Fiche du document numéro 13449

Num
13449
Date
Jeudi 5 mai 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
62702
Urlorg
Titre
Morts et morts
Cote
Nº1539
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sur nos écrans: « Criminelle indifférence! Il faut plus de sécurité! » Où
donc? A Imola, bien sûr! Mais, si vous permettez, au Rwanda d'abord,
Rien. Pas un mot. Pas un cri. Pas une larme. Les 200 000 victimes des
pogroms du Rwanda s'en sont allées au charnier ou à la rivière au
milieu du silence embarrassé du monde entier, quand un accident de la
circulation dimanche dernier à Imola remplit sans discontinuer les
colonnes des journaux et les écrans de télévision. Et les commentaires
de se multiplier: dramatique imprévoyance des autorités! Criminelle
indifférence! Il faut plus de sécurité! Oui, il faut plus de sécurité.
A Imola, bien sûr. Mais, si vous permettez, à Kigali d'abord. Avant
d'aller plus loin, une précaution s'impose. Je ne vous garantis
nullement le chiffre de 200 000 morts donné par l'ONU et les
organisations humanitaires, ces irresponsable, n'est-ce pas, qui
feraient bien de recompter leurs cadavres avant de nous les jeter à la
figure. Au risque de nous troubler en plein reportage sportif. C'est
comme à Gorazde: le chiffre des victimes avait été e-xa-gé-ré! 300
morts seulement. On respire! Encore un coup des Bosniaques musulmans,
qui s'obstinent à se défendre, au risque d'irriter M. Juppé. Comme
l'écrit opportunément Jacques Duquesne dans « la Croix » (3 mai 1994):
« Il existe aussi des bellicistes et des provocateurs dans l'autre camp,
des gens toujours décidés à en découdre pour reconquérir par les armes
ce qu'ils ont perdu. » « Reconquérir par les armes ce qu'ils ont perdu »?
Diable! Peuvent pas crever tranquilles? Va-t-en-guerre de bougnoules!
Maîtres chanteurs! Provos! Mea culpa. J'avais, il y a quinze jours, mal
parlé de Boutros-Ghali à cause de son comportement faible et incertain
dans l'affaire bosniaque. Jusqu'à demander sa démission. Depuis,
Boutros-Ghali s'est rattrapé. Il a, non sans courage, proposé au
Conseil de Sécurité de l'ONU l'emploi de la force pour faire cesser le
massacre des populations rwandaises. Qu'a fait le Conseil? De la
philosophie politique. Il a beaucoup discuté pour savoir si le meurtre
de 200 000 Tutsis sur un total d'environ 700 000 constituait un génocide.
Il a conclu que non. Puis on est allés se coucher. Il est vrai qu'une
semaine plus tôt, le 21 avril, l'ONU n'était pas restée inactive: elle
avait décidé, devant l'ampleur des massacres, de réduire de 2500 à 270
le nombre des Casques bleus de la Mission des Nations unies pour
l'Assistance au Rwanda. Etranges pompiers qui plient bagage aux
premières lueurs de l'incendie. Que faire? Aussi longtemps que l'ONU ne
se dotera pas d'une gendarmerie internationale capable, sur requête du
Conseil de Sécurité, de protéger les populations civiles contre leurs
propres gouvernements et leurs propres militaires, le fossé restera
béant, scandaleux, entre les moyens d'information qui nous rendent
désormais contemporains tous les crimes de la terre et les moyens
d'action, qui sont dérisoires. Au Rwanda comme en Bosnie, nous avons
droit à l'éternelle antienne des
peuplades-rivales-acharnées-à-s'entr'égorger. Les Hutus contre les
Tutsis, pensez donc. Rien à dire, rien à faire. Certes, les rivalités,
les haines sourdes entre groupes humains sont de tous temps et de tous
pays, pas seulement chez les nègres. Francs et Germains en savent
quelque chose. Pourtant, les ethnologues et les sociologues du Rwanda
sont d'accord (1): la colonisation porte une lourde responsabilité dans
l'exacerbation du conflit entre le peuple de seigneurs, les géants
Tutsis, civilisés, cultivés à l'image du colonisateur, et celui des
esclaves, les minuscules Hutus, balourds et incultes. Deux archétypes
imaginaires furent ainsi créés. Souvent sans rapport avec la réalité,
car Tutsis et Hutus se ressemblent et parlent la même langue. Il en va
du Rwanda comme de la Bosnie: il a fallu un pouvoir dictatorial et
cynique pour transformer les rivalités en passions et faire dégénérer
les rivalités en tueries. C'est ainsi déjà que le tsarisme en usait
avec l'antisémitisme russe. Il organisait des pogroms chaque fois qu'il
avait besoin d'un bouc émissaire. Une fois de plus la France est sur la
sellette pour sa politique africaine. Pourquoi donc a-t-elle soutenu
jusqu'au bout le dictateur Habyarimana, dont la garde prétorienne,
craignant pour ses privilèges, est à l'origine des massacres ethniques
des dernières semaines? Oui, pourquoi dans le pays des droits de
l'homme quatre présidents successifs ont-ils poursuivi la même
politique de soutien inconditionnel à des tyrans corrompus, au Gabon,
au Zaïre, au Tchad, en République centrafricaine, en Guinée, à
Madagascar? Pourquoi avoir armé les assassins, pourquoi les avoir
souvent protégés contre leurs propres peuples? Pourquoi ces louches
réseaux parallèles auxquels, de notoriété publique, sont liés les
Foccart, les Pasqua, les Jean-Christophe Mitterrand? S'il y avait un
Parlement en France, il se poserait cette question, car elle recouvre
le plus long scandale de la République et ses secrets les moins
avouables.

J. J.

(1) Lire, de Claudine Vidal: « Sociologie des passions »
(Côte-d'Ivoire, Rwanda), éd. Karthala, 1991, qui montre l'élaboration
historico-imaginaire de l'ethnicité tutsi et hutu.

Jacques Julliard

Le Nouvel Observateur
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