Fiche du document numéro 26982

Num
26982
Date
Dimanche 28 juillet 2019
Amj
Auteur
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Taille
51038
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Titre
Pierre Péan : mort d’un négationniste
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Le 25 juillet 2019 s’éteignait Pierre Péan. Peu de médias l’ont souligné à cette occasion : c’est aussi une voix du négationnisme qui disparaissait.
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Type
Blog
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FR
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Citation
Le négationnisme désigne toute forme de discours tendant à nier ou minimiser, à des fins idéologiques, la réalité de certains faits historiques dûment attestés, et notamment des crimes contre l’humanité. Le génocide des Tutsi, nous l’avons déjà souligné sur ce blog, fait l’objet, depuis 1994, d’un négationnisme d’un genre bien particulier (lire Le génocide des Tutsi. Élaboration et mise à l’épreuve d’une mémoire). Ce négationnisme ne consiste pas à nier les faits eux-mêmes mais, plutôt, leur spécificité — c’est-à-dire d’avoir été un crime prémédité à connotation raciste dirigé contre les Tutsi du Rwanda. Pierre Péan fut de ceux qui propagèrent une version réécrite de l’histoire du massacre, empreinte de mensonge et de complotisme dans trois de ses livres : Noires fureurs, blancs menteurs (2005), Le monde selon K. (2009) et Carnages (2010).

Partisan de la thèse du « double génocide »



Dans son livre Noires fureurs, blancs menteurs il assénait que l’« histoire officielle » du génocide des Tutsi résultait d’un « plan com » (l’expression est de lui) élaboré par Paul Kagame. Cette histoire, disait-il, « ressemble à un conte pour enfants » [1] et représente une « fable », un « mythe » et un « mensonge » — les mots sont toujours de Pierre Péan. Ce dernier prend d’ailleurs ses distances avec les faits lorsqu’il évoque le « génocide dit des Tutsi » : la formulation suggère que les Tutsi n’auraient pas été spécifiquement visés par le « génocide », ce qui revient à vider de son sens même le mot puisque, rappelons-le, un génocide vise, en tant que tel, un « groupe national, ethnique, racial ou religieux ».

Le « journaliste d’investigation » — qui a tout de même écrit trois livres sur le Rwanda sans jamais y mettre les pieds, ce qui en dit long sur la qualité de ses « investigations » — déclara même, sur les ondes de RTL, le 4 février 2009, être partisan de la thèse du « double génocide », un classique du négationnisme visant à noyer le massacre méthodique des Tutsi dans l’ensemble des crimes et des massacres commis dans les années 1990 au Rwanda et dans sa région, pour en amoindrir, voire en annihiler, la spécificité. Dans cette entreprise de révision, Pierre Péan mentit éhontément en écrivant que, sur la période 1990-1994, « [o]n a compté 280 000 Tutsis massacrés » [2]. La recherche historique a établi que le nombre de Tutsi exterminés durant la seule période du génocide (avril-juillet 1994) se situe dans une fourchette allant de 800 000 à un million, soit 75 % de la population tutsi du Rwanda à l’époque.

Enfin, Pierre Péan ne manqua pas non plus de défendre la thèse de la culpabilité du FPR de Paul Kagame dans l’attentat qui a tué le président Habyarimana et qui fut le déclencheur du génocide. Passons sur le fait que, à ce jour, nul ne sait qui a commandité et exécuté cet attentat. Si la question de l’identité des tueurs est cruciale, c’est parce qu’elle entre dans une logique elle aussi clairement négationniste. En faisant porter le chapeau au FPR tutsi, cette thèse consiste à inverser les rôles et à attribuer aux victimes — les Tutsi — la responsabilité de leur propre malheur et, de surcroît, celle de l’extermination des Hutu. Pierre Péan écrivait encore dans Noires fureurs, blancs menteurs que les « rebelles tutsi ont […] réussi jusqu’à maintenant à falsifier complètement la réalité rwandaise, à attribuer à d’autres leurs propres crimes et actes de terrorisme, à diaboliser leurs ennemis » [3].

La volonté, prêtée aux Tutsi, de fomenter un génocide contre les Hutu et la responsabilité qui leur est attribuée dans la mort d’Habyarimana — et, en conséquence, dans leur propre malheur — étaient des éléments de la propagande raciste d’État qui fut distillée dans la population rwandaise pour justifier et appeler les masses à assassiner les Tutsi. Nous l’avons mis en évidence sur ce blog (par exemple dans La pensée conspirationniste dans le génocide des Tutsi (2/3) et dans Le génocide des Tutsi (3/5) Les Républiques hutu (1962-1990)). En d’autres termes, Pierre Péan reprenait à son compte le discours raciste des gouvernements rwandais et des médias qui furent leurs relais dans la préparation et l’exécution du génocide tout en niant la spécificité de ce dernier en englobant les morts hutu et tutsi (les premiers étant beaucoup plus nombreux que les seconds, bien évidemment) dans un même lot de « carnages » indifférenciés.

Source conspirationniste et négationniste



Le négationnisme de Pierre Péan s’inscrit dans une position qui consiste à laver la France des accusations et des reproches qu’on lui adresse en raison du soutien qu’elle a toujours apporté aux dictatures de Kayibanda et Habyarimana, ainsi qu’au gouvernement génocidaire : si les Tutsi sont responsables d’une « réaction » de fureur populaire des Hutu suite à la mort de « leur » président, comme si rien n’avait préparé les mentalités à massacrer son prochain, comment continuer d’accabler la France de Mitterrand ?

Par ailleurs, un fort antiaméricanisme et un souverainisme, aussi bien partagé à gauche qu’à droite de l’échiquier politique français, explique aussi le négationnisme au sujet du génocide rwandais. Paul Kagame, avait fait un stage aux États-Unis. Le FPR, venu d’Ouganda, était anglophone. Sa victoire signifiait donc la fin de l’influence française au Rwanda, échec intolérable pour un pays particulièrement attaché à l’idée qu’il a de sa puissance et à son antiaméricanisme.

Voilà pourquoi Pierre Péan brocardait, dans Noires fureurs, blancs menteurs, les « idiots utiles » qui dénoncèrent le génocide en cours en 1994 : ils agissaient, selon lui, « sous l’œil bienveillant des stratèges de l’Empire ». Le fantasme du complot « américano-tutsi » recyclé par Pierre Péan était d’origine américaine, venant d’un mouvement d’extrême droite mené par Lyndon La Rouche [4]. Nul étonnement, dans ces conditions, à voir l’écrivain-journaliste à utiliser comme source, dans son livre Carnages, un document négationniste et clairement complotiste, un Plaidoyer pour une nouvelle enquête sur le génocide rwandais, destiné à colporter l’idée d’un prétendu « génocide des Hutu » et à nier celui, bien avéré, des Tutsi. Ainsi, par exemple, on peut lire dans ce document (paragraphe 6.3) :

L’existence d’une longue préméditation et d’une minutieuse planification de l’extermination des Hutu a bel et bien précédé l’invasion armée du 1er octobre 1990. Dans ce cadre, le FPR n’était qu’une organisation créée par Museveni en vue d’exécuter ses plans inavouables relatifs à la fameuse « libération régionale » en passant dans un premier temps par l’extermination des Hutu du Rwanda.

Le mythe du complot tutsi sur la région des Grands Lacs, voire l’Afrique tout entière, qui était déjà un leitmotiv de la propagande raciste dans les années 1990, était resservi (Synthèse) :

Selon des documents ultrasecrets obtenus auprès des services de renseignements ougandais et rwandais, l’invasion armée du Rwanda par l’armée ougandaise sous le couvert d’un mouvement rebelle rwandais créé et armé à cet effet, obéissait avant tout à un plan ambitieux d’une « guerre de libération régionale » ayant pour objectif de fédérer dix pays africains sous l’autorité du Président […].Réunifiés, ces 10 pays devaient former une région vitrine dénommée « Grande Région Unifiée […] » […]. […]Museveni entendait agir avec le soutien du Royaume-Uni et des Etats-Unis manifestement décidés à chasser la France de l’Afrique où ils espéraient en outre contrer l’influence des puissances émergentes comme la Chine et l’Inde et imposer un ordre politique, économique et militaire totalement anglo-saxon sur le continent africain.

Enfin, la thèse négationniste de l’absence de planification du génocide, qui revient à nier l’essence même du massacre, apparaissait avec éclat (2. Introduction) :

Existe-t-il des traces écrites au sujet de la planification du génocide des Tutsi par un quelconque gouvernement ou seulement des témoins qui ne racontent que des faits de notoriété publique ? Ces faits ne seraient-ils pas instillés dans les esprits par les véritables planificateurs du génocide rwandais et principaux artisans de la solution militaire au Rwanda ? Comment un gouvernement aurait-il pu planifier un génocide et ne laisser la moindre trace écrite à ses tombeurs lors de sa débandade militaire ?


La vision d’une « race menteuse »



Mais le délire de Pierre Péan sur le génocide des Tutsi ne s’arrêtait pas là. Il attribuait aux Tutsi dans leur ensemble, une propension au mensonge et à la fourberie qui, là encore, constituait un thème central de la propagande raciste des génocidaires et venait tout droit des théories raciales des Européens du XIXe siècle. Dans Noires fureurs, blanc menteurs, se trouvent le passage suivant :

il est important d’ajouter et de garder en tête que le Rwanda est aussi le pays des mille leurres, tant la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsis, et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus [5].

Un peu plus loin l’auteur ajoute qu’« enquêter au Rwanda relève du pari impossible tant le mensonge et la dissimulation ont été élevés par les vainqueurs au rang des arts majeurs » [6]. L’allusion faite au peuple juif pour désigner une catégorie de population — les Tutsi — comme menteuse, sournoise et sans scrupules, reflète des arrière-pensées aux relents antisémites sous couvert d’antisionisme — car, pour Pierre Péan, le génocide du Rwanda entre dans un plan plus large, mondial, de remodelage de l’Afrique au profit d’Israël et de leur allié américain :

Cette culture du mensonge s’est particulièrement développée dans la diaspora tutsi. Pour revenir “l’an prochain à Kigali”, celle-ci a pratiqué avec efficacité mensonges et manipulations. Les associations de Tutsi hors du Rwanda ont fait ainsi un très efficace lobbying pour convaincre les acteurs politiques du monde entier de la justesse de leur cause. Elles ont infiltré les principales organisations internationales, et d’aucuns, parmi leurs membres, ont su guider de très belles femmes tutsi vers des lits appropriés… Leur brillante intelligence a su parfaitement se jouer de nombreux milieux intellectuels. [7]

Le vocabulaire employé est très explicite : diaspora, lobbying, combinés à l’expression « l’an prochain à Kigali » qui fait référence à une formule rituelle prononcée lors du séder — « l’an prochain à Jérusalem » —, un rite se déroulant lors de la fête juive de la Pessa’h, ne font planer aucun doute sur l’assimilation qui est sous-entendue : les Tutsi, à l’instar des Juifs, sont menteurs, fourbes et cruels, avides de domination. Par ailleurs, le cliché de la femme tutsi diabolique, agent de son ethnie, constitue, là encore, un stéréotype utilisé par la propagande des génocidaires contre les Tutsi.

Cette vision des Tutsi, Pierre Péan la tenait d’un écrivain belge maurrassien, Paul Dresse, qui avait publié en 1940 le compte-rendu d’un voyage qu’il avait effectué quelques années auparavant au Rwanda, sous le titre Le Ruanda d’aujourd’hui. Les propos qu’il y tient sont éloquents (on trouvera d’autres extraits dans cet article). On peut lire par exemple dans cet ouvrage, au sujet des Tutsi, que « la duplicité […] fait de cette race l’une des plus menteuses sous le ciel » [8].

Un écho à l’antisémitisme nazi



Les clichés qui collèrent à la peau des Tutsi avant et pendant le génocide, qui leur a valu d’être exterminés en masse, étaient ceux qui, en Europe, étaient généralement réservés aux Juifs. Le racisme antitutsi était donc, finalement, une exportation de l’antisémitisme européen et son « acclimatation » au contexte africain. [9]

Il est frappant de constater que quelques-uns des pires textes antisémites, ceux écrits par des nazis, collent parfaitement aux propos que nous venons de voir sur les Tutsi ou qui circulaient dans la propagande du régime d’Habyarimana. On pourrait remplacer le mot « juif » par « tutsi » sans que le lecteur ne s’aperçoive de la supercherie.

Dans Mein Kampf, Adolf Hitler écrivait :

Le Juif a, de tous temps, vécu dans les États d’autres peuples […]. La vie que le Juif mène comme parasite dans le corps d’autres nations et États comporte un caractère spécifique, qui a inspiré à Schopenhauer le jugement […] que le Juif est « le grand maître des mensonges ». […] Plus grande est l’intelligence d’un Juif et plus la supercherie aura de succès. […] Les « Protocoles des Sages de Sion », que les Juifs renient officiellement avec une telle violence, ont montré d’une façon incomparable combien toute l’existence de ce peuple repose sur un mensonge permanent.


Julius Streicher, directeur du journal de propagande nazi Der Stürmer, déclara en 1925 :

Pourquoi le Juif est le corrupteur des bonnes mœurs, l’exploiteur des peuples et le menteur depuis les origines ? Pour obtenir la réponse à cette question, il faut connaître le code secret juif, le Talmud. […] On trouve dans ce code juif sous la rubrique […] « Tromperie » : tu as le droit de tromper un non-juif et de lui extorquer un intérêt usuraire. [10]

Ainsi, l’antisémitisme (conscient ou non) de Pierre Péan ne pouvait que séduire certains complotistes, tel l’auteur Paul-Eric Blanrue qui coréalisa un documentaire diffusé sur internet intitulé Rwanda. Vingt ans après : l’histoire truquée. Cet antisémite, admirateur du négationniste Robert Faurisson, avait utilisé, comme fil directeur de son film, une interview de Pierre Péan. L’idée était de montrer que Israël et les Américains étaient les grands instigateurs d’une vaste machination ourdie en Afrique centrale pour asseoir leur hégémonie dans la région et dont le génocide « dit » des Tutsi n’aurait été qu’un « dommage collatéral ».

Pour certains des propos que Pierre Péan avait tenus dans son livre de 2005, il fut poursuivi en justice en 2008 mais relaxé par le tribunal au motif que « [s]i l’auteur attribue principalement aux Tutsi ce particularisme culturel, il le prête également aux Hutu et plus généralement aux Rwandais ».

Le tribunal a dû mal lire ou ne sait pas lire. L’une des phrases, que nous avons déjà citée, pour laquelle Pierre Péan avait été mis en accusation, était : « la culture du mensonge et de la dissimulation domine toutes les autres chez les Tutsis, et, dans une moindre part, par imprégnation, chez les Hutus. » (je souligne) Une expression, dans cette phrase, est cruciale : « par imprégnation ». Elle avance l’idée que les Hutu, ont été contaminés par cette culture du mensonge du fait du contact prolongé avec les Tutsi, que le peuple hutu aurait ainsi été en quelque sorte « dénaturé » par cette « imprégnation », que, sans contact avec les Tutsi, il serait resté dépourvu de cette « culture du mensonge » dont parlait Pierre Péan. Ce qui signifie que lorsque ce dernier parle de la culture du mensonge chez « les Rwandais » en général, il faut comprendre qu’elle a été inoculée à tous ses habitants par la présence des Tutsi. Autrement dit, seuls les Tutsi sont, par essence, porteurs de cette culture qu’ils auraient communiquée aux Hutu et aux Twa.

C’est cette lecture essentialiste, qui a visiblement échappé aux juges qui devaient se prononcer sur les propos de l’écrivain. Ce dernier, dans une logique holiste, englobait tous les individus tutsi en un collectif sournois et pernicieux, perpétuant la lecture racialiste que les Européens, découvrant le Rwanda à la fin du XIXe siècle, posèrent sur ses habitants. Et qui allait fournir le carburant à l’idéologie ayant commandé le génocide de 1994.

Notes



[1] Pierre Péan, Noires fureurs, blancs menteurs. Rwanda 1990-1994, Paris, Fayard, 2005, p.15.

[2] Ibid., p. 277.

[3] Ibid., p. 44.

[4] Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, Rwanda. Racisme et génocide. L’idéologie hamitique, Paris, Belin, 2013, p. 304.

[5] Pierre Péan, op. cit., p. 41.

[6] Ibid., p. 44.

[7] Ibid.

[8] Cité par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, op. cit., pp. 90-91.

[9] J’ai déjà évoqué cette idée dans ma série d’articles consacrée à la pensée conspirationniste dans le génocide des Tutsi

[10] Cité par Jean-Pierre Chrétien et Marcel Kabanda, op. cit., p. 326.
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