Fiche du document numéro 28589

Num
28589
Date
Mars 2004
Amj
Auteur
Fichier
Taille
638223
Titre
Le sens d'une commémoration
Nom cité
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Nom cité
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Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR JOSÉ KAGABO *

Chaque année, au septième jour du mois d'avril, le Rwanda commémore le génocide
d'environ un million de Tutsis et de Hutus de l'opposition entre avril et
juillet 1994 (1).

Pourtant, avant de devenir objet de mémoire, ce génocide fut contesté dans sa réalité
même, afin de mettre en cause la légitimité du nouveau pouvoir : une coalition du
Front patriotique rwandais (FPR) et des partis opposés à la « solution finale ».
Certaines puissances européennes, dont la France (lire « Rwanda, retour sur un
aveuglement international ») furent tentées d'imposer une sortie de crise « négociée »,
entre les vainqueurs de la guerre de 1990-1994 (le FPR et son armée venus
d'Ouganda) et les représentants du régime déchu et responsable du crime. Un an
après, on parlait encore de massacres indifférenciés ou de « double génocide ».

Ainsi le premier anniversaire du génocide fut-il commémoré dans la confusion, le
choix de la date faisant l'objet d'une houleuse discussion : le 6 avril, date du début des
assassinats, mais aussi de la mort du président Juvénal Habyarimana, ou le 4 juillet,
date officielle de l'arrêt du génocide grâce à l'intervention armée du FPR. Fallait-il ou
non associer les victimes tutsies et hutues dans le même souvenir ? En choisissant le
7 avril, la mémoire de ces dernières était incluse. Cette symbolique permettait de
souder le nouveau pouvoir, dont le président de la République (M. Pasteur
Bizimungu), le premier ministre et les ministres des affaires étrangères, de l'intérieur,
de l'information étaient hutus, les Tutsis s'étant surtout attachés à garder le contrôle
de l'armée, notamment M. Paul Kagamé, vice-président et ministre de la défense.

Par la suite, les dissonances sémantiques trahirent un véritable conflit de mémoire.
Parlant du génocide, le chef de l'Etat utilisait deux termes : ishyano (au pluriel,
amahano) et itsembatsemba. Le premier ne recouvre qu'une vague notion de
malheur, le second n'est qu'une onomatopée formée sur le verbe gutsemba, qui
signifie éradiquer. Il évoquait donc l'extermination, mais sans en préciser l'objet
génocidaire, sauf dans de longues périphrases. Il fallut la première conférence
internationale, en novembre 1995 à Kigali, pour lever les équivoques - et signifier aux
Rwandais que le monde entier reconnaissait enfin la tragédie subie.

A partir en 1996, une véritable « politique » de la mémoire se dessina. Cette deuxième
commémoration se déroula à Muhororo, dans la région d'origine du nouveau chef de
l'Etat, bastion de l'extrémisme hutu, où les massacres furent impitoyables. Le
président Bizimungu y tint un discours de circonstance, rappelant les causes de la
tragédie : en fait, une interprétation officielle de l'histoire, insistant sur les
responsabilités de la communauté internationale (la colonisation, le soutien au régime
responsable du génocide, l'évacuation de la force d'interposition des Nations unies
pendant les massacres). S'adressant à des paysans suivant de loin la cérémonie sans
visiblement rien y comprendre, il fustigea collectivement les Hutus : « Par vos actes,
par votre cruauté, vous avez montré que nous tous, Hutus, sommes des animaux ! »

Le 7 avril 1997, pour la troisième commémoration, le site choisi fut Murambi, où se
trouve un immense charnier. La commune se situe en préfecture de Gikongoro, dans
l'ancienne zone de l'opération « Turquoise », où l'armée française s'était
« interposée ». M. Bizimungu (réputé n'avoir aucun sens de la nuance) rapporte
l'histoire d'un éléphant qui s'en prit à une fourmi, le gros animal ne comptant que sur
son poids pour écraser la petite bête. Mais l'issue de la bataille fut tout autre : « Où est
aujourd'hui l'éléphant ? La fourmi est toujours là ! », conclut le chef de l'Etat. Les
organisateurs de la cérémonie invitèrent à la tribune un rescapé, et ceux qui n'avaient
pas bien saisi la métaphore animale comprirent alors que l'éléphant en question était
la France, et la fourmi, le Rwanda. Le témoin accusa les militaires français d'avoir
couvert les tueries, puis d'avoir tenté de dissimuler le charnier de Murambi en y
aménageant un terrain de volley-ball. Le second moment fort de la cérémonie fut le
réquisitoire dressé par le président, en présence de l'intéressé, contre l'évêque de
Gikongoro, Mgr Augustin Misago, accusé de génocide et d'avoir fui le pays avec
l'armée française.

D'aucuns, surtout en France, ne voient dans ces mises en cause étrangères que
chantage à l'égard de la communauté internationale et manipulation politique
destinée à conforter le pouvoir en place. Une interprétation schématique : s'il est exact
que les autorités rwandaises s'adressent, à la fois, à l'opinion mondiale et à la
population locale, il reste à comprendre pourquoi et dans quel but.

Ainsi, en 1996, les propos du président Bizimungu se situent dans le contexte
complexe de l'immédiat après-génocide. La douleur des rescapés, les peurs et les
rancœurs sont encore aiguës - nul n'ose s'aventurer dans la campagne rwandaise. Et,
dans les camps de réfugiés de l'est de l'actuelle République démocratique du Congo
(RDC, à l'époque Zaïre), les anciennes forces armées rwandaises et les milices
reconstituées menacent de reconquérir le pouvoir et de « terminer le travail (2) ».
Sans doute le discours terrorisant du chef de l'Etat constituait-il une mise en garde
contre toute alliance avec les réseaux extrémistes suspectés d'avoir des ramifications
dans le pays.

Le langage « musclé » de 1997 s'inscrit, quant à lui, dans un contexte de tensions assez
fortes entre le Rwanda et la France. Les Rwandais soupçonnent Paris de continuer à
aider les extrémistes de l'ancien régime réfugiés au Zaïre et commencent à préparer
l'opinion internationale à l'invasion du géant des Grands Lacs (3). D'autre part, au fur
et à mesure que s'accentue la mise en cause de l'Eglise catholique (complicité avec
l'ancien régime, participation de certains de ses membres au génocide), les rapports
entre le gouvernement rwandais et le Vatican se détériorent.

Bien que la personnalité et le style de l'actuel chef de l'Etat rwandais, M. Kagamé,
diffèrent remarquablement de ceux de son prédécesseur, le discours s'adresse
toujours à la fois à la communauté internationale et à l'opinion interne, sur un ton
sans doute apaisé, mais toujours ferme. Ainsi, lors de la commémoration d'avril 2003,
le président ironisa sur le « plus jamais ça » affiché par la communauté internationale
depuis la Shoah, pour rappeler que le peuple rwandais avait été abandonné en
1994 (4). Devant M. Louis Michel, ministre belge des affaires étrangères, il souligna la
détermination de son gouvernement : « Nous ne ménagerons aucun effort pour
combattre ceux qui, de près ou de loin, voudront nous faire retourner dans pareille
situation. Notre “plus jamais ça” doit être traduit en actes. » Le président Kagamé
faisait allusion au rôle que son pays a joué et pourrait être tenté de jouer encore au
Congo. Comme d'importantes échéances électorales s'annonçaient aussi pour l'été
2003, la seconde partie du message s'adressait aux candidats de l'opposition.

« Pendant la journée, ils font des discours positifs sur les valeurs et les droits
humains, sur la nécessité de bâtir l'unité et la réconciliation (…). La nuit, les mêmes
personnes changent de langage et tiennent des propos divisionnistes. » Sans
surprise, M. Kagamé fut réélu, fin août, avec 95 % des voix après que son principal
opposant eut été écarté pour propagande ethniste.

La prochaine commémoration, le 7 avril 2004, revêt un éclat tout particulier. Dix ans
après les faits, on parle de bilan. Mais de quoi ? Sans doute sera-t-il question du
retrait des troupes rwandaises de la RDC, de la bonne gestion économique
(restauration des infrastructures, de l'administration et des services publics), de la
création de juridictions décentralisées pour accélérer le jugement des auteurs
présumés du génocide (5), de la réconciliation nationale. S'agissant du génocide, les
rescapés et le gouvernement rwandais éprouvent le sentiment d'avoir acquis une
reconnaissance internationale. Spectaculaire fut le pardon demandé, en l'an 2000, par
le premier ministre belge Guy Verhofstadt. Des pays impliqués dans le génocide, seule
la France se montre réservée (6).

Le rappel des responsabilités internationales traduit surtout une affirmation de la
souveraineté nationale - une façon de dire : « Après ce qui s'est passé, et vu la manière
dont vous êtes comportés, vous n'avez pas de leçon de morale à nous donner. » Il
s'agit moins de culpabiliser que de postuler la possibilité d'un autre type de rapports
politiques avec les anciennes puissances coloniales. Reste la douloureuse question de
la mémoire, individuelle ou collective, qui, à l'évidence, ne peut se régler ni par une
mise en scène officielle ni à très court terme.

JOSÉ KAGABO
* Maîte de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales (Paris).

(1) La controverse portant sur le nombre de victimes fait osciller les chiffres entre
800 000 et 1 500 000.

(2) Dans le sinistre code linguistique des tueurs de 1994, « travailler », c'est massacrer
les Tutsis.

(3) Lire Colette Braeckman, Le Soir, 7 et 9 avril 1997.

(4) Lire Colette Braeckman, « Du Rwanda au Zaïre, l'onde de choc d'un génocide », Le
Monde diplomatique, décembre 1996, et Philippe Leymarie, « La politique française au
Rwanda en questions », Le Monde diplomatique, septembre 1998.

(5) Une loi de mars 2001 institue des juridictions dénommées gacaca, par référence aux
pratiques traditionnelles de la justice. Elles ont été créées pour faire face à l'impossibilité
de juger un nombre très élevé de prévenus - 120 000 détenus en attente de jugement en
2003 -, et on en compte plus de 8 000 à travers tout le pays.

(6) Xavier Emmanuelli effectua, à l'époque où M. Alain Juppé était premier ministre, un
voyage de recueillement qui resta très discret. Lire Philippe Leymarie, op. cit.
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