pionnière en précisant, à l'attention du greffier, que, selon eux, "les frais occasionnés par le conseil de la défense dans le cadre de la préparation et de l'élaboration d'une requête manifestement irrecevable ne sont ni nécessaires ni raisonnables". Dans le procès de Georges Rutaganda, homme d'affaires, il y a toujours eu une dimension financière. Désormais, en dehors du procès aussi.


L'ex-ministre de l'Enseignement supérieur arrêté 

Kamuhanda vivait en France

Jean de Dieu Kamuhanda comparaîtra devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel 
de Paris lundi 6 décembre. L'ancien ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche 
et de la Culture du gouvernement intérimaire rwandais a été arrêté vendredi 26 novembre, en France. 

Poursuivi pour génocide, incitation à commettre le génocide et crimes contre l'humanité, Jean de Dieu Kamuhanda devra répondre de dix chefs d'accusation. Aujourd'hui incarcéré à la prison de la Santé, à Paris, l'ancien ministre prépare sa première comparution, qui se déroulera devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel lundi prochain. La Chambre vérifiera si les conditions nécessaires au transfert de l'accusé au TPIR sont réunies. Au cours de cette audience, les charges retenues à l'encontre de Jean de Dieu Kamuhanda seront examinées. De ce fait, le ministère public pourrait requérir le huis clos, estimant qu'au cours des débats, les noms d'autres accusés figurant sur l'acte pourraient être divulgués. Le ministère public souhaiterait ainsi protéger le caractère confidentiel des autres mises en accusation. Les juges de la Chambre disposeront ensuite d'un délai maximal de 15 jours pour rendre leur décision. Si la Chambre se prononce favorablement, Jean de Dieu Kamuhanda sera ensuite transféré à Arusha dans un délai d'un mois. Il a cependant la possibilité de former un pourvoi en cassation. La Cour de cassation devra alors trancher dans les deux mois. 

Quatre mandats d'arrêt

L'histoire remonte au 1er octobre, date à laquelle le juge Navanethem Pillay, présidente du tribunal pour le Rwanda, signait un mandat d'arrêt à l'encontre Jean de Dieu Kamuhanda, adressé au gouvernement français. Quatre mandats sont en fait transmis à l'ambassade de France à Dar es Salam, début octobre et auraient été immédiatement communiqués au ministère des Affaires étrangères français. Mais ce n'est que le 17 novembre au soir, que le procureur général, Carla del Ponte, informait le ministre français de la Justice, Elisabeth Guigou. Immédiatement exécutable, le mandat ne fut rempli, en parti, que le 26 novembre, avec l'arrestation de Jean de Dieu Kamuhanda, au foyer de "la Charmille", à Bourges, une ville située à près de 200 km de Paris. 

Des soutiens au Cameroun

Jean de Dieu Kamuhanda, s'il figure parmi les ministres du gouvernement intérimaire, paraît être l'un des plus "discret" de celui-ci. Nommé le 26 mai 1994, pour remplacer Daniel Nbangura, alors désigné comme chef de Cabinet du président Sindikubwabo, il prend sa place plus d'un mois après que le nouveau gouvernement soit institué. Directeur de l'enseignement supérieur, vivant avec son épouse et ses enfants à Kigali, il débute son exil au Zaïre, avant de se rendre au Kenya, puis au Cameroun et enfin en France, en mars 1998. Vraisemblablement accueilli sur le territoire français grâce à son statut de réfugié, accordé par le Haut commissariat aux réfugiés, il s'installera au foyer "la Charmille" de Bourges. Au Cameroun, l'homme aurait reçu le soutien de Pasteur Musabe, ancien directeur général de la banque  africaine continentale du Rwanda (Bacar) et petit frère de Théoneste Bagosora. Assassiné dans la nuit du 14 au 15 février 1999, alors qu'il devait rejoindre le continent européen le 18, Pasteur Musabe avait été arrêté par les autorités camerounaises, avec "les 12" du Cameroun, le 21 mars 96, puis libéré sur décision de la Cour d'appel de Yaoundé le 21 février 1997, le tribunal international n'ayant engagé de poursuite à son encontre. 

Un foyer où le nouvel accusé cotoyait "des repris de justice"

Mais dans sa nouvelle résidence du Cher, l'homme cotoie cette fois-ci "les paumés", selon un habitué du foyer, qui ne recueille pas "des réfugiés en attente d'obtenir leur statut, mais plutôt des personnes en cours de réhabilitation". Des repris de justice ou des personnes connaissant des difficultés sociales. Suivant la procédure, l'ancien ministre fait une demande d'asile auprès de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), qui lui sera refusé en début d'année. Alors il porte le dossier en appel. Mais la décision tombera sans doute trop tard, puisque ce 26 novembre, à 6h15, l'homme doit suivre les policiers de la brigade antiterroriste, venus l'arrêter. Il est alors placé en garde à vue et rencontre le procureur de la République de Bourges, Philippe Ker, chargé de lui notifier le mandat d'arrêt. Me André Jacquet, commis d'office pour assister Jean de Dieu Kamuhanda lors de cette première procédure, trouve "son client fort discret". L'avocat ne connaîtra ses anciennes fonctions que plusieurs heures plus tard, après lecture de la presse locale. Ce qui n'est qu'une simple formalité prend plus de temps qu'à l'habitude : la procédure est une première en France. Ignorant le règlement, l'avocat fait noter au dossier une demande de son client qui stipule que "l'acte d'accusation" ne lui a pas été notifié, contrairement à "l'article 47 G du tribunal". Le procureur de la République signifie à ce suspect fort informé de ses droits que c'est "au Parquet de Paris" de le faire. L'avocat "fait noter" la demande de son client, mais avouera, plus tard, "ne pas comprendre la pertinence de l'argument". Un dossier que devrait maîtriser plus sûrement l'avocate chargé maintenant du dossier, et qui n'est autre que l'associée de Raphaël Constant, défenseur du Colonel Bagosora devant le TPIR, réclamé par Jean de Dieu Kamuhanda. 

La procédure préalable au transfert

Ce même jour, Jean de Dieu Kamuhanda quitte Bourges peu après 13 heures, pour la prison de la Santé, à Paris. Le lundi après-midi, il comparaît devant le procureur général du parquet, qui lui notifie l'acte d'accusation dressé à son encontre. L'accusé doit comparaître le 6 décembre, devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Paris, présidée par Gilbert Azibert.


Carla Del Ponte

"Je suis totalement imperméable aux pressions"

Auréolée par ses bras de fer avec les mafias russe et italienne lorsqu'elle dirigeait le Parquet de Genève,
le nouveau procureur général des deux tribunaux internationaux vient, pour la première fois, de passer 
deux semaines à Arusha. Etat des lieux avant son départ pour Kigali.

Le Rwanda a refusé, temporairement, de vous accorder un visa. Le ressentez-vous comme une forte pression ?

Non, pas du tout. Je le sens comme une réaction que l'on peut tout à fait justifier, si l'on voit ce qui s'est passé dans ce pays. C'est pourquoi je m'attendais à pouvoir quand même y aller et je suis confortée dans cela parce que, effectivement, cela se fait. Mais je ne fais l'objet d'aucune pression. Je fais le métier de procureur depuis vingt et quelques années. Cela fait partie de l'expérience que l'on a de ne pas se laisser influencer. On n'apprend pas cela d'un jour à l'autre, mais avec l'expérience. Je peux vous garantir que je suis devenue complètement imperméable à ce genre de tentatives. 

Le Parquet vient d'être sanctionné pour ses retards dans la communication des témoignages dans le procès Bagilishema. Allez-vous prendre des mesures pour éviter que cela ne se reproduise ?

Ma politique sera très stricte. Il y a un acte d'accusation initial qui permet l'émission du mandat d'arrêt alors que l'enquête est encore en cours. C'est un élément très positif du système de la Common law. Mais je suis tout à fait d'accord avec ce que j'ai entendu de la part des juges : à un certain moment, il faut mettre un point final à l'enquête. On le met quand on a suffisamment de preuves pour obtenir la condamnation des accusés, dans le respect de la procédure mais afin que la défense puisse avoir connaissance de toutes les preuves à charge au moment où le procès commence. Selon moi, le procès débute au moment où commence la soumission des preuves, quand je les assume devant la Cour.

Allez-vous transmettre les pièces à conviction soixante jours avant le début du procès, comme le veut le règlement ?

On va respecter cette demande, absolument. Ce sera un changement d'habitude, qu'on va introduire à la fois ici et à La Haye. Parce qu'on a le même problème. 

Autre vieux problème, la qualité du recrutement au Parquet. Que comptez-vous faire ?

Je ne peux pas encore vous répondre, parce que je ne connais pas encore tous les procureurs. Je connais quelques avocats généraux. D'après moi, l'avocat général est le responsable de l'équipe. C'est lui qui doit surtout être capable, c'est lui qui doit avoir en main son équipe. Vous pouvez avoir un très bon juriste mais qui n'est pas nécessairement bon procureur, parce qu'à la Cour il ne se manifeste pas. Avant de me prononcer, je vais d'abord discuter avec le procureur adjoint, et surtout avec les personnes concernées (les avocats généraux). Je suis tout à fait d'accord avec mon prédécesseur, qui disait que l'avocat général doit être un magistrat d'expérience. Etre procureur ne s'improvise pas. On devient bon quand on a fait beaucoup de procès. C'est très important.

Vous avez pris la parole à la Cour et cela est nouveau de la part d'un procureur général. 
Est-ce que vous comptez plaidez ?

Oui. Je peux vous dire que je compte plaider entièrement une affaire, quand elle sera prête. C'est le procès dit du gouvernement. Je viendrai ici et vous me verrez en place. 

Cela veut-il dire que vous allez vous installer à Arusha ?

J'ai déjà trouvé une maison et je vais certainement m'installer à Arusha chaque fois qu'il sera nécessaire. Parce que je me sens autant responsable de ce qui se passe à La Haye, pour l'ex-Yougoslavie, qu'à Arusha pour le Rwanda. J'estime que selon les besoins, ce sera un partage qui pourra être de six mois-six mois. Mais ce pourra être aussi de huit mois à Arusha et seulement de quatre mois à La Haye. Ce sera selon les besoins. J'ai fermement l'intention de le faire. J'estime que c'est mon mandat. 

Est-ce une réponse au débat sur la question de savoir s'il faut un procureur pour les deux tribunaux ou deux procureurs séparés ?

Pas nécessairement. Je suis pour le moment procureur des deux et ma décision vient de cette situation. Tandis que le fait de faire deux Parquets au lieu d'un, c'est un autre problème, que je laisse d'ailleurs à ceux qui sont en train de l'examiner et de décider. J'ai une opinion très précise : d'après moi, il ne faut pas de séparation. J'estime qu'un seul procureur peut mener une politique criminelle unifiée. Ma crainte, c'est qu'il puisse y avoir une justice de deuxième degré, tandis que la responsabilité que porte le procureur en chef, c'est justement d'avoir le même traitement dans un cas comme dans l'autre. Et je trouve que comme nos enquêtes sont politiquement très sensibles, c'est très important qu'il n'y ait pas de dérapages, des influences extérieures sur le travail du procureur. Si on veut m'entendre, je m'exprimerai, mais je n'en fais pas une question primordiale. Si on sépare les deux tribunaux, je demanderai simplement de pouvoir décider de quel Parquet je pourrai être procureur.

L'enquête financière est votre grande spécialité. Pensez-vous appliquer le gel de comptes bancaires, notamment pour poursuivre l'homme d'affaires rwandais Félicien Kabuga ?

Dès mon arrivée à La Haye, j'ai formé une équipe de deux personnes que j'appelle l'équipe financière. 0n a commencé à travailler. Et pour ce qui est du monsieur que vous avez mentionné, nous nous sommes déjà activés et les résultats ont été positifs.

Est-ce que c'est une méthode qui peut s'appliquer à beaucoup d'affaires ici ?

C'est difficile à dire. Pour le peu de cas que l'on connaît, cela vaut la peine de le faire. Surtout, j'estime que ce sera bien d'arriver devant une Cour et de dire voilà messieurs, l'accusé untel, on lui a bloqué tant d'argent, je vous demande de confisquer cet argent et qu'il soit donné aux victimes. Dans ces procès, la victime n'est pas représentée. Pourtant, dans les crimes de guerre, le génocide, il y en a des victimes ! Je n'ai pas eu le temps d'examiner le pourquoi. Je l'ai dit hier, d'ailleurs : les victimes ne sont pas représentées, mais moi je représente les victimes. La douleur est grande, on ne peut pas faire revivre les morts, mais j'estime que si on peut aménager un peu leurs besoins matériels, cela leur donnerait une certaine confiance [en la justice].

Pensez-vous enquêter sur l'attentat commis contre le président Habyarimana, le 6 avril 1994 ?

Si le tribunal ne s'en occupe pas, c'est parce qu'il n'a pas de juridiction en la matière. Il est bien vrai que c'est l'épisode qui a tout déclenché. Mais en tant que tel, le fait d'attaquer l'avion et de descendre le président, ce n'est pas un acte qui tombe dans des articles qui nous donnent juridiction. Naturellement, cela serait intéressant de le savoir. Mais moi, je dois enquêter sur le génocide, sur qui l'a programmé, organisé, planifié et exécuté. Pas sur qui a tué le Président. Même si ce sont les mêmes et si, demain, j'ai les preuves que ce sont les mêmes, je dois les donner aux autorités rwandaises, parce que c'est eux qui ont la compétence. 


La chambre d'appel accepte de considérer une demande de révision

La contre-attaque du procureur

Carla del Ponte cherche à obtenir la révision de la décision de la Chambre d'appel ayant abouti à la remise en liberté de Jean-Bosco Barayagwiza. En une trentaine de pages, le procureur général a déjà dévoilé ses arguments.

L'homme était alors encore officiellement libre. Bien que toujours derrière les murs de la prison d'Arusha. C'était le 23 novembre et Jean-Bosco Barayagwiza pouvait encore publier des communiqués. Celui dont la remise en liberté pour vices de procédure - par une décision de la Chambre d'appel, le 3 novembre - avait provoqué une furieuse onde de choc, réagissait alors à l'intention déclarée par le procureur de demander aux juges de La Haye la révision de leur fameuse décision. Jean-Bosco Barayagwiza y dénonce une volonté du parquet de "tordre le coup aux règles qui régissent le Tribunal", sa "collaboration" avec le gouvernement rwandais "pour politiser une affaire purement judiciaire" et fustige des "manoeuvres extrajudicielles (sic) entreprises par le bureau du procureur de connivence avec le gouvernement de Kigali pour faire échec à la justice".

L'affaire n'est pas finie

Mais deux jours plus tard, le nouveau président de la Chambre d'appel, le juge français Claude Jorda, renvoie Jean-Bosco Barayagwiza derrière les barreaux. Il donne sept jours au bureau du procureur pour déposer sa demande de révision et, en conséquence, suspend la décision rendue par sa Chambre trois semaines auparavant. "Le dernier mot n'a pas été dit dans l'affaire Barayagwiza". C'est avec une impatience difficilement dissimulée que le porte-parole du TPIR à Arusha, annonce donc ce nouveau rebondissement dans cette affaire qui a fait replonger le Tribunal pour le Rwanda dans une lourde période de crise. 
"Je veux qu'il soit clair que Jean-Bosco Barayagwiza n'a pas été libéré et que le processus de révision est en cours", déclare à son tour, le 29 novembre, Carla del Ponte. Le nouveau procureur général, à qui le Rwanda a interdit l'entrée sur son territoire une semaine avant, sort les griffes. Et dévoile déjà l'ambition à double détente de la démarche engagée par son bureau auprès de la Cour. La révision de la décision est certes un objectif essentiel mais d'autres options existent. "Ce qui est important, c'est qu'il reste en prison et qu'il soit jugé, s'il le faut par une juridiction nationale. J'ai étudié le dossier à La Haye. Je suis convaincue que Jean-Bosco Barayagwiza doit passer devant une Cour. Je suis convaincue qu'il est coupable. Le dossier est suffisant. Ce n'est pas à moi de décider s'il doit être jugé ici ou ailleurs, au Rwanda. C'est à la Cour de le dire", déclare-t-elle lors d'une conférence de presse à Arusha. Une attention particulière est aussi donnée à rejeter les accusations selon lesquelles le bureau du procureur agirait sous la force des pressions politiques. "Les autorités politiques discutent. Je suis procureur et uniquement soucieuse de mon mandat. Nous avons de bonnes raisons de demander la révision. Il s'agit d'une décision légale, non politique", assure Carla del Ponte. Son adjoint, Bernard Muna renchérit avec la manière forte. Pour lui, la décision du 3 novembre, c'est "du mauvais droit". Dans un entretien, le 3 décembre, il tente encore de relativiser le phénomène des pressions politiques. "On fait comme si c'était un problème unique. Au Tribunal pour l'ex-Yougoslavie, c'est pareil et la situation peut être vécue comme normale. Les Etats sont souverains. S'ils peuvent faire pression, ils le font. Ce n'est pas extraordinaire."
La riposte se veut donc juridique. Elle est déposée aux services du greffe le 1er décembre. Et elle consiste à demander "la révision ou la reconsidération" de la décision du 3 novembre sur la base de "nouveaux faits inconnus des parties et de la chambre au moment de la procédure et qui auraient pu être décisifs dans la décision de la Chambre d'appel". 

Qu'est-ce qu'un nouveau fait ?

Différentes demandes sont exprimées, qui laissent à la Cour un large éventail de possibilités de revoir leur décision. La révision demandée peut ainsi être totale, effaçant complètement la décision du 3 novembre. Mais elle pourrait aussi se limiter à une annulation de l'acte d'accusation sans préjudice au procureur, ce qui autoriserait celui-ci à immédiatement remettre en accusation Jean-Bosco Barayagwiza et ferait de la décision du 3 novembre un incident sans conséquences irrémédiables.
Pour obtenir une révision, quelle qu'elle soit, le procureur doit apporter de nouveaux faits. Dans sa requête, il veut faire valoir une définition souple de ce qui peut être caractérisé comme des faits nouveaux, en mettant en avant "l'intérêt de la justice". Il plaide ainsi qu'il ne peut pas lui être reproché de ne pas avoir apporté des éléments d'information dont il ne pouvait savoir qu'ils feraient partie des délibérations de la Cour. Exemple : "Le procureur a répondu aux questions relatives aux raisons du retard [entre l'arrestation au Cameroun et le transfert à Arusha et entre le transfert et la comparution initiale], pas à celles étudiant les démarches entreprises par le procureur. (...) Dans sa décision, la Chambre d'appel s'est concentrée sur les manquements du procureur à entreprendre les démarches nécessaires pour le transfert rapide de l'accusé et, en ce qui concerne l'audiencement de sa comparution initiale, s'est concentrée sur les responsabilités du procureur en dépit du fait de reconnaître que la "responsabilité première" de la mise au rôle de la comparution initiale revient au greffe et aux Chambres de première instance".

Ne pas payer pour tout le monde

Derrière la démarche du procureur se dessine donc une argumentation selon laquelle il ne devrait pas payer les pots cassés du fait des manquements des autres organes du Tribunal ou d'un tiers, en l'occurrence le Cameroun. Ce sentiment avait fortement transpiré des commentaires faits au sein du bureau du procureur au lendemain de la décision. Le Parquet semble prêt, pour se défendre, à éclairer la chambre sur les responsabilités propres à chacun. 
La Cour d'appel avait amplement fondé sa décision sur le concept de l'abus de procédure. Le procureur estime, en ce domaine comme en d'autres, qu'il ne lui a pas été donné la possibilité de se défendre. Sur ce point encore, il fait ressortir une remarque largement développée après que la Cour eut prononcé son jugement : pourquoi donc n'y a-t-il pas eu, avant de prendre une décision aussi grave, une audience contradictoire où les parties pourraient s'expliquer en détail sur l'ensemble des points fondant le litige ?
Dès lors, le procureur soutient que "si les faits nouveaux démontrent que le retard n'était pas attribuable au défaut d'agir du procureur, alors la justification partielle du remède apporté [le fait que l'acte d'accusation soit annulé avec préjudice au procureur] n'existe pas". Il est urgent, pour le parquet, de mettre chacun devant ses responsabilités. Il indique ainsi, comme fait nouveau, que, le 11 juin 1999, il a sollicité auprès du greffe toute information relative aux correspondances entre le greffe et les autorités camerounaises concernant le transfert de Jean-Bosco Barayagwiza. "Il n'y a pas eu de réponse à la demande du procureur qui, dès lors, n'a pas eu connaissance à l'époque des informations concernant les démarches entreprises par le greffier".

Le droit à une "reconsidération"

Le bureau du procureur demande donc la révision de la décision. Mais il demande aussi, ou alternativement, sa "reconsidération". Le flou règne quelque peu sur cette notion, étrangère, semble-t-il, au droit romano-germanique et, en tout état de cause, absente du règlement de procédure du Tribunal. Elle est fondée sur la théorie des "pouvoirs inhérents" d'une Cour de justice qui donnent à celle-ci le droit d'exercer sa compétence quand bien même le règlement s'avère silencieux sur un point de procédure. Pour le procureur, l'un de ces pouvoirs inhérents est celui d'une Cour de modifier ou de casser ses propres décisions en de nouvelles circonstances. Le Parquet s'appuie sur des jurisprudences du TPIY en la matière. L'élément clé qui autorise une telle révision est à nouveau l'apport de faits nouveaux. Et il ne concerne que les appels interlocutoires, non les jugements au fond. Ce qui est clairement le cas dans l'affaire Barayagwiza, où la Chambre d'appel ne s'est aucunement prononcée sur la culpabilité ou l'innocence de l'accusé.
En outre le procureur note qu'une possibilité de révision est implicite dans la décision même du 3 novembre. Que se passerait-il, en effet, si le renvoi de Jean-Bosco Barayagwiza au Cameroun s'avérait impossible ? La Cour devrait nécessairement revoir sa décision...
Ainsi, "le procureur ne cherche pas simplement à redébattre de questions qui ont déjà été jugées. Au regard de la grande gravité des crimes pour lesquels l'accusé a été inculpé, et au vu du fait que l'annulation d'un acte d'accusation sans débat au fond ne saurait être accordée en termes de compensation que dans des circonstances exceptionnelles, cette affaire appelle une nouvelle décision à la lumière de tous les faits et arguments pertinents".

Pistes de défense

La défense a déjà indiqué, le 22 novembre, certains éléments de ce qui constituerait sa réponse. Pour elle, il ne s'agit pas de "faits nouveaux" mais de "faits additionnels". Ce qui rend la démarche, à ses yeux, sans fondement juridique. Elle soutient aussi qu'une audience contradictoire n'est pas nécessaire. Pour elle, le Parquet cherche à "introduire des éléments politiques dans une procédure judiciaire afin de faire pression sur la Chambre d'appel et de plaire au gouvernement du Rwanda". Quant au concept de "reconsidération", il n'est tout simplement pas prévu par les textes. Il s'agit d'une "manoeuvre". En outre, la Chambre d'appel représente la dernière instance de la juridiction internationale. Elle ne peut se transformer en une nouvelle instance qui serait supérieure à elle-même. Enfin, sur la demande du Rwanda de déposer en tant qu'amicus curiae, il lui semble inacceptable "qu'il soit donné la possibilité à un Etat d'interférer directement avec l'indépendance du Tribunal et avec l'impartialité des juges". 
Il reste que, pour l'heure, après avoir été, l'espace de trois semaines, un "homme libre en prison", Jean-Bosco Barayagwiza est redevenu un accusé derrière les barreaux.
 

Nouveaux faits

Sur la durée de la détention provisoire, la durée pendant laquelle l'accusé n'a pas été informé des charges pesant sur lui, le retard du transfert et le temps mis à dresser un acte d'accusation.

15 avril-16 mai 1996. Première période pendant laquelle des mesures conservatoires à l'encontre de Jean-Bosco Barayagwiza sont demandées par le procureur du TPIR. Le procureur rappelle que le suspect est alors détenu depuis le 28 mars du fait d'un mandat d'arrêt émanant du gouvernement rwandais. Il considère dès lors que la détention ne lui est pas attribuable. Il soumet par ailleurs que le suspect a été informé, à plusieurs reprises en avril et mai et dès le jour de son arrestation, de la nature générale des charges portées contre lui. Ainsi, le fait qu'il soit détenu, comme l'avait établi la décision du 3 novembre 1999, pendant onze mois sans être informé des charges contre lui doit être contredit. De plus, une lettre manuscrite du procureur Goldstone adressée aux autorités camerounaises, datée du 15 avril 1996 et présentée comme inédite, est apportée en soutien à la preuve que le suspect avait été informé des charges pesant sur lui.

16 mai 1996-21 février 1997. Le procureur ne se sent manifestement pas engagé par cette période pendant laquelle la justice camerounaise continue d'étudier la demande d'extradition du Rwanda, dont les débats sont reportés à plusieurs reprises.

21 février-21 octobre 1997. Le procureur cherche ici à souligner les efforts effectués pour obtenir le transfert à Arusha du suspect, à nouveau sous le coup d'un mandat d'arrêt et d'une ordonnance de transfert du TPIR. Il précise qu'un projet de décret présidentiel autorisant le transfert a été émis dès mars 1997 et soumis au président de la République du Cameroun. Décret qui restera à la présidence jusqu'en octobre avant d'être finalement signé. Il plaide que ces faits n'étaient connus que du greffe. Le procureur fait aussi part des interventions, en septembre 1997, du gouvernement américain, sur demande du procureur adjoint Bernard Muna, pour convaincre le Cameroun de procéder au transfert. Et il ajoute que "les Etats ne coopèrent pas automatiquement avec les institutions internationales. Il est courant qu'ils fassent preuve de quelque résistance à une apparente entrave à leur souveraineté. En l'espèce, cette résistance est devenue plus vive du fait que le Tribunal était une création nouvelle et que ses statuts et son règlement étaient largement inconnus et guère mis en application. De plus, de nombreux Etats ne disposaient pas d'une législation leur permettant de faciliter leur coopération avec le Tribunal".
Enfin, sur le plan strictement juridique, le procureur rappelle l'histoire de la rédaction de l'article 40bis, autorisant la détention provisoire d'un suspect. Pour mieux contredire l'interprétation qui en a été faite par la chambre d'appel et justifier qu'un acte d'accusation contre Jean-Bosco Barayagwiza n'ait été présenté qu'en octobre, dès lors que le décret permettant le transfert fut signé. Il ajoute, d'autre part, que, en date du 28 août, le suspect lui-même a contesté auprès de la justice camerounaise son transfert vers le TPIR et que cela a pu contribué au retard.

21 octobre-19 novembre 1997. Période séparant la signature du décret présidentiel autorisant le transfert et le transfert effectif. Le procureur explique, avant d'avoir force de loi, un décret présidentiel doit passer certaines formalités, que cela ne peut être attribué au Tribunal et encore moins au bureau du procureur.

Sur le retard entre le transfert et la comparution initiale.

19 novembre 1997-23 février 1998. Le procureur ne voit pas quel rôle il aurait pu jouer pour s'assurer que la comparution initiale se déroule avant le 23 février. Selon lui, ceci relève entièrement de la responsabilité du greffier, sans que le procureur n'ait à "l'encourager" à le faire. Mais il ajoute avoir obtenu des informations indiquant un désaccord entre le greffe et le conseil de l'accusé sur la question de la commission d'office et considère que ce facteur explique le retard.

Sur la non audition de l'habeas corpus déposé par l'accusé.

Le procureur soumet que, le 3 octobre, le greffe a demandé par écrit au conseil de la défense s'il souhaitait que cette requête soit entendue et l'a informé de la date indicative du 31 octobre. L'absence de réponse à cette lettre, selon le Parquet, indique que l'avocat admettait que cette requête soit retirée du calendrier judiciaire. Le procureur ajoute que Jean-Bosco Barayagwiza a bénéficié pendant sa détention au Cameroun de l'assistance de trois avocats, qu'il n'a eu connaissance d'aucune demande de remise en liberté auprès de la justice camerounaise et que, dès lors, il ne peut être tenu responsable du manque de diligence de la défense elle-même.

Sur le volume de la preuve et le droit des victimes.

Selon le procureur, l'annulation de l'acte d'accusation avec préjudice au procureur est une mesure extrême qui est disproportionnée par rapport aux violations alléguées et "contraire au mandat du Tribunal de promouvoir la réconciliation nationale au Rwanda en menant des procès publics au fond". Il considère que les droits des victimes n'ont pas été pris en compte, ni l'ampleur des preuves rassemblées contre l'accusé.

 


En avril 1996, Barayagwiza était condamné par la justice américaine

Pour une très grosse poignée de dollars

Poursuivi aux Etats-Unis dès le mois de mai 1994, l'ancien dirigeant de la CDR et de la RTLM 
a été condamné, au civil, à payer une somme de plus de 105 millions de dollars de dommages et intérêts.

Qui a parlé de retards ? Jean-Bosco Barayagwiza a, en fait, été condamné par un tribunal deux semaines après son arrestation au Cameroun, intervenue le 28 mars 1996. Ce raccourci de l'histoire ressemble à un curieux pied de nez au regard des événements récents devant le TPIR, où l'ancien dirigeant politique rwandais a bénéficié, le 3 novembre, d'une remise en liberté sur une décision de la Chambre d'appel qui dénonçait, entre autres, de multiples retards dans la procédure. Et pourtant... Le 8 avril 1996, un juge de l'Etat de New York, aux Etats-Unis, a bel et bien condamné Jean-Bosco Barayagwiza à payer la somme exceptionnelle de 105 267 934 millions de dollars à cinq Rwandais qui avaient porté plainte contre lui deux ans plus tôt.

Une visite aux Nations unies

L'affaire démarre à la fin du mois de mai 1994, en plein génocide. Jean-Bosco Barayagwiza, directeur au ministère des Affaires étrangères, se rend alors à New-York pour une intervention au siège des Nations unies. Alertés de sa présence sur le sol américain, cinq Rwandais dont de nombreux parents viennent d'être massacrés au Rwanda par les milices hutues, portent plainte contre lui. Le 20 mai, Jean-Bosco Barayagwiza répond par écrit qu'il jouit de l'immunité diplomatique. Il ne se présentera jamais devant la justice américaine. Mais dès cet instant, il perd ses droits d'opposer une défense aux accusations qui sont - déjà - portées contre lui. 
La plainte est présentée devant une juridiction civile et vise à obtenir des dommages et intérêts. Le refus de se présenter a pour conséquences, entre autres, de faire entrer au dossier, telle quelle et sans contradiction, la preuve apportée par les parties plaignantes. Au demeurant, l'immunité, contestée d'emblée par les avocats, sera définitivement et officiellement levée le 17 mars 1995 par une note de l'ambassade du Rwanda aux Etats-Unis.
Chacune de ces personnes avait perdu huit membres ou plus de leur famille du fait des tueries perpétrées, en 1994, par la milice de la Coalition pour la défense de la République (CDR), parti dont Jean-Bosco Barayagwiza fut un des fondateurs. Dans le mémoire déposé alors par les plaignants, il est même présenté comme le "président par intérim" de la CDR à partir de février 1994.

La valeur monétaire de l'horreur

Quelques remarques faites au gré du mémoire déposé par les parties en septembre 1995 ont un drôle d'écho, quatre ans plus tard. Les avocats fondent, par exemple, la compétence de la justice américaine à se saisir de l'affaire sur le fait, entre autres, que le Tribunal pénal international pour le Rwanda, à l'instar des tribunaux nationaux rwandais, ne s'avère pas être une enceinte adéquate pour prendre en compte ces plaintes... A l'époque, comme l'indique le document des parties plaignantes, aucun acte d'accusation n'a encore été dressé par le TPIR.
L'une de ces plaignantes est originaire de Gishyita. Dans ses déclarations, elle évoque un certain Obed Ruzindana, présenté comme "le président local de la CDR". Le massacre de sa famille à l'hôpital de Mugonero est relaté. Un crime pour lequel, un peu plus tard, le TPIR mettra quatre personnes en accusation.
Lorsque le juge John Martin prononce, ce 8 avril, son jugement, Jean-Bosco Barayagwiza vient d'être arrêté au Cameroun. Voici ce que le magistrat écrit : "L'accusé s'est engagé dans une conduite si inhumaine qu'il est difficile de concevoir une quelconque compensation au civil qui peut être un début de réparation pour les pertes des plaignants ou qui exprime adéquatement l'horreur de la société devant les actions de l'accusé. (...) Ce juge n'a jamais connu d'autre affaire où les dommages financiers sont aussi inadaptés pour compenser les plaignants des blessures causées par l'accusé. On ne peut mettre une valeur en dollars sur les vies perdues du fait des actions entreprises par l'accusé et pour les souffrances infligées aux victimes innocentes de sa cruelle campagne. Cependant, malheureusement, une décision de nature financière est tout ce que la Cour peut offrir à ces plaignants". Le magistrat américain n'hésitera pas. Il accorde scrupuleusement le montant demandé : un total de plus de 105 millions de dollars.


Le nom d'un assassin dans un "combat perdu d'avance"

L'art de la défaite

Pour Mes Constant et Degli, les dés de la jonction des militaires étaient déjà jetés. Pour rendre belle cette défaite,
l'avocat de Théoneste Bagosora a discrètement révélé l'identité présumée de l'assassin d'Agathe Uwilingiyimana.

"Je me suis rappelé la phrase d'un auteur du XIXe siècle : les combats perdus d'avance sont les plus beaux car on a rien à y perdre." Le soleil de ses Antilles natales n'a rien à voir avec le feint abandon dont fait montre l'avocat Raphaël Constant. Le défenseur du colonel Bagosora ne se fait tout simplement aucune illusion sur l'issue du débat sur la jonction qu'il doit plaider, ce 1er décembre. Il a noté que des décisions en la matière ont déjà été rendues dans les affaires "Butare" et "Cyangugu". Et il considère qu'il serait "un peu téméraire de convaincre les mêmes juges, par rapport à des problèmes similaires, de donner des décisions différentes". 

Donquichottisme et mauvaise conscience

Ce n'est pas non plus une nostalgie mal assumée de ses îles de l'Atlantique nord qui semble plonger Me Constant dans une certaine lassitude. "Je défends un homme présenté comme le maître d'oeuvre de ce qu'on appelle le génocide au Rwanda en 1994. Vous avez dit que vous veilleriez à ce que le procès soit rapide. Mon client est incarcéré depuis mars 1996." Novembre 1997, mars 1998, septembre 1998 : autant de dates fixées pour le démarrage du procès de son client et qui sont restées lettre morte, malgré les décisions des juges. 

Témoins communs

A l'appui de sa requête en vue d'obtenir un procès groupé des militaires, le procureur David Spencer a indiqué les statistiques suivantes : 31 % des témoignages portent sur les quatre accusés, 26 % sur trois accusés et 12 % sur deux accusés. Ainsi, 69 % des déclarations de témoins du procureur concernent plus d'un accusé.

De ce parcours, Raphaël Constant a conçu une certaine philosophie de la justice internationale sous les tropiques. "Cet historique, pourquoi ? Quand le Tribunal prend une décision qui ne lui va pas, le procureur ne l'applique pas ou fait tout pour qu'elle ne soit pas appliquée. C'est l'expérience de Bagosora qui me fait constater cette réalité, que je regrette, que nous sommes ici dans un combat perdu d'avance." 
Certains de ces combats perdus d'avance se mènent pourtant à plusieurs. Le togolais Jean Degli vient donc épauler son confrère. "Je suis obligé de plaider devant vous sans intention de vous convaincre. L'impression domine qu'en fait de plaidoirie, c'est presque un coup d'épée dans l'eau. C'est du donquichottisme. Je n'aime pas les combats inutiles, je n'aime pas servir de faire valoir. Mais les choses sont telles que je ne vois pas comment votre juridiction pourra donner une décision contraire." L'avocat du général Kabiligi a trouvé une consolation : chercher "à donner mauvaise conscience à ceux qui disent qu'on peut traiter une jonction n'importe comment".

7 avril, 11h45, "un moment dont on devait se souvenir"

Les choses étant ainsi, comme il n'y a rien à perdre ou qu'il faut bien se consoler, Me Constant va tenter de rendre belle cette fausse bataille. Le procureur ne joint aucune pièce à sa demande en jonction ? L'avocat décide d'en apporter. Douze. Issues du dossier même du procureur. Sur le plan du succès public de l'entreprise, ce fut assurément un échec. C'est devant une assistance manifestement peu concentrée que l'avocat a discrètement dévoilé des éléments clés sur un fait historique que le Tribunal pour le Rwanda devra, un jour peut-être, juger. Il s'agit de l'assassinat, le 7 avril en fin de matinée, du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana. L'effet fut amorcé par la pièce PO112. Ce témoignage raconte : "J'ai vu des militaires se diriger vers la résidence d'Agathe [Uwilingiyimana]. C'étaient des élèves officiers qui suivaient un OPJ [officier de police judiciaire]. Arrivés chez Agathe, ils ont crié. Ils sont rentrés dans la propriété et ont trouvé Agathe cachée dans la maisonnette des boys. J'ai entendu des cris de joie et des applaudissements. Ils criaient qu'ils avaient trouvé Agathe. Je me suis alors rendu chez Agathe avec les militaires qui étaient sur la position. Nous sommes tous rentrés dans la propriété et j'ai vu Agathe qui tenait un agenda et une cassette vidéo en main. Agathe a dit qu'elle connaissait beaucoup de secrets de l'Etat et qu'il fallait la conduire à l'Etat-major. Elle a aussi dit de ne pas la tuer. Les deux groupes qui étaient partisans soit de la tuer soit de la conduire à l'Etat-major, se disputaient. J'ai quitté la résidence d'Agathe. De retour sur notre position, j'ai entendu des coups de feu et des applaudissements provenant de la résidence d'Agathe. Il était 11 h 45. Je suis certain de l'heure parce que l'adjudant chef Bitwayiki, pourtant originaire du Nord mais non extrémiste, nous dit de regarder nos montres parce que c'était un moment dont on devait se souvenir. J'ai vu peu après un caporal passer devant notre position. Il portait au cou une chaînette en or dont il nous a dit qu'elle était à Agathe et qu'il allait l'offrir à sa femme. Nous avons alors compris le sens des coups de feu et des applaudissements entendus peu auparavant et qu'Agathe était morte. Nous avons demandé aux autres militaires qui revenaient de chez Agathe qui avait tiré et on nous a dit que c'était un lieutenant de gendarmerie qui suivait une formation d'OPJ qui venait de tuer Agathe."

Les trois cartouches du sous-lieutenant Ntawilingira

Parfois, derrière la procédure, se dissimule l'Histoire. Ce premier jour de décembre, elle a porté la cote judiciaire PE4. Un autre témoignage. "C'est vers 11 heures que [Agathe] fut découverte et amenée dans sa résidence. Les cris de joie éclatèrent et plusieurs militaires accoururent. Le célèbre capitaine Hategekimana arriva juste à ce moment critique et ne fut pas d'avis et d'accord avec ceux qui voulaient évacuer feu Mme Premier ministre au camp Kigali pour interrogatoire. Elle aussi était d'accord sur cette option car elle déclare : "Je connais tant de secrets du pays, il faut m'emmener à l'Etat-major". Ce furent ses dernières paroles car un sous-lieutenant élève officier au cours OPJ Ntawilingira l'a tua avec trois cartouches." Dans le dossier du procureur, il existe donc un nom à l'assassin du Premier ministre rwandais. Un ange passe dans le prétoire, parfaitement étourdi.
Sans illusion aucune sur la décision que prendront les juges concernant la jonction, Raphaël Constant réduit finalement son ambition à la fixation du procès. "J'attendais qu'on nous précise une date. Une date ! Pas des promesses. Le procureur ne tient pas ses promesses. Quand va-t-on commencer ? Fixez des dates impératives pour qu'enfin on sache où l'on va." Mais le colonel Bagosora et son conseil ont aussi perdu ce combat là. Pourtant, ils avaient reçu le soutien spectaculaire, à l'audience, du procureur général. "J'ai appris que les défenseurs admettent que la bataille est perdue", cingle Carla del Ponte. "Ils s'attaquent à l'institution et créent du malaise. Les actes d'accusation sont confirmés. Les preuves sont là. On peut commencer le procès quand vous voulez. Il suffit d'établir une date", continue-t-elle. Sur ce point, au moins, les combattants ont signé une commune défaite. Il n'y a pas eu de date.
 

Chacun pour soi

Personne ne s'y trompe. Les procès groupés sont un cauchemar pour la défense et une arme redoutable du procureur. Car ils portent en eux les germes de la division et du sauve-qui-peut parmi les accusés. Me Degli n'a pu s'empêcher de s'en inquiéter : "La jonction, ici, entraînerait un amalgame, une confusion monstre des responsabilités et entraînera un conflit d'intérêts. C'est une situation totalement nuisible aux intérêts du général Kabiligi". Me Ogetto, avocat d'Anatole Nsengiyumva, a aussi évoqué ce qu'il considère comme un préjudice : "Il faut éviter qu'un accusé témoigne contre l'autre". Il n'en fallait pas autant pour que le procureur Frédéric Ossogo s'en régale à l'avance : "Il existe un fait terrifiant pour la défense : que les accusés témoignent l'un contre l'autre"!


 
Le juge législateur

Il existe une spécificité rare au sein des tribunaux internationaux : les juges forgent eux-mêmes le règlement de procédure et de preuve qu'ils doivent appliquer et interpréter. Ce phénomène, qui rend caduc le grand principe de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire, a été un des points centraux de la plaidoirie de Raphaël Constant. "Quand le conseil de sécurité a créé ce tribunal, il vous a donné un pouvoir exorbitant : de pouvoir faire les règles de procédure. Tellement exorbitant que à Rome [où a été signé, en juillet 1998, le traité établissant une Cour pénale permanente, ndlr], les Etats ont insisté pour que le règlement de procédure et de preuve ne soit pas à la seule discrétion des juges. Il se fait que vous devez interpréter ce que vous avez vous-mêmes édicté, ce qui est difficile à comprendre et, pour moi, à faire", cingle l'avocat de Théoneste Bagosora.
Plusieurs phénomènes inquiètent Me Constant. L'un est le sentiment qu'il a que le règlement du TPIR est modifié au gré des gênes qu'il procure au procureur ou aux Chambres ou même au greffe. Ainsi, sur la question des jonctions, il fut dernièrement introduit l'article 48 bis. Il évoque une "situation extraordinaire où à chaque assemblée plénière, on modifie pour anéantir les arguments que nous [la défense] avons utilisés. Quelque temps après, le 48 bis apparaît. C'est choquant pour l'esprit". Un autre est la souplesse qu'il voit dans l'application de ces règles de procédure. Il souligne qu'en matière pénale, le principe est "une interprétation stricte et non pas fumeuse". Ce n'est pas la question du regroupement des procès qui perturbe l'avocat français. Paradoxalement, il explique que, dans le système juridique de son pays, "la jonction est une question d'administration de justice : elle est décidée à n'importe quel moment par le procureur, par les juges et n'est pas susceptible d'appel". Ce n'est donc pas le principe qui lui importe, c'est son application en fonction du corps de règles devant être appliqué devant une juridiction précise. Il critique donc une décision sur une jonction déjà décidée, il y a deux mois, par une Chambre de première instance du TPIR. "Voir une Chambre de première instance se référer à une décision de la Chambre d'appel qui n'était pas saisie de cette question, c'est prendre le risque de s'appuyer sur une décision qui n'est pas prise. Et s'appuyer sur une décision séparée d'un juge sur cinq, cela me paraît emprunter un chemin où l'on ne sait pas où on va. Le juge en question nous dit qu'il existe deux interprétations [à l'article 48] : stricte et large. C'est contraire au principe du droit des pays civilisés. La procédure pénale ne s'interprète pas de manière large. On n'atteint pas les droits des gens de manière large. Nous quittons le domaine du droit où la règle du droit n'est plus la règle fondamentale." Tordant et chiffonnant une décision pour la démonstration, l'avocat insiste : "Je vous demande, je vous supplie, de prendre une décision d'application stricte".
Le procureur Frédéric Ossogo a renvoyé une autre analyse de cette situation : "Les juges ont reçu le mandat d'établir le règlement de procédure et de preuve. La raison est évidente : pour que les procédures aillent rapidement, il fallait un mécanisme évitant le retour à l'assemblée générale des Nations unies. Cela se passe de discussion. Ce n'est pas la première fois que de tels pouvoirs sont donnés aux juges" a-t-il rétorqué, en faisant référence à la Cour internationale de justice de La Haye.


 
Vingt mois pour une requête

"Vous savez, monsieur le président, c'est mon quatrième voyage pour plaider cette requête. Cela explique que, à la longue, je devienne long!" Raphaël Constant, avocat de Théoneste Bagosora, devait-il être si précautionneux pour s'expliquer des deux grosses heures de plaidoirie qu'il s'est arrogées, le 1er décembre, dans le cadre des débats sur la jonction des affaires du procès dit des militaires ? Certes, ce débat a finalement eu lieu. Et, s'il fut long - deux jours - il fut aussi souvent de bonne tenue. Mais alors qu'il devait ouvrir la perspective tant attendue de voir bientôt une date fixée pour ce procès clé, il s'est, au contraire, achevé sur celle d'un nouveau et injustifiable retard de celui-ci.
Trois jours d'audience avaient été, il y a un mois, réservés pour cette affaire. L'objectif : régler enfin la question de la jonction des affaires Bagosora, Nsengiyumva, Kabiligi et Ntabakuze, préalable indispensable à l'organisation du ou des procès. Mais c'est devenu une habitude : la défense commence évidemment par déposer des requêtes pour déclarer la Chambre incompétente. Le président Williams déplace l'obstacle. Il repousse ces débats à la suite de celui sur la jonction, rassurant la défense qu'ils feront, dans tous les cas, l'objet d'une décision avant celle concernant la jonction. Jusque là, l'efficacité judiciaire semble régner en maître. 
Deux jours sont nécessaires alors pour entendre le bureau du procureur sur sa demande de jonction d'instances ainsi que les quatre avocats de la défense impliqués. On pense que la troisième journée permettra de régler les autres requêtes. Et c'est alors que la chambre expose qu'elle ne pourra siéger pour des raisons "indépendantes de sa volonté". Or, les vacances du Tribunal sont imminentes. Et il faudra bien écouter, un jour et comme promis, ces requêtes en incompétence. Qu'importe. Le TPIR a toujours cru avoir le temps. Dans quelques mois, plusieurs accusés vont entamer leur cinquième ou même leur sixième année de détention, mais qu'importe : le TPIR croit avoir le temps. Alors ces requêtes ne seront débattues que le 7 février 2000. Il faudra les entendre. Il faudra rendre une décision. Et celle-ci, n'en doutons pas, fera l'objet d'appels. Du coup, quand la décision sur la jonction sera-t-elle rendue ? Difficilement avant mars. Avec donc deux mois, au minimum, de retard. Il se sera alors écoulé environ vingt mois entre le dépôt de cette requête par le procureur, en juillet 1998, et la décision y faisant droit ou non.
Est-ce raisonnable ? Me Constant aura averti la Cour de son opinion. "Nous atteignons des délais qui sont totalement déraisonnables", s'est-il exclamé sur un ton glacé par un mélange de colère et de lassitude. En mars, cela fera quatre ans que son client, le fameux colonel Bagosora, est détenu. C'est une durée qui fait entrer le Tribunal dans les eaux troubles de ce que la jurisprudence internationale peut considérer comme une durée excessive de détention. Et qui ouvre donc la voie à des demandes de mises en liberté fondées sur la violation du droit de l'accusé à un procès rapide.
Dans ce contexte, ce ne sont pas les deux heures de plaidoirie de l'avocat martiniquais qui bloquent la volonté déclarée "d'accélérer les procédures", mais bien un souci encore à démontrer du tribunal lui-même de resserrer son plan de travail. S'il en a encore le temps.


Procès Bagilishema : deux semaines blanches 

Témoins dans la brume

Sur les huit prévus, seuls deux témoins de l'accusation ont parlé à la barre durant ces deux dernières 
semaines d'audience. Le procès doit redémarrer le 24 janvier 2000. Pour de bon, cette fois ?

"M. le président, la défense va demander des poursuites pour faux témoignage contre ce témoin." Dans l'affaire Bagilishema, où l'ancien bourgmestre de Mabanza (préfecture de Kibuye) est accusé de génocide, la deuxième semaine d'audition des témoins de l'accusation vient de commencer. L'homme désigné par le pseudonyme H, protégé derrière un rideau vert, laisse échapper un "à la grâce de Dieu" paniqué. Il s'agit du quatrième témoin de la semaine précédente. Me Roux, qui avait interrompu son contre-interrogatoire pour le week-end, vient de lui lancer une sévère estocade. "Qu'est-ce qui constitue ce faux témoignage ?" s'enquiert en urgence le président Mose. 
Me Roux, dont la tension nerveuse vient visiblement de redescendre d'un cran, emballe maintenant ses mots dans du coton pour s'adresser au juge : "La dernière déclaration, à l'instant, du témoin disant qu'il a vu le 17 juin le chauffeur de la commune Ephrem Mshimyimana et le policier Anasthase Munyandamutsa amener M. Habayo dans le véhicule de la commune à Kibuye, ceci est un faux témoignage." La défense vient de distribuer à la Chambre des photocopies du registre "courrier expédié" de la commune de Mabanza. S'ensuit un débat entre le juge Güney et Me Roux côté gauche de la Cour, le juge Gunawardana et le procureur Phillips animant le côté droit. La Chambre conteste l'authenticité de copies de documents qui ne seraient pas certifiés conformes. L'attestation qu'a obtenue la défense, signée de la main de l'actuel bourgmestre de Mabanza, ne semble pas suffire. La confusion règne sur tous les bancs. L'audience est suspendue. 

Suspension de service ?

Après délibération, la Chambre clarifie sa position : elle permet à la défense "de poser des questions au témoin, étant entendu et sous réserve que, plus tard, elle soumettra soit une copie certifiée conforme ou demandera aux autorités communales pertinentes de produire l'original du document, ou alors, des copies certifiées conformes dudit document. Si cette procédure n'est pas suivie, les éléments de preuves en question n'auront aucune valeur juridique." L'avocat d'Ignace Bagilishema peut poursuivre. Il guide le témoin dans le registre des courriers de la commune de Mabanza. On y retrouve le nom du chauffeur de la commune, Ephrem Nshimyimana. Dans la colonne d'en face, le résumé de la lettre qui lui est adressé précise : "Suspension de service à partir du 2 mai 1994". Soit près d'un mois et demi avant le jour où le témoin dit l'avoir vu monter dans une voiture de la commune en compagnie du bourgmestre, d'un policier, et d'un M. Habayo porté depuis disparu! Le registre mentionne une lettre similaire, adressée le même jour au policier, Anastase Munyandamutsa. Tout cela n'innocente pas Ignace Bagilishema, mais menace de discréditer le témoin aux yeux de la Cour. 
H ne démord pas : "Je confirme que j'ai vu ces deux personnes de mes propres yeux. Quant à parler de la suspension, même pendant la guerre de 90, les militaires qui avaient été suspendus ont été rappelés sous les drapeaux. Dire que ces gens ont été suspendus ou qu'ils ont été licenciés, je ne le sais pas ; parce qu'il arrive qu'on suspende ou bien qu'on licencie des gens et qu'on les ramène, ou bien! ils peuvent reprendre leurs fonctions." La défense sort alors une deuxième carte de sa manche. Elle demande à la Chambre de lire la déposition faite par le témoin n°41 sur la liste de l'ensemble des témoignages communiqués par le procureur. Les juges ne disposent pas de la déclaration : il s'agit d'un témoin écarté par le Parquet. La défense pourrait l'appeler à la barre l'année prochaine, et tenter de prouver que H a menti! 

Témoin fantôme

Pour lui succéder à la barre, trois nouveaux témoins protégés de l'accusation avaient atterri à l'aéroport d'Arusha durant le week-end. Seuls deux vont apparaître à l'audience. Le troisième, comme perdu dans les brumes de la petite saison des pluies, passera inaperçu aux yeux des juges. Le bureau du procureur est très embêté. Ayant mélangé les pseudonymes de certains témoins dans deux listes, transmises en août et en octobre à la section de protection des témoins, il n'a pas réceptionné ceux qu'il attendait. L'un a donc été écarté discrètement. Les deux autres, programmés pour la semaine suivante, ont pu venir témoigner à la Cour. L'atmosphère de cacophonie s'avère difficile à masquer. Me Roux la stigmatise à l'audience : "Il va sans dire que cette attitude ne peut pas se poursuivre, parce que ces modifications sont le fait exclusif du dysfonctionnement que nous observons au niveau du bureau du procureur, et cela n'est pas sans inconvénient pour les droits de la défense". 
Le témoin I est un Hutu âgé, selon ses mots, de "presque 60 ans". Sa femme appartient à l'ethnie tutsie. Et sa famille ne doit sa vie sauve qu'à ses bonnes relations avec l'assistant du bourgmestre, Célestin Semanza. Sur ses ordres, un militaire et un Interahamwe (milicien formé dans les mouvements de jeunesse du parti présidentiel MRND) ont défendu la maison de I durant le génocide. D'après ce dernier, Ignace Bagilishema "était quelqu'un qui était aimé par toute la population, les Hutus et les Tutsis confondus. En 1994, quand on a commencé à détruire les maisons, les gens ont fui vers la commune en grand nombre. Personne ne pensait que devant lui, quelque chose pouvait lui arriver." Le témoin n'incrimine pas le bourgmestre, au contraire. Mais il décrit l'autorité qu'exerçaient les deux assistants de M. Bagilishema, Célestin Semanza et Apollinaire Nsengimana, sur les milices de la commune. "Etant donné que celui qui était en charge du parti MRND au sein de la commune a été longtemps malade, raconte I, Apollinaire Nsengimana a occupé ses fonctions et c'était lui qui dirigeait également les Interahamwe".

Les listes des Abakiga

Me Maroufa Diabira, le co-conseil mauritanien du bourgmestre, va le rendre plus bavard en contre-interrogatoire. Le témoin décrit le rôle majeur joué par les Abakiga, "qui viennent d'une région de hautes collines, habitent ensemble, et sont principalement de l'ethnie hutue." Ces assaillants "ont lancé des attaques, ont pillé et tué" dans la commune de Mabanza. "Le groupe qui est venu chez moi pour piller avait un chef, poursuit I. Et ce chef disait qu'il avait une liste sur laquelle étaient inscrits les noms des personnes dont les maisons devaient être détruites et des personnes qui devaient être tuées." De sa maison, il pouvait voir les attaquants descendre des collines, en criant. Chaque groupe comptait, d'après lui, environ 200 personnes et de chez lui il a pu en voir cinq ou six. "Il a été dit, ajoute I, que le Président avait été abattu par les Inkotanyi, et donc que les Abakiga descendaient pour combattre les Inkotanyi. Il y avait une guerre, ils comprenaient qu'ils devaient venger leur chef et de plus, ceux qui venaient de Rambagaseke n'étaient pas très éloignés du lieu d'origine du Président. Ces gens-là ne le considéraient pas seulement comme leur chef, c'est comme si c'était un frère pour eux."
Qui leur donnait ses listes ? interroge le président de la Chambre. " Il y avait des listes, avance I, qui leur étaient données et c'était l'autorité communale, c'est à dire le bourgmestre et ses assistants, qui le faisait, ainsi que ses conseillers. Je n'ai pas assisté à ces réunions mais, comme je l'ai dit, les Abakiga qui m'ont attaqué ont dit qu'ils avaient des listes." Il ajoute que l'assistant du bourgmestre, Célestin Semanza, vient également des collines du nord. "Il ne m'a pas porté secours parce qu'il était Mukiga [on dit un Mukiga, et des Abakiga, ndlr], souligne I. Si j'avais été un Mukiga comme lui, cela se comprendrait mais il l'a fait parce que nous avions des relations amicales. Il y avait des gens qu'il connaissait. Il leur disait : "Ne touchez pas à cette personne."" M. Bagilishema a-t-il tenté de protéger les Tutsis de la commune ? "Je ne suis au courant de rien qu'il aurait fait pour porter assistance à ces gens!"

L'oreille à la fenêtre

Comme des centaines d'autres, le témoin O, une femme tutsie de 32 ans, s'est réfugiée au bureau communal lorsque les tueries ont débuté à Mabanza. Vers le 12 avril en fin d'après midi, O voit le bourgmestre Ignace Bagilishema en compagnie du préfet Kayishema. Ils s'enferment dans une pièce du bâtiment de l'IGA, situé derrière le bureau communal. "J'étais sous la fenêtre, se souvient-elle, et je pouvais entendre ce qu'ils disaient. Ils se sont assis, et M. Bagilishema a pris la parole : "Je vois, M. le préfet, qu'il y a beaucoup de gens ici. Si nous les tuons au bureau communal, la commune sera détruite. Je crois que vous devez les envoyer à Kibuye, parce qu'il y a plus de place là-bas." J'ai pris peur et immédiatement je suis allé trouver ma famille pour leur dire ce que je venais d'entendre." Il faisait nuit, la pièce était éclairée, et le témoin affirme avoir pu distinguer les deux hommes à travers un interstice entre les rideaux. Sa soeur accouche la nuit suivante. Elles restent donc dans l'enceinte du bureau communal. Le lendemain, lorsque le bourgmestre rassemble les réfugiés et leur demande de partir pour Kibuye (cf. témoignages précédents dans Ubutabera n°75), O va se cacher dans un champ de sorgho. 
Environ deux semaines plus tard, tandis qu'elle observe le bureau communal d'une de ses cachettes, O affirme avoir vu le bourgmestre sortir du cachot communal un proche à elle et un pasteur du nom de Muganga. Puis il serait allé chercher six Interahamwe à la barrière dite de Trafico, située près de la mairie. Ceux-ci les emportent, et le témoin suppose qu'ils ont été tués. "Entre les 15 et 18 avril", toujours dissimulée dans un champ de sorgho, elle déclare (comme d'autres témoins entendu la semaine précédente) avoir assisté à l'attaque menée contre le domicile d'un Tutsi du nom de Karungu. Elle dit avoir vu, sur les lieux, M. Bagilishema armé d'un pistolet. Après l'attaque, le bourgmestre aurait lancé un appel au mégaphone, disant en substance : "Tout va bien dans la commune. Les Tutsis qui ont tenté de tuer les Hutus ont été découverts. Quel que soit l'ennemi, il va être tué". 

Deux témoins retirés

Me Roux prend la parole. "Pourquoi, dans la déposition que vous avez signée le 21 octobre 1995 et dans la déclaration que vous avez faite à la Cour le 19 février 1998 [sous le pseudonyme WW, lors du procès Kayishema/Ruzindana, ndlr], n'avez vous pas parlé des épisodes que vous venez de mentionner ?"
- "En 1995, nous étions toujours sous le coup du traumatisme, et nous étions dans l'incapacité de raconter tous les événements dont nous avions été les témoins. Et à l'audience, on m'a posé des questions concernant M. Kayishema, et non au sujet de M. Bagilishema." Peu de précisions complémentaires ressortiront du contre-interrogatoire de O. Elle apporte un peu plus d'eau au moulin du procureur dans sa tentative, déjà amorcée la semaine passée, de dessiner le portrait d'un bourgmestre actif dans les tueries perpétrées à Mabanza. On est mercredi, et la seconde semaine d'audition des témoins à charge vient de s'achever. 
Durant le week-end qui suit, deux nouveaux témoins venus de Kigali disparaissent à leur tour dans les brumes du tribunal d'Arusha. A l'audience du lundi, le procureur Jane Adong tente une explication : "La semaine dernière, s'explique-t-elle, nous avions dit que nous allions faire comparaître les témoins C et R. Nous n'avons pu les citer. Ils feront l'objet d'une aide psychologique avant leur retour au Rwanda." Le retrait du témoin C n'est pas anodin, et n'a rien à voir avec sa santé mentale. Le résumé de sa déposition disait ceci : "Le témoin décrit comment, après une brève réunion, l'accusé a tiré avec son pistolet vers le stade [de Kibuye, ndlr] et a tué un homme du nom de Bagambiki. Le témoin a ensuite vu l'accusé tendre son arme à M. Kayishema qui a également tiré en direction du stade, après quoi les soldats rassemblés sur les collines autour du stade et ceux qui étaient avec M. Kayishema ont commencé à tirer sur les réfugiés." 

Question d'arithmétique

Hors audience, le procureur Charles Phillips assure qu'il s'agit d'une décision de nature "politique et déontologique" (cf. interview). "Nous n'étions pas convaincus, précise-t-il, qu'ils allaient faire de bons témoignages pour l'accusation et nous pouvions faire sans eux. Le problème, c'est que parfois nous ne rencontrons pas ces témoins avant qu'ils viennent à Arusha. Si un témoin dit que M. Bagilishema a tiré le premier au stade de Kibuye et que nous décidons de ne pas l'appeler, peut-être que nous ne sommes pas d'accord avec le témoin. Vous devez être sûr, en tant que procureur, que vos témoins, si vous les amenez à la barre, ne vont pas craquer ou devenir fous. Je n'étais pas convaincu de cela pour ces deux témoins."
A la Cour, la défense explose. "Ce n'est pas seulement une question de stratégie, s'indigne Me Roux. Nous parlons d'une accusation portée contre cet homme. Et au moment de porter cette accusation, le procureur se désiste." L'après-midi même, dans une conférence de presse, le procureur général Carla Del Ponte déclare que ce procès a manqué de témoins à cause du refus du Rwanda de leur délivrer des documents de transport. Un brin d'arithmétique permettra de rétablir la vérité. Kigali avait, de source sûre, accordé avant la suspension de sa collaboration avec le TPIR au moins douze documents de transport pour cette affaire. Sur les neuf témoins acheminés à Arusha, le procureur en a écarté trois. Sur les trois restant au Rwanda, il y en a deux que le procureur ne souhaitait pas faire venir. Il en restait donc un, mais elle était cette semaine là dans l'impossibilité de faire le déplacement pour des raisons familiales. Le Parquet a donc écarté au dernier moment cinq témoins disposant de documents de voyage. La crédibilité du témoignage l'aurait-il paralysé ?
 

Le Parquet rappelé à l'ordre

Le torchon brûle entre la défense et le Parquet sur la question de la communication des témoignages. Au cours de la première semaine d'audition des témoins de l'accusation, la défense d'Ignace Bagilishema avait demandé le retrait des déclarations recueillies moins de soixante jours avant ce 27 octobre, date d'ouverture du procès (cf. Ubutabera n°75). Les juges lui donnent raison, le 23 novembre. Ils décident que le procureur "ne pourra citer que des témoins dont les déclarations ont été communiquées à la défense le 28 août 1999 au plus tard". Néanmoins, il "pourra citer des témoins supplémentaires après autorisation de la Chambre". Le Parquet dépose donc une requête, pour tenter de réintroduire les quatorze déclarations de témoins transmises à la défense après le 28 août. La décision de la Chambre tombe alors comme un couperet, le 2 décembre. Sur les quatorze, seuls trois dépositions sont retenues. Il s'agit de celles des témoins désignés par les pseudonymes AA, Y et Z. Ces témoins, précise la requête du procureur, ont "sur ordre de l'accusé, directement pris part aux tueries et ont également été postés à des barrages routiers où de tels actes ont été perpétrés. Leurs dépositions font clairement ressortir la responsabilité de l'accusé et l'ampleur de son implication dans les faits incriminés." Même si les déclarations de ces trois témoins ont été communiquées tardivement à la défense, la Chambre estime qu'il n'y a pas préjudice étant donné qu'elles "ne seront pas utilisées avant le 24 janvier 2000", date fixée pour la reprise du procès. Habitué à voir ses requêtes entérinées sans qu'il ait à en motiver la substance, le Parquet a "omis" de dire pourquoi les onze autres témoignages qu'il souhaitait produire étaient importants. "Leur bien fondé n'ayant pas été démontré," ils sont purement et simplement rejetés par les juges. 


Comparution initiale et jonction des affaires Ngeze et Nahimana

Ldéfunt procès des médias

L'atmosphère des grands jours électrise la salle d'audience. Carla Del Ponte, le nouveau procureur général, 
fait sa rentrée à la barre d'Arusha. On débat, peut-être pour la dernière fois, du "procès des médias".

Bernard Muna, le procureur général adjoint, et Mohamed Othman, son bras droit juridique, fraîchement débarqués de Kigali, sont à ses côtés. Au milieu, l'avocat général en charge de l'affaire, Sankara Menon, radieux, semble vivre ses heures de gloire. La galerie du public est pleine. Seule la présence de Carla Del Ponte à la barre justifie tant de prévenance. Car il ne s'agit, sur le fond, que de permettre à deux accusés d'effectuer leur comparution initiale. Et d'étudier la possibilité de joindre leurs affaires. 
Comme pour toutes les grandes premières, le rideau se lève avec plus d'une heure de retard. La présidente de la Chambre, Mme Pillay, présente ses excuses pour le retard. "Hier, lorsque mes deux collègues ont terminé leur audience, ils ont reçu une requête en extrême urgence demandant la récusation des trois juges. Nous voulions prendre cette décision pour que le programme de la journée n'en soit pas affecté". La requête déposée par la défense de Hassan Ngeze est rejetée.

Hassan Ngeze refuse de plaider

L'heure est à la seconde comparution initiale de Ferdinand Nahimana, fondateur de la Radio-télévision libre des Milles collines (RTLM), réputée pour ses incitations à la haine contre les Tutsis. Sur la base du nouvel acte d'accusation modifié, il est poursuivi pour entente en vue de commettre le génocide, génocide, incitation directe et publique à commettre le génocide, complicité dans le génocide et crimes contre l'humanité (pour persécution, extermination et assassinats). Ferdinand Nahimana plaide non coupable.
L'audience suivante concerne Hassan Ngeze. L'ancien rédacteur en chef de Kangura, journal connu pour ses incitations à la haine contre les Tutsis, est poursuivi en vertu des mêmes chefs d'accusation que Ferdinand Nahimana. Hassan Ngeze se lève, argue que les nouveaux chefs d'accusation portés contre lui n'ont toujours pas été confirmés par une Chambre et refuse de plaider. Par ailleurs, la présidente Pillay a rejeté l'argument selon lequel Hassan Ngeze demande la suspension de la procédure, en attendant que la Chambre d'appel se prononce sur la requête qu'il a déposée pour contester l'amendement de son acte d'accusation. En l'absence de plaidoyer de l'accusé, la Chambre enregistre qu'il plaide non coupable. 

Barayagwiza, grand absent

L'après midi, les deux accusés sont placés côte à côte. Sobrement, le procureur Sankara Menon expose les motifs de sa requête en jonction. "La création de la RTLM et de Kangura, résume-t-il, font partie de l'entente en vue de commettre le génocide. Si l'on peut démontrer que la RTLM et Kangura ont été utilisés pour inciter à commettre le génocide, à ce moment là ces deux personnes se sont entendues. Nous recherchons la jonction sur la base de l'entente." Carla Del Ponte, le menton dans une main, la moue volontaire et dubitative, l'observe.
L'ombre d'un grand absent au banc des accusés, Jean-Bosco Barayagwiza, autre fondateur de la RTLM qui aurait dû être joint aux deux autres accusés si la Chambre d'appel n'avait pas prononcé sa libération, entre dans la salle par l'entremise de l'avocat de Ferdinand Nahimana. Le second absent à cette audience est le belge Georges Ruggiu, présentateur à la RTLM. Il a été écarté du dossier depuis qu'il est passé aux aveux. "C'était là une grande ambition judiciaire, entonne Me Biju-Duval, de stigmatiser la responsabilité criminelle d'un journalisme dévoyé. Aujourd'hui, on risque fort de passer d'une logique de responsabilité individuelle à une logique de boucs émissaires. Où sont-ils tous ceux qui à Radio Rwanda ont appelé au génocide ? Où sont-ils tous ceux qui à radio Muhabura ont appelé au combat ? Où sont-ils tous ceux qui à la RTLM ont tenu des propos criminels ? Ferdinand Nahimana ne peut être le bouc émissaire d'un procès qui ne peut avoir lieu parce qu'on ne s'en est pas donné les moyens. L'ambition de faire un procès des médias est une ambition défunte. Nous pensons qu'il faut juger singulièrement les cas singuliers de M. Nahimana et de M. Ngeze, et non pas tenter de satisfaire à l'exigence simplificatrice et tapageuse de l'opinion publique internationale."

Pas de boucs émissaires

En face de l'avocat, Carla Del Ponte vient de se dresser. "Je me sens obligée d'intervenir, lance-t-elle. La défense mentionne une volonté de l'accusation de faire le procès des médias du génocide. Je veux souligner une fois pour toutes que ce n'est pas une idée de l'accusation. On ne fait pas un procès à la presse, aux médias du génocide. On fait un procès à des personnes physiques. Il n'y a pas de boucs émissaires ici. Il n'y a que des criminels qui sont soumis à la justice." La présidente Pillay juge bon de préciser que "pour les juges, quels que soient les motifs pour un procès, la participation des accusés à des crimes doit être prouvée au-delà de tout doute raisonnable". 
Bernard Muna, le procureur général adjoint, se propose de préciser la démarche du Parquet dans cette affaire. "Le temps viendra, répond-il a l'adresse de Me Biju-Duval, pour d'autres personnes d'être traduites devant ce tribunal. Tout ce qu'un avocat a à faire, c'est de répondre des crimes qui sont imputés à son client. Les accusés ont pris part à un même type de crimes qui font partie de la même entreprise criminelle. Il est de notoriété publique qu'un génocide a été commis au Rwanda. Les médias ont été utilisés dans le but de promouvoir le génocide. Voilà pourquoi nous avons besoin de joindre ces deux personnes."
"Qu'il y ait eu un génocide, j'y souscrit, réplique Me Biju-Duval. Mais le fait d'entrer dans le champ de compétence du tribunal, réplique Me Biju-Duval, ne suffit pas à joindre des accusés. Il faudrait apporter la preuve qu'il y a eu une utilisation (des médias) de concert durant cette période. Le procureur s'appuie sur des éléments de preuve qu'il est le seul à connaître. On ne prouve pas le droit, mais le fait." "La décision, annonce finalement le juge Pillay, sera une décision écrite (cf. encadré)."
 

Jonction accordée

Le 30 novembre, la Chambre décide de joindre dans un même procès Ferdinand Nahimana et Hassan Ngeze. Leurs médias respectifs, la Radio-télévision libre des Milles collines et le journal Kangura, étant présumés avoir été "fondés séparément avec l'aide et l'encouragement des deux accusés, dans le but de promouvoir la haine ethnique contre les Tutsis, et l'idéologie extrémiste hutue. La nature et la substance des publications et des émissions qui étaient sous le contrôle des accusés, sont présumées avoir été similaires, dans les deux médias. Chacun des accusés a contribué aux articles et aux émissions dans les deux organes. En résumé, Kangura et la RTLM sont présumés avoir été des instruments médiatiques qui se sont soutenus l'un l'autre - pratiquement et objectivement - et qui ont agi de concert en usant des mêmes moyens pour atteindre le même objectif." Dans un deuxième temps, la Chambre enregistre l'annonce faite par le procureur Menon à la Cour. Il a déclaré son intention de produire 90 témoins à charge contre Hassan Ngeze, et 98 contre Ferdinand Nahimana, parmi lesquels 30 seraient communs aux deux accusés. "La Chambre considère qu'il s'agit également d'une considération pertinente pour accorder la jonction." Sauf surprise, le micro-procès des médias devrait donc pouvoir s'ouvrir en mars 2000.


 


En bref...

Visa.
Après près de deux semaines d'interdiction, Carla del Ponte s'est finalement posée, le 4 décembre, à Kigali. Le conseil des ministres, réuni dans la capitale rwandaise le 3 décembre, a levé son refus, annoncé le 22 novembre, de délivrer un visa d'entrée au procureur général du TPIR.

Affaire Ntuyahaga. Une nouvelle date a été fixée pour l'audition de la demande d'extradition par le Rwanda du major Bernard Ntuyahaga, incarcéré à Dar-es-Salaam, en Tanzanie. Le dossier devrait être plaidé du 18 au 21 janvier 2000. Depuis son arrestation par les autorités tanzaniennes, en mars 1999, l'affaire est régulièrement reportée. L'ancien officier des forces armées rwandaises avait été interpellé le jour même de sa mise en liberté par le TPIR, suite au retrait par le procureur de l'acte d'accusation dressé contre lui. Selon l'un des avocats du major Ntuyahaga, le belge Luc de Temmerman, le gouvernement rwandais a fait savoir au procureur tanzanien qu'il ne présentera pas de témoins au tribunal, contrairement à ce qui avait été annoncé en septembre. Par ailleurs, l'un des témoins que la défense avait annoncé vouloir présenter à la Cour, Alype Nkundiyaremye, est décédé le 26 novembre en Belgique d'une crise cardiaque. Ancien président du Conseil d'Etat et vice-président de la Cour suprême du Rwanda, âgé de 41 ans, il avait quitté le Rwanda en mai 1999 et rédigé un document extrêmement critique sur le pouvoir en place.

Comparution. Costaud, grand, habillé d'un blaser beige et d'une chemise rose, Mika Muhimana maîtrise mal la langue française. Un interprète en kinyarwanda a été mis à sa disposition pour procéder à sa comparution initiale, le 24 novembre, deux semaines après son arrestation à Dar-es-Salaam. L'ancien conseiller de secteur de Gishyita, en préfecture de Kibuye, est assisté d'un avocat de permanence. En l'absence d'un avocat commis d'office, il refuse de plaider sur les chefs portés contre lui. Selon une procédure désormais appliquée sans hésitation par le tribunal, le président Williams a enregistré un plaidoyer de non-culpabilité sur l'ensemble des charges dressées contre Mika Muhimana.


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