Fiche du document numéro 14584

Num
14584
Date
Samedi 6 août 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
161738
Urlorg
Titre
Pouvoirs parallèles à Kigali
Soustitre
Dans l'ombre des nouvelles autorités rwandaises, le FPR et les militaires sont les vrais décideurs.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
KIGALI, de notre envoyé spécial

Le directeur de l'information de l'officielle Radio-Rwanda est formel :
« Vous ne pouvez pas entrer dans le bâtiment, pour une question de
règlement, mais nous pouvons parler sur le trottoir.
 » Moins de cinq
minutes plus tard, son théoriquement subordonné directeur des
programmes fait passer un message par un militaire autorisant un
entretien à l'intérieur de l'édifice. A elle seule, cette petite
anecdote résume l'étrange situation politique qui prévaut à Kigali.
D'un côté, les hommes publics, détenteurs officiels du pouvoir,
président de la République et premier ministre en tête, et, dans
l'ombre, ceux que l'on pourrait surnommer « les fantômes de Kigali » la
plupart des ministres du Front patriotique rwandais et les militaires,
qui apparaissent comme les réels décideurs. Ils sont parfois très
présents, comme les soldats des barrages qui gardent les routes ou
sillonnent la capitale à bord de leurs camionnettes, mais, à haut
niveau, ils restent le plus souvent invisibles et secrets.
Un comportement à l'image de leur chef, le général Paul Kagamé,
aujourd'hui vice-président de la République et ministre de la défense,
dont on ne fait qu'apercevoir furtivement l'escorte fournie qui
l'accompagne à travers la ville, au rythme de ses multiples
déplacements. Ou encore de beaucoup de ministres FPR, tel que celui de
l'intérieur ou de la jeunesse, dont on ne sait jamais très bien où ils
se trouvent et qui n'ont pratiquement aucun contact avec la presse et
la population.

De manière significative, les principaux visiteurs récents dans la
capitale rwandaise le haut-commissaire des Nations unies pour les
réfugiés, le secrétaire d'Etat américain à la défense ou le secrétaire
d'Etat adjoint américain aux affaires africaines ont rencontré le
président ou le premier ministre au grand jour, et souvent devant
l'oeil des caméras, tandis qu'ils voyaient le général Paul Kagamé dans
des lieux les plus souvent inconnus, et à l'abri des regards.
Discrétion inhérente à la difficile mutation d'un mouvement de
guérilla, à peine sorti de la guerre ? Tactique politique ? Exercice
réel et secret du pouvoir, à l'abri d'une structure qu'il contrôle
entièrement ? Les principaux interlocuteurs du gouvernement ont un avis
presque unanime : « Il y a un seul vrai pouvoir ici, c'est celui de la
sécurité, dit le membre d'une grande organisation internationale, dans
pratiquement chaque contact avec un officiel, il y a un bras droit ou
un conseiller lié au FPR.
 » « Il est évident, ajoute un autre, qu'au
côté, derrière et en tout cas jamais très loin des ministres
politiques, parfois de grande renommée et de réelle compétence, se
trouvent des militaires.
 »

Comme le dit pudiquement le premier ministre lui-même, « le général
Kagamé a un rôle important pour la sécurité. Il est chargé de toutes
les opérations militaires, et il est aussi auréolé de son succès
 ».
Pour apparent qu'il soit, ce « pouvoir parallèle » est cependant mal
connu. Pas une ambassade n'a rouvert et, au sein de la Mission des
Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR), aucune structure
officielle n'est chargée de suivre les contacts avec le FPR. « Le
problème,
confie un officier, c'est qu'il n'existe pas non plus de
structure officieuse chargée d'un tel travail.
 »

Cette dualité du pouvoir a pourtant une traduction concrète. Le
gouvernement a beau, par exemple, accepter de confier la gestion de
l'hôpital de Ruhengeri à des organisations non gouvernementales, pour
accompagner médicalement le retour des réfugiés de Goma, l'autorité
militaire ajourne aussitôt cette mesure pour la renvoyer « à un délai
d'au moins une semaine
 ».

Dans un autre genre, le ministre de la justice, Alphonse Nkubito, ne
cache pas son étonnement qui n'est pas de façade lorsqu'il apprend que
le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a officiellement
recensé deux cent treize prisonniers politiques. « Mais je ne sais rien
de cela. Comment et quand cela s'est-il fait ?
 » Tel a été son premier
commentaire.

Il est vrai que la tâche du gouvernement n'est pas aisée. Le premier
ministre et le ministre de la justice campent littéralement, sans
téléphone ni secrétaire, au sixième étage sans ascenseur de l'hôtel
Méridien. Les autres ministres, dispersés aux quatre coins de la ville
quand ils ne travaillent pas tout simplement chez eux, passent le plus
clair de leur temps à se déplacer. Il est tout aussi évident, comme le
dit le ministre de la justice, que c'est « le FPR qui nous donne des
véhicules et nous attribue des maisons
 ».

De nombreuses zones d'ombre demeurent. Pourquoi des régions importantes
du pays, entre Gisenyi et Ruhengeri, au nord-ouest, ou entre Gitarama
et Gikongoro, au sud-ouest, restent-elles encore pratiquement vides de
toute population ? Quel est le programme politique du gouvernement, en
dehors des professions de foi sur la réconciliation, l'unité et la
reconstruction ? Comment et auprès de qui vérifier les rumeurs de
disparitions et de règlements de comptes peut-être individuels
dénoncées auprès du CICR, d'officiers de la zone de sécurité ou
d'autres organisations internationales ?

Une priorité : la sécurité



Un seul cas d'arrestation politique est officiellement connu et
reconnu. C'est celui de l'ancien dirigeant politique Sylvestre Kamali,
arrêté le 14 juillet dernier. Mais l'histoire n'a été mise au grand
jour que parce que l'une de ses filles, vivant à Bruxelles, a manifesté
son inquiétude à la presse belge, et qu'une autre, résidant à Kigali
elle se trouve être la secrétaire d'un officier des Nations unies, a
été inquiétée par les militaires et a dû être protégée.

« Nous sommes toujours dans une période de transition qui peut prendre
du temps
 », explique tout d'abord le ministre de l'intérieur, Seth
Sendashonga, quand on lui pose ces questions. Il est évident et public
que le FPR est la force motrice de cette transition raison pour
laquelle il a créé le poste de vice-président et qu'il ne veut pas
s'enfermer dans la logique des partis, prévue par les accords d'Arusha,
qu'il avait signés en août 1993 avec l'ancien gouvernement à dominante
hutue.

Au sujet des exactions et des arrestations, le ministre de l'intérieur
affirme « ne pas pouvoir nier qu'il puisse y avoir des gens qui
cherchent à se venger, ni que ce désir ira crescendo s'il n'y a pas de
jugement des coupables. Nous avons arrêté des gens, c'est vrai, et nous
recherchons les témoignages. Nous avons aussi procédé à des
déplacements de population pour pouvoir assurer leur protection, mais
ces zones hier vides commencent aujourd'hui à être rouvertes
 »
.
La présence des militaires permet aussi parfois de mettre « les
bouchées doubles
 ». Ainsi, le cabinet, qui a été intronisé dans la plus
stricte intimité n'étaient présents le 18 juillet qu'une délégation de
communistes belges et trois ministres ougandais, a réussi à obtenir,
moins de trois semaines après son entrée en fonctions, une
reconnaissance officielle du gouvernement américain et la prochaine
réouverture de l'ambassade des Etats-Unis (1).

La définition des priorités du nouveau maire de Kigali et major de
l'armée du FPR, Rose Kabuyé, est à elle seule très claire. « Il nous
faut reloger les gens qui rentrent et dont les maisons ont parfois été
détruites, assurer l'approvisionnement en eau, médicaments et
alimentation
 » et « enfin et surtout, maintenir la sécurité, car des
interahamwe [les miliciens de l'ancien régime] se trouvent encore dans
Kigali et d'autres peuvent se glisser parmi les réfugiés qui rentrent
 ». Au nom de cette sécurité, les militaires semblent donc régner en
maîtres à Kigali. Pour combien de temps ?

(1) Outre le président et le premier ministre, tous deux Hutus, le
gouvernement de coalition rwandais compte vingt ministres, dont trois
n'ont pas encore été désignés (plan, agriculture, information) ; onze
sont Hutus et six Tutsis. Huit ministères sont revenus au FPR (fonction
publique, défense, intérieur, santé, transports et télécommunications,
famille et condition féminine, réhabilitation et, enfin, jeunesse et
mouvement associatif), les autres portefeuilles (affaires étrangères,
justice, énergie, enseignement, recherche, finances, industrie,
travail, tourisme) se partageant entre le Parti libéral, le Mouvement
démocratique républicain, le Parti social-démocrate et le Parti
démocrate-chrétien.

DOC:AVEC CARTE
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