Fiche du document numéro 27734

Num
27734
Date
Mardi 16 mai 2017
Amj
Auteur
Fichier
Taille
50558
Urlorg
Titre
Le saisissant «examen de conscience» d’un historien face au génocide des Tutsis
Soustitre
Stéphane Audoin-Rouzeau, historien de la Grande Guerre, a été ébranlé par ses séjours au Rwanda. Il livre un texte à la fois personnel, scientifique et cinglant sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsis, qui résonne d’un poids particulier sous la plume de ce « conservateur », spécialiste de l’anthropologie du combat et des massacres de masse.
Nom cité
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Résumé
Presentation of Stéphane Audoin-Rouzeau's latest book, "Une initiation, Rwanda (1994-2016)" (published by Éditions du Seuil).
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Stéphane Audoin-Rouzeau, directeur d’études à l’EHESS et président du Centre international de recherche de l’Historial de la Grande Guerre de Péronne, a été happé, tardivement, par le Rwanda et le génocide d’environ 800 000 Tutsis commis au printemps 1994.

Il revient, dans un texte bref, personnel et cinglant sur cet ébranlement : « La découverte du génocide a achevé de me convaincre que le “plus jamais ça” sur lequel repose le pacte moral et politique des sociétés occidentales n’était qu’un masque, une formule purement incantatoire. S’il ne s’agissait pas d’une escroquerie profonde, jamais la “communauté internationale” n’aurait laissé se déployer ce massacre à une telle échelle, avec une telle intensité et pendant tant de jours. S’il ne s’agissait pas d’un mensonge, jamais un premier ministre n’aurait pu faire applaudir sur tous les bancs de l’Assemblée nationale une déclaration affirmant que l’attitude de la France au Rwanda avait été irréprochable », ainsi que l’a fait Manuel Valls lors de son discours d’investiture comme premier ministre en date du 8 avril 2014.

Avec Une initiation, sous-titré Rwanda (1994-2016), publié aux Éditions du Seuil, il livre donc ce qu’il nomme un « examen de conscience » ou plutôt « d’inconscience », tant les dénis, voire le négationnisme, demeurent à l’œuvre, en France, au sujet de ce génocide. Les obstacles à lever seraient nombreux, et tiennent notamment, pour le chercheur, au racisme inconscient qui se loge en chacun de nous, à la thèse du « double génocide » ayant établi une fausse équivalence entre victimes et bourreaux, à la « situation de cohabitation politique entamée après les élections législatives de février 1993, qui a placé les dirigeants de la droite et de la gauche en position de coresponsabilité face au génocide de 1994 » ou à la « renaissance assez récente d’une aspiration à un “grand récit” national, sous une forme exacerbée après les attentats de 2015 et 2016 ».

Ébranlé par les récits des rescapés et l’organisation des commémorations et du souvenir au Rwanda, constatant une forme d’impuissance des sciences sociales (« l’accumulation d’un immense savoir sur les génocides et les massacres de masse depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale » qui n’a été d’aucune utilité pour empêcher la catastrophe de 1994, « à la fois annoncée et prévisible »), obligé d’avouer que ses objets d’études antérieurs ont été « démonétisés » par l’approche du génocide des Tutsis, mais aussi bouleversé par le fait de devoir intervenir dans des prétoires durant les procès de plusieurs génocidaires qui se sont tenus dans une indifférence politique et médiatique générale, alors que le chercheur estime qu’ils étaient aussi importants que ceux de Paul Touvier ou Klaus Barbie, Stéphane Audoin-Rouzeau livre un texte à la fois personnel et universel, qui pourrait s’apparenter à une forme singulière d’autobiographie collective pour les citoyens français et les chercheurs en sciences sociales.

L’historien ne révèle pourtant pas, à proprement parler, d’éléments nouveaux sur le génocide et l’implication de la France dans la formation des génocidaires et le soutien diplomatique aux tueurs, mais il va jusqu’au bout de ce que peuvent, ou ne peuvent pas, les sciences sociales pour appréhender un tel événement. Et ses propos prennent d’autant plus de poids que ce spécialiste de la guerre de 14-18, qui a contribué à en renouveler l’historiographie, fait partie des meilleurs connaisseurs des massacres de masse, de l’anthropologie du combat et des violences de guerre. Mais aussi parce qu’il se définit lui-même comme un conservateur, un « militariste » et un homme de droite, et que c’est donc aussi une haute idée de la France et de son armée qu’on perçoit entachée sur les collines rwandaises.

À partir de là, Stéphane Audoin-Rouzeau s’intéresse à trois principaux aspects qui singularisent le dernier génocide du XXe siècle, même s’il ne s’agit pas d’éléments entièrement inédits. Le premier est la « violence des voisins », documentée dans le livre important d’Hélène Dumas, Le Génocide au village (Le Seuil). Pour l’historien, « la violence des voisins pourrait ne pas puiser ses racines dans la dissemblance, dans la distance, dans l’altérité, mais tout au contraire dans la ressemblance, dans la proximité, dans l’identité » et il est donc inutile de se demander comment des voisins ou des apparentés ont pu commettre de tels actes, puisqu’il s’agit précisément d’un des motifs des massacres. Une autre particularité est la cruauté extrême, qui se repère aujourd’hui encore quand on contemple les ossements et la volonté, non seulement d’exterminer, mais de souiller et de produire le plus de douleur possible, aux corps comme aux âmes. La dernière spécificité importante est la dimension religieuse de ce génocide, largement occultée. Pour Stéphane Audoin-Rouzeau, cette négligence est le fruit de sociétés désormais incapables de comprendre « ce que peut être la force du religieux », mais aussi du caractère inédit d’une violence qui n’est plus interreligieuse, mais intrareligieuse, puisqu’elle s’est effectuée entre croyants, entre catholiques et souvent à l’intérieur même des églises.

Mais le plus troublant, une fois la lecture finie, demeure cette idée que notre regard sur le Rwanda est, encore aujourd’hui, doublement déformé. D’un côté, nous croyons y voir un « pays de rescapés », alors que le génocide s’y poursuit « à bas bruit » et que les assassinats de Tutsis, ou de Hutus qui ont témoigné sur ce qui s’est passé, sont fréquents, notamment pendant les périodes de commémoration. De l’autre, nous continuons, consciemment ou pas, à situer ce pays « au cœur des Ténèbres », dans une forme d’étrangeté, sans voir ce qu’il raconte de la violence latente de nos propres sociétés et de ce qu’il pourrait sonner, dixit Stéphane Audoin-Rouzeau, comme un « avertissement ».
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