Fiche du document numéro 26024

Attention : ce document exprime l'idéologie des auteurs du génocide contre les Tutsi ou se montre tolérant à son égard.
Num
26024
Date
Mercredi 4 mars 2020
Amj
Auteur
Fichier
Taille
112320
Urlorg
Surtitre
Opinions
Titre
Le message du chanteur rwandais Kizito Mihigo doit être entendu [Négationnisme]
Soustitre
Une opinion de Johan Swinnen, ancien ambassadeur de Belgique à Kigali (1990-94)
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
La mort du chanteur gospel rwandais Kizito Mihigo nous rappelle à quel
point l’injustice et le non-respect des droits humains sont toujours légion
au Rwanda.

Pour les medias belges, à quelques rares exceptions près, la mort du
chanteur gospel rwandais Kizito Mihigo n’est décidément pas digne de
mention et encore moins de commentaires ou de sympathie. Quant aux
réactions du monde politique belge, on les attend encore.

Kizito, un Tutsi catholique qui a survécu au génocide contre les Tutsis, où
il a perdu certains de ses proches, dont son père, nous est connu comme
auteur et interprète de plus de 300 chansons d’inspiration religieuse. Sa
popularité était énorme. Le président Kagame le tenait en haute estime ; il
lui avait même octroyé une bourse pour parachever sa formation musicale aux
observatoires de Bruxelles et de Paris.

En 2014, dans une chanson d’une beauté émouvante, Kizito s’évertuait à attirer également l’attention sur les souffrances vécues par les Hutus : « Le génocide m’a rendu orphelin. Mais cela ne devrait pas me faire oublier ce que les autres ont enduré ; ils sont victimes d’une haine qui n’a pas été qualifiée de génocide. Ces frères et sœurs sont également des êtres humains. Je prie pour eux, je les soutiens, je pense à eux. » (traduit du kinyarwanda)

Suicide ou assassinat ?



Ce type de réflexions n’avaient pas leur place dans l’histoire officielle
du Rwanda. Celle-ci ne souffre aucune contestation, elle écarte même les
interrogations les plus légitimes. Toute question risque d’être
disqualifiée d’emblée pour négationnisme ou révisionnisme supposés. Comme
si cela ne suffisait pas, Kizito était soupçonné d’avoir fomenté des plans
subversifs avec l’opposition extérieure armée. Il fut condamné à 10 ans de
prison mais a pu bénéficier de la grâce présidentielle après quelques
années de détention. La mesure était assortie d’une interdiction de voyage
international.

Il y a trois semaines, il a été arrêté à quelques kilomètres de la
frontière. On l’accusait d’avoir voulu fuir au Burundi, afin d’y rejoindre
l’opposition armée. Certaines conversations enregistrées laissent toutefois
entendre qu’il était menacé de mort s’il ne se conformait pas strictement à
la doctrine officielle du pouvoir en place. Quelques jours après sa
nouvelle incarcération, le 17 février, il a été retrouvé mort dans sa
cellule. Selon la version officielle, il se serait suicidé. Pour beaucoup,
il ne fait cependant aucun doute qu’il a été assassiné. Même s’il s’agit
d’un suicide, il n’est pas interdit de se demander pourquoi les autorités
ne l’ont pas protégé de cet acte de désespoir… La confrontation avec la
dépouille a été refusée à la famille alors que le corps montrait des traces
de torture.

Sous silence



Que je privilégie l’une ou l’autre version n’a aucune importance.

J’ose cependant m’indigner de l’injustice qui lui a été faite auparavant.
Kizito n’est pas le premier Rwandais à être arrêté ou à vivre des choses
plus graves encore parce qu’il a prêché la réconciliation, fait preuve
d’empathie pour toutes les victimes du génocide, est allé à la recherche de
tous les responsables, bref s’est inscrit en faux contre la propagande et
la militance à sens unique. Kizito avait déjà été liquidé politiquement et
socialement avant de mourir physiquement en prison. La population est
strictement contrôlée, la liberté d’expression est restreinte, l’opposition
est intimidée, des dissidents sont tués.

Kizito n’est pas non plus le seul chanteur dont la carrière se termine
prématurément. Un autre chanteur populaire, Ben Rutabana, également tutsi
et ancien associé de Kagame, est porté disparu depuis des mois. Il est
frappant de voir que de plus en plus de compagnons de combat du FPR et de
Kagame tombent en disgrâce ou tournent le dos au régime, craignent pour
leur sécurité et, dans le pire des cas, périssent tragiquement, au Rwanda
ou à l’étranger.

Combien d’assassinats, de disparitions, de tortures, d’arrestations
arbitraires, d’intimidations doivent encore se produire avant que la
société rwandaise puisse s’inquiéter ouvertement ou avant que la communauté
internationale, les Nations unies, le Commonwealth, les Européens, les
Belges expriment des indignations explicites et légitimes à propos de
graves violations des droits humains ?

Ce genre de choses se produisent ailleurs dans le monde. Généralement nous
ne tardons pas à les condamner ou à les déplorer. Au cours des dernières
années du régime de Juvénal Habyarimana, que j’ai vécues comme ambassadeur
sur place, nous avons levé la voix fréquemment - à juste titre - pour
dénoncer les dérives dangereuses et les extrémismes angoissants. Avec le
Rwanda actuel, nous nous en tenons trop souvent à de prudentes remarques ou
à un silence contraint. Nous préférons parler de la stabilité et de la
sécurité du pays, des effets bénéfiques d’une gouvernance efficace et d’une
éthique du travail disciplinée. De telles évaluations sont permises, voire
même justifiées. Il existe en effet des signes visibles et indéniables de
progrès économique et social. Mais on ne questionne pas la durabilité du
modèle de développement rwandais et on semble oublier le respect des droits
humains fondamentaux.

Un sursaut nécessaire



J’observe une certaine discrétion ou un manque de protestation dans les
cercles politiques et dans certains médias. Je ne veux cependant pas
exclure que la diplomatie soit à l’œuvre, sans mégaphones bruyants. Lors de
la commémoration du décès de Kizito à Bruxelles, un appel fut lancé à une
évaluation rigoureuse de la situation au Rwanda, lors du sommet du
Commonwealth que Paul Kagame accueillera prochainement à Kigali.

J’ose croire que la mort de Kizito donnera le signal à un sursaut positif.
Son message de paix et de justice, dénué de toute arrière-pensée ethnique,
cherche à ouvrir la voie vers la vérité, vers l’apaisement et vers la
réconciliation. Ce sont en effet les soucis qui résonnent constamment dans
ses chansons.

Sa voix transcende l’antagonisme ethnique, régional, culturel et
linguistique. Pour contrer la polarisation et la suspicion, le chanteur met
en exergue le respect et le dialogue, qui permettent à tous les Rwandais
sans distinction et avec patience de trouver leur place légitime, afin
d’œuvrer ensemble et sans crainte au développement durable de la nation.

On peut espérer que le message de Kizito motive et inspire les Rwandais -
Hutus, Tutsis et Twas - ainsi que les non-Rwandais à assumer l’Histoire et
la mémoire d’une manière honnête et tolérante. C’est seulement ainsi que
pourront être évités les écueils des pensées uniques et des vérités
tronquées, et que pourra naître un nouvel élan sans crispations, sans
faux-semblants, ni tabous ; c’est seulement ainsi que les notes critiques
et les regards soucieux cesseront de provoquer la suspicion et l’hostilité
implacables.

Ce cheminement des esprits ne manquera pas de susciter de l’intérêt et de
la sympathie. Je le souhaite.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024