Fiche du document numéro 28637

Num
28637
Date
Septembre 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
577754
Titre
Des centaines de milliers d'indésirables au Katanga
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
PAR ANTOINE TSHITUNGU KONGOLO *

AVANT les massacres au Rwanda, le Kivu, province de l'est du Zaïre, avait connu, en
1993, des pogroms ethniques qui avaient fait plusieurs milliers de victimes, dans
l'indifférence quasi générale. Et, dès 1992, la province de l'ex-Shaba, redevenu
Katanga (1), avait été le théâtre de persécutions qui entraînèrent l'exode de plus de
sept cent mille habitants originaires du Kasaï ceux qu'on appelle les "Kasaïens". Les
déportés "refoulés" , selon la terminologie en usage, d'abord regroupés dans des
écoles, étaient dirigés vers les gares où des foules hagardes et hébétées prenaient
d'assaut les trains censés les ramener vers de problématiques terres ancestrales (2).
Seule la volonté politique des responsables locaux aura déclenché la mécanique de la
violence. Mais on a diagnostiqué, comme d'habitude, un "conflit ethnique". Quitte à
conforter les clichés bien coloniaux d'une Afrique engluée dans les atavismes tribaux,
et prompte aux règlements de compte sanglants.

En dépit des discours sectaires de M. Nguz Karl I Bond, "homme fort" du Katanga,
ex-premier ministre zaïrois resté proche du maréchal Mobutu, et de M. Kyungu Wa
Kumwanza, gouverneur de la province, qui ont permis l'ouverture de cette "chasse aux
Kasaïens", le terme de "conflit ethnique" est d'autant moins adéquat que ni le Katanga
ni les deux Kasaïs ne forment des entités ethniques homogènes. Chacune de ces
régions du Zaïre est au contraire une mosaïque de tribus.

Au Katanga, ce panachage tribal a encore été rendu plus complexe par l'arrivée, depuis
le début du siècle, de populations d'extraction "kasaïenne", rwando-burundaise,
malawite… et européenne, attirées par la richesse des mines. Ce melting-pot, avec ses
métissages, est en lui-même la négation de toute "pureté ethnique". Il a fait naître,
dans cette région d'exploitations minières et d'unités industrielles, une culture
moderne et urbaine. Les mines de cuivre, les hauts-fourneaux sont l'œuvre de telles
populations.

Ce sont les descendants de ces bâtisseurs, aux côtés desquels travaillaient des ouvriers
du terroir, qu'on a traités de "colons" , et "renvoyés". Beaucoup ont péri au cours des
voyages. Tel est le salaire payé, post mortem , à ces hommes arrachés autrefois, au
temps de la colonie, à la convivialité villageoise et tribale et livrés aux chasseurs de
tête qui écumaient le Kasaï en quête de main-d'œuvre "volontaire", menace d'un
nouvel "impôt général" aidant.

Aujourd'hui soupçonnés d'avoir été les rentiers du bonheur colonial, ils ont été
accusés d'avoir été "collaborateurs du Belge" par ceux qui se veulent les nouveaux
maîtres du lieu, prompts à exalter les droits ou la mission du "Katangais de souche".
Ce dernier a pourtant une identité aussi peu déterminée que celle du "Kasaïen" auquel
on fait la chasse. Le Kasaï est lui aussi une mosaïque de peuples, où les Lubas côtoient
les Kubas, les Songyes et les Tetelas, etc., l'histoire ayant d'ailleurs voulu que les Lubas
ne puissent plus vivre aux côtés des Luluas, ce qui donna lieu en fait à la création d'un
second Kasaï…

Que fait-on du vrai Katanga, celui que désigne le nom indigène de l'Union minière du
Haut-Katanga : Changa Changa ("celui qui mélange" ou "celui qui malaxe"), une
métaphore qui renvoie à un Katanga creuset d'une culture détribalisée, à la confluence
de cultures ethniques et raciales différentes ? Peut-on, au nom d'une fumeuse "pureté
ethnique", d'une prétendue "libération", exclure de ce "pays" ceux qui ont épuisé leur
vie à traquer les filons de cuivre, corrodé leur jeunesse aux irradiations de l'uranium
de Shinkolobwe, contribué à faire rougir les hauts-fourneaux et à bâtir les cités dont
on les chasse maintenant…

Aucune fatalité

LA terreur qui s'est abattue sur la région et l'a souvent endeuillée, comme son
appauvrissement, n'est pas le fruit d'une quelconque fatalité. Elle a atteint son
paroxysme alors que se réunissaient, à Kinshasa, les assises de la conférence nationale
qui entendait réduire à la portion congrue les pouvoirs du maréchal Mobutu Sese
Seko. Les fondations d'un Zaïre nouveau, érigé sur le socle du droit, avaient été
jetées ; on avait finalement enfanté d'un gouvernement de transition. Il ne restait de
solution au dictateur que de céder. Ou d'attiser des conflits d'un autre âge.

C'est le second terme qu'il préféra, comme à l'ordinaire : le premier ministre Nguz
Karl I Bond, homme fort du Shaba, que la conférence nationale venait de limoger,
s'engageait en échange d'une illusoire autonomie de la province (3) concédée par un
dictateur finissant à mener depuis le Sud le combat contre Kinshasa la félonne…
Dès lors, le sort des Kasaïens était scellé, la chasse à courre était ouverte, en échange
d'une autonomie de façade, bien éloignée de la logique fédéraliste à laquelle aspirait la
conférence nationale, et bien pâle, si on la compare aux rêves séparatistes de l'ancien
premier ministre Moïse Tshombé (4).

La prise de contrôle économique n'est qu'illusoire. L'objectif a surtout été de
détourner les griefs des populations paupérisées en prenant pour boucs émissaires
leurs compatriotes originaires du Kasaï. La destruction de ce qui restait du tissu
industriel s'est concrétisée, au fil des mois, par une prédation devenue programme
politique et par l'appauvrissement de la région en ressources humaines.

Les visées de la France

PENDANT ce temps, sous l'impulsion du nouveau gouverneur, radio et télévision
naguère mobilisées pour la propagande du maréchal Mobutu sont devenues des
déversoirs de haine contre les Balubas, les Kasaïens ont été érigés en repoussoir
absolu (5), et les journaux d'opposition de Kinshasa interdits à la vente locale. Les
jeunes, laissés pour compte de ce régime sinistre, sans écoles, sans emplois, sans
avenir, ont été souvent embrigadés dans des escadrons de la terreur et de la mort.
La "question katangaise" n'a guère été abordée, lors des tractations qui ont abouti, en
juin dernier, à la nomination d'un nouveau premier ministre, M. Kengo wa Dondo.

Même animé de bonnes intentions, cet homme du système Mobutu peut-il s'attaquer
au "mal katangais", alors que l'armée, les services de sécurité et l'ensemble de la
territoriale continuent de dépendre du bon vouloir présidentiel. Il est vrai que même
l'opposition dite "radicale" oh, la valse des étiquettes ! n'avait pas mis le doigt sur cette
plaie béante, pendant le court passage aux affaires de son chef, M. Etienne
Tshisekedi (6). Et les dirigeants catholiques du Katanga n'avaient pas trouvé mieux, de
leur côté, que de cautionner les thèses les plus extrémistes, paraissant faire mentir les
beaux engagements de leurs coreligionnaires de Kinshasa en faveur du processus
démocratique (7).

L'opposition a donc sa part de responsabilité dans la tragédie katangaise. Elle a été
aveuglée par une vision aberrante de la démocratie qui a privilégié le sommet au
détriment de la base. Pendant ces quatre années de pseudo-transition 1990-1994 les
disputes n'auront porté que sur l'orbite du pouvoir central. Pendant ce temps, le
président Mobutu a continué à désigner et révoquer, dans le plus pur style du
monopartisme, les gouverneurs des neuf provinces du Zaïre, ainsi que les
responsables de la territoriale. Aussi a-t-il parachuté, en novembre 1992, le
gouverneur Kyungu à la tête de la province cuprifère, mesurant fort bien ce qu'il en
coûterait aux originaires du Kasaï, nombreux dans cette région, et coupables aux yeux
du président zaïrois de soutenir M. Etienne Tshisekedi, kasaïen comme eux.

Trémolos humanitaires à la bouche, mais l'œil rivé sur les mines du Katanga appelées
à tomber dans son escarcelle à la faveur de privatisations chères au nouveau premier
ministre, la France cache mal ses visées retrouvées sur le Zaïre et sa région. Sa
politique à courte vue est préjudiciable au règlement des problèmes politiques,
économiques et sociaux profonds qui déchirent les pays des Grands Lacs : Zaïre,
Rwanda, Burundi. L'afflux massif en juillet dernier de millions de réfugiés rwandais
dans l'est du Zaïre a déjà contribué à transformer l'ensemble de la sous-région en une
véritable poudrière…

ANTOINE TSHITUNGU KONGOLO
* Érivain zaïrois, Prix Pablo-Neruda 1985-1986.

(1) NDLR. Le nom officiel de la province demeure "Shaba". L'opposition zaïroise la
désigne cependant sous son ancienne appellation de Katanga.

(2) Zaïre-Info , publication de l'opposition démocratique, éditée en Belgique, a publié
dans un Spécial Shaba , le 21 août 1993, les statistiques de mortalité infantile à la gare de
Likasi, un des points de concentration des "refoulés" : du 10 au 30 octobre 1992, 55
décès d'enfants ; du 1er au 28 novembre, 188 ; du 9 au 31 décembre, 158 ; du 2 au 14
janvier 1993, 41. Dans le même temps, 51 décès d'adultes ont été dénombrés.

(3) Le gouverneur Kyungu wa Kumwanza a proclamé "l'autonomie totale du Katanga" ,
le 12 décembre 1993. Dans les faits, relève une dépêche de l'AFP du 13 décembre, le
Shaba "était déjà semi-autonome, sous la responsabilité d'un gouverneur dont les
pouvoirs relèvent plus de ceux d'un proconsul que d'un haut-fonctionnaire de
l'administration territoriale".

(4) Le "séparatisme" katangais a un précédent : en 1960, Moïse Tshombé avait proclamé
l'indépendance de cette riche province minière, qui fournissait jusque-là au Trésor public
près des deux tiers des recettes minières. Une campagne de discrimination contre les
opposants à cette politique séparatiste avait visé en priorité les immigrants non katangais.
Mutés ou licenciés, ils avaient souvent été remplacés par d'"authentiques" Katangais (
Zaïre-Info , 21 août 1993).

(5) L'hebdomadaire Soft avait affirmé que tous les non-Katangais de souche sont des
bilulu (insectes) à chasser ou à tuer. Selon certains tracts, les Balubakat (Balubas du
Katanga) seraient "menteurs, superstitieux, méprisants, spécialistes de la traîtrise" . Le
gouverneur de la province, lui-même, les traite publiquement de "colons, qui n'ont
jamais vu que leurs propres intérêts, et qui doivent partir" ( cf. l'article de Sennen
Andriamirado dans Jeune Afrique , 25 février 1993).

(6) M. Etienne Tshisekedi, après avoir fait partie de l'entourage du président Mobutu,
avait été avec treize autres parlementaires, dont l'actuel gouverneur du Shaba… le
fondateur d'un parti d'opposition, l'Union pour la démocratie sociale (UDPS). Grâce à la
pression conjuguée de la conférence nationale et de la troïka occidentale, il a été un
éphémère premier ministre, sans jamais être en mesure d'exercer un pouvoir réel.
(7) Dans son message pascal, le 12 avril 1993, Mgr Songasonga, évêque de Kolwezi,
conjure cependant ses "chers frères katangais et kasaïens" de "mettre fin à leurs folies"
: "Vous vous entre-tuez, vous incendiez les maisons et biens des uns et des autres ; vous
vous ruinez et vous haïssez à mort… pour des enjeux que vous ignorez, qui vous
échappent… Vous êtes manipulés !" .
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024