Fiche du document numéro 14303

Num
14303
Date
Samedi 16 juillet 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
118060
Urlorg
Titre
Des centaines de milliers de Rwandais fuient au Zaïre
Page
2-3
Nom cité
Cote
no 15527
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
LA ville zaïroise de Goma, située à la frontière nord-ouest du Rwanda est depuis deux jours le théâtre de l'un des plus grands exodes de population de la dernière moitié de ce siècle. Des centaines de milliers de Rwandais fuyant leur pays arrivent dans cette cité depuis jeudi à raison de plusieurs centaines à la minute.

Hier matin, ils étaient encore environ 150.000 à attendre de l'autre côté de la frontière, les plus fortunés avec quelques vaches et parfois une voiture surchargée, les plus pauvres avec pour seul bagage un maigre balluchon. Parmi les fuyards, on constate la présence de soldats de l'armée de la dictature et de nombreux miliciens portant des machettes ou même des grenades, ce qui leur reste des munitions qui leur ont servi pour perpétrer le massacre de centaines de milliers - selon certaines sources, le chiffre des victimes approcherait le million - de Rwandais opposés au régime ou membre de la communauté tutsie.

Distribution de riz et lentilles



Côté zaïrois, les soldats et la garde civile - la milice prétorienne du dictateur Mobutu - ramassent les armes trop visibles et continuent de confisquer ce qui les tente, allant jusqu'à voler les chaussures que certains réfugiés portaient encore à leurs pieds. Les autorités françaises - Goma sert de base arrière à l'expédition « Turquoise » - ne semblent pas pressées pour empêcher ces exactions. A Paris, on se contentait de laisser entendre hier qu'on allait effectuer « une démarche ».

Hier matin, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) commençait à distribuer riz et lentilles à Monigi, à 6 kilomètres au nord de Goma, pour attirer la foule en dehors du centre-ville, vers des camps installés à 15 et 40 kilomètres, près d'une source d'eau potable, a indiqué Jean-Marie Pahud, du CICR. Cette organisation non gouvernementale, qui dispose d'un stock de 1.000 tonnes de vivres et de 5 camions, est la seule à fournir des aliments. Le CICR a installé trois points de distribution hier matin et offre 2 kilos de riz et 1 kilo de lentilles par personne. Au total, il peut nourrir 280.000 personnes pendant trois jours. « C'est très nettement insuffisant », reconnaît la déléguée du CICR à Goma, Johanna Grombach, qui attend une trentaine de camions supplémentaires.

Les réfugiés arrivés la veille ont passé la nuit dans le stade, les églises et surtout les rues de Goma, sans recevoir la moindre aide. Seuls ceux du stade de l'Unité ont reçu de l'eau potable grâce à une citerne installée la veille par Médecins sans frontières international.

La population zaïroise de Goma, une ville de 150.000 habitants, s'inquiète de cette marée humaine qui déferle sur la ville et redoute, selon une commerçante, l'insécurité, les pénuries alimentaires et les épidémies qui pourraient survenir. Déjà, on signale des pillages de nourriture et des disputes entre réfugiés et habitants de la ville, où l'on a entendu des coups de feu dans la nuit de jeudi à vendredi. La dysenterie a déjà fait son apparition dans les camps. Cette région connaît régulièrement des épidémies de malaria. La peste bubonique menace plus au nord, a indiqué Samantha Bolton, de Médecins sans frontières.

Ces réfugiés appartiennent pour l'essentiel à la communauté hutue. Pendant des années, la propagande de la dictature de Habyarimana les a appelés au meurtre. Nombreux sont sans doute ceux qui ont participé à la folie meurtrière déclenchée le 6 avril dernier par l'armée et la milice, une demi-heure après la destruction de l'avion présidentiel qui a servi de signal pour lancer le génocide. Aujourd'hui, ces mêmes organisateurs du massacre, utilisant les ondes de Radio Mille-Collines, font croire aux fuyards que, dans leur avancée, les forces du Front patriotique rwandais (FPR) ont l'intention de les massacrer. Cette radio, connue pour ses appels du style « les fosses communes ne sont pas encore pleines, aidez-nous à les remplir », affirme aujourd'hui que les « inkontanyi » (les ennemis) « coupent les seins de nos femmes » et « coupent nos hommes en morceaux à coups de machette ».

Déclarations contradictoires



L'émetteur de la radio de la haine a été transféré, il y a quelques jours, de Kigali à Gisenyi, la ville rwandaise située en face de Goma. Le porte-parole du FPR à l'ONU, Claude Dusaidi, a demandé par écrit au Conseil de réduire la radio au silence et de faire en sorte que les habitants soient incités à rester chez eux. Il a précisé que ce serait d'autant plus facile que la radio émettait d'un secteur « accessible aux troupes françaises ». Le président du Conseil de sécurité, le Pakistanais Jamsheed Marker, a indiqué de son côté que les informations de l'ONU montraient que des « émissions d'un caractère effrayant » étaient diffusées par une autre radio, « gouvernementale » celle-là.

Pour les autorités françaises en tout cas, cela ne semble pas très gênant. Elles n'ont donné aucune réponse à la demande du FPR. Le « gouvernement intérimaire » et les principaux responsables du massacre ont fui, jeudi, Gisenyi à bord de quatre hélicoptères qui les ont conduits dans la « zone de sécurité » sous contrôle français, dans le sud-ouest du Rwanda. Cette information a donné lieu à une série de déclarations contradictoires de la part des autorités françaises. « Il n'est pas souhaitable que des responsables politiques rwandais s'introduisent dans cette zone (…). Il appartient à la communauté internationale et en particulier aux Nations unies de déterminer la conduite à suivre vis-à-vis des autorités de Gisenyi », a déclaré jeudi soir un porte-parole du ministère français des Affaires étrangères, estimant que ce développement « risquerait de changer la nature de la zone où nous répétons que notre action a une vocation strictement humanitaire ».

Que va faire la France ?



Hier matin, le porte-parole du Quai d'Orsay, Richard Duqué, a affirmé que le gouvernement français « n'a pas de confirmation » de l'arrivée du pseudo-gouvernement des tueurs. Dans le même temps, on déclarait de « source autorisée » à Paris : « S'ils viennent à nous et que nous en sommes informés, nous les internerons. Il est hors de question que nous acceptions qu'ils poursuivent leurs activités dans notre zone. Nous ne les mettrons pas tout à fait en prison, mais sous la garde de soldats français afin de les empêcher de poursuivre leurs activités et de les remettre aux Nations unies si cela nous est demandé. » Mais un autre « haut responsable français » a indiqué, sous couvert de l'anonymat : « Tant que nous n'aurons pas reçu de demande de l'ONU, nous ne pourrons rien faire, car notre mandat est humanitaire et ne prévoit pas d'ingérence dans les affaires intérieures du Rwanda », « Si les Nations unies nous demandent de les arrêter pour les leur remettre, alors nous serons obligés de nous y conformer, car nous agissons conformément au mandat reçu, qui expire le 21 août », a ajouté cette personnalité. Autrement dit, Paris n'agira contre les chefs du génocide que sous la contrainte.

En revanche, à Washington, où l'on observe non sans un certain contentement la plongée française dans le bourbier rwandais
- à l'instar de l'échec américain en Somalie -, le secrétaire d'Etat, Warren Christopher, a annoncé hier soir que « le gouvernement (au Rwanda) n'est plus représentatif du peuple ». En conséquence, les Etats-Unis vont prendre des dispositions pour « mettre fin à la représentation » diplomatique rwandaise à Washington. « Cela nous donnera la possibilité de travailler avec le nouveau gouvernement (celui que les démocrates rwandais sont en train de constituer à Kigali, autour de Faustin Twagiramungu - NDLR), avec l'espoir de contribuer à la création d'un gouvernement de coalition », a ajouté le chef de la diplomatie américaine.

MICHEL MULLER
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024