Fiche du document numéro 26642

Num
26642
Date
Mardi 7 avril 2020
Amj
Fichier
Taille
175678
Surtitre
Note d'étape de la Commission Duclert sur la France au Rwanda
Titre
La grande lessive a commencé
Nom cité
Source
Type
Note
Langue
FR
Citation
NOTE D’ÉTAPE DE LA COMMISSION DUCLERT
SUR LA FRANCE AU RWANDA

LA GRANDE LESSIVE A COMMENCÉ
7 avril 2020
Bien qu’elle affirme ne pas vouloir, à ce stade, tirer des conclusions, même partielles, de l’examen des
archives auquel elle a procédé ces derniers mois, la commission présidée par l’historien Vincent Duclert 1
prend une orientation inquiétante pour la recherche impartiale sur le rôle de l’État français dans le génocide
des Tutsis du Rwanda. La note d’étape blanchit déjà discrètement les autorités françaises de certaines
accusations.
La note intermédiaire de la « Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et
au génocide des Tutsi (1990-1994) » a été rendue publique le 7 avril 2020 2. C’est peu dire qu’elle était
attendue. Sa parution le jour même de la commémoration officielle du génocide témoigne de la volonté de
ses auteurs d’honorer la mémoire des victimes. Y parviennent-ils pourtant ? La note a beau souligner le
caractère « scientifique » d’une commission qui a « la responsabilité de transmettre » (p. 12), ses
« responsabilités méthodologiques et éthiques » (p. 13). Elle a beau revendiquer une « réflexion approfondie
et apaisée », par contraste sans doute avec les « vives polémiques » prisées par les « détracteurs » de la
politique française, ces louables déclarations peinent à convaincre le lecteur attentif. Si « sur de tels sujets
où les traumatismes, les conflits, demeurent considérables, l’établissement de la vérité joue un rôle
éminent », si « la vérité n’est toutefois pas une simple affirmation, [mais] se construit à travers une
démarche de connaissance qui s’oblige à la transparence de sa méthodologie et de ses pratiques » (p. 10),
alors la commission Duclert n’est pour le moment pas à la hauteur des principes qu’elle s’est elle-même
fixés. En témoigne le jugement qu’elle nous livre déjà, entre les lignes, sur des points cruciaux toujours
controversés, abordés en détails dans le Dossier noir publié en février 2020 par Survie : L’État français et le
génocide des Tutsis au Rwanda.3

I. L’OPÉRATION NOROÎT (OCTOBRE 1990 – DÉCEMBRE 1993)
Concernant l’opération Noroît, la commission Duclert estime que « [d’]’octobre 1990 à décembre 1993, [la
France] s’implique fortement dans le soutien militaire au régime de Juvénal Habyarimana alors menacé par
les offensives du Front patriotique rwandais venues d’Ouganda, sa base arrière. [...] Dans le même temps,
la diplomatie française incite fortement le régime qu’elle soutient à engager des négociations de paix et de
partage du pouvoir avec l’opposition politique intérieure et le FPR, des négociations qui débouchent sur les
accords d’Arusha (juillet 1992-août 1993) » (p. 9).
Vingt-six ans plus tard, la commission Duclert reprend à son compte un discours de justification diffusé dès
juin 1994 par l’Élysée pour répondre aux accusations portées alors par la FIDH d’avoir mené « une politique
contestable et détestable » au Rwanda. Pour la présidence de la République, où siégeait François
Mitterrand, « d’octobre 1993 jusqu’à l’arrivée de la MINUAR, la présence militaire française, loin de
constituer un soutien unilatéral au régime en place, a eu un effet sur chacune des parties : dissuader le FPR
de rechercher une solution militaire ; pousser le Président Habyarimana à accepter un partage négocié du
pouvoir avec le FPR » (communiqué de presse du 18 juin 1994).
1

2
3

Emmanuel Macron a annoncé il y a un an la création de cette commission pour « mener un travail de fond centré sur l’étude de
toutes les archives françaises concernant le Rwanda entre 1990 et 1994 » (communiqué de l’Elysée, 5 avril 2019).
Datée du 5 avril, elle a été mise en ligne le 7 avril 2020 sur le site du ministère des Affaires étrangères, diplomatie.gouv.fr
L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, R. Doridant et F. Graner, éd. Agone / Survie, février 2020. Plus de détails sur
survie.org

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Note d’étape de la commission Duclert sur la France au Rwanda : la grande lessive a commencé – Survie – 7 avril 2020

1

Cette présentation de la politique française correspond à une certaine réalité pour la période allant d’octobre
1990 au début de 1993 : le Quai d’Orsay a bel et bien fait pression sur Habyarimana pour qu’il nomme un
premier ministre d’opposition en avril 1992, et, même si la France n’a pas joué un rôle moteur lors du
processus d’Arusha, elle l’a formellement appuyé et a favorisé les négociations entre le FPR et le
gouvernement rwandais en organisant trois rencontres à Paris entre les deux parties (octobre 1991, janvier
1992 et juin 1992). Deux gros bémols sont cependant à signaler : d’abord, la France a continué à livrer des
armes et elle a maintenu des troupes au Rwanda alors même que l’accord de cessez-le-feu de N’Sele (mars
1991) puis le premier accord d’Arusha (juillet 1992) l’interdisaient ; plus grave, les autorités françaises ont
refusé de prendre en considération les massacres de Tutsis couverts par le régime, alors qu’elles étaient au
fait dès octobre 1990 de l’intention de certains responsables rwandais d’exterminer ces derniers.
A partir de 1993, la politique menée par la France s’éloigne diamétralement de la présentation bien lisse
avalisée par la commission Duclert. Quand, en février 1993, une commission internationale d’enquête
formée par quatre ONG de défense des droits de l’homme met en cause le sommet de l’État rwandais dans
la perpétration de massacres à caractère génocidaire, les responsables français ne réagissent nullement en
exerçant une pression sur le régime pour que cessent les tueries, qualifiées par le conseiller Afrique de
Mitterrand, Bruno Delaye, de « malheureuses exactions commises par les extrémistes hutus 4 ». Elles
préfèrent encourager, pour repousser une nouvelle offensive du FPR, un « front commun » des Hutus autour
du président Habyarimana, ce qui constituait « presque un appel à la guerre raciale 5 » selon l’historien
Gérard Prunier. Dans la foulée, les plus hauts gradés français – l’amiral Lanxade et le général Quesnot, qui
lui a succédé comme chef d’état-major particulier de Mitterrand - lancent une campagne de diabolisation du
FPR. Ce dernier est assimilé à des « Khmers noirs », et les Tutsis rwandais à « l’ennemi », à travers le
prisme ethniste des dirigeants français6.

II. L’OPÉRATION AMARYLLIS (9-14 AVRIL 1994)
A propos de l’opération Amaryllis, la commission Duclert note : « Dès l’attentat du 6 avril, l’armée française
organise, entre le 8 et le 14 avril 1994, l’opération Amaryllis chargée d’évacuer les ressortissants français et
européens ainsi que certains Rwandais, tutsi et hutu dont, pour ces derniers, des proches du président
Habyarimana » (p. 9). En mentionnant d’abord les Tutsis parmi les Rwandais évacués par Amaryllis, la
commission se livre à une distorsion ignoble des faits, qui laisse croire que les militaires français se sont
aussi préoccupés du sort des Tutsis. La Mission d’information parlementaire de 1998 avait au contraire
relevé, en se fondant notamment sur le témoignage de Vénuste Kayimahe, employé du centre culturel
abandonné par les soldats français : « Il semble donc qu’en l’espèce, il y ait bien eu deux poids et deux
mesures et que le traitement accordé à l’entourage de la famille Habyarimana ait été beaucoup plus
favorable que celui réservé aux employés tutsis dans les postes de la représentation françaises –
ambassade, centre culturel, Mission de coopération7 ».
Cette indifférence au sort des Tutsis est confirmée par les documents obtenus par la Mission d’information
parlementaire qui précisent, à propos des médias très présents durant Amaryllis, que « le COMOPS [le
commandant de l’opération, le colonel Poncet] a facilité leur travail en leur faisant deux points de presse
quotidiens et en les aidant dans leurs déplacements, mais avec un souci permanent de ne pas leur montrer
des soldats français limitant aux seuls étrangers l’accès aux centres de regroupement sur le territoire du
Rwanda ou n’intervenant pas pour faire cesser des massacres dont ils étaient les témoins proches 8 ».

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5
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7
8

Bruno Delaye, « Note à l’attention de Monsieur le Président de la République. A/s – Rwanda : mission à Kigali et Kampala » », 15
février 1993.
Gérard Prunier, Rwanda 1959-1996. Histoire d’un génocide, éditions Dagorno, 1997, p. 216-217.
Raphaël Doridant et François Graner, L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, 2020, p. 75-98.
Assemblée nationale, Mission d’information commune, rapport n° 1271, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), 1998, tome
I, Rapport, p. 269.
Assemblée nationale, Mission d’information commune, rapport n° 1271, Enquête sur la tragédie rwandaise (1990-1994), 1998, tome
I, Rapport, p. 266.

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Note d’étape de la commission Duclert sur la France au Rwanda : la grande lessive a commencé – Survie – 7 avril 2020

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III. L’OPÉRATION TURQUOISE (22 JUIN - 22 AOÛT 1994)
La commission Duclert s’est-elle déjà forgée une opinion sur l’opération Turquoise, déclenchée à la fin du
génocide avec l’objectif officiel de mettre fin aux massacres ? Sa note d’étape indique pour commencer que
« la France est la seule puissance occidentale à agir » (p. 9). Elle estime que « le bilan de son intervention,
notamment en matière médicale avec l’envoi de la Bioforce des armées pour lutter contre le choléra qui
décime les réfugiés, est réel ». Elle souligne que « son engagement [de la France] devient rapidement un
sujet d’interrogation, voire d’accusation. Son objectif humanitaire, revendiqué, est mis en doute, notamment
par le Front patriotique rwandais mais aussi sur la scène internationale, par des ONG ainsi que par des
médias. La France est soupçonnée d’être motivée par des raisons cachées (assistance au « gouvernement
intérimaire », exfiltration des Forces armées rwandaises voire des milices hutu vers le Zaïre, opposition à la
victoire du FPR) ».
Si cette présentation des questions soulevées par l’opération Turquoise est globalement correcte, la
commission y apporte déjà la réponse quand elle écrit : « Alors que l’opération Turquoise, à objectif
humanitaire et sous mandat des Nations Unies, se distingue fortement de la politique française jusque-là
suivie au Rwanda, ses détracteurs les confondent ». Aux yeux de la commission Duclert, l’opération
Turquoise est donc bien une opération humanitaire et ses « détracteurs » ne savent pas voir les faits
puisqu’ils confondent ses objectifs avec les objectifs passés de la France au Rwanda, à savoir contenir
militairement le FPR. Dans ces conditions, est-ce encore utile de gaspiller son temps à dépouiller
méthodiquement les archives de Turquoise9 ?

IV. LES AUTORITÉS FRANÇAISES ET LA THÈSE DU « DOUBLE GÉNOCIDE »
Abordant l’état du débat public dans notre pays, la commission note très justement : « En France, les
autorités éprouvent des difficultés à exprimer une position claire qui implique d’honorer les victimes et de
désigner les bourreaux. Des voix tentent d’opposer un « génocide » des Hutu, venant qualifier massacres et
représailles commis contre ces derniers, au génocide des Tutsi bien réel, amenant les conflits politiques et
mémoriels à s’aviver encore ». La commission Duclert omet malheureusement de préciser que ces « voix »
suggérant, par l’usage du pluriel (les génocides commis au Rwanda), qu’un génocide des Hutus a été
commis ne sont rien moins que celles de la fine fleur de la classe politique : un président de la République,
François Mitterrand10, et deux ministres des Affaires étrangères (plus tard premiers ministres) Alain Juppé 11
et Dominique de Villepin12, entre autres.
Hubert Védrine, Alain Juppé, le général Christian Quesnot, l’amiral Jacques Lanxade, le général Jean-Pierre
Huchon… peuvent dormir sur leurs deux oreilles 13 : le rapport final de la commission Duclert ne leur donnera
pas de cauchemars.

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11
12
13

Aborder ici sérieusement les questions posées par Turquoise excéderait la taille de ce texte. Le lecteur intéressé se reportera au
chapitre IV de L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, op. cité.
Conférence de presse au sommet franco-africain de Biarritz, 9 novembre 1994.
Libération, 16 juin 1994.
RFI, 1er septembre 2003.
Pour une synthèse sur chacun de ces décideurs politiques et militaires, voir le rapport « Déni et non-dits : 25 ans de mensonges et
silences complices sur la France et le génocide des Tutsis du Rwanda », Survie, avril 2019.

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Note d’étape de la commission Duclert sur la France au Rwanda : la grande lessive a commencé – Survie – 7 avril 2020

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