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Deux tables kaki, quelques chaises éparpillées : le général de brigade
 Jean-Claude Lafourcade commande l'opération « Turquoise » depuis un
 hangar désaffecté de Goma, au Zaïre. Quinze jours après le lancement de
 l'opération, les effectifs sont au complet (2 494 Français), sans
 compter les soldats sénégalais. Le général s'estime « raisonnablement
 optimiste ». 
 « Que continuez-vous à craindre ? 
 - L'évolution de la situation paraît extrêmement favorable, mais tout peut
 changer du jour au lendemain. Si les négociations sur le cessez-le-feu
 n'aboutissent pas rapidement, je crains des réactions désespérées des
 Hutus de l'Ouest. De l'autre côté, le FPR continue de gagner du terrain
 à partir du moment où l'accord n'est pas signé. Il a passé le pont de
 Mwaka, sur la route entre Gitarama et Kibuyé. Cela pousse vingt-cinq
 mille réfugiés supplémentaires. On s'est mis d'accord, mais il est clair
 qu'ils vont progresser jusqu'à la limite de la zone humanitaire avant la
 conclusion d'un cessez-le-feu. 
 
 Qu'en est-il de la situation humanitaire ? 
 
 - Dans la zone humanitaire, c'est en train de devenir un problème sans
 précédent. Il y a environ un million de personnes dans la région de
 Gikongoro. Le camp de Cyanika a doublé de population en huit jours, avec
 vingt-cinq morts de maladies par jour. Côté Burundi, la frontière est
 fermée et l'armée a empêché le passage des réfugiés de Butaré, qui se
 dirigent vers notre zone. Et nous avons aussi le cas particulier des
 mille Tutsis de Bissessero. On ne peut pas monter l'aide en camion à
 cause des pistes. Si les vingt-cinq mille réfugiés supplémentaires
 arrivent de Gitarama, on va être obligés de faire un cordon. La solution
 serait de les regrouper avec les Tutsis du camp du Sud, mais ça m'agace,
 ça fait un peu regroupement de populations. Je freine un peu pour
 essayer de les garder dans leur village, mais cela risque de mobiliser
 des effectifs trop nombreux. Dans une dizaine de jours, les détachements
 de liaison avec la MINUAR [Mission des Nations unies au Rwanda]
 devraient arriver dans la zone, ce qui permettra d'ouvrir pour les
 organisations humanitaires une route venant du Burundi et qui passera en
 zone FPR. 
 
 - L'armée n'a-t-elle pas eu un problème de renseignement
 l'ayant obligée à tarder à intervenir au secours de populations
 civiles, par crainte de rencontres avec le FPR ? 
 
 - On manquait de renseignements sur l'Ouest. Nous n'étions pas présents
 depuis trois-quatre ans. Les renseignements obtenus sur les Tutsis
 évacués de Bissessero faisaient état d'infiltrations du FPR. Il s'est
 avéré que c'était un coup monté par les gens de Kibuyé.
 
 
« Il n'est pas question de protéger des assassins »
 
 - Faut-il conserver des unités d'élite de l'armée pour distribuer des
 biscuits dans les camps ? Ne sont-elles pas maintenant sous-employées
 ? 
 
 - L'état-major m'a dit la même chose aujourd'hui. Il fallait, au début,
 des gens expérimentés qui gardent leur sang-froid. Si la sécurité
 revient, j'envisage de renvoyer des effectifs, même si la relève de la
 MINUAR n'est pas arrivée. Pour l'instant, je suis en passe de régler les
 problèmes de sécurité, mais je crains que les passions ne s'exacerbent
 s'il n'y a pas de règlement politique. Dans le Nord, les FAR (forces
 armées rwandaises) contrôlent à peu près les milices. Dans le Sud, ce
 sont de jeunes voyous qui ont pris les armes. Hier, à la demande du
 préfet de Gikongoro, on en a désarmé neuf, qui s'étaient retranchés
 comme des forcenés dans une maison. Nos COS (commandos d'opérations
 spéciales) sont très bien équipés. Avec leurs lunettes à vision
 nocturne, ils ont montré à ces voyous qu'ils savaient tout ce qu'ils
 faisaient, et ça les a déstabilisés. On ne les a pas remis à la
 gendarmerie, mais au chef des FAR pour être sûrs qu'ils ne soient pas
 libérés. 
 
 - Comment l'armée vit-elle le fait de travailler dans des régions qui
 comptent nombre de coupables de massacres ? 
 
 - Il n'est pas question de protéger les assassins. Il y a une zone
 malsaine, à Kibuyé. Le moment venu, nous donnerons toutes nos
 informations à la commission internationale de l'ONU. Les arrestations,
 ce n'est pas notre rôle. Mais les langues se délient. Il y a même des
 gens qui ont reconnu devant nous avoir tué des civils et certains
 commencent à se dire que cela tourne mal pour eux. Ce sera à la
 commission internationale des Nations unies de faire le tri. »