Fiche du document numéro 22908

Num
22908
Date
Mercredi 27 août 2008
Amj
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Taille
182842
Titre
La guerre révolutionnaire menée par la France au Rwanda
Source
Type
Page web
Langue
FR
Citation
En donnant un point de vue rwandais sur le génocide, le rapport de la
commission Mucyo (dont Rue89 a publié et commenté des extraits) nous montre que la France a bien mené une guerre secrète entre 1990
et 1994 sur le mode de la stratégie indirecte. Cette guerre s´inspire
d´une doctrine bien connue dans les états-majors : la « guerre
révolutionnaire ».

Une doctrine inventée en Indochine...



Pour comprendre l´histoire militaire du Rwanda, il faut remonter à la
période des indépendances. Plus précisément à 1953, en Indochine, où
l´armée française découvre la doctrine de la « guerre révolutionnaire »
(DGR) grâce à un officier de la coloniale : Charles Lacheroy.

Sur le front de la guérilla communiste du Viet Minh, Lacheroy comprend
qu´une série de « hiérarchies parallèles » parvient à faire basculer la
population en faveur des rebelles communistes, contre l´une des
meilleures armées du monde. Le Viet Minh, a remarqué Lacheroy,
accompagne chaque individu « du berceau jusqu´à la tombe », par trois
hiérarchies distinctes :

- Le « Lien Viet », pyramide d´associations de toutes sortes
(jeunesses masculines ou féminines, vieux,
associations professionnelles...).

- Une autre basée sur le découpage colonial du territoire
(village, province, région), qui supplante l´administration locale
« vermoulue », comme le dit Lacheroy ; contrôle la circulation des
habitants, organise l´hygiène, l´instruction, ainsi que
l´autodéfense des populations ; et permet ainsi l´engagement des
guérillas sur les arrières du Corps expéditionnaire français.

- Une troisième hiérarchie coiffe et contrôle les deux autres,
celle du parti communiste, dont 10% de la population sont membres,
et où de jeunes cadres sont acquis à la cause par les méthodes
d´une propagande associant « le fanatisme, l´intérêt et la
crainte
 », précise l´officier.

Lorsque la France perd ce conflit, le colonel Lacheroy devient
rapidement le maître à penser de l´Ecole de guerre de Paris. Il
conseille le ministre de la Défense et se lance dans la création des
cinquièmes bureaux d´Action psychologique. A partir de 1956, la France
conduit une « guerre révolutionnaire » sur le territoire algérien. Avec
le FLN, elle s´estime confrontée à une guérilla politico-militaire,
rurale et urbaine, où il faut remporter la bataille « des coeurs et des
esprits
 » en « tenant la population ».

... appliquée dans l´Afrique des indépendances



Quel rapport avec le Rwanda, vous dites-vous ? Les parallèles sont si
nombreux qu´ils dépassent de loin le statut de coïncidences bénignes.
Lorsque le processus de l´indépendance rwandaise commence en 1959,
Bruxelles envoie à Kigali deux de ses meilleurs officiers de la Force
publique (les troupes coloniales belges du Congo).

Le rôle du lieutenant-colonel Guy Logiest est connu, celui du major
Louis Marlière a laissé moins de traces. Chef du Deuxième Bureau
(renseignement) de Léopoldville - il portera Mobutu au pouvoir avec
l´aide de la CIA après avoir fait torturer et assassiner Patrice
Lumumba-, il fait des allers-retours sur Kigali pour bâtir un Etat garnison.

Quel est son modèle ? La « guerre révolutionnaire » qu´il a longuement
observée sur le terrain, avec l´armée française : sur les
hauts-plateaux du Laos (du 23 février au 18 juin 1954), puis pendant
quinze jours en 1959 au Centre d´instruction à la pacification et à la
contre-guérilla d´Arzew en Algérie (CIPCG). La lecture de ses deux
rapports de missions est édifiante. Dès 1954, il écrit :

« La guérilla, forme de guerre la plus probable et la plus efficace
en Afrique, ne se gagne qu´avec l´appui total de la population.
 »

En 1957, un exercice conjoint associant officiers belges, britanniques,
portugais et français se déroule au Katanga, province du Congo. Le
programme de Tornade est limpide :

- mettre au point le plan troubles généralisés de la province
du Katanga

- étudier le problème de la collaboration entre les autorités
civiles et militaires

- appliquer la tactique de la guérilla et de la contre-guérilla
en brousse

- exécuter une opération de rétablissement de l´ordre public dans
un centre urbain

Logiest et Marlière participent à l´exercice. Deux ans plus tard, ils
appliquent le « plan troubles » à la lettre au Ruanda-Urundi. Le pays
devient un état à parti unique, dont les opposants sont pourchassés sur
la base d´une idéologie raciale non assumée, mais bien réelle car
l´ennemi est là, sous les traits du « communiste tutsi ».

Les Français prennent le relais des Belges



Lorsque les Français prennent pied au Rwanda, en 1975, ils fondent leur
présence sur un premier triptyque : un accord particulier d´assistance
militaire pour « organiser et instruire » la gendarmerie rwandaise, des
fournitures d´armes et de bonnes relations (un avion Caravelle et son
équipage) avec le général-président Juvénal Habyarimana.

Pourquoi la gendarmerie ? Officiellement, parce que la police a été
dissoute la veille du coup d´Etat de juillet 1973. Mais, comme nous
l´ont confirmé plusieurs officiers supérieurs rwandais de cette époque,
la gendarmerie est l´arme idéale pour mettre en place des réseaux de
renseignements efficaces. Elle va être l´interface entre l´armée et
la population.

Jusqu´en 1990, ce modèle fonctionne exactement comme celui des
« hiérarchies parallèles » décrit par le colonel Lacheroy :

- Le premier axe du pouvoir assure le contrôle vertical et
militaire de la population, par le biais de la planification de la
Défense interne du territoire (DIT).

En temps de paix, la gendarmerie renseigne en articulation avec la
police communale et protège l´ordre public. En temps de crise,
elle passe aisément sur le mode militaire, les forces armées dans
leur totalité peuvent alors encadrer et mobiliser la population
pour faire la guerre.

- Le deuxième axe est horizontal. C´est celui du découpage
administratif parfait de ce petit pays (approximativement, la
taille de la Bretagne) très peuplé (près de 10 millions
d´habitants). En septembre 1974, le décret-loi sur l´organisation
communale change la désignation du bourgmestre (nommé par le
général-président de la République) et affine la pyramide
administrative : préfecture, secteur, commune, cellule.

Une cellule égale 10, 50, parfois 100 familles sur une colline ou
dans un quartier. Organisation qui n´est pas sans rappeler le mode
de contrôle des populations préconisé par le colonel Trinquier
lors de la bataille d´Alger : le Dispositif de protection
urbaine (DPU).

- La troisième hiérarchie de contrôle est politique, avec le
Mouvement révolutionnaire national pour le développement (MRND),
le parti unique au service de son « président-fondateur ». A sa
création, en janvier 1976, on peut lire dans La Relève, organe
officiel du régime :

« Chaque colline, chaque quartier de ville, habités par plus
de 50 familles, chaque établissement ou entreprise tant public
que privé occupant plus de 30 travailleurs et agents
constituent des cellules de base du Mouvement. L´oeil du
Mouvement est le militant.
 »

Cette dernière hiérarchie contrôle les deux précédentes, comme l´a écrit
Lacheroy. La DGR est d´ailleurs abondamment citée et étudiée par les
élèves-officiers de l´Ecole supérieure militaire (ESM) de Kigali. Là
aussi, les thèses des élèves et les cours de leurs professeurs, parfois
belges, foisonnent de références françaises.

Paris soutient une dictature « pure, dure et cruelle », pour reprendre
les termes de Lacheroy. Tout le monde le sait, à commencer par le
président François Mitterrand, qui fut ministre de l´Intérieur en 1954,
puis ministre de la Justice en 1956 chargé de défendre au Parlement la
loi accordant les pleins-pouvoirs à l´armée en Algérie.

En Afrique, la guerre noire des militaires français



Venons-en au débat qui nous occupe aujourd´hui. Tout ce savoir-faire,
les soldats français ne l´ont jamais perdu. Malgré l´interdiction
d´enseignement de la DGR sur le territoire métropolitain, imposée par De
Gaulle après le putsch des généraux (1961), malgré les alternances
politiques, les corps d´élite (des troupes de marine, de la légion, et
de la gendarmerie,) conservent cet acquis, surtout en Afrique.

Or, lorsqu´ils découvrent le conflit rwandais en 1990, les officiers
français engagés au côté du régime Habyarimana font un constat sans
appel des forces en présence.

D´un côté, une armée faible (5 000 hommes), peu motivée et mal équipée.
De l´autre, une rébellion formée dans les maquis, experte en
renseignement (Paul Kagamé était alors le chef du renseignement
militaire de l´armée ougandaise), disciplinée, motivée et adepte du coup
de force audacieux.

A chaque offensive du FPR, le scénario se répète : attaque
spectaculaire des rebelles sur un objectif, déroute des Forces armées
rwandaises (FAR), constitution d´un front intérieur sur le territoire
rwandais, tentative de reprise en main par les troupes françaises,
représailles sur les civils en arrière de la ligne de front, et retour
aux négociations politiques dans le cadre des conférences d´Arusha.

Mais à chaque fois aussi, les violences contre les populations civiles
montent d´un cran, tout comme l´intensité de la propagande raciste.
Jusqu´à ce qu´un groupe d´officiers rwandais extrémistes, rassemblés
autour du colonel Théoneste Bagosora prennent les
choses en main avec leurs homologues français directement intégrés dans
les états-majors et impliqués dans l´entraînement des combattants des FAR.

Un dispositif défensif et un dispositif offensif



Compte tenu de la faiblesse chronique des FAR, les tacticiens n´ont pas
vraiment le choix et réagissent avec leur savoir-faire et près d´un
demi-siècle d´expérience de la « guerre froide-chaude » sur le
continent africain.

C´est d´ailleurs ce qui ressort du rapport de mission effectué par le
colonel Gilbert Canovas au premier trimestre 1991. Comme l´a
parfaitement souligné la mission d´information parlementaire (p.156),
l´officier du 1er RPIMa propose la mise en place d´un dispositif
complet de « mesures visant notamment à améliorer l´organisation, le
renseignement et la formation des forces de l´armée rwandaise». Voici le
passage des « conseils donnés aux FAR » :

« Dans un rapport qu´il établit le 30 avril 1991 sur les forces armées
rwandaises, le Colonel Gilbert Canovas préconise un certain nombre de
mesures visant notamment à améliorer l´organisation, le renseignement et
la formation des forces de l´armée rwandaise. En annexe de ce rapport,
il dresse le bilan des visites qu´il a effectuées dans la première
quinzaine de février 1991 dans l´ensemble des secteurs opérationnels.
 »

« Au terme de cet audit, le Colonel Gilbert Canovas suggère au Chef
d´état-major de l´armée rwandaise la création de cinq zones de défense,
dont la configuration serait fonction du type de menace, la zone de
Kigali disposant d´une réserve générale. Il insiste par ailleurs sur la
formation, l´encadrement des troupes et le contrôle de l´instruction.
 »

« Le Colonel Gilbert Canovas établit ensuite pour chaque secteur
opérationnel un bilan de situation, en février 1991, dans lequel il
souligne les difficultés rencontrées dans la zone et propose des
solutions concrètes pour améliorer la sécurité et l´efficacité de
chaque dispositif.
 »

« Dans le secteur de Mutara, en majorité hostile aux FAR, il indique
qu´environ 150 000 personnes ont été déplacées. Il suggère la mise sur
pied d´un élément d´intervention rapide.
 »

« Dans le secteur de Gisenyi, il propose un meilleur emploi de la
Gendarmerie, dont il constate qu´elle est écartée de la mission de
défense du secteur, plutôt pour des raisons politiques que stratégiques.
 »

« Dans la zone de Ruhengeri, il note la hargne et le zèle des
populations lors des opérations de ratissage et de contrôle routier,
mais aussi le découragement et la peur de tous ceux qui se sont enfuis
de chez eux pour se regrouper dans des lieux plus urbanisés. Il propose,
pour remédier à l´insécurité de ces populations, vivant au sud du Parc
des Volcans, la mise en place de petits éléments en civil, déguisés en
paysans, dans les zones sensibles, de manière à neutraliser les rebelles
généralement isolés
.
 »

« Dans le secteur de Rusumo, il préconise la sécurisation du Pont de
l´Akagera avec l´installation de projecteurs et d´une mitrailleuse
supplémentaires, ainsi que le piégeage des accès possibles par la vallée.
 »

« Enfin, dans le secteur de Byumba, il relève notamment la difficulté de
contrôler un front très large et très accidenté. Il suggère de valoriser le terrain en piégeant des carrefours, confluents de thalwegs
et de points de passage possibles de l´adversaire
. Il note sur ce
point particulier qu´il s´agit d´une mesure en cours d´exécution avec
la participation du détachement Noroît
.
 »

« La ville de Kigali lui semble souffrir de mauvaises liaisons radio ou
téléphoniques et ne dispose pas de réserve d´intervention locale.
 »

« Si les rapporteurs de la Mission ont tenu à développer cette
présentation faite à l´époque par le Colonel Gilbert Canovas, conseiller
du Chef d´état-major de l´armée rwandaise, c´est parce qu´elle leur est
apparue typique du travail accompli par l´armée française auprès des
autorités militaires rwandaises. Celui-ci témoigne, en effet, d´une
connaissance très concrète des réalités et des lieux. Les suggestions
destinées à combattre l´ennemi que l´on sent très proche, se mêlent aux
réflexions générales de conception et d´organisation valables à plus
long terme, indépendamment d´un contexte de crise.
 »

Autrement dit, un véritable dispositif défensif de quadrillage du
territoire en milieu rural. Le dispositif offensif va être élaboré en
trois étapes, principalement sous la houlette des officiers extrémistes
proches du colonel Bagosora :

1. Dès décembre 1991, le président Habyarimana demande à cet
officier de présider une commission chargée de répondre à la
question suivante :

« Que faut-il faire pour vaincre l´ennemi sur le plan
militaire, médiatique et politique ?
 »

Après plusieurs séances de travail, un document est rédigé puis
diffusé à partir de septembre 1992, dans toutes les unités des
FAR. Ce document de « Définition de l´ennemi » détaille la nature
de l´adversaire, le « Tutsi de l´intérieur » et les « Hutu
mécontents du régime en place », mais aussi les « sans emploi »,
les « étrangers mariés aux femmes Tutsi », les « peuplades
nilo-hamitiques de la région » et les « criminels en fuite ».
L´ennemi est bien défini sur une base idéologique non seulement
politique, mais surtout raciale.

2. Au cours du premier trimestre 1993, Théoneste Bagosora écrit sur
son agenda un plan complet de « défense collective contre la
subversion
 », rebaptisée « autodéfense civile ». Sur une trentaine
de pages, tout y passe : les armes, le rôle de la radio qui n´est
politiquement plus sûre, l´encadrement des miliciens par la police
communale, le rôle des réservistes. Le 13 février, il note aussi :

« Amnistie générale pour tous les crimes de guerre notamment. »

3. Janvier 1994, la confession d´un informateur auprès du service
de renseignements de la Minuar (la force de l´ONU) permet de
découvrir l´existence de caches d´armes dans Kigali, dans des
locaux du MRND, et l´existence de listes permettant « d´éliminer
un millier de Tutsis et démocrates hutus à Kigali dans la première
heure après le déclenchement des troubles
 ». L´ONU sait, mais ne
fera rien.

Le plan du conflit est prêt. A Maisons-Laffitte, au siège de la Force
d´action rapide, chaque vendredi, le bureau renseignement de
l´Etat-major fait un tour d´horizon des points de tension dans le monde.

Dans les semaines qui précèdent le mois d´avril, les alertes se
multiplient sur le Rwanda. Toute la chaîne hiérarchique
politico-militaire française sait que ce pays est une poudrière, que la
guerre y sera beaucoup plus meurtrière, car là-bas, elle se fera avec la
masse mobilisée, dans le peuple rwandais et contre lui.

Gabriel Périès, politiste et David Servenay, journaliste, ont
co-écrit « Une guerre noire, enquête sur les origines du génocide
rwandais (1959-1994)
 », La Découverte, 2007
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