Fiche du document numéro 29288

Num
29288
Date
2021
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1116226
Urlorg
Titre
Comptes rendus d'audience du procès de première instance de Claude Muhayimana (novembre-décembre 2021)
Nom cité
Mot-clé
Source
Type
Transcription d'audience d'un tribunal
Langue
FR
Citation
Procès Claude MUHAYIMANA

09/11/2021


Du 22 novembre au 17 décembre 2021 devant les assises de Paris
L’accusé est poursuivi pour « complicité de génocide et complicité de crimes contre l’humanité ».
C’est en juin 2013 que le CPCR, sans attendre la décision concernant son extradition vers le Rwanda, décidait de déposer plainte et de se constituer partie civile contre Claude MUHAYIMANA, un Interahamwe de Kibuye et employé municipal de la ville de Rouen.

En décembre 2011, Claude MUHAYIMANA était visé par un mandat d’arrêt international. Quelques mois plus tard, la Cour d’appel de Rouen donnait un avis favorable à son extradition, décision annulée par la Cour de cassation le 11 juillet 2012, refus réitéré en 2014, suite à un avis favorable de la Cour d’appel de Paris.
En novembre 2017, l’accusé était renvoyé devant la Cour d’assises : décision contre laquelle il a interjeté appel. Il faudra attendre le 4 avril 2019 pour voir cet appel rejeté, et plus de deux ans supplémentaires pour voir son procès se tenir devant la Cour d’assises de Paris après deux reports successifs [1]. Quatre ans se sont passés entre la décision de le renvoyer devant les assises et la tenue du procès. Des délais que victimes et familles de rescapés jugent intolérables.

Le CPCR sera donc présent chaque jour au procès et représentera une vingtaine de parties civiles personnes physiques. Nous essaierons, comme nous l’avons fait lors des autres procès, de publier quotidiennement des comptes-rendus d’audience afin que tous ceux qui veulent suivre le procès puissent le faire. N’hésitez pas à consulter régulièrement notre site internet.



L’actualité du procès :

• Tous les comptes rendus
• Revue de presse


Pour assister au procès :

Les audiences sont publiques, tout le monde peut y assister. Le procès se tient au Palais de Justice de l’île de la cité, 10 boulevard du Palais dans le 1er arrondissement de Paris.
Mieux vaut vous présenter à l’avance car il y a plusieurs contrôles des cartes d’identité et des sacs à l’entrée, l’attente est parfois longue. Suivre ensuite le fléchage « Pôle 2 – Chambre des appels correctionnels » pour atteindre la salle de la cour d’assises « Georges Vedel » où se déroulent les audiences. Le site du Tribunal de Paris a publié un itinéraire détaillé sur son site :
https://www.tribunal-de-paris.justice.fr/sites/default/files/2020-11/itin%C3%A9raire%20salle%20OD30%20cour%20d%27appel.pdf


1. ↑ initialement prévu du 29 septembre au 23 octobre 2020 puis du 2 au 26 février 2021, reporté en raison de la crise sanitaire.


Procès MUHAYIMANA: la défense attaque

22/11/2021

Commencée à 14h30, cette première journée du procès de Claude MUHAYIMANA aurait pu se dérouler dans la sérénité. Elle devait être consacrée à la recevabilité des parties civiles, en particulier celles présentées par le CPCR. Mais c’était sans compter avec l’attitude des avocats de la défense qui n’ont pas daigné observer un round d’observation. D’emblée, maître MATHE, qu’on a connue dans une affaire précédente [1], a plaidé pour l’irrecevabilité des parties civiles. Le CPCR, comme les autres parties civiles, aurait incité des rescapés à se constituer parties civiles sans prouver ni les liens de parenté avec les victimes, ni le lieu de leur exécution, ni la date du décès. C’est évidemment méconnaître, bien quelle s’en défende, ce qu’a été le génocide des Tutsi, tout particulièrement dans l’ancienne préfecture de Kibuye, sur les collines alentour: Karongi, Gitesi, Muyira, Bisesero … L’avocate générale a toutefois tenu à préciser: « Nous n’exigeons pas les preuves impossibles. »

Dans la séquence consacrée à l’appel des témoins, dont certains seront difficiles à contacter et surtout à auditionner vu qu’ils habitent qui le Cameroun, qui le Malawi , la défense n’a pas manqué de mentionner que le Rwanda était « une dictature »: mais on connaît la chanson!
La dernière partie de cette journée a été consacrée à la lecture des faits reprochés à l’accusé (la suite sera exposée demain) et à l’évocation des différents documents qui seront versés au débat, soit par le président de la cour d’assises, soit par les avocats de la défense soit par le ministère public.
Alain GAUTHIER, président du CPCR

1. ↑ Me Françoise MATHE avait assuré la défense de M. NGENZI lors de son procès en 2016.
Sa plaidoirie avait duré près de 6 heures.


Procès MUHAYIMANA: mardi 23 novembre

26/11/2021

• Audition de madame GELY
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Le président, monsieur LAVERGNE, commence cette seconde journée du procès par la lecture de l’acte d’accusation qu’il n’avait pu terminer la veille. A la question de savoir si l’accusé reconnaît les faits, ce dernier répond par la négative. Un échange s’engage ensuite sur la notion de « plan concerté ». Monsieur MUHAYIMANA finit par dire qu’il reconnaît qu’il y a eu un génocide mais a du mal a comprendre cette notion: « La cour d’Arusha a décidé qu’il y a eu un génocide. Je ne sais pas s’il y a eu un plan concerté. » La discussion n’ira pas plus loin.
Monsieur le président répond ensuite aux questions dont la Cour a été saisie. La défense avait demandé de ne pas projeter le documentaire « Tuez-les tous » de Raphaël GLUCKSMAN à cause, entre autre de la personnalité de l’auteur et de ses engagements politiques. Pour maître MATHE, il s’agit d’un « documentaire d’opinion », monsieur GLUCKSMAN étant le « nouveau BHL »! Elle accuse « certaines parties civiles d’être en mal de procès » (NDR: suivez mon regard). Le ministère public fait savoir que ce documentaire, qui figure dans la procédure, aurait pu être contesté avant. D’autre part, « Tuez-les tous » a été projeté lors de tous les autres procès [1]: « Je vous demande de rejeter cet incident » termine madame BELLIOT.

La demande est rejetée, tous les documentaires prévus seront projetés.

La défense, toujours elle, trouve que l’instruction a été partiale, n’ayant pa pu avoir accès à un « fonds commun partagé ». Le ministère public fait savoir que ce « fonds commun partagé » n’existe pas.

La demande est donc sans objet.

Monsieur le président LAVERGNE versera au dossier le chapitre 5 du rapport DUCLERT [2].

Audition de madame GELY, auteur du rapport de personnalité suite à une enquête de juillet 2014. Cette intervention sera suivie de quelques questions pour tenter d’éclairer « certaines zones d’ombre »: le train de vie de l’accusé au Rwanda qui semble « confortable » et les problèmes médicaux que l’accusé dit avoir eu pendant le génocide. « Rien de significatif » concernant ce dernier point répond madame GELY.
Monsieur le président présente ensuite la liste des documents saisis chez l’accusé en 2014.
Maître MEILLHAC, autre avocat de Claude MUHAYIMANA, présente une demande de « huis clos » pour un témoin. Maître MATHE appuie cette demande en dénonçant « des enquêtes sauvages de certaines parties civiles » (NDR: suivez encore mon regard [3]), sur le fait qu’elle ne pourrait pas obtenir un visa pour le Rwanda et qu’il existe « un risque général pour les témoins de la défense ».
Cette demande sera ultérieurement rejetée.

Suivra alors un interrogatoire de l’accusé par monsieur le Président pour évoquer en particulier la question des changements « d’ethnie » sur la carte d’identité du père de monsieur MUHAYIMANA, ce père étant mort en 1968 dans des « conditions mystérieuses »: il aurait été empoisonné par un de ses cousins pour des questions de jalousie!
Avant d’entendre maître GILLET, on nous fait savoir qu’un document déposé par la défense est un faux. On ne peut l’extraire du dossier mais il est demandé de ne pas en tenir compte. D’autre part, le ministère public demande de ne pas déposer de gros documents à la dernière minute et dont il est impossible d’en prendre connaissance pour le lendemain. Cette demande s’adresse à toutes les parties mais surtout à la défense.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

1. ↑ « Tuez-les tous » a notamment été projeté le 18/5/2018 lors du procès en appel d’Octavien NGENZI et Tito BARAHIRA et le 4/11/2016 lors du procès en appel de Pascal SIMBIKANGWA

2. ↑ le rapport DUCLERT est téléchargeable ici

3. ↑ Voir notre revue de presse où les médias font régulièrement écho à l’engagement du CPCR pour la justice et contre l’impunité, comme dans cet article publié par France 3


Procès MUHAYIMANA: mercredi 24 novembre

27/11/2021

• Audition de madame Hélène DUMAS, historienne
• Audition de maître GILLET, avocat de parties civiles dans les procès en Belgique
• Audition de Patrick de SAINT-EXUPERY, journaliste et auteur
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Audition de madame Hélène DUMAS, historienne.

Le témoin commence par souligner la faillite de l’État rwandais qui a mobilisé toutes les forces possibles pour mettre en place le génocide des Tutsi. Ses travaux de recherche, en vue d’établir l’histoire des victimes et des survivants du génocide, sont réalisés à partir de cahiers d’orphelins rédigés en 2006.. Et ce, à l’initiative d’une association de veuves du génocide, AVEGA.
Le génocide des Tutsi fut une redoutable « atteinte à la filiation ». Le massacres systématique des femmes et des enfants a marqué le basculement dans le génocide. Les femmes et les enfants n’étaient pas des combattants. Par les viols, la filiation a été saccagée. Les organes féminins ont été détruits pour que les femmes ne se reproduisent pas, les femmes enceintes éventrées. En exterminant les vieillards, on a voulu effacer toute trace du passé. Tout comme en détruisant les maisons, en tuant les vaches…
Jetés dans des latrines, les cadavres ont été considérés comme des déchets, des excréments. On assiste à l’abolition de la frontière entre la vie et la mort. Le génocide est un temps suspendu.
Madame DUMAS a travaillé sur de nombreuses archives, notamment celle de monsieur GISIMBA, connu pour avoir sauvé nombre de femmes et d’enfants en les cachant dans son orphelinat de Nyamirambo.

Lors des questions posées au témoin, la notion de « tueur/sauveteur », les Hutu qui, tout en cachant des Tutsi amis ou membres de leur famille, n’en ont pas moins participé aux tueries, a été abordée. C’est une notion à manipuler avec prudence.

Audition de maître Eric GILLET, avocat de parties civiles dans les procès en Belgique.

Maître GILLET connaît le Rwanda depuis longtemps. Il a d’abord défendu des journalistes en janvier 1991, période au cours de laquelle tous les Tutsi étaient considérés comme des « complices » (ibyitso).
En janvier 1993, il est membre d’une « commission internationale d’enquêtes », nommée parfois la « commission CARBONARE, du nom du président de l’association SURVIE, également membre de cette commission qui fait suite à plusieurs massacres perpétrés au Rwanda: massacres des BAGOGWE, ceux de Kibilira suite au discours de Léon MUGESERA [1] et ceux du Bugesera. L’ennemi, c’est le Tutsi et des Hutu d’opposition.

Plusieurs thèmes sont abordés: le rôle de la RTLM, la Radio Télévision Libre des Mille collines, le regroupement des Tutsi dans des lieux tels que les églises, les stades, la distinction entre crime de génocide et crime contre l’humanité et l’accusation « en miroir » qui consiste à accuser l’autre des crimes qu’on a soi-même commis, les Nazis ayant été les premiers à la théoriser.

Enfin, sera évoqué le vocabulaire du génocide: travailler/débroussailler/enlever l’herbe jusqu’à la racine, autant d’images qui illustrent l’extermination des Tutsi.

Audition de monsieur Patrick de SAINT-EXUPÉRY, journaliste et auteur.

Monsieur Patrick de SAINT-EXUPÉRY intervient comme témoin de contexte cité par le CPCR. Il commence par évoquer les voyages qu’il a faits en tant que reporter.
Il s’est rendu trois fois au Rwanda pendant la période qui concerne le génocide des Tutsi. Lorsqu’il arrive dans le pays pour la première fois fin 1990, il comprend tout de suite que « quelque chose ne va pas », quelque chose de différent des autres pays où il s’était rendu.
Second voyage au Rwanda: mai 1994. Il entre dans le pays en passant par la Tanzanie. Ce qui le frappe, c’est le silence: « Le génocide se caractérise par le silence ». Pas de paroles, pas de bruits. (NDR: la BD illustrée par Hippolyte « La fantaisie des dieux: Rwanda 1994 », est ainsi présentée: « Rwanda. Il n’y avait plus de mots. Juste ce silence. Épais, lourd. C’était un génocide, celui des Tutsis du Rwanda, le troisième du XXe siècle . Il faisait beau, il faisait chaud. Nous avions pénétré le monde du grand secret. »)
Il arrive à Bisesero autour du 25/26 juin 1994, avec deux autres journalistes: « C’était un champ d’extermination à ciel ouvert. »

A Kibuye, l’église avait déjà été nettoyée, mais le toit était criblé de balles de Kalachnikov. A l’extérieur, on devinait des fosses communes où les corps avaient été jetés.
« Ce qu’il faut comprendre, ajoute le témoin, c’est cette volonté de dégradation des corps. » Il se souvient de l’église de Nyamata (NDR: dansle Bugesera), où des objets avaient été enfoncés dans le vagin des femmes: images atroces et violentes.
« Au Rwanda, on était au-delà de la capacité d’extermination de Treblinka »: au moins 8000 morts par jour.
Il s’est rendu à Bisesero avec les soldats français chargé du repérage. « Des corps faméliques sortaient des buissons, en guenilles, en haillons. Le jeune Eric qui s’est présenté aux soldats pour les interpellé semblait avoir 60 ans: il en avait à peine 30. « Les rescapés étaient « dégradés ». Les soldats français ont transmis des comptes-rendus à Paris. Eux, ils avaient compris. Ils étaient « dégoûtés ». Mais c’est Paris qui a pris la décision de ne pas intervenir ce jour-là. (NDR: les soldats avaient promis de revenir. Trois jours plus tard, un grand nombre des rescapés avaient été tués.) Dans le cadre de l’Opération Turquoise, les soldats français devaient travailler avec les autorités locales, avec les génocidaires. « C’est un sentiment terrible de désarroi » continue Patrick de SAINT-EXUPÉRY.

Et d’évoquer une anecdote qu’il ne peut oublier. « Un soir, nous avons logé dans un hôtel du bord du lac Kivu. Au diner, nous avons commandé naturellement du poisson. Le maître d’hôtel nous fait savoir qu’il n’y a pas de poisson au menu: tous les pêcheurs avaient été tués. »

En conclusion de sa déposition spontanée, le témoin indique qu’il y a un axiome de base pour qu’un génocide puisse avoir lieu: « Il faut être extrêmement intelligent pour commettre un génocide. Le génocide des Tutsi est extrêmement sophistiqué. Une fois les faits commis, ce sont les tueurs qui ont des centaines des milliers de voix, face aux victimes faibles, inaudibles, isolées. »

Alain GAUTHIER

1. ↑ Léon MUGESERA: le discours de Kabaya


Procès Claude MUHAYIMANA: jeudi 25 novembre 2021. J4

27/11/2021

• Audition de monsieur André GUICHAOUA
• Audition de monsieur Jacques SEMELIN
• Audition du général Patrice SARTRE
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Audition de monsieur André GUICHAOUA.

Son premier contact avec le Rwanda date de 1979, arpentant les collines du Burundi et du Rwanda. Le témoin participera à de nombreuses négociations régionales et travaillera avec le HCR, le Haut Commissariat pour les Réfugiés.
Le 6 avril 1994, monsieur GUICHAOUA se trouve à Kigali. Il tisse des liens avec de nombreuses personnalités, dont le ministre de l’agriculture qui deviendra ministre de la défense: James GASANA qui mettra à la retraite tous les grands militaires (NDR: dont Théoneste BAGOSORA [1], Laurent SERUBUGA [2] et Pierre-Célestin RWAGAFILITA [3] qui reprendront tous du service en 1994).

Le témoin va centrer ensuite son intervention sur la préfecture de Kibuye et évoquer le souvenir de Seth SENDASHONGA, nommé ministre de l’Intérieur par le FPR et originaire de Kibuye, une préfecture peuplée de nombreux Tutsi mais marginalisée par le pouvoir.
Monsieur GUICHAOUA souligne ensuite le rôle important de monsieur Z, Protais ZIGIRANYIRAZO [4], frère d’Agathe KANZIGA [5]. Le préfet KAYISHEMA étant une « potiche », » un ivrogne notoire », le pouvoir des bourgmestres s’en trouve renforcé. Après l’instauration du multipartisme, tous les par(tis politiques vont se couper en deux: ceux qui restent fidèles aux valeurs de leur parti et ceux qui rejoignent le camp des durs, les Power ou Pawa. C’est ensuite la création des milices qui voit se mettre en place « un ethnisme populaire ».

Un président Hutu est élu au Burundi. Son assassinat quelques mois plus tard va ébranler toute la région et aura des répercutions au Rwanda.
De retour au Rwanda le 4 avril 1994, le témoin se réfugie à l’Hôtel des Mille Collines et négocie avec l’ambassade de France pour évacuer certaines personnes. Au sein du gouvernement intérimaire, trois représentants de Kibuye sont nommés: une femme ministre de la justice qui garantira l’impunité, le ministre des finances qui aura à sa disposition « le nerf de la guerre » et le ministre de la propagande. C’est « la revanche de Kibuye ».
Monsieur LAVERGNE, le président de la Cour d’assise, va lire ensuite des extraits du procès de Clément KAYISHEMA et Obed RUZINDANA. On y évoque « des massacres planifiés », une « production de listes » remises au préfet par les bourgmestres. Le préfet KAYISHEMA va aller jusqu’à demander de nouveaux moyens pour procéder « au nettoyage ». Kibuye va voir défiler de nombreux dignitaires du régime, dont le premier ministre Jean KAMBANDA.
Monsieur GUICHAOUA ne peut que trouver ces propos très cohérents. Il ajoute que le préfet va même au-delà. Il dit qu’on ne tue pas assez de Tutsi. Des Interahamwe [6] de Gisenyi vont être réquisitionnés. Le témoin souligne que les « réseaux de monsieur Z étaient très importants » et que les grandes sociétés nationales ont financé le génocide.

Au hasard d’une phrase, il évoque le rôle d’un certain Pierre KAYONDO qui aurait financé les Interahamwe. Et d’ajouter: « J’avais son dossier en 2002 et personne n’en a voulu ». L’accusé semble bien le connaître mais il ne souhaite pas en parler. Pierre KAYONDO étant visé par une plainte récente du CPCR et une information judiciaire ayant été ouverte, le ministère public demande de ne pas en dire plus [7].

L’évocation de madame Agathe UWULINGIYIMANA, le premier ministre, va provoquer une grande émotion chez le témoin. C’est lui, en effet, qui a permis l’évacuation des enfants de cette dernière. La France ayant refusé de les accueillir, il pourra les conduire en Suisse.

Visionnage de deux courts documentaires: « Confronting Evil » et « Kigali 1994 »

Audition de monsieur Jacques SEMELIN.
Le compte-rendu sera introduit ultérieurement.

Audition du général Patrice SARTRE. Témoin convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.

Si le général SARTRE a été convoqué par monsieur le Président de la Cour d’assises c’est parce que Claude MUHAYIMANA a fait appel à lui pour l’aider à obtenir, d’abord, en 2004 le statut de réfugié politique qui lui a été refusé, puis en 2006. sa naturalisation. Sans vraiment le connaître, le général a quand même décidé d’écrire aux responsables de la Cour Nationale du Droit d’asile, puis au préfet de la Seine-Maritime. Claude MUHAYIMANA finira par obtenir la nationalité française en 2010.
Le général SARTRE a motivé sa décision d’intervenir pour ne pas avoir des regrets, plus tard, d’avoir envoyé un homme à la mort, comme l’accusé le prétendait [8].

Projection de la première partie du documentaire « Tuez-les tous »


Alain GAUTHIER
1. ↑ Théoneste BAGOSORA : voir glossaire. Lire également : Mort de BAGOSORA: nous ne souhaitons pas des obsèques en France

2. ↑ Laurent SERUBUGA : lire également Attentat contre HABYARIMANA: une note de la DGSE qui accuse BAGOSORA et SERUBUGA

3. ↑ Le colonel RWAGAFIRITA (ou RWAGAFILITA) était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France! Voir le glossaire pour plus de détails.

4. ↑ Protais ZIGIRANYIRAZO, étonnamment acquitté en appel par le TPIR, est toujours en attente d’un pays d’accueil. Il vit à Arusha, aux frais de la communauté internationale – Voir le glossaire pour plus de détails.

5. ↑ Agathe KANZIGA : épouse du président HABYARIMANA, plus de précisions dans la liste des personnes poursuivies. Lire également notre article de novembre 2020 : Agathe KANZIGA pressée d’en finir avec la justice? Le CPCR, encore plus! (son appel a depuis été jugé irrecevable)

6. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

7. ↑ Pierre KAYONDO: lire également : Affaire Pierre KAYONDO: ouverture d’une information judiciaire

8. ↑ Lire également le compte rendu de l’AFP dans notre revue de presse : « Au procès d’un Franco-Rwandais, tentatives pour clarifier le rôle de l’accusé au sein de Turquoise »


Procès Claude MUHAYIMANA: vendredi 26 novembre. J5

28/11/2021

• Audition du général Jean-Philippe REILAND
• Colonel Christophe KOENIG
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La journée va être entièrement consacrée à l’audition de deux membres de l’OCLCH, l’Office Central de Lutte contre les Crimes contre l’Humanité, les génocides et les crimes de guerre.
Audition du général Jean-Philippe REILAND, commandant de l’OCLCH.

Dans sa déposition spontanée, le témoin va présenter l’OCLCH et évoquer ensuite les missions qui concernent le Rwanda.
Il existe 13 offices centraux en France qui ont plusieurs objectifs: les enquêtes, le soutien et l’appui, la coordination de l’action, la coopération internationale et l’élaboration d’un bilan annuel des activités.
L’OCLCH est l’office le plus récent des douze. Il a été créé en 2012 en référence au Traité de Rome de 1998. Cette dernière indication permet au témoin de parler de la compétence universelle adoptée dans le droit français et qui permet de « juger des étrangers qui ont commis des crimes à l’étranger sur des étrangers » à condition qu’ils résident en France au moment du dépôt de la plainte.
Si l’OCLCH a été créé au sein de la gendarmerie c’est parce que les gendarmes sont les seuls à pouvoir travailler comme OPJ, Officier de Police Judiciaire. L’effectif comporte actuellement 37 enquêteurs et il y en aura 39 en 2022. Ces enquêteurs ont une moyenne d’âge de 40 ans et suivent régulièrement des formations. Ils traitent actuellement 150 dossiers dont une trentaine concernant le Rwanda.
Modes d’action au Rwanda. Les membres de l’OCLCH ont le même pouvoir que les OPJ. Ce qui complique le recueil des témoignages, c’est l’éloignement dans le temps et le lieu.
Mode d’action à l’étranger.
1) les Etats sont souverains et pour intervenir à l’étranger, il faut obtenir l’accord des autorités du pays.
2) les enquêteurs français peuvent conduire à l’étranger des interrogatoires de témoins.
3) les enquêteurs qui souhaitent se rendre au Rwanda doivent déposer des « demandes d’entraide internationale » pour pouvoir se déplacer dans le pays.
4) la rédaction des actes se fait au Rwanda avec l’aide des magistrats rwandais
5) les enquêteurs sont assistés par le Bureau de protection des témoins mais pour les auditions, ils ne sont accompagnés que d’un interprète.
6) les enquêteurs effectuent 2 ou 3 missions par an au Rwanda.
Une série de questions va entraîner un certain nombre de réponses.
– les enquêteurs français n’ont rencontré aucune difficulté pour effectuer leurs missions. Ils notent une « très grande bonne volonté » de la part des autorités du pays. Les investigations se déroulent depuis 2009
– les enquêteurs ont des échanges réguliers avec le « réseau génocide », comme dans l’affaire KABUGA.
– il n’y a pas de la part du Rwanda la volonté de surveiller, de contrôler les activités des enquêteurs. Le témoin note « la possibilité de convoquer des témoins découverts au fil de l’enquête ».
– a la question de savoir si des témoins ne cherchent pas à retirer un avantage en échange de leur déposition, le commandant REILAND reconnaît que ça peut arriver mais que c’est à eux, les enquêteurs, d’être vigilants. L’éloignement géographique, la modification des lieux pose un véritable problème: il est impossible de recueillir des éléments matériels. Les imprécisions des témoignages ne relèvent pas forcément de mauvaise foi chez les témoins.
Maître GISAGARA, avocat de parties civiles, veut savoir si le commandant REILAND trouve que le Rwanda est une dictature. Le témoin se contente de dire que « l’ordre et la sécurité sont assurés au Rwanda. A chacun de se faire une idée ». Il ne souhaite pas en dire plus.
Sur question du ministère public, le commandant reconnaît qu’ils ont, au Rwanda, « une grande liberté dans la conduite des interrogatoires ». Ce qui, pour lui, est « exceptionnel ».
C’est au tour de la défense de questionner le témoin. Le commandant reconnaît qu’il n’est pas « un homme de terrain, qu’il a passé 15 jours au Rwanda mais qu’il n’a pas enquêté ». ( NDR: Derrière cette question apparemment insignifiante, il y a probablement de la part de maître MATHE la volonté de minimiser son témoignage concernant en particulier le comportement des autorités locales.)
Les enquêteurs sont suivis psychologiquement pour éviter les risques psycho-sociaux. Précision: le temps de présence moyen à l’OCLCH serait de 4/5 ans.
Maître MATHE veut savoir aussi comment se passent les interrogatoires en milieu carcéral. Le témoin: « Nous demandons l’autorisation aux magistrats et nous sommes accompagnés par des membres du Bureau d’accompagnement des témoins.
Maître MEILHAC questionne à son tour le témoin. Oui, les enquêteurs français se réfèrent si nécessaire aux travaux du TPIR. Il n’y a pas un « profil type » des témoins à rencontrer. Le commandant REYLAND précise alors que les enquêteurs rencontrent beaucoup de femmes et de prisonniers. Il peut arriver que les autorités leur remettent des documents écrits, comme les rapports des Gacaca [1]. Bien sûr, les enquêteurs doivent tenir compte de l’état des relations diplomatiques entre les deux pays, mais de ce côté, il n’y a « aucune pression », « aucune tension n’existe ». Quant à des surveillances par écoutes téléphoniques? « Nous sommes vigilants mais nous ne prenons pas de précautions particulières. » conclut le témoin.

Audition du colonel Christophe KOENIG, directeur d’enquêtes à l’OCLCH.

Le témoin, un « homme de terrain », a effectué sa première mission au Rwanda en 2013, le Pôle crimes contre l’humanité au TGI de Paris étant entré en fonction en 2012.
On entre alors dans le dossier MUHAYIMANA. Conformément aux procédures, il a demandé et obtenu l’autorisation de se déplacer dans tout le pays et de procéder aux actes d’audition des témoins. Il sera accompagné par un policier du GFTU ( Genocide fugitives training unit), unité au sein du Parquet général chargée de suivre les dossiers des génocidaires en fuite.
Pour évoquer ses déplacements à Kibuye, le témoin prend soin de décrire les lieux. Il est accompagné d’un chauffeur et d’un interprète. Ils ont visité trois sites de massacres: l’église de Kibuye, le Home Saint-Jean et le site de Nyamishaba. Ils ont situé aussi la maison de Claude MUHAYIMANA et se sont rendus sur différentes collines, dont Gitwa et Bisesero. A leur retour, ils ont rédigé une synthèse. Les juges décident l’incarcération de Claude MUHAYIMANA en juillet 2014. Il restera en prison une année environ.
Etonnant! Lors des perquisitions au domicile de l’accusé, ils ont trouvé une copie du planning de leur mission avec le nom des témoins rencontrés, le prénom des gendarmes. L’accusé dit que c’est François MVUYEKURE qui lui aurait donné les renseignements. MUHAYIMANA aurait alors mandaté une avocate, sur les conseils de sa cousine Assumpta, pour se rendre à Kibuye. « Pour chercher des témoignages » selon l’accusé.
Claude MUHAYIMANA s’empêtre dans ses explications. « Il faut être sérieux » monsieur MUHAYIMANA, réagit le président qui commence à s’énerver.
Maître Alexandre KIABSKI, avocat du CPCR, fait remarquer à l’accusé que MVUYEKURE dit n’avoir pas été en contact avec lui. Une question qui embarrasse monsieur MUHAYIMANA. Ce dernier répond avoir donné des noms à sa cousine. Concernant les appels téléphoniques, il utilise des cartes prépayées « à gratter »! (NDR. Ce qui permet de ne pas connaître l’interlocuteur).
Sur l’insistance de maître GISAGARA, l’accusé va finir par lâcher le nom de l’avocate qu’il a mandatée à Kigali pour contacter des témoins. Il s’agit d’Antoinette MUKAMUSONI.
Le ministère public en conclut qu’il y a eu « pression sur les témoins ». Certains, qui mettaient en cause MUHAYIMANA se sont d’ailleurs rétractés.
MUHAYIMANA aurait été « constrain de participer »? Un des assesseurs fait remarquer que plusieurs chauffeurs ont été requis, que certains ont refusé, d’autres ont mis leur camion en panne. Ils n’ont pas été punis! L’accusé ne peut répondre.
Le procès reprendra lundi 29 novembre. Finis les témoins de contexte. Parole aux témoins du génocide.
Alain GAUTHIER

1. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.


Procès Claude MUHAYIMANA: lundi 29 novembre. J6

29/11/2021

• Audition de monsieur Aaron KABOGORA, témoin cité par le CPCR, habitant de Bisesero
• Audition de madame Assumpta NYIRARIBANJE, témoin cité par les parties civiles, sur pouvoir discrétionnaire du président.
• Audition de monsieur Jean Berckmans HITIMANA, témoin cité par les parties civiles, sur pouvoir discrétionnaire du président.
• Audition de monsieur Edmond MUGAMBIRA, témoin cité par les parties civiles, sur pouvoir discrétionnaire du président.
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Audition de monsieur Aaron KABOGORA, témoin cité par le CPCR, habitant de Bisesero.

« Ce que j’ai à dire à la justice, c’est au sujet de ce qui m’est arrivé en 1994, ainsi qu’à ma famille et à mes voisins ». Aaron KABOGORA se veut le représentant, non seulement des siens mais aussi de tous les Abasesero, les habitants de Bisesero.

Le témoin situe le génocide de 1994 dans la droite ligne des massacres qui se sont perpétrés depuis 1959. En 1994, il s’agissait « de mettre en pratique l’extermination de tous les Tutsi, sans en épargner aucun. » « Aujourd’hui, je voudrais demander à la justice de s’occuper de l’injustice que nous avons subie ».

Aaron a perdu tous les membres de sa famille: femme, 10 enfants… environ 80 personnes. Seuls son frère et lui-même ont échappé aux massacres. Le plus gros des massacres s’est déroulé les 13 et 14 mai 1994. Militaires et Interahamwe [1] venus en bus, en voitures ont participé aux massacres.

Beaucoup de chauffeurs ont transporté militaires et miliciens. Claude MUHAYIMANA faisait partie de ceux-là, dans sa Daihtsu bleue. Il a transporté les tueurs et a tué lui aussi. Le témoin le connaissait d’avant le génocide. Aaron KABOGORA le reconnaît: « J’allais à Kibuye, il avait un véhicule de couleur rouge avant 1994″.

Pour se défendre, ils ont utilisé des bâtons, des pierres, des lances. Des Tutsi étaient venus d’ailleurs pour se liguer avec ceux de Bisesero.
Le témoin est amené à raconter comment il a survécu. » Personne ne m’a secouru. On m’a tiré dessus. Je me suis caché dans un trou au milieu des buissons. Quand les Français sont arrivés, nous sommes sortis de nos cachettes. Mais ils sont repartis en nous disant qu’ils reviendraient dans trois jours. Les Interahamwe ont redoublé d’ardeur. Quand les Français sont revenus, 1/3 des rescapés avaient été tués. » Lui-même a été blessé d’une balle dans les fesses. Alors que certains rescapés étaient transférés au camp de Nyarushishi, lui-même est resté à Bisesero jusqu’à sa remise aux soldats du FPR. Et Aaron d’ajouter: » Tous ceux qui ont joué un rôle dans ce génocide devraient verser des dommages et intérêts.. Espérons que la justice nous soit rendue. »

A la question du ministère public concernant l’attitude de MUHAYIMANA, le témoin répond: « Il n’avait pas peur. »

Et d’ajouter, sur questions de la défense: « Après le 8 avril, nous avons pensé que la guerre était finie. Nous sommes retournés dans nos champs. Mais lorsque le président SINDIKUBWABO et le premier ministre Jean KABANDA sont venus à Kibuye le 5 mai, les massacres n’ont pas tardé à reprendre. Ils étaient venus participer à une réunion pour préparer les futurs massacres. »

Cachées dans des tranchées qu’ils avaient creusées, sa femme et ses enfants, et beaucoup d’autres ont été tués à Bisesero entre le 13 mai et la fin juin. « Nous avons résisté, mais quand ils avaient le dessus, on fuyait » conclut-il [2].

Audition de madame Assumpta NYIRARIBANJE, témoin cité par les parties civiles, d’après le pouvoir discrétionnaire du président.
Réfugiée à l’église de Kibuye avec les siens, les rescapés ont décidé de résister et de se défendre. Les hommes forts et les jeunes gens se sont mis à l’entrée de l’église, les femmes et les filles leur fournissant des pierres. Les assaillants se sont retirés mais ils sont revenus le dimanche 17 avril. Comme des barrières avaient été érigées près du Rond-point, les rescapés ne pouvaient fuir qu’en passant à travers les buissons.
Comme l’église était proche d’un camp militaire, les assaillants ont vu arriver le renfort des gendarmes et de miliciens venus d’ailleurs. Les hommes du front exterminés, les tueurs sont venus dans l’église pour les faire sortir. Ils ne voulaient pas tuer dans la maison de Dieu. Personne ne voulant sortir, les Interahamwe [3] ont brisé les vitraux et ont jeté des branches enflammées par les fenêtres. Des pneus enflammés devant les portes empêchaient les gens de fuir. Ceux qui réussissaient à quitter l’église étaient tués. tout comme ceux qui sont restés à l’intérieur.

« Dieu a voulu que je fasse partie des rescapés pour pouvoir témoigner devant vous » ajoute le témoin. « Dehors, je me suis couchée parmi les cadavres, je me suis barbouillée de sang pour faire croire que j’étais morte. Parmi les tueurs, il y avait des femmes. »

Assumpta est la seule rescapée de sa famille, « seule à porter le fardeau du génocide ». Toute la famille de son père a été exterminée. Les femmes étaient dénudées, machetées. Les enfants jetés contre les murs. Certains enfants promettaient de ne plus jamais être Tutsi!

Assumpta est restée parmi les cadavres du 17 au 20 avril mais pour ne pas être jetée vivante dans les fosses communes, elle a pris la décision de repartir vers Nyamishaba où on lui demande d’ensevelir les morts en pleine décomposition. Elle reconnaît deux de ses cousins. Les tueurs se moquaient d’une femme machetée aux jambes et déshabillée.
« D’avril à juillet, j’ai vécu dans la brousse, sans habit, sans pouvoir me laver. Nous avons été orphelins très jeunes, personne pour s’occuper de nous. Nous sommes terriblement seuls si bien que pour les mariages, nous devons aller emprunter des parents. Et quand nos enfants nous interrogent pour savoir où sont grand-père et grand-mère, nous ne savons que répondre. De plus, nous ne savons pas où se trouvent les corps des nôtres ». Ainsi se termine la déposition spontanée du témoin.

Sur questions des parties, Assumpta précise que les tueurs étaient transportés dans des bus de l’ONATRACOM, société de transport, ou dans des voitures qui partaient à Bisesero. Elle n’a pas vu Claude MUHAYIMANA mais elle a vu les voitures qui partaient à Bisesero dans lesquelles les miliciens chantaient: « Exterminons-les ».

Elle a été sauvée par les militaires de la Zone Turquoise.


Audition de monsieur Jean Berckmans HITIMANA, témoin cité par les parties civiles, sur pouvoir discrétionnaire du président.

Le témoin se présente comme seul survivant d’une grande famille. Voyant les maisons brûler, il interroge les plus âgés de la colline qui lui disent que c’était déjà comme cela en 1973 et avant. Mais cette fois-ci, il s’agissait d’exterminer les Tutsi. Chaque jour, les assaillants attaquaient la colline de Gitwa, faisant beaucoup de victimes. Ces attaquants, militaires, gendarmes, Interahamwe [4], venaient de partout, à bord de véhicules. Les rescapés tentaient de les ralentir en détruisant les petits « ponts » sur la route. Le témoin ne connaissait pas Claude MUHAYIMANA mais en entendait parler.
C’est son « frère », cousin germain en fait, Aloys MASAMAZA, tailleur à Kibuye, qui lui signale la présence de l’accusé au volant d’un des camions. Ce jour-là, les assaillants n’ont pas pu arriver jusques vers les rescapés. Ceux qui connaissaient Claude MUHAYIMANA ont confirmé sa présence.
Pour le témoin, il y a deux jours inoubliables. Le jour de la mort d’un gendarme suivie d’une attaque d’envergure qui causera beaucoup de morts. Et puis le 26 avril où les gens de la colline furent exterminés. Ceux qui le pouvaient sont partis se réfugier ailleurs, les assaillants ayant mis le feu aux maisons au toit de chaume.
Ce jour-là, ils ont tué GASAMAZA et on transporté son corps jusqu’à Kibuye: il fallait prouver qu’il était bien mort. Et c’est en apprenant beaucoup plus tard l’arrestation de l’accusé que le témoin a cherché comment faire pour qu’il soit jugé. Il a cherché un avocat.
Sur questions du président, le témoin précise qu’il était le plus jeune d’une famille de 7 enfants et que sa maison se situait à 6/7 kilomètres de Kibuye, maison qui a été pillée. Il ajoute que le gendarme est mort tout prêt de la colline de Gitwa.
S’en suivra une longue discussion entre les parties pour situer GItwa (en réalité, deux lieux se nomment Gitwa, ce qui peut semer la confusion). Le témoin souligne que les conséquences du génocide se font sentir jusqu’à nos jours. A son mariage, il n’y avait personne de sa famille. C’est le lot de beaucoup de rescapés.
Sur demande du ministère public, le témoin ne peut pas fixer la date exacte de la mort du gendarme MWAFRICA. Il est amené à préciser que ce jour-là il y a bien deux attaques, que ses blessures sont plus morales que physiques.
Maître MATHE, pour la défense: « Je vais essayer de dire ce que j’ai compris. » Mais elle ne comprend pas les explications. Elle s’élève contre ces témoins qui arrivent au dernier moment, sans avoir été entendus lors de l’instruction.

Question de monsieur le président à l’accusé: « Connaissez-vous Aloys MASAMAZA? » Claude MUHAYIMANA finira par reconnaître qu’un certain Aloys exerçait le métier de tailleur à Kibuye, près de TRAFIPRO. Il ne sait pas s’il s’agit du même Aloys.

Audition de monsieur Edmond MUGAMBIRA, témoin cité par les parties civiles, sur pouvoir discrétionnaire du président.

Le témoin apprend la mort du président HABYARIMANA, alors qu’il gardait les vaches. De retour à la maison, il trouve que tout le monde panique. Ordre a été donné à la radio de rester chez soi. Ils ont fui avec le bétail sur la colline de Gitwa. Ils trouvent là beaucoup de Tutsi venus d’ailleurs. Attaqués par les miliciens, ils se sont organisés pour résister: les plus forts sont restés devant pour protéger les femmes et les enfants.
Le témoin évoque à son tour la mort d’un gendarme lors d’une attaque sur la colline de Gitwa. Les rescapés se défendent avec des pierres et des lances. Il y aura beaucoup de morts ce jour-là. Vers 15 heures, des véhicules sont arrivés pour récupérer le corps du gendarme. Les rescapés ont enterré leurs morts.
Le témoin situe cette attaque entre 10 et 20 jours avant l’attaque finale du 26 avril!
Edmond RUGAMBIRA se réfugie chez un Hutu prénommé Mathias mais doit grimper dans un avocatier pour se cacher. Il y trouve quatre autres Tutsi réfugiés là, dont une jeune fille qui lui cèdera sa machette. Pendant ce temps, son oncle maternel se fait tuer et dépouiller sous ses yeux. Les assaillants supplient ceux qui sont dans l’arbre de descendre. La jeune fille obéit et est tuée dès son arrivée au pied de l’arbre. Un autre tombe et se fait tuer, tandis qu’un troisième réussit à s’enfuir. Les assaillants finiront pas couper l’arbre et le témoin pourra s’enfuir à son tour.
De retour sur la colline de Gitwa, il décide, avec d’autres, de rejoindre BIsesero pendant la nuit. Le 13 mai, les assaillants attaquent de nouveau et les rescapés s’éparpillent. Nouvelles attaques le 14, qui se poursuivront jusqu’à fin juin, avec moins d’intensité toutefois. En fait, jusqu’à l’arrivée des soldats français qui ne viendront les secourir que trois jours plus tard. Entre temps, les tueurs ont continué leur « travail ». Le 1er juillet, les survivants seront secourus et remis au FPR.

Monsieur le président tente de résumer l’itinéraire du témoin. Il le questionne sur la composition de sa famille. Edmond est le 3ème de neuf enfants qui avaient de 20 à 2 ans. Il reste seul! Le témoin ne peut pas dire quel véhicule il a vu le jour de la mort du gendarme: « Je ne sais plus. On pensait mourir le lendemain. » Il ne connaissait pas MUHAYIMANA.

Après avoir évoqué ses blessures aux dents, à la main, au bras, à l’épaule, le témoin va expliquer la tactique qu’ils utilisaient pour se défendre en se « mélangeant » aux attaquants.
Alain GAUTHIER

1. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

2. ↑ Lire également le compte rendu de l’AFP dans la revue de presse

3, 4. ↑ Ibid.


Procès MUHAYIMANA: 30 novembre 2021. J7

01/12/2021

• Audition de monsieur Christophe HARERIMANA.
• Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NKURUNZIZA.
• Audition de madame Esther MUKAGASANA,
témoin convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
• Audition de monsieur Innocent GISANURA NDAYIMANA, témoin cité par le CPCR.
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En attendant d’établir la connexion avec Kigali, proposition est faite de commencer la projection du film « D’Arusha à Arusha ». La projection sera aussitôt arrêtée dès que le contact sera pris.
Audition de monsieur Christophe HARERIMANA, en visioconférence depuis le Rwanda.

Le témoin dit avoir connu l’accusé car ils ont grandi ensemble et se sont rencontrés au Guest House. Tout de suite, il éprouve le besoin de révéler qu’il a perdu un bras dans une rixe avec un certain Pater et un certain REBERO. Il a reçu une balle dans le bras mais les conditions de cette bagarre resteront un peu mystérieuses.
Le témoin reconnaît qu’il a été emprisonné pendant 10 ans mais que, finalement, il n’aurait pas été condamné. Il révèle qu’il a travaillé avec l’accusé mais que ce dernier a été licencié pour avoir utilisé la voiture qu’il conduisait pour ses besoins personnels. Ce que la défense contestera.
Le témoin avait un bar en face de l’hôpital mais Claude MUHAYIMANA ne le fréquentait pas car il s’était brouillé avec lui. Il avoue bien avoir connu Claude mais il revient sans cesse sur sa blessure au bras. Si on l’avait convoqué dans les Gacaca en 2005, c’est parce que des gens prétendait qu’il avait été militaire. Mais il a été innocenté.
Il a bien vu l’accusé au volant d’un véhicule rouge, une HILUX Toyota, appartenant au Guest House et se dirigeant vers Bisesero. L’accusé conduisait aussi un véhicule rouge appartenant à BONGO BONGO. MUHAYIMANA, selon lui, collaborait avec les Interahamwe, de terribles miliciens dont il donne quelques noms: Pater, REBERO, GAÊTAN. Ces miliciens venaient boire dans son bar mais ils l’évitaient. Ils ont tué partout. Tout ce qu’il dit, il l’a vu de l’endroit où il se tenait.
Il est personnellement Hutu mais il a caché beaucoup de Tutsi. Il aurait quitté Kibuye pour Gisenyi où il était encore lorsque les soldats français sont arrivés.
Le témoin confirme toute la déposition qu’il a faite en D50/2 et D50/3.

Suivra une série de questions qui ne permettront pas de cerner ce personnage. Il connaissait MWAFRIKA mais ne sait rien de sa mort. Il confirme avoir vu les Interahamwe [1] brandir la tête de BIGIRIMANA lors d’un retour de Bisesero. La défense souligne les contradictions qui apparaissent à la lecture des différentes auditions.

Un témoin qui aura peu convaincu.

Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NKURUNZIZA, en visioconférence depuis le Rwanda.

Le témoin connaît l’accusé: il a été son instituteur de 6ème année primaire. Il l’accuse d’emblée d’avoir participé à « des faits horribles ». Il l’a en particulier aperçu au volant d’une Daihatsu bleue se rendre à l’école de Nyamishaba, le 16 avril au matin, pour aller piller l’école qui avait été attaquée la veille. Lui-même était caché dans un buisson d’épineux d’où il pouvait voir l’accusé.
Il connaissait bien toute la famille de Claude MUHAYIMANA. Il dit que ce dernier n’a jamais été emprisonné mais qu’il a fui les Gacaca [2]. JMV NKURUNZIZA évoque une réunion qui s’est tenue peu avant le génocide, à la préfecture, puis ai niveau communal. Les massacres ont alors commencé. Beaucoup de Tutsi ont fui et se sont réfugiés dans des lieux publics, mais lui est resté chez lui où les Interahamwe l’ont trouvé.

Le témoin évoque une attaque à Gitesi au cours de laquelle les Tutsi se sont défendus. C’était le 14 avril. Les assaillants sont revenus le lendemain 15 avril avec le renfort de gendarmes, de policiers… Ce fut le premier massacre à Nyamishaba où son fils aîné est mort. Lui-même a tenté de rejoindre le petit hôtel de Béthanie.
Il a bien connu MWAFRIKA qui a participé a beaucoup de massacres dans Kibuye et alentours. Son épouse Bernadette et ses six enfants ont été tués.
Monsieur le Président posera beaucoup de questions afin de compléter ce que le témoin a dit lors de sa déposition spontanée. A Béthanie, il rencontre un de ses neveu qui finira par l’aider à se rendre au Congo à bord d’une pirogue avec près d’une vingtaine de passagers. Après un séjour sur l’Ile IJWI, il rejoindra Goma où il rencontre Xavera, la tante de l’épouse de l’accusé. Il finira par rejoindre Ruhengeri par la frontière ougandaise, puis se rendra au Mutara pour arriver enfin à Kigali et Kibuye à la mi-septembre.
De retour à Kibuye, il aurait été invité chez Claude MUHAYIMANA. Le témoin dément en sa qualité de bourgmestre, d’abord de Gisovu puis de Gitesi. Le témoin dit avoir confiance en la justice française. Au Rwanda, l’accusé aurait pu avoir la perpétuité.
Interrogé par le ministère public, le témoin confirme que le corps de MWAFRIKA aurait été emmené à Ruhengeri autour du 20 avril, donc après les tueries du stade Gatwaro.

Sur questions de la défense qui insiste, le témoin finit par reconnaître qu’il a bien rencontré à plusieurs reprises un Français du nom d’Alain GAUTHIER, mais qu’il n’y voit rien à redire. Ce Français venait chercher des renseignements sur le génocide à Kibuye,

Audition de madame Esther MUKAGASANA, témoin convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.

Le témoin vivait à Kibuye en 1994. Avertis dès le 12 avril que les choses allaient mal, les plus jeunes enfants de la famille sont envoyés à Nyamishaba. Les jeunes, dont le témoin, rejoignent les combattants. Vers le 14 avril, Esther décide de partir à son tour à Nyamishaba mais elle ne voit pas ses frères et sœurs. Le 15 avril, les tueries commencent dans l’école. Il n’était pas possible de rester longtemps en ces lieux car les élèves hutu dénonçaient les Tutsi.
Comme Esther savait nager, elle décide de fuir par le lac car elle préfère mourir noyée que violée. L’accompagnent des jeunes qui ne savent pas nager et qui se noieront. Sur le lac, le témoin doit faire face à des Interahamwe [3] qui patrouillent. Ayant fini par atteindre une petite île, elle doit affronter des miliciens qui la battent. Elle décide de repartir à la nage vers elle ne sait où. Après de longs moments, elle croyait avoir atteint le Congo. Elle a alors eu la chance de rencontrer des gens qui l’ont aidée à aller jusqu’au Congo.

Elle avoue qu’il est difficile de faire comprendre ce qu’elle a vécu. Elle demande simplement que justice soit rendue.
Sur questions du Président, Esther évoque les morts de sa famille. Elle reste seule avec un frère handicapé à la suite de ses blessures. Elle connaît MUHAYIMANA de nom. Par contre, elle a connu sa demi-sœur avec laquelle elle était à l’école. C’est surtout par les Gacaca [4] qu’elle a entendu parler de l’accusé. Elle révèle que Claude MUHAYIMANA est responsable de la mort de sa tante Pétronille NYIRAMAGONDO à Karongi.

Si elle garde une « image » de ce génocide? Ce sont les cris des suppliciés et l’eau rougie par le sang.

Audition de monsieur Innocent GISANURA NDAYIMANA, témoin cité par le CPCR.

« Votre récit est terrifiant » commence le président LAVERGNE, lorsqu’il reprend la parole après le témoignage bouleversant d’Innocent GISANURA, manifestement ému. Pendant plus d’une heure, le témoin a raconté son calvaire les premiers jours du génocide à Kibuye.

« Ce n’est pas facile de me tenir devant vous pour raconter ce qu’on a vécu dans ce génocide« , avait commencé le témoin. « En 1994, le génocide m’a frappé, ma famille et moi, mais nous l’avions déjà connu en 1990. Papa avait été arrêté comme complice du FPR. Il a été torturé et quand il était aux portes de la mort, on a appelé ma mère pour qu’elle vienne chercher son mari. Papa est mort quelques jours après suite aux tortures qu’on lui avait infligées.

Le 6 avril 1994, notre grand frère est venu nous annoncer la mort du président HABYARIMANA. Notre mère nous a dit que nous allions être tous exterminés: il y avait un plan. Nous avons quitté la maison pour nous rassembler chez un oncle maternel chez qui nous avons passé la nuit, dehors, dans la cour. Quand le jour s’est levé, nos voisins Hutu ont pris leurs distances. Les tueurs se sont rués sur nos maisons tuant les gens et les vaches.

Nous avons commencé à fuir le 7 avril au matin. Nous sommes allés vers l’église protestante locale. Beaucoup de Tutsi venant d’autres secteurs s’étaient rassemblés là.

Le 10 avril, le bourgmestre Augustin KARARA est venu avec des gendarmes, des policiers communaux et des Interahamwe [5]. On ne pouvait pas assurer notre sécurité, nous devions partir pour le Stade GATWARO. Les hommes ont refusé de monter dans les voitures. Ils sont partis sur les hauteurs de Gitesi et Karongi.

Le 11 avril, des véhicules sont venus pour transporter les femmes, les enfants, les vieillards. Je suis monté dans un camion sans mon frère aîné ni mes cousins.

Dans le véhicule, j’étais avec ma mère, mes sœurs et mon petit frère. Arrivés à NYAKURERE, maman m’a demandé de sauter du camion: eux partaient à la mort. C’était difficile pour moi de rejoindre mes oncles à Karongi. Ne connaissant pas les lieux, je ne suis arrivé à Gitwa que le 14 avril. Je marchais la nuit et me cachais le jour pour échapper aux Interahamwe.

Le 14 au soir, à Gitwa, il y avait beaucoup de cadavres: une attaque s’était produite dans la journée. Je suis resté là jusqu’au 17 avril.

Le 17, nous avons entendu des bruits de balles en provenance de l’église et du Home Saint-Jean. Le 18, les bruits des tirs nous sont parvenus du stade Gatwaro. Des rescapés ayant échappé aux massacres nous ont confirmé que le stade avait été attaqué le jour-même. Maman est elle-même arrivée avec trois de ses enfants: ma sœur avait été tuée au stade. Ma grande sœur avait été enlevée par des Interahamwe à une barrière.

Le 19 avril est organisée une attaque à Gitwa provoquant la mort de beaucoup de Tutsi. Mon grand frère, maman et mes frères, mes oncles paternels et leurs enfants seront emportés ce jour-là. J’ai moi-même été blessé: je n’ai vu que le sang gicler de mes plaies. Les blessés ont été achevés.

Mon grand frère m’a traîné jusqu’à une fosse commune et m’a placé au milieu des cadavres. Je devais faire semblant de dormir. Lui-même avait reçu des balles dans les cuisses. Les Interahamwe l’ont emmené dans notre localité d’origine, il ne pouvait plus marcher. J’apprendrai beaucoup plus tard, lors des Gacaca [6] qu’ils l’ont décapité pour montrer sa tête aux gens de l’église où nous nous étions réfugiés. Ils ont jeté son corps dans des latrines et son corps dans une fosse. Nous exhumerons ses restes pour les placer au Mémorial.

Ce jour-là, couché au milieu des cadavres, j’ai perdu connaissance. Après plusieurs jours, peut-être, j’ai recouvré mes esprits et je suis parti en direction de Bisesero, rejoindre les résistants. On avait appliqué un bandage sur mes blessures aux jambes. Pour arriver à Bisesero, j’ai mis plusieurs jours: j’avais perdu la notion du temps. Arrivé là, je n’ai pas pu participer aux attaques à cause de mes blessures. Je suis resté jusqu’à l’arrivée des Français. Ces derniers ont dit qu’ils allaient venir nous rechercher. Mais dès leur départ, les Interahamwe nous ont attaqués. Ils m’ont blessé avec un gourdin: j’en garde des cicatrices sur la tête. Ils m’ont jeté dans une fosse commune parmi des cadavres. Un jour, j’ai rêvé qu’on me tuait et j’ai réalisé que j’étais dans une fosse. Ma tête avait enflé, des asticots, des fourmis vivaient sur mes plaies. Je ne pouvais plus ouvrir les yeux.

J’ai pleuré à plusieurs reprises et j’ai fini par m’endormir. Quand je me suis réveillé, il n’y avait plus personne, plus de vie. J’ai décidé d’aller demander de l’aide pour soigner mes plaies. Je prenais ma tête dans les mains pour tenter d’ouvrir les yeux. Je suis ainsi arrivé à l’hôpital de Kibuye. C’est là que j’apprends la prise de Kigali par le FPR.

J’ai voulu franchir la porte de l’hôpital mais miliciens et militaires m’ont frappé sur tout le corps. Du sang giclait de mes tibias et de mes bras. Ils se moquaient de moi en disant que j’étais un inkotanyi [7] devenu fou.

Une infirmière, Tabita NYIRANTABA, leur a dit que j’étais le fils que son frère avec eu avec une prostituée tutsi. Elle m’a fait entrer dans l’hôpital, m’a donné des habits de ses enfants qui n’étaient pas à ma taille: je devais les attacher avec une ficelle. Elle m’a rasé les cheveux pour soigner mes blessures et m’a donné des médicaments. Le matin elle m’apportait à manger et je me réfugiait dans les toilettes. Le reste du temps, je restais sous la véranda de l’hôpital. Elle m’a ensuite confiée des Interahamwe à qui elle donnait de l’agent: ils devaient veiller sur ma sécurité.

La femme a négocié avec les militaires français: « J’ai un enfant à vous confier, leur dit-elle. Ils m’ont conduit dans leur campement et leur ont remis un message de la part de la dame. J’ai dit que j’étais Tutsi. Le soir, ceux qui n’étaient pas blessés venaient me rendre visite. Une partie d’entre nous a été conduite au camp de Nyarushishi, en direction de Cyangugu. Quant à moi, ils m’ont conduit à Goma. Dans l’établissement où j’étais, ils y avait beaucoup de soldats des FAR [8] et des Interahamwe. Les militaires nous disaient qu’ils allaient nous mettre dans la tombe d’HABYARIMANA.

En février 1995, la Croix Rouge Internationale nous a conduit à Ruhengeri, dans un orphelinat. Je suis revenu chez nous en 1996. J’ai obtenu des informations concernant ma famille. Tous avaient été tués à l’église, au Home Saint-Jean, à Gitwa et Bisesero, comme la plupart de nos voisins. Ma grande soeur, emmenée vers le stade par les Interahamwe, avait été violée et tuée avec l’enfant qu’elle avait conçu.

Le témoin se met à pleurer. On attends de longues minutes dans un silence glaçant.
Le témoin remercie alors la Cour pour avoir eu l’idée d’organiser des procès. Il remercie Dafroza et Alain GAUTHIER pour être venus à lui et ainsi donner des informations sur Claude MUHAYIMANA. De poursuivre: « Je ne le connaissais pas mais j’entendais partout parler de lui comme de quelqu’un qui avait joué un rôle dans le génocide. On disait qu’il était venu à Kirambi avec KARARA. On disait qu’il transportait les Interahamwe. Les cadavres de Kibuye ont été enterrés dans une fosse, derrière l’hôpital. Sans Tabita, j’aurais été tué et jeté dans cette fosse. »

Monsieur le Président de la Cour, après un lourd et long silence, reprendra la parole pour bien établir la chronologie des faits. Aucune véritable question ne sera posée au témoin.
PS. J’ai tenu à rapporter quasiment in extenso le témoignage d’Innocent à cause de son importance. Il a bouleversé beaucoup de monde dans la salle

Alain GAUTHIER

1. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

2, 4. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.

3. ↑ Ibid.
5. ↑ Ibid.
6. ↑ Ibid.
7. ↑ Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.

8. ↑ FAR : Forces Armées Rwandaises

Procès MUHAYIMANA: mercredi 1 décembre 2021. J8

02/12/2021

• Audition de monsieur Alexis KABAGEMA, détenu à la prison de Muhanga, en visioconférence.
• Audition de monsieur Gaëtan RUTAZIHANA, détenu à la prison de Muhanga, en visioconférence.
• Audition de monsieur Louis MUSABYIMANA, alias MIDO.
• Audition de monsieur Esdras NGENDAHAYO, pasteur, comptable du Guest House.
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Audition de monsieur Alexis KABAGEMA, détenu à la prison de Muhanga, en visioconférence.

Point de droit. Le témoin ayant été condamné pour des faits connexes (semblables) à ceux pour lesquels l’accusé est jugé, il n’aura pas à prêter serment. Ce sera le cas pour d’autres témoins.

Le témoin raconte un fait qui sera repris par de nombreux autres: le meurtre de madame NYIRAMAGONDO, de sa fille et de son petit fils. Une voiture conduite par Claude MUHAYIMANA est arrivée. A l’arrière, de nombreuses chèvres volées, une femme, sa fille et un enfant. Emmanuel TWAYIGIRA, qui sera appelé à témoigner plus tard [1], s’adresse au groupe déjà présent sur les lieux: « Les gars, vous n’avez pas tué les Tutsi? Vous savez comment on tue les Tutsi? Laissez-moi vous montrer. »

« TWAYIGIRA Emmanuel est descendu de la voiture, machette à la main. Il a découpé la vieille, la fille et le petit garçon. La voiture est repartie », précise le témoin. » Un ou deux jours plus tard, une voiture Daihatsu bleue conduite par l’accusé est arrivée avec à son bord des gendarmes, des hommes et des jeunes gens. Tous sont partis jusqu’à Gasengesi. Les gendarmes ont commencé à tirer sur les Tutsi rassemblés plus haut qui se sont défendus en descendant même vers eux. Le gendarme MWAFRIKA y a perdu la vie.

Le conseiller François NAMBAJIMANA a organisé une réunion pour mettre un plan en pratique. Ils sont même allés chercher des renforts dans d’autres communes. Ils sont alors partis à Gitwa pour tuer. Arrivés à Karongi, le bourgmestre tient à son tour une réunion: « Celui qui a peur peut rentrer chez lui » déclare-t-il. « Que personne ne prenne de vaches ou de chèvres avant de tuer les Tutsi. »

Pour éviter de s’entretuer (car les Tutsi fondaient sur eux pour combattre corps à corps) « que chacun s’entoure le corps de feuilles de bananier pour se reconnaître » leur précise-t-on. On leur donne aussi un mot de passe: « Si vous croisez quelqu’un, prononcez le mot « Butare ». S’il répond « Kibuye, » il est des vôtres. » S’en suivra un combat acharné contre les Tutsi.
Sur questions du président. Il ne connaissait pas Claude MUHAYIMANA mais ceux qui le connaissaient ont dit que c’était lui. C’est le lendemain que MWAFRIKA sera tué, le véhicule qui est arrivé était toujours conduit par l’accusé.
Le témoin d’ajouter: « Ces choses qui se sont passées sont atroces. J’ai demandé pardon car c’est un crime qui dépasse l’entendement. Ce compagnon (NDR. L’accusé) devrait aussi demander pardon car sans tuer il conduisait les tueurs. Il est co-auteur. »

Sur question du ministère public, le témoin précise que MWAFRIKA était mort d’une grenade que lui-même avait lancée et qu’un jeune Tutsi avait renvoyée.

La défense s’étonne que le témoin, qui a plaidé coupable, n’ait pas bénéficié d’une remise de peine. Il purge une peine de trente ans de prison.


Audition de monsieur Gaëtan RUTAZIHANA, détenu à la prison de Muhanga, en visioconférence.

Monsieur le Président, en début de séance, annonce que le juré numéro 4 ne siègera plus pour cause de maladie. Il sera remplacé par le juré remplaçant numéro 1.

Le témoin purge une peine de réclusion à perpétuité. « On a tué nos compatriotes en 1994. On a été emprisonnés et avons demandé pardon au peuple rwandais qui nous a pardonné. Mais j’ai été condamné pour une deuxième affaire. » Lors de la construction de l’agrandissement de l’hôpital, on a découvert une fosse commune. Interrogé, le témoin a dit que les victimes de cette fosse étaient des Hutu morts dans le cachot communal. Convaincu de mensonges, le témoin et ses co-accusés ont été condamnés à perpétuité. Il donnera plus de précisions lorsque monsieur le Président le questionnera sur ces faits.

Le témoin s’empêtre dans ses réponses. Pour la défense, il a menti. Dans son audition par les enquêteurs français en 2014, il avait accusé Claude MUHAYIMANA, mais pas pour obtenir une réduction de peine. Il n’a pas non plus subi de pressions.

Audition de monsieur Louis MUSABYIMANA, alias MIDO.

Le témoin fait partie des gens qui ont plaidé coupables. Il a été condamné à 14 ans de réclusion. Il a connu Claude MUHAYIMANA lorsque ce dernier travaillait à la Guest House de Kibuye. C’est d’ailleurs pour des faits commis dans cet hôtel qu’il a été jugé et condamné, ainsi que pour sa présence au stade Gatwaro.
C’est suite à des réunions organisées par le préfet Clément KAYISHEMA, puis par le bourgmestre Augustin KARARA, que l’ordre de tuer sera donné. A ces réunions, il note la présence du directeur de l’hôpital monsieur Charles TWAGIRA. Ce serait le gérant de la Guest House de Kibuye qui auraient donné cet ordre de tuer un employé, Anaclet. Ce dernier était rescapé de l’église. Il était venu se cacher à la Guest House. Selon le témoin, Claude MUHAYIMANA aurait été présent et aurait participé au meurtre. Le témoin avait accusé Claude d’avoir aussi participé au meurtre de MASENGESHO, mais il avait avoué s’être trompé.
Monsieur le Président précise que Claude MUHAYIMANA a bénéficié d’un non-lieu pour ce crime.
Selon le témoin, Claude MUHAYIMANA a conduit une Daihatsu bleue volée à Bongo Bongo pendant le génocide. Il a transporté les tueurs à Bisesero. Il l’a vu le jour où ils ont ramené la tête de Jean Marie Vianney BIGILIMANA. C’est l’accusé qui, avec Stanislas MBANENANDE en particulier, choisissait ceux qui devaient partir avec lui. Et de préciser que Claude n’a jamais été contraint de conduire. Aucun chauffeur n’a été tué pour avoir refusé.
Quand ils partaient, ils chantaient qu’ils allaient exterminer les Tutsi.
Le témoin sait que MUHAYIMANA a conduit le corps d’un gendarme mais que son absence n’a pas excédé deux ou trois jours. Il n’a jamais su si l’accusé avait accompagné des soldats français de l’Opération Turquoise.
Louis MUSABYIMANA reconnaît avoir été contacté par téléphone par l’accusé. Il déclare que Claude MUHAYIMANA ferait mieux de reconnaître le génocide plutôt que d’embrouiller la Cour. Ce dernier prétend que c’est le témoin qui l’a contacté et qu’il aurait été obligé de l’accuser pour obtenir sa libération. Le témoin dément et précise que c’est pour avoir plaidé coupable qu’il a obtenu une réduction de peine: « J’ai plaidé coupable pour assumer ce que j’ai fait et être puni par la loi. »

Le témoin reconnaît avoir été contacté par une avocate de Kigali (Antoinette MUKAMUSONI) qui lui a offert de l’argent pour changer ses déclarations au sujet de l’accusé. Elle venait mandatée par Claude MUHAYIMANA.

La défense veut savoir s’il a rencontré Alain GAUTHIER en août 2012. Il répond par la négative. Il le connaît pour l’avoir entendu à la radio. Il a rencontré un Blanc avec une femme rwandaise. L’avocat du CPCR éclaire alors la Cour. Lorsque Dafroza et Alain GAUTHIER ont rencontré le témoin, ils n’avaient pas dit qu’ils étaient en couple. Madame GAUTHIER se présentait comme l’interprète. Raison pour laquelle le témoin a répondu ainsi.

Audition de monsieur Esdras NGENDAHAYO, pasteur, comptable du Guest House.

Après avoir remercié la Cour, le témoin ajoute que la justice est essentielle et que quelqu’un qui a mal agi peut demander pardon.
Il ne sait pas si des réunions avaient été organisées à la Guest House mais il avait appris qu’un employé, Anaclet MUNYANKINDI avait été tué. Il ne savait pas s’il était Hutu ou Tutsi, sa famille ne lui ayant pas appris à faire cette distinction. Il ne sait pas ce qu’est devenu le gérant Tatien avec lequel la famille de Claude MUHAYIMANA serait partie. Il ne sait pas non plus si l’accusé a servi les militaires français de Turquoise [2]. D’ailleurs, pendant le génocide, il ne sortait pas de chez lui ayant peur qu’on l’oblige à tuer. Il s’est réfugié au Congo, au camp de Kashusha, jusqu’à sa destruction. C’est en 1999 qu’il est revenu au Rwanda.

Il a bien entendu parler des attaques dans la préfecture de Kibuye. De chez lui, il voyait des feux allumés sur les collines. De retour chez lui, il a appris de son beau-frère que le fils de MURAKAZA transportait des Interahamwe [3]. Par contre, il n’a rien su de Claude MUHAYIMANA.

On pourrait penser, à ce stade de l’audition, que ce témoin n’était pas très utile. Mais on va lui présenter un « ordre de mission » dont Claude MUHAYIMANA vient de donner l’original. Il n’avait jusqu’à ce jour fourni qu’une copie. Monsieur le Président et le ministère public s’étonnent que l’accusé et ses avocats ne fournissent l’original qu’aujourd’hui. Il aurait dû être versé il y a bien longtemps.
Ce document, qui se révèlera un faux, avait été fourni par l’accusé pour justifier son absence de Kibuye lors des grands massacres de la ville. Du 14 au 27 avril, il aurait conduit le corps du gendarme MWAFRIKA à Ruhengeri pour qu’il y soit inhumé. C’est l’alibi qu’il avait donné.
Le comptable n’a jamais vu un tel document. Il explique alors la procédure en cas de mission. Rien ne correspond à ce qui aurait dû être fait. « Un document curieux, un document qui pose question. » déclare le témoin. Claude MUHAYIMANA tente de donner des explications mais il s’embrouille. Cet ordre de mission est manifestement un faux.

L’accusé avait déclaré que s’il était resté si longtemps à Ruhengeri c’est parce que la ville était coupée en deux, une partie occupée par les FAR [4] une autre par le FPR [5], et qu’il était donc difficile de circuler. Une explication qui, là encore, ne tient pas la route.

L’accusé ajoutera qu’à son retour de Ruhengeri il a été malade, qu’il est resté chez lui jusqu’à l’arrivée des Français. Ce qu’aucun autre témoin, dont son épouse qui sera entendue le mardi 7 décembre, ne confirme. Probablement un mensonge de plus.
Interrogé sur ce fameux « ordre de mission », Claude MUHAYIMANA dira que c’est son épouse qui le lui avait amené alors qu’il était au Kenya en 1998. Il conserve depuis tous ses papiers dans une valise que les enquêteurs n’ont pas pris lors de la perquisition effectuée à son domicile.
Nous attendrons le témoignage de Médiatrice MUSENGEYEZU, son épouse, qui devrait apporter quelques éclaircissements précieux.
L’audience est suspendue.
Alain GAUTHIER

1. ↑ voir le compte rendu de son audition du 3 décembre

2. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY

3. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

4. ↑ FAR : Forces Armées Rwandaises
5. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais

Procès Claude MUHAYIMANA: jeudi 2 décembre 2021. J9

03/12/2021

• Audition de monsieur Damien NZAMWITA, en visioconférence.
• Audition de monsieur Joseph NZAMWITA, en visioconférence.
• Audition de monsieur François MVUYEKURE.
• Audition de monsieur Alphonse RUKUNDO, témoin cité par la défense.
________________________________________

Audition de monsieur Damien NZAMWITA, en visioconférence.

Le premier témoin du jour veux donner des informations sur les faits dans lesquels il a accusé Claude MUHAYIMANA. Et d’énumérer tous les lieux où le génocide a été perpétré: les collines de Karongi et Gitwa, l’école de Nyamishaba, l’église de Kibuye et le Home Saint-Jean, le stade Gatwaro et les attaques à Bisesero. D’après lui, c’est lorsque les assaillants sont enfin revenus avec la tête du Tutsi le plus recherché de la préfecture, Jean-Marie Vianney BIGILIRAMA, que les massacres ont cessé.
Sur questions de monsieur le Président, des précisions seront apportées par le témoin sur son propre parcours et celui de Claude MUHAYIMANA. Il confirme ce qu’il a dit devant les enquêteurs français, sauf sur un point que la défense lui rappelle: à propos des dates de la mort du gendarme MWAFRIKA.
De plus, Maître MEILHAC veut absolument lui faire dire qu’il a rencontré le président du CPCR après sa libération. Le témoin finira par le dire: il n’y a pas de mystère sur ce point. » Un Français cherchait des témoins qui avaient avoué, cherchait des informations sur MUHAYIMANA. J’ai écrit ce que je savais. »

L’audition du témoin se termine sur ces mots.

Audition de monsieur Joseph NZAMWITA, en visioconférence.

Ce témoin qui a fait de la prison a bénéficié de la grâce présidentielle. Il reconnaît avoir participé à une attaque à Karongi. Il raconte un épisode terrible du dossier: la mort, sous les coups de machette de TWAYIGIRA, qui viendra témoigner demain [1], d’une femme, de sa fille et de son petit fils. Le témoin était là. Il évoque ensuite la mort du gendarme MWAFRIKA où il apprend que le chauffeur qui conduisait la camionnette bleue et transportait des chèvres volées aux Tutsi n’était autre que Claude MUHAYIMANA. De qui l’avait-il appris, cherchent à savoir les avocats de la défense qui insistent? L’essentiel n’est-il pas que le chauffeur du camion était bien Claude MUHAYIMANA?

Quand vient le tour de la défense, maître MATHE interroge le témoin. A plusieurs reprises, n’obtenant pas la réponse qu’elle veut, elle insiste et lui repose la même question à laquelle le témoin donne la même réponse. Monsieur le Président fait savoir à l’avocate que sa question « est répétitive » et qu’il voudrait bien qu’elle arrête. « Vous le faites exprès, maître MATHE? Est-ce que je ne vous ai pas dit que votre question était répétitive? » Sans se démonter, maître MATHE répond : « Non, monsieur le Président ». Monsieur LAVERGNE se lève brusquement et suspend l’audience.

A la reprise, maître MATHE tente de se justifier. Le ton devient plus conciliant. L’incident est clos.

Audition de monsieur François MVUYEKURE.

Le témoin, instituteur en 1994, dans sa déclaration spontanée, déclare qu’ayant appris l’attentat contre le président HABYARIMANA, il est resté chez lui comme le demandaient par radio les autorités. Pendant que les gendarmes commencent les tueries, les Tutsi se réfugient en masse à l’église, au Home Saint-Jean, au Stade ou sur les collines alentour. Cette situation aurait duré environ une semaine.
Il évoque ensuite la mort du gendarme MWAFRIKA, tué par une grenade relancée par un résistant. Certains iront jusqu’à prétendre que c’est un infiltré du FPR [2] qui serait l’auteur.

Après les grands massacres dans la ville de Kibuye, les autorités locales organisent une réunion au cours de laquelle les jeunes et les hommes les plus forts sont invités à se rassembler près du Rond Point et à partir pour Karongi. C’est ce jour-là que le témoin voit Claude MUHAYIMANA au volant de la Daihatsu bleue volée à Bongo Bongo. Le témoin a commencé à monter vers les collines mais il décide de rebrousser chemin. Il est plus intéressé par la bière que les autorités servent aux tueurs à leur retour. Il fait partie de ceux qui les accueillent à leur retour. Ces attaques à Karongi ont duré plusieurs jours. Les rescapés sont partis vers Bisesero vers la fin avril. Les tueries sur ces collines dureront tout le mois de mai et au-delà.
Le témoin va préciser que quand le véhicule de Claude partait vers l’Est, on savait qu’ils allaient « travailler », c’est à dire « tuer » [3]. C’était le seul travail de l’époque. De plus, le véhicule de Claude était le seul à transporter des militaires, des civils armés de fusils et de grenades.
Le témoin va répondre le plus précisément possible aux questions de monsieur le Président.
L’intérêt de cette audition réside dans le fait qu’un jour, le témoin a reçu un messager de MUHAYIMANA. Ce messager demandait à monsieur MVUYEKURE de déformer le témoignage qu’il avait déjà donné, en évitant de préciser le rôle de l’accusé. La justice pourrait peut-être ainsi alléger sa peine en cas de procès.
Mêlée à cette affaire, une cousine de l’accusé, une certaine Assumpta qui évoque dans un message adressé à Claude la présence à Kibuye d’Antoinette MUKAMUSONI que MUHAYIMANA avait dépêchée à Kibuye pour, il faut bien le dire, corrompre les témoins. Le témoin la rencontrera d’ailleurs en personne, ainsi que d’autres personnages de l’enquête. Il y a bien eu subornation de témoins. MUHAYIMANA tente de contester la version du témoin. Il faut bien se rendre à l’évidence. Claude MUHAYIMANA devra probablement s’expliquer lors de ce procès.
Le témoignage de monsieur MVUYEKURE varie sur un point. Alors qu’il avait dit, dans une audition précédente, que Claude MUHAYIMANA avait dû être forcé de participer au génocide, il revient sur cette déclaration. « Je dis la vérité aujourd’hui! »

Monsieur le Président suspend l’audience sur ces mots.

Audition de monsieur Alphonse RUKUNDO, témoin cité par la défense.

Un témoin « tombé du ciel ». La journée va se terminer en fanfare. Arrive un témoin connu du seul Claude MUHAYIMANA. Les avocats de la défense se font petits sur leur siège et font des gestes de désespoir.

De quoi s’agit-il en réalité? Un témoin qui vient raconter « son génocide » à Kibuye. A deux reprises, il a vu des voitures venant de Gitesi débarquer leur chargement de chèvres tout près de l’endroit où il habite. Occasion de rapporter une anecdote indispensable à la compréhension de la situation: un chauffeur de la camionnette Daihatsu bleue, qui n’est bien sûr pas Claude MUHAYIMANA, dérape sur la route et se met dans le fossé. Le gendarme MWAFRIKA, dont il apprendra la mort par son employé, faisait partie des passagers. Comme par hasard. Intéressant!
Il nous déroule ensuite son CV. Il est président du MDR [4], modéré bien sûr, du parti de TWAGIRAMUNGU qui, nommé Premier ministre, le fera venir à Kigali dans son cabinet. De retour à Kibuye, commence alors une chasse à l’homme. Notre témoin doit se cacher, embaucher un garde du corps pour assurer sa protection.

Au mois de mai, donc au moment où le génocide bat son plein, des assaillants se rendent chez son père qui cache des Tutsi. Tous les réfugiés tutsi sont assassinés. Son père subira le même sort quelques jours plus tard.
Claude MUHAYIMANA arrive enfin dans cette histoire romanesque. Le garde du corps de monsieur RUKUNDO vient avertir son patron que des assaillants sont venus chez son voisin et ont voulu tuer la femme de Claude, une Tutsi.
Monsieur RUKUNDO se cache jusqu’à l’arrivée des soldats français de Turquoise [5]. Il ira donc rejoindre monsieur TWAGIRAMUNGU à Kigali. Lors d’un retour à Kibuye pour voir sa fiancée, alors qu’il voyage dans un bus, un militaire lui demande de le suivre. Il sera enfermé au cachot avec une cinquantaine de personnes, tabassé de 20h à 24h. Il finira à la prison de Gitarama où il va purger une peine de 5 années. Sans qu’il en comprenne la moindre raison.
Jean de Dieu MUCYO, le ministre de la justice, vient un jour dans la prison de Gisovu pour organiser la collecte d’informations parmi les prisonniers en vue des Gacaca [6]. C’est lui qui est choisi comme Président de ce groupe de prisonniers. Au cours de ces mois de travail, il se rend compte que le nom de Claude MUHAYIMANA n’est jamais prononcé par les tueurs. C’est donc qu’il est innocent!

Enfin, il y a quelques années, notre témoin, qui a rejoint la France via Mayotte (NDR. Ile de l’Océan Indien qui sert de base arrière pour de nombreux génocidaires qui souhaitent venir en métropole. Pascal SIMBIKANGWA et Octavien NGENZI, tous deux condamnés pour génocide, ont fait un séjour à Mayotte), apprend par la télévision que son « ami » MUHAYIMANA vient d’être arrêté. Impossible pour lui qui connaît tous les dossiers de Kibuye. Il devra absolument venir au tribunal « pour dire la vérité ». Il va proposer ses services à Claude MUHAYIMANA. Un coup de fil suffit.
Monsieur le Président LAVERGNE, qui s’est tenu de réagir jusque-là, lui demande s’il a fait des enquêtes. Non, bien sûr.
Les avocats de la défense entrent alors dans la danse. Maître MATHE sort de sa torpeur et lance devant la Cour: « Seule la défense ne prépare pas ses témoins » dans ces assises. Ce qui n’est pas le cas des parties civiles. Le sang de l’avocat d’une partie civile ne fait qu’un tour. Il explose: « Vos propos sont inadmissibles. Je demande à ce qu’ils soient notés par le greffe. » (NDR. Citation approximative).
Maître MATHE se reprend et se voit obligée de modérer ses propos. » Je ne parlais pas des avocats. Tous les confrères font preuve d’une loyauté... » Et d’enchaîner aussitôt: » Je parlais des associations parties civiles, je parlais du CPCR qui prépare ses témoins, s’entretient avec eux avant les audiences. Je le prouverai… » Elle va même jusqu’à parler de « témoins recrutés », une expression que monsieur le Président trouve « injurieuse » pour les victimes. C’est inadmissible en effet.

Ce témoignage est une petite histoire dans la grande. Jamais le témoin n’évoque les massacres sur les collines, à l’église, au Home Saint-Jean, au stade Gatwaro, à Bisesero: le GÉNOCIDE! Effarant!
Quelques questions vont suivre mais le mal est fait. L’avocat du CPCR demande si « ceux qui ne sont pas sur la liste sont innocents »? Le ministère public attire l’attention de la Cour sur le fait que « nous sommes en France: les juges enquêtent à charge et à décharge. L’instruction se fait en amont du procès » »

Comme il se doit, le dernier mot revient à la défense qui, radoucie car monsieur le Président venait de dire qu’il n’avait jamais vu ça dans une Cour d’assises, évoque la collecte d’informations pour préparer les Gacaca [7]. Elle ne posera pas davantage de questions au témoin.

Monsieur le Président suspend l’audience et donne rendez-vous le lendemain à 9 heures pour entendre de nouveaux témoins. Dans une Cour apaisée?
Alain GAUTHIER

1. ↑ voir le compte rendu du vendredi 3 décembre

2. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
3. ↑ L’action même de tuer est désignée sous le terme gukora, signifiant « travailler » en kinyarwanda. Cf Focus : Avril – juin 1994 : les 3 mois du génocide – La propagation des massacres : un génocide «de proximité»

4. ↑ MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire

5. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY

6. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.

7. ↑ Ibid.

Procès Claude MUHAYIMANA. Vendredi 3 décembre 2021. J10

04/12/2021

Les cinq témoins qui ont été auditionnés ce jour ont presque tous été condamnés au Rwanda pour génocide. Le premier, Edmond MUSHIYIMANA était entendu en visioconférence, tout comme Eliezer MUGEMANGANGO. Ils purgent une peine de longue durée. Les trois autres sont venus témoigner à la Cour d’assises, en présentiel comme on dit aujourd’hui: Emmanuel TWAYIGIRA, le meurtrier de madame NYIRAMAGONDO, de sa fille et de son petit fils, Félicien MANIRAGUHA et Elieri NSENGIYUMVA. Ce dernier a fait de la prison mais il a été blanchi lors d’un procès Gacaca [1]. Ayant participé à la procédure du plaider coupable, la plupart avaient bénéficié d’une remise de peine, parfois même de la grâce présidentielle.

Edmond MUSHIYIMANA était manifestement nerveux. Il se tordait les doigts, baissait la tête en entendant monsieur le Président lire des passages de ses auditions par les juges français. Quant à Eliezer MUGEMANGANGO, il manifestait une certaine colère par des réponses brèves assénées sur un ton presque agressif. Il ne comprend pas pourquoi il n’a pas bénéficié de remise de peine alors qu’il avait plaidé coupable.
Toute la journée ont été évoquées les tueries sur la colline de Karongi et Gitwa, ainsi que la mort du gendarme MWAFRIKA, tué lors d’une attaque contre les Tutsi. Chacun des témoins a donné sa version des événements. Tous ont insisté sur le fait que ce sont les autorités de la province de Kibuye qui ont incité les gens à partir à la « chasse » aux Tutsi. Le préfet KAYISHEMA, le bourgmestre KARARA mais aussi le docteur Charles TWAGIRA, lui-même visé par une plainte du CPCR depuis le 30 novembre 2009 [2].

Tous ont surtout confirmé, après avoir changé parfois de version, que c’est Claude MUHAYIMANA qui conduisait le camion Daihatsu bleu volé à BONGO BONGO ayant servi à transporter gendarmes et Interahamwe [3]. Pour ceux qui étaient mis en face de leurs contradictions parfois criantes, ils ont toujours précisé que la vérité, c’est ce qu’ils disaient ce jour à la barre.

L’attaque de l’école de Nyamishaba était aussi à l’ordre du jour, Claude MUHAYIMANA étant cité par les témoins comme ayant participé à cette attaque.
Pratiquement tous, lorsque monsieur le Président LAVERGNE leur a demandé, à la fin de leur déclaration spontanée, s’il avaient quelque chose à ajouter, ont déclaré avoir demandé pardon au pays, à Dieu, à l’humanité… mais pas vraiment aux familles des victimes!
Une journée donc sans grande surprise, pleine d’émotion toutefois lorsque a été évoquée la mort de madame NYIRAMAGONDO, de sa fille et de son petit fils. L’auteur ce ces crimes, Emmanuel TWAYIGIRA, a bien reconnu qu’il avait tué ces personnes mais il a quelque peu adouci son témoignage en disant qu’il avait utilisé un gourdin. Les autres témoins avaient dit que les victimes avaient été égorgées l’une après l’autre, en commençant par la dame la plus âgée, et leur tête jetée dans le bois . Tous ont rapporté aussi les propos du tueur dans des termes très semblables: « Vous n’avez pas encore tué des Tutsi? Je vais vous montrer comment ont fait. » Ce meurtre va libérer les énergies et les réticences des participants. Ce sera le début des grands massacres qui vont ensanglanter la préfecture de Kibuye.

La journée a été longue. Aucune des parties n’avait envie de la prolonger si bien que le dernier témoin a été pratiquement dispensé de la série de questions à laquelle sont généralement soumis les témoins
L’audience est suspendue et reprendra lundi 6 décembre à 9h30.
PS. En marge du procès de Claude MUHAYIMANA, nous avons appris que l’abbé Wenceslas MUNYESHYAKA, mis en examen pour génocide mais ayant bénéficié d’un non-lieu, venait d’être suspendu par l’évêque d’Évreux pour avoir reconnu être le père d’un enfant de 11 ans [4].

Alain GAUTHIER, président du CPCR

1. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.

2. ↑ Lire à ce propos notre article de février 2018 : Affaire TWAGIRA: le médecin de Rouen revient sur le devant de la scène

3. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

4. ↑ Lire notre article de juin 2018 : Affaire Wenceslas MUNYESHYAKA : la Cour d’Appel de Paris confirme l’ordonnance de non-lieu et sur le site de Paris-Normandie : le prêtre de Brionne, dans l’Eure, suspendu après avoir reconnu son fils biologique


Procès Claude MUHAYIMANA: lundi 6 décembre 2021. J11

07/12/2021

• Audition de madame Providence RWAYITARE, témoin citée par le CPCR.
• Audition de Xavera MUSENGIYIREMYE, tante de l’ex-épouse de l’accusé, en visioconférence.
• Audition de Hassan IBYIYINGOMA, en visoconférence.
• Audition de monsieur Uzias BAILLEUX, ex-chauffeur du préfet Clément KAYISHEMA.
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Audition de madame Providence RWAYITARE, rescapée du Home Saint-Jean et de l’église de Kibuye. Témoin citée par le CPCR.

Dès la chute de l’avion du président HABYARIMANA, toute la famille, sa tante et les 7 enfants quittent la maison familiale pour se rassembler à l’église et au Home Saint-Jean. La plus jeune avait été confiée à une autre tante de Mubuga.
Le 15 avril, des tirs venus du camp militaire voisin se font entendre et sèment la panique parmi les réfugiés. Est alors arrivé Claude MUHAYIMANA en compagnie d’Anastase BARAYATA, un Officier de police judiciaire. Il semblait venir pour voir qui était réfugié au Home Saint-Jean. Son regard croise celui de Providence. Ce même jour, cinq gendarmes sont venus chercher sa tante et une autre fille qu’ils iront tuer devant la maison du témoin après les avoir humiliées et torturées devant la population. Ce meurtre sera le signal donné aux Hutu qu’ils pouvaient commencer à tuer. Arrivent ce jour-là des rescapés de Nyamishaba.
Le 16 avril, une première attaque de l’église se produit. Trop peu nombreux, les attaquants se retireront sous les pierres lancées par les réfugiés de l’église.
Le 17 avril, un groupe beaucoup plus important attaque de nouveau l’église avec le soutien des militaires. Le témoin se réfugie au Home Saint-Jean dans une chambre qu’on avait mise à leur disposition. Elle y retrouve une certaine Jacqueline, grièvement blessée à la joue. Cachées dans un caniveau, le gérant Thomas leur donne à manger. Le lendemain, des gens en pirogue surveillaient le Home et dénonçaient des survivants. Providence et Jacqueline vont alors se cacher dans la brousse. Mais le témoin sera débusquée, en même temps qu’une maman et son bébé. Les tueurs vont les aligner sur la route et Providence sera assommée d’un violent coup de gourdin sur la tête. Quand elle reprend ses esprits, assoiffée, elle retourne chez Thomas au Home. Au loin, elle entend des tirs en provenance du Stade Gatwaro. Plus personne autour d’elle, si ce n’est des Hutu qui, comme une soeur de l’accusé, sont venus « faire les poches des victimes. »

Après avoir dit qu’elle était Hutu, elle va alors partir avec des militaires jusqu’à l’Ecole Normale Technique tenue par des religieuses de Sainte-Marie de Namur. Bien qu’elle ne soit pas sur la liste du préfet KAYISHEMA qui désignait les personnes autorisées à rester là, un militaire la prend en charge et se porte garant d’elle en disant aux religieuses qu’elle lui « appartient ».
La nuit, un militaire, BUFFALO, venait de temps en temps dans le couvent et réveillait tout le monde. Ivre, il séparait les Hutu des Tutsi et menaçait de tuer ces derniers. La nuit, Providence ne pouvait pas dormir dans la maison, elle se réfugiait dans les jardins.
Un jour, on vient avertir le témoin que des autorités arrivent dans l’école et on apprend à Providence que Claude se trouve parmi les visiteurs. Elle va alors se cacher dans la douche mais reconnaît l’accusé. A trois reprises, des voyous seront envoyés à l’école pour débroussailler les espaces verts.
Lorsque le gendarme qui protège Providence revient, un jour, les religieuses lui demandent d’aller cacher le témoin ailleurs. Mais difficile de trouver une famille d’accueil. Elle se cache alors dans les toilettes. Le militaire lui annonce que ses deux frères sont toujours vivants, près de la station Petrorwanda, sous la protection de petits mécaniciens Interahamwe [1]. Ils y seront tués quand les Interahamwe voudront effacer toutes les traces du génocide.

Providence continuera à vivre là, dehors, sous la protection d’un des gardiens de l’école qui la prend en amitié et lui raconte tout ce qui se passe en ville dans la journée. Il lui dit en particulier que les tueurs se disputent pour se partager les parcelles des Tutsi qui ont été tués ou qui ont fui. Il lui racontait aussi ce qui se passait à Bisesero.
A l’arrivée des soldats de l’Opération Turquoise [2], le couvent a été protégé car les Français se sont installés dans l’école. Comme les religieuses devaient être évacuées vers Goma, elles ont demandé à Providence si elle voulait partir avec elles. Elle est alors logée dans un orphelinat. Un de ses oncles venu du Burundi viendra la chercher pour se rendre à Kigali. Elle apprendra que sa petite soeur, réfugiée à Mubuga, sera tuée dans les collines de Bisesero.

Monsieur le Président tentera de résumer le témoignage de Providence et s’adressera à l’accusé qui va nier tout ce dont a parlé le témoin. Il est resté dans le déni total.

Audition de Xavera MUSENGIYIREMYE, tante de l’ex-épouse de l’accusé, en visioconférence.

Le témoin connaît l’accusé depuis qu’il a épousé sa nièce. Au début du génocide, elle va se réfugier au bureau communal de Mabanza avec son mari et ses 5 enfants. Comme les attaques avaient commencé, ils sont partis vers le stade Gatwaro. Mais dès les premières attaques, à cause de la pluie, ils se sont réfugiés dans la famille de Claude MUHAYIMANA qui habitait en face. Claude MUHAYIMANA était là avec d’autres personnes qu’il hébergeait. La maison ayant été plusieurs fois attaquée, les adultes décident de se cacher dans la brousse. Le mari du témoin et un de leur fils décident de rentrer chez eux: ils y seront tués.
Sur question du Président, elle ne peut pas dire si Claude a été malade comme il le prétend.
Lorsque les tueurs viennent, la femme de Claude leur donne de l’argent et ils s’en vont. Finalement, Claude MUHAYIMANA aidera sa tante et ses enfants à fuir chez des religieuses, près du lac. Elle finira par partir sur l’Ile Ijwi, dans une barque mise à sa disposition par l’accusé.
« Claude a fait pour nous tout ce qu’il pouvait. Nous avons survécu grâce à lui » dira-t-elle.

Interrogée par les parties, le témoin répondra la plupart du temps qu’elle ne sait rien car elle se cachait. Mais sur question du ministère public, elle confirme bien la présence de Claude lorsqu’elle est arrivée chez lui en provenance du stade.

Audition de Hassan IBYIYINGOMA, en visoconférence.

Le témoin reconnaît avoir été condamné par des Gacaca [3] pour avoir tenu une barrière tout près de son domicile.

Le témoin connaît bien l’accusé. Il a fréquenté l’école située tout près de la maison des parents de Claude. Lui-même était pêcheur et il confirme que l’accusé travaillait au Projet Pêche et que Claude MUHAYIMANA venait acheter des poissons. Par contre il ne connaît pas le comportement de l’accusé pendant le génocide car il habitait à environ 5 km de Kibuye.
L’essentiel de son témoignage portera sur la mort de son co-religionnaire, le gendarme MWAFRIKA, tué sur les collines de Gitwa. Il faisait partie du groupe qui a accompagné le corps du gendarme jusqu’à Ruhengeri où il a été enterré selon le rite musulman.

C’est Claude MUHAYIMANA qui conduisait le véhicule dans lequel ils ont transporté le corps. Le témoin apporte des détails sur le déroulement du voyage qui, d’après lui, n’a pas duré plus de trois jours. On est loin des deux semaines revendiquées par l’accusé.

Audition de monsieur Uzias BAILLEUX, ex-chauffeur du préfet Clément KAYISHEMA.

Chauffeur du préfet au début du génocide, le témoin décide de démissionner de son poste car il ne pouvait pas soutenir les agissements de son patron. Il sera embauché par la suite par les Sœurs de Sainte-Marie de Namur qu’il transportera jusqu’à Mubuga. A son retour, il rencontre les soldats français de l’Opération Turquoise et se mettre à son service pour les guider dans la région, notamment à Bisesero. Au cours de ces journées, il rencontrera le colonel Sartre [4] puis, se sentant menacé, il quittera le pays.

Le témoin a de la peine à retenir ses émotions. Il s’agite à la barre, s’étrangle dans ses sanglots. « Il faut que je parle » répète-t-il. » Et quand je parle, on me menace. Cela fait 20 ans qu’on me menace. »

Sur question du président, le témoin rapporte qu’il a servi plusieurs préfet de la région dont Pierre KAYONDO après avoir été chauffeur de taxi. En 1990, il sera emprisonné quelques jours comme complice du FPR [5]. Clément KAYISHEMA avait été directeur de l’hôpital avant de devenir préfet. Il sera remplacé par le docteur Camille (NDR. Camille KALIMWABO, récemment décédé. Ce dernier accusait le docteur Charles TWAGIRA, directeur régional, d’avoir livré sa femme et ses enfants aux tueurs. Charles TWAGIRA est visé par une plainte du CPCR [6]. L’affaire est toujours à l’instruction.)

Dans son témoignage, le témoin souligne que des rumeurs circulent dès la chute de l’avion. Les trous prévus pour planter les poteaux électriques seraient l’œuvre des Tutsi qui voulaient massacrer les Hutu. Une façon d’exacerber les tensions. Et de citer les noms de grands responsables du génocide dans la région. Uzias BAILLEUX comprend alors que les Tutsi seront massacrés.
Lors d’un déplacement en ville, le témoin demande au Préfet de s’arrêter près de l’hôpital où gisent des enfants. Ce dernier refuse: « Qui t’a chargé des enfants? » rétorque le préfet. Uzias BAILLEUX donne sa démission. C’était le 15 avril. Cette décision va l’isoler. Tout le monde lui dit qu’il ne faut pas parler. Mais c’est plus fort que lui: il ne veut pas se taire. Va commencer pour le témoin une vie d’enfer.
Uzias va rencontrer Claude MUHAYIMANA à Mubuga, alors que ce dernier vient de rentrer de Bisesero pour mettre sa camionnette à l’abri des pierres lancées par les résistants Tutsi. Claude a laissé sur les collines les attaquants qu’il y a transportés.
Le témoin a revu Claude, un soir, au volant de sa camionnette. Les Interahamwe [7] qu’il transportait chantaient des chants de haine ou de victoire.

L’audition portera ensuite sur le meurtre de MASENGESHO pour lequel le témoin n’accuse pas Claude MUHAYIMANA.
L’accusé aurait-il travaillé au service des soldats français de Turquoise [8]? Le témoin répond par la négative.

Uzias BAILLEUX finira par quitter le Rwanda suite à une interview qu’il a accordée à des journalistes de Paris Match. Ne se sentant plus en sécurité, il rejoindra la France. Paris, puis Rouen où il retrouve Claude MUHAYIMANA qui le loge quelques temps. Leurs relations vont s’envenimer suite à une sombre affaire de témoignage que l’accusé lui aurait extorqué. Depuis, le témoin est en butte aux hostilités de nombreux Hutu de Rouen. Trois de ses véhicules ont été brûlés sans qu’il y ait de suite. Il demande d’être protégé.
La défense, prenant la parole en dernier, n’hésitera pas à traiter le témoin de « affabulateur », soulignant ses déclarations contradictoires que l’on trouve dans ses déclarations devant les juges et même dans un ouvrage que Uzias BAILLEUX a écrit.
Il est 21 h30. Monsieur le président suspend l’audience. Rendez-vous est donné au lendemain 9 heures.
Alain GAUTHIER, président du CPCR

1. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

2. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY

3. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.

4. ↑ le colonel SARTRE devenu ensuite général a été auditionné le 27 novemebre

5. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
6. ↑ Lire notre article de février 2018 : Affaire TWAGIRA: le médecin de Rouen revient sur le devant de la scène

7. ↑ Ibid.
8. ↑ Ibid.

Procès Claude MUHAYIMANA: mardi 7 décembre 2021. J12

07/12/2021

• Audition de monsieur Idi YARARA, en visioconférence.
• Audition de monsieur Jean Bosco NKUNDUNKUNDIYE, alias Bongo Bongo, en visioconférence.
• Audition de monsieur James Assoumani MAKUZA, en visioconférence.
• Audition de madame Médiatrice MUSENGEYEZU, ex-épouse de monsieur MUHAYIMANA.
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Audition de monsieur Idi YARARA, en visioconférence.

L’audition du témoin porte sur la mort et l’enterrement du gendarme MWAFRIKA. Monsieur YARARA a fait partie de la liste des personnes qui devaient accompagner le corps du gendarme tué sur les collines de Gitesi. Cette liste avait été établie par l’épouse du défunt, madame Samila MUKANDANGA [1]. Le corps avait été transporté au camp militaire pour y être préparé., ce qui fut fait le lendemain. Mais le transport ne pourra pas être effectué ce jour-là.

Le jour où le témoin était au camp correspond au jour de l’attaque de l’église et du Home Saint-Jean. À l’aller comme au retour, c’est Claude MUHAYIMANA qui conduisait le Daihatsu bleu volé chez Bongo Bongo. Le gendarme MWAFRIKA a été enterré dans la nuit de leur arrivée à Ruhengeri.
Le corps a été transporté enroulé d’un linceul blanc et déposé sur un matelas à l’arrière de la voiture. Selon le rite musulman, il n’y a pas de cercueil, contrairement aux affirmations de l’accusé.
Ils sont repartis le lendemain matin mais ont dû passer une nuit au camp militaire de Mukamira, les gendarmes qui accompagnaient la dépouille de leur collègue ayant voulu saluer leurs familles. C’est donc le troisième jour qu’ils ont rejoint Kibuye, avant la nuit.
Sur questions du président, le témoin répond que les tueries à l’église avaient déjà été faites à l’église. Par contre, celles du stade commençaient. Monsieur YARARA, contrairement à ce qu’il avait pu déclarer devant les enquêteurs français, parle bien d’un voyage qui a duré trois jours, dont deux nuits passées en dehors de Kibuye.

Enfin, sur question de la défense, le témoin précise que sur le trajet ils n’ont jamais rencontré de soldats du FPR [2].


Audition de monsieur Jean Bosco NKUNDUNKUNDIYE, alias Bongo Bongo, en visioconférence.

Le témoin est le propriétaire du véhicule Daihatsu conduit par l’accusé pendant toute la période du génocide. Cela lui a été confirmé par sa nièce qui était chez lui et par d’autres témoins.
Avant le génocide, Claude MUHAYIMANA était son ami. En 1990, après l’attaque du FPR, il avait été arrêté et incarcéré à la prison de Kibuye pendant 6 mois. Il était considéré comme un « complice » du FPR. On disait que son argent lui provenait des rebelles et que les containers qu’ils possédait étaient remplis d’armes. C’était évidemment un prétexte pour l’arrêter. Par contre, Claude MUHAYIMANA n’a jamais été arrêté comme complice. Il était libre de circuler.

Avant octobre 1990, le témoin travaillait à la Guest House comme chef barman et chauffeur chargé de l’approvisionnement. Si Claude MUHAYIMANA est devenu alors chauffeur de la Guest House, il ne l’a pas remplacé pour toutes les fonctions que lui-même assurait.
L’accusé était un ami de son petit frère, Pascal, chauffeur à l’hôpital puis au service des statistiques. Il sera tué en 1994, près de l’hôpital et de chez l’accusé. Tué au mois de mai avec sa fiancée et le fils aîné du témoin, Denis MUNYANEZA.
Monsieur BONGO BONGO quittera Kibuye dès le lendemain de la chute de l’avion, des militaires étant venu encercler sa maison tôt le matin. Aidé par un ami qui avait un bateau, il réussira à atteindre la petite île rwandaise Nyamunini puis, au bout d’une semaine, rejoindra l’île Ijwi. Parti avec son fils, il le remettra aux mains du comptable de la Guest House qui l’a ramené au domicile du témoin. Cet enfant sera tué avec le frère du témoin.
Le témoin nous révèle qu’on avait mis sa tête à prix et qu’on donnerait ses véhicules à qui le livrerait. C’est ce qu’il avait appris à son retour. De l’île Ijwi, il a rejoint Bukavu, au Zaïre. Il avait auparavant retrouvé sa femme et ses enfants grâce à l’aide d’un ami, AMINADABU.
L’accusé cachait chez lui une nièce du témoin, Pascaline, âgée d’environ 5 ans Cette petite fille a pu raconter que Claude MUHAYIMANA partait le matin et rentrait le soir. Pascaline a survécu mais elle est handicapée, traumatisée par ce qu’elle a vécu pendant le génocide.
Le témoin s’est laissé dire aussi que le butin pillé dans les maisons des Tutsi était transporté chez l’accusé.
Concernant le prêtre François KAYIRANGA, résidant en Italie et qui devrait être entendu, il se disait qu’il aurait fait repeindre les murs de l’église maculés de sang pour accueillir le cardinal ETCHEGARAY envoyé spécial du pape dans la région. C’est Béatrice NIKUZE, accueillie chez Claude MUHAYIMANA, qui aurait révélé cette confidence. (NDR. Monsieur le président donnera plus loin lecture de la déposition de madame NIKUZE). Il se dit que c’est l’ex-épouse de l’accusé qui aurait fait libérer l’abbé KAYIRANGA, lui-même emprisonné après le génocide! Madame NIKUZE a déclaré qu’elle avait accusé l’abbé KAYIRANGA et que la femme de Claude n’aurait pas apprécié.
Le témoin a appris que son véhicule avait servi à transporter les tueurs à Bisesero. Il s’adresse alors indirectement à l’accusé: « Pourquoi n’a-il pas eu le courage de dire la vérité? Pourquoi cache-t-il tout ce qu’il sait, ce qu’il a vu? Au Rwanda, tous ceux qui ont avoué sont en liberté. Si je le voyais, je lui poserais la question, ajoute-t-il. Il sait qu’on a pillé ma maison. Revenu à Kibuye, il se cachait. » Mais lui ne l’a jamais revu.

Sur question d’un juré, le témoin précise qu’il avait récupéré sa voiture à Bukavu, avec l’aide de militaires congolais, dans un camp de réfugiés. La voiture était quelque peu endommagée (Neiman arraché) et avait beaucoup de kilomètres au compteur. Il récupèrera une autre voiture.

Sur autre question, il affirme que beaucoup de gens qui ont caché des Tutsi en ont tué d’autres.

Audition de monsieur James Assoumani MAKUZA, en visioconférence.

Peu utile de rendre compte de l’audition de ce témoin, manifestement en mauvaise santé mentale. Il refuse de s’exprimer croyant probablement qu’on veut le juger. Emprisonné après le génocide, il aurait bénéficié de la grâce présidentielle. Il finit par reconnaître que « Claude MUHAYIMANA a des responsabilités dans le génocide » et qu’il a bien conduit le corps de MWAFRIKA à Ruhengeri [3].

Le témoin finit par avouer qu’il ne veut pas répondre aux questions car il ne se sent pas bien du tout. Alors que lors de son audition il avait dit qu’il avait arrêté son travail de chauffeur pour protéger sa famille, sa femme étant Tutsi (NDR. Il ne veut pourtant pas le confirmer.) Aujourd’hui, il dit que c’est pour des raisons de santé! Et de sortir une liasse de médicaments de sa poche!

De guerre lasse, monsieur le Président va lire ses dépositions devant les enquêteurs français et, sentant qu’il ne tirera rien de ce témoin, décide d’interrompre l’audition, en accord avec toutes les parties.

Audition de madame Médiatrice MUSENGEYEZU, ex-épouse de monsieur MUHAYIMANA.

C’était une audition attendue par toutes les parties. Mais après quatre heures d’audience, le témoin ayant à répondre encore à de nombreuses questions, monsieur le Président décide de suspendre l’audience à la satisfaction générale. Le témoin est invitée à revenir devant la Cour le jeudi 9 décembre à 15h30.
Dans la mesure où l’audition de madame MUSENGEYEZU, n’est pas terminée, j’ai pris le parti de ne pas en parler avant jeudi [4].

L’audience est suspendue et reprendra demain à 9 heures.

Alain GAUTHIER, président du CPCR

1. ↑ voir l’audition de madame Samila MUKANDANGA, épouse du gendarme MWAFRIKA

2. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
3. ↑ parmi les témoins qui évoquent également la mort du gendarme MWAFRICA et le transport de son corps jusqu’à Ruhengeri où il a été enterré : son épouse Samila MUKANDANGA, Hassan IBYIYINGOMA, Idi YARARA, Alexis KABAGEMA.

4. ↑ voir le compte rendu de son audition du jeudi 9 décembre


Procès Claude MUHAYIMANA: mercredi 8 décembre 2021. J13

09/12/2021

• Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NSANZUMUHIRE, alias REAGAN,
en visioconférence, détenu à la prison de Rubavu.
• Audition de madame Samila MUKANDANGA, épouse du gendarme MWAFRIKA.
• Audition de madame Delphine UMWIGEME, épouse GAPUNDU.
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Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NSANZUMUHIRE, alias REAGAN, en visioconférence, détenu à la prison de Rubavu.

Le témoin connaît l’accusé. C’est lui qui conduisait les attaquants sur les collines de Bisesero. Lui-même faisait partie des tueurs. Claude MUHAYIMANA les a aussi conduits avec la Daihatsu sur les collines de Karongi et Gitwa. Ce même véhicule était parfois conduit par un certain Bosco, alias MAYAYI.
Le témoin, qui a connu l’accusé alors qu’il avait une vingtaine d’année, sait qu’il était chauffeur et habitait Ruganda. Il appartenait à une fratrie de cinq garçons, plusieurs ayant été condamnés pour génocide. REAGAN dit avoir été membre de la CDR (NDR. Le parti le plus extrémiste pendant le génocide [1]).

Sur question du président, il donne les noms des autorités locales qui donnaient les ordres de tuer les Tutsi: le préfet KAYISHEMA, le bourgmestre Augustin KARARA, le conseiller NAMBAJIMANA et REBERO qui travaillait au MINITRAP. Ce sont ces dirigeants qui organisaient les réunions dont les les décisions étaient répercutées à la population. On leur disait que les Tutsi étaient mauvais et on les incitait à tuer.
En 1990, après l’attaque du FPR [2], les complices ont bien été arrêtés mais Claude MUHAYIMANA ne faisait pas partie du lot.

Dès la chute de l’avion [3], ordre a été donné par la radio de rester chacun chez soi. « Nous avions tous peur » dit le témoin. On a commencé très vite à brûler les maisons des Tutsi, à piller et à tuer. Ce sont les Inkotanyi, soldats du FPR, qui étaient accusés d’avoir abattu l’avion du président HABYARIMANA. Les Tutsi se sont réfugiés à l’église, au stade, sur les conseils, parfois, de leurs amis Hutu. Quant aux autorités, elles donnaient aux Tutsi la même consigne, mais c’était pour les rassembler pour pouvoir mieux les exterminer.

Le témoin va évoquer ensuite les divers lieux de massacres auxquels il a participé, dans l’ordre où ils se seraient produits: l’église de Kibuye, le Home Saint-Jean, le Stade Gatwaro, la colline de Ruhiro et l’école de Nyamishaba, les collines de Gitwa et Karongi et enfin Bisesero. ( NDR. S’il s’agit de l’ordre chronologique, on doit pouvoir en déduire, comme certains témoins le rapportent, que Claude MUHAYIMANA aurait pu participer aux massacres dans la ville de Kibuye. Mais monsieur le Président a déjà rappelé que pour ces massacres-là, l’accusé a bénéficié d’un non-lieu et qu’il ne peut être jugé pour ces faits.)

Le témoin va ensuite décrire dans les détails les attaques sur la colline de Gitwa et la mort du gendarme MWAFRIKA. Pour lui, ce gendarme n’aurait pas été tué par une grenade mais pas des pierres lancés par les Tutsi qui se défendaient. Sa version est quelque peu différente de celle d’autre témoins. Quant au transport du corps à Ruhengeri, c’est bien l’accusé qui conduisait et le voyage a duré environ deux jours. (NDR. On est loin de la dizaine de jours revendiquée par Claude MUHAYIMANA.)

Le témoin affirme n’avoir vu Claude MUHAYIMANA ni à l’église, ni au Home Saint-Jean, ni au stade Gatwaro, ce qui, comme le lui fera remarquer l’avocat du CPCR, ne veut pas dire qu’il n’y était pas. Au stade, le témoin reconnaît être resté « jusqu’à la fin du travail » (sic).

Concernant Bisesero, REAGAN avoue avoir fait le voyage deux fois avec MUHAYIMANA, mais le chauffeur était resté à bord du véhicule. Quand les miliciens sont revenus avec la tête de monsieur BIGILIMANA, il précise que le chauffeur n’était pas l’accusé, mais MAYAYI. Maître Louis Marie MORIN obtient du témoin la réponse suivante: « Même si tu cachais des Tutsi, tu sortais avec machette et gourdin, sans tuer ». Il fallait se montrer pour ne pas être suspecté. Et de préciser que les attaques de Gitwa se sont bien déroulées après les massacres du stade.

REAGAN manifestera sa colère. Il ne supporte pas l’idée d’avoir été condamné à perpétuité alors qu’il avait été remis en liberté. En fait, il avait accepté de l’argent dans le dossier de Charles TWAGIRA [4] contre lequel il avait témoigné.

La défense, qui a la parole en dernier, le met face à ses contradictions. Alors qu’il prétend être resté au chevet de son frère à la mi-mai, et donc n’être plus retourné à Bisesero, il évoque l’arrivée d’un hélicoptère français alors qu’il tuait sur les collines de Bisesero. Impossible, les Français ne sont arrivés que fin juin [5]. Pas grand chose à répondre.

Audition de madame Samila MUKANDANGA, épouse du gendarme MWAFRIKA.

Le témoin rapporte les circonstances de la mort de son mari sur la colline de Gitwa. Elle ne peut dire que ce que les témoins de la scène lui ont rapporté. Le corps du défunt, après avoir été préparé au camp militaire de Kibuye, aurait été transporté à Ruhengeri dès le lendemain et inhumé dès leur arrivée, selon le rite musulman, sans cercueil. Après avoir passé la première nuit chez sa belle-mère, ils ont repris la route le lendemain matin mais ont dû passer une seconde nuit, au camp Mukamira, le gendarme BUFFALO ayant voulu aller saluer sa famille. Le voyage a bien duré trois jours. Elle maintient la date du 16 avril, sans grande certitude toutefois: « Ça devait être le 16 » .

Sur question de la défense, le témoin est obligée de rappeler le rite musulman pour les obsèques. Le corps a été mis sur un brancard et enveloppé d’un drap blanc avant d’être déposé à l’arrière de la camionnette. Toujours pas de cercueil, comme ne cesse de l’affirmer l’accusé. Et il est bien seul à le dire.

Audition de madame Delphine UMWIGEME, épouse GAPUNDU.

J’ai pris le parti de restituer presque intégralement les propos du témoin pour en garder la valeur du récit.

« J’ai connu Claude MUHAYIMANA après le génocide par l’intermédiaire de son ex-épouse, madame Médiatrice MUSENGEYEZU.
En 1994, j’habitais à Kibuye centre à environ 2 km de chez l’accusé. Etant célibataire je vivais chez mes parents qui avaient pris la décision de quitter Kayove à cause de l’insécurité. Je venais de finir mes études et avais trouvé un travail de comptable dans une ONG qui dépendait de la coopération suisse.

Le 7 avril 1994, nous apprenons l’attentat contre le président HABYARIMANA. Le couvre-feu est décrété et nous restons à la maison jusqu’au 12, dans la peur.. Nous entendons des tirs, voyons des maisons brûler. On décide alors de nous rendre à l’église de Kibuye où le curé de la paroisse nous accueille. Beaucoup de Tutsi affluent à l’église. Des attaques sporadiques se produisent et nous répondons en lançant des pierres. L’attaque finale se produire le dimanche 17 avril vers 10/11 heures. Les miliciens encerclent la paroisse pendant que les militaires tirent à partir du camp de gendarmerie tout proche.
Grièvement blessée, je suis laissée pour morte. Je faisais partie d’une fratrie de sept frères et sœurs et j’étais l’aînée. Les autres avaient entre 24 et 7 ans. Un seul survivra car il n’était pas à Kibuye. J’étais blessée à la tête et à la main après avoir reçu cinq coups de machette. Je n’avais toutefois pas perdu connaissance et j’entendais tout ce qui se disait autour de moi. J’ai passé toute la nuit à attendre. Les miliciens sont revenus fouiller les corps le lendemain. Je les entendais dire qu’ils voulaient mettre le feu, ce qui attisa mon désir de quitter l’endroit. En partant, je tombe sur les corps de mon petit frère et de ma grand-mère paternelle.

Je me suis dirigée vers le Home Saint-Jean dans l’espoir d’y trouver de l’aide. Arrivée là, je vois que c’est le même spectacle qu’à l’église: des corps partout. Je me cache dans la brousse toute la journée car des miliciens reviennent: commence une véritable chasse à l’homme. Un gardien ne veut pas me laisser entrer et dans la nuit du 17 au 18, voulant me rendre chez des religieuses qui habitent près de là, je tombe dans un trou où se trouve ma belle-mère. Peu blessée, c’est elle qui va m’aider à marcher. Nous marchons toute la nuit et arrivons le lendemain dans l’après-midi.

Les religieuses nous donnent du lait à boire et nous indiquent un petit endroit pour nous cacher dans le hall de l’école. D’autres personnes occupent déjà ce petit espace. Les religieuses s’en vont après nous avoir laissé quelques médicaments pour nous soigner. Arrivent deux gendarmes; les Sœurs leur disent qu’elles ne savaient pas que nous étions là. Les gendarmes nous ont demandé de les suivre et de nous allonger pour nous tuer. Ils changent alors d’avis: ils vont nous tuer au bord du lac. Je décide de ne pas les suivre pour retourner à la maison des Sœurs où je vais rester quelques jours, nourrie et soignée.

Des militaires me retrouvent et décident de m’emmener à la gendarmerie où ils me traînent. Comme ils pensent que je vais mourir, ils me jettent dans le fossé. J’ai alors l’idée de me rendre à l’hôpital à la tombée de la nuit. Malgré la présence d’une barrière bien gardée, j’arrive à pénétrer dans l’hôpital mais des miliciens me trouvent et me disent qu’on ne soigne pas les Tutsi. Ils m’ont fait quitter l’hôpital et je me dirige vers des habitations. Ayant frappé à une porte, c’est une adolescente qui m’ouvre. La maîtresse de maison me demande ce que je veux. Je dis que je veux aller à l’hôpital car je connais un jeune homme, Bosco, qui y travaille comme laborantin. Comme elle le connaît, elle me dit d’attendre qu’il passe devant la maison. Quand Bosco me voit, il est embarrassé et il me demande de retourner à l’hôpital. La dame qui m’a accueillie me demande d’attendre le départ des miliciens à Bisesero pour quitter la maison. Ce que je fais. Arrivée à l’hôpital, les miliciens me refoulent et l’un d’entre eux m’accompagne, machette à la main. Les gens que nous croisons et qui le saluent lui demandent ce qu’il a gagné depuis qu’il s’est mis à tuer. Arrivés à un cabaret, on lui donne une bière et il repart en me disant qu’il va revenir.

J’en profite pour entrer de nouveau dans l’hôpital par une brèche dans la clôture. la nuit venue. Je trouve là des malades et deux jeunes filles qui sont blessées. Comme des miliciens font des contrôles, j’arrive à les persuader que je suis là depuis longtemps. Après deux jours, on nous déplace dans une chambre qui est un peu isolée, sans soins. Pas de blouses blanches, que des militaires et des miliciens. Bosco me remettait tous les jours un peu d’argent et des médicaments. Les miliciens passaient à tout moment, nous demandant notre carte d’identité? Chacun se défendait comme il pouvait. Je ne pouvais que leur dire que je n’étais pas Tutsi. Certains d’entre nous étaient sortis de la salle et tués.

De là où nous étions, nous entendions les miliciens qui partaient à Bisesero en chantant. A leur retour, certains, blessés, venaient se faire soigner ou se venger sur nous.

Nous sommes fin avril, il n’y avait plus beaucoup de Tutsi dans la ville et je n’avais pas d’autre plan. Arrive un jour un jeune homme, Canisius NYONSABA, Il fréquentait le grand séminaire de Nyakibanda, comme mon frère. Il me salue et me parle de mon petit frère qu’il connaît. Il m’enferme dans un placard en attendant de trouver une solution. J’y resterai une semaine. Une dame vient me rendre visite: c’est Médiatrice MUSENGEYEZU. Elle me dit qu’elle connaît mon frère Serge qui étudie à Nyamishaba où elle enseigne elle-même. Elle avait entendu dire que j’étais là. Canisius me demande de quitter l’hôpital et de me rendre près du lac où une pirogue m’attendra. Je trouve là un certain Pacifique qui se sentait menacé et qui voulait quitter le Rwanda. Retardée par la présence d’une barrière, je vais rater le départ de la pirogue.

Le lendemain matin, je manifeste ma présence aux religieux du couvent où je viens d’arriver et ils acceptent de me cacher après avoir vérifié mes dires. Je devrai attendre une semaine avant de pouvoir embarquer. J’ai pu alors traverser le lac jusqu’à l’île Ijwi avec un enfant de sept ans et deux passeurs qui avaient été payés par Canisius. C’était des Congolais qui parlaient en Kinyarwanda. C’était le 2 juin.

Réfugiée à la paroisse, je rejoindrai Goma une semaine plus tard et me rendrai au camp de réfugiés de Gituku. Je retrouve là des connaissances de Gisenyi dont une famille amie. Après deux semaines, des gens m’aident à quitter le camp pour vivre dans de meilleures conditions. Ils me gardent dans un lycée avec des enfants de l’orphelinat de Nyundo. Je me fais soigner au dispensaire de Goma.

En juillet, des réfugiés arrivent en masse à Goma. Comme beaucoup de miliciens sont là, je décide de rejoindre la ville de Gisenyi début août. J’arrive à Kigali vers le 14 août avec l’aide d’humanitaires. Voulant avoir des nouvelles de s gens qui m’avaient aidée, je retourne à Kibuye début 1995: je retrouve Médiatrice et Canisius. C’est alors que je rencontre Claude MUHAYIMANA pour la première fois. Son épouse ne me dit rien de lui mais m’informe de la façon dont mon départ a été organisé.

Revenue à Kigali, je travaille et me marie. Je quitterai ensuite le Rwanda car j’avais envie de m’éloigner de ce que j’avais vécu, je n’avais plus d’attaches au pays, je voulais venir en France où j’ai rejoint mon mari en mars 2001. Installée en Seine et Marne, je suis toujours en contact avec Médiatrice. Je rencontre Claude MUHAYIMANA en 2001/2002: il vient me rendre visite. Ses filles arriveront un peu plus tard. Médiatrice venait voir ses filles mais je constatais que les relations avec son mari se dégradaient.

Un jour que je rends visite à Médiatrice dans leur nouveau logement, Claude tarde à venir. Quand il arrive, il nous enferme dans une chambre. J’appelle alors la police. Il prétend que je l’ai agressé, il ne veut pas qu’on poursuive les génocidaires, prétend qu’il y a autour de lui des escadrons de la mort envoyés par Kigali. Depuis, je n’ai de contacts qu’avec Médiatrice. »

Le récit de Delphine s’arrête là. Sur question du président, elle tente de dire ce qu’elle sait de Claude MUHAYIMANA: il a du mal à dire la vérité, à dire ce qu’il pense. Il ne lui avait jamais parlé des problèmes qu’il avait avec sa femme. Monsieur le président lui apprend que l’accusé a des engagements politiques au sein du RNC [6].

Maître GISAGARA va alors l’interroger et lire des extraits de conversations téléphoniques qu’elle a eue avec Médiatrice au sujet de l’accusé. Comme son amie lui apprend que Claude a été arrêté, elle lui avait dit: « Ce n’est pas la première personne à être arrêtée parmi les Interahamwe [7] de Kibuye. » Il lui reproche d’avoir conseillé à son amie d’en dire le moins possible. Le témoin est mal à l’aise. Elle aurait accueillie chez elle un Interahamwe en connaissance de cause!

Sur question du ministère public, le témoin reconnaît être allée au Kenya entre 1995 et 1997 où elle a croisé Claude MUHAYIMANA. Ce dernier prétend l’avoir sauvée et qu’elle a quitté le Rwanda pour fuir le nouveau pouvoir. Elle ne confirme pas, reconnaît que Médiatrice a été emprisonnée au Rwanda mais elle n’en connaît pas les raisons.
Maître MATHE va voler à son secours. » Si vous aviez su que Claude MUHAYIMANA était un Interahamwe, vous ne l’auriez pas hébergé, n’est-ce pas? » Le témoin se contente de dire que Claude était le mari d’une femme qui l’avait sauvée; elle devait l’accueillir.

On en restera là.
La journée se termine par la lecture d’un certain nombre d’auditions de personnes qui ont été entendues par les juges lors de l’instruction.
Alain GAUTHIER

1. ↑ CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire

2. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
3. ↑ voir Focus – Avril – juin 1994 : les 3 mois du génocide : L’ATTENTAT CONTRE L’AVION PRÉSIDENTIEL

4. ↑ Charles TWAGIRA est visé par une plainte déposée par le CPCR le 30 novembre 2009. L’affaire est toujours à l’instruction. Lire également notre article de février 2018 : Affaire TWAGIRA: le médecin de Rouen revient sur le devant de la scène

5. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY

6. ↑ RNC : Rwanda National Congress, groupe d’opposition au gouvernement de Paul KAGAME.
7. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.


Procès Claude MUHAYIMANA: jeudi 9 décembre 2021. J14

09/12/2021

• Audition de monsieur René CYUBAHIRO, témoin cité par le CPCR. En visioconférence.
• Audition de madame Médiatrice MUSENGEYEZU, ex-épouse de Claude MUHAYIMANA.
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Audition de monsieur René CYUBAHIRO, témoin cité par le CPCR. En visioconférence.

Lorsque la parole est donnée au témoin pour sa déclaration spontanée (c’est la procédure qui le veut) il va donner son témoignage pendant près de trois heures. On sent en lui une certaine révolte à peine retenue. Il va décrire par le menu les trois mois du génocide. Il avait 11 ans en 1994, mais il en garde beaucoup de souvenirs. Au cours de ses différentes pérégrinations dans la ville de Kibuye, son séjour à l’hôpital et dans la brousse au cours desquelles il va jouer à cache-cache avec les Interahamwe [1], il évoque les souvenirs de son séjour dans la maison de Claude MUHAYIMANA, rapporte les propos qu’il entendait de la part des tueurs. Il considère l’accusé comme le « président des Interahamwe » dans le quartier.

Après avoir échappé plusieurs fois à la mort, il finira par être pris en charge par les soldats français de l’Opération Turquoise [2]. Il va ensuite être soumis à un feu de questions de la part de monsieur le Président et de la défense. Son récit comporte des contradictions inhérentes à l’éloignement des souvenirs et aux traumatismes que les rescapés continuent à vivre, près de trente ans après. On lui révèle que sa mère a elle aussi été entendue et que son témoignage diffère du sien en plusieurs points. Le témoin précise que sa mère a été suivie en hôpital psychiatrique pour avoir reçu des coups de gourdin clouté sur la tête. Son témoignage va toutefois permettre de renforcer les soupçons qui pèsent sur l’accusé.

Audition de madame Médiatrice MUSENGEYEZU, ex-épouse de Claude MUHAYIMANA.
Entendue mardi dernier, son audition a dû être reprise aujourd’hui car ce jour-là il se faisait déjà tard. Monsieur le Président l’avait interrogée plusieurs heures sur sa famille et celle de Claude MUHAYIMANA.
Monsieur le Président se propose de lire les auditions au cours desquelles elle a été entendue. Elle confirme que Claude MUHAYIMANA recevait souvent la visite d’un Interahamwe [3] de premier rang, le conseiller François NAMBAJIMANA mais elle ne peut dire les raisons pour lesquelles ils repartaient ensemble. De toutes façons, son mari partait le matin et revenait le soir. Il allait « au travail » comme il disait quand sa femme lui posait la question.
Elle a bien vu son mari transporter des Interahamwe dans la voiture de la Guest House: ils passaient devant leur maison en chantant des chants hostiles au Tutsi. A un certain moment, le témoin a fait remarquer à son mari qu’il devrait avoir honte d’aller tuer les Tutsi. Il a continué son « travail ».
L’accusé a-t-il été « forcé » d’aller tuer des Tutsi? Le témoin ne peut l’affirmer. On sent bien que c’est ce point que la défense va vouloir mettre en avant lors de la plaidoirie des avocats.
Madame MUSENGEYEZU va finalement décrire son ex-époux en peu de mots: « C’est un manipulateur et un menteur« . Pas grand chose à rajouter après cet aveu.
Le témoin serait manipulée par les autorités de Kigali? C’est ce que Claude MUHAYIMANA a répondu au Tribunal de Rouen mais il n’en est rien.
Par contre, le témoin va révéler qu’elle est en danger: « J’ai un problème de sécurité. Un groupe dirigé par un certain Augustin KARENGERA me menace. Béatrice GWIZANKINDI fait partie de ce groupe. Augustin et les autres sont des Hutu. Ils disent qu’ils vont tuer un Intore ( NDR: traduisons ici par Tutsi) et qu’ils ne feront pas plus de dix ans de prison. Je suis menacée là où je laisse ma voiture, je la trouve dégradée. Quand on se croise dans les transports en commun, ils m’insultent ». Ils ont même dit que si Claude MUHAYIMANA était condamné, ils tueraient quelqu’un.

Monsieur le Président prend ces déclarations au sérieux et demande au ministère public de suivre cette affaire. L’avocate générale, madame BELLIOT en prend bonne note. Elle transmettra ces menaces au Parquet de Rouen.
Suivront des déclarations sur les biens immobiliers que l’accusé dit posséder à Kigali alors que la maison dont il s’agit a été achetée par son ex-épouse. Tiraillements d’un couple qui se déchire!
Toujours est-il, confie le témoin, que dans la famille de Claude MUHAYIMANA on compte un certain nombre de génocidaires, au grand désespoir de sa mère, semble-t-il.
Maître KIABSKI, avocat du CPCR, fait préciser au témoin que son mari n’a jamais été malade pendant toute la durée du génocide, contrairement à ce qu’il prétend. Faisant référence aux écoutes téléphoniques diligentées au cours de l’instruction, il oblige le témoin à reconnaître que l’accusé conduisait bien des Interahamwe: » Cela se voyait qu’ils allaient tuer » ajoute-t-elle.

Dans une autre conversation téléphonique, le témoin rapportait les propos de son ex-mari après une altercation qu’ils avaient eue avec elle: « Il ne veut plus entendre parler des Inyenzi [4] ». Allusion au jour où, rentrant un soir en colère, il avait enfermé sa femme et son amie Delphine dans une chambre. A l’arrivée de la police, il avait prononcé cette sentence et avait même ajouté qu’il avait été attaqué par « des escadrons de la mort« . Véritable « accusation en miroir. »

Dans une autre conversation enregistrée lors des écoutes téléphoniques, elle avait déclaré que Claude MUHAYIMANA était quelqu’un qui déteste de tout son cœur tout ce qui est Tutsi. « Il est pire que RUCYAHANA (NDR: un grand tueur). Je me demande comment il a pu avoir des enfants avec moi. » Les mots sont durs.

L’avocate de l’association Ibuka revient à son tour sur une autre conversation téléphonique dans laquelle le témoin se demande s’il serait vraiment opportun de faire entendre sa tante Xavera. En effet, cette dernière avait déclaré qu’elle ne voulait plus venir chez elle parce qu’il y avait des Interahamwe.
Maître GISAGARA interroge à son tour le témoin. Il lui fait confirmer que son mari n’a pas été arrêté en 1990 comme complice du FPR [5]. Elle écoutait en cachette Radio Muhabura ( NDR: la radio du FPR) non par peur de son mari mais tout simplement parce que les autorités l’avaient interdit.

Contrairement à ce qu’aurait pu dire la nièce de BONGO BONGO, alors âgée de 5 ans, Claude n’a jamais ramené à la maison des objets pillés. Quant aux révélations concernant la venue du cardinal ETCHEGARAY à Kibuye selon lesquelles on aurait nettoyé l’église et le stade avant son arrivée, c’est dans la rue qu’elle en a entendu parler, par des Interahamwe. A la dernière question de savoir si elle considérait son ex-mari « coupable de complicité de génocide » , monsieur le Président fait savoir au témoin qu’elle n’est pas obligée de répondre.

Le ministère public interroge alors madame MUSENGEYEZU sur la composition de la maison qu’ils possédaient à Kibuye: trois chambres, un salon/salle à manger, une cuisine, toilette et douche. Par contre, pas une maison à étages.
La défense prendra la parole en dernier, comme il se doit. Maître MATHE cherche à savoir quels amis son mari fréquentait avant leur mariage. Il connaissait très bien un OPJ du Parquet, un certain BARAYATA, « un Interahamwe de haut niveau originaire de Gisenyi. » L’avocate insiste: le témoin a bien vu passer son mari en transportant des miliciens, et ce plusieurs fois. A la question de savoir si ces transports d’Interahamwe s’étaient déroulés avant ou après son déplacement à Ruhengeri: » Vous n’avez qu’à le demander à votre client. C’est à lui de le dire. »

L’avocate finit par s’apitoyer sur le témoin qui a été interpellée à 6 heures du matin et entendue toute la matinée. Madame MUSENGEYEZU préfère adresser quelques mots à destination de son mari, probablement pas ceux que la défense aurait aimé entendre : « Si j’étais à sa place, je cesserais de mentir, je dirais la vérité. J’aiderais les gens qui ont perdu les leurs afin qu’ils puissent les enterrer en dignité. Je demanderais pardon à ceux qui ne connaissent pas les circonstances de la mort des leurs: ça les aurait aidés. Au lieu de dire des mensonges! »

C’est ainsi que se termine l’audience. Monsieur le président donne le programme du lendemain. L’accusé ne sera pas entendu comme prévu car il reste des auditions à effectuer. Il faudra faire le point en début de semaine prochaine.

Alain GAUTHIER, président du CPCR
1. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

2. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY

3. ↑ Ibid.
4. ↑ Inyenzi : Cafard en kinyarwanda, nom par lequel les Tutsi étaient désignés par la propagande raciste. Cf. « Glossaire« .

5. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais

Procès MUHAYIMANA. Vendredi 10 décembre 2021. J15

11/12/2021

• Audition de monsieur Martin NAMBAJIMANA, en visioconférence de Kampala (Ouganda),
cité par la défense.
• Audition de madame Spéciose NYIRARUKUNDO, en visioconférence de Toulouse, cité par la défense.
• Audition de l’abbé Canisius NIYONSABA, prêtre à Auxerre, en visioconférence.
• Audition de l’abbé François KAYIRANGA, prêtre en Italie, en visioconférence, cité par la défense.
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Une journée dont la défense se serait probablement bien passé.

Audition de monsieur Martin NAMBAJIMANA, en visioconférence de Kampala (Ouganda), témoin cité par la défense.

Le témoin, qui connaît très bien l’accusé pour avoir fréquenté l’école avec lui, arrive à Kibuye le lendemain des massacres du stade Gatwaro, en provenance de Kigali où il est vétérinaire.
Ayant retrouvé son épouse, il ne verra Claude MUHAYIMANA que plus tard. C’est alors qu’il va travailler avec l’accusé car ils doivent aider beaucoup de gens, réfugiés chez ce dernier, à changer de cachette. De fréquentes attaques se produisent contre la maison de MUHAYIMANA.
« Claude MUHAYIMANA avait la malaria, nous avons continué à l’aider et quand les choses se sont apaisées, nous avons pu avoir une pirogue pour traverser jusqu’à l’Île Idjwi » précise le témoin.

Revenant en arrière dans son récit, il se doit de répéter ses propos: « Claude MUHAYIMANA ne pouvait pas sortir de chez lui car il était malade. Il restait dans la maison et nous avons continué à l’aider. »

Comme si nous n’avions pas compris! Il est vrai que « le génocide a duré trois mois: il est donc difficile de se souvenir de tout à cause du temps qui est passé. »

Sur questions de monsieur le Président LAVERGNE, le témoin reconnaît que l’accusé n’a pas été arrêté comme « complice du FPR [1] » en 1990, personne n’ayant été arrêté à Kibuye! Par contre, il est le petit frère du bourgmestre Augustin KARARA, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par les Gacaca [2]. L’accusé ne serait jamais sorti de chez lui pendant cette période? Le témoin a appris plus tard qu’il serait allé à Ruhengeri, mais « cela a dû prendre beaucoup de temps« . Même si sa femme dit le contraire, le témoin éprouve le besoin de redire que MUHAYIMANA avait la malaria, qu’il « n’y avait pas de médicaments mais que Claude en prenait car il avait des connaissances dans le corps médical. »

Sa femme non plus, d’ailleurs, ne sortait pas du tout car elle était Tutsi.

L’aide qu’il aurait apportée à la famille de Claude? » Pas une aide matérielle, mais des échanges d’idées. Suis allé cacher des gens chez moi pour leur éviter des ennuis. Parmi eux, une tante de sa femme. » Il a aussi aidé Daniel, le frère de l’accusé, à trouver des embarcations pour faire passer des gens au Zaïre.

Il connaît aussi l’abbé François KAYIRANGA, un prêtre de la région, mais il ne l’a pas vu souvent. (NDR: ce « prêtre » sera entendu un peu plus tard dans l’après-midi. Un bien étrange personnage).

L’accusé a-t-il travaillé avec les soldats français? » Je ne pense pas que ce fut un travail normal, il leur a rendu service en les accompagnant. » Après, comme tout le monde, » il a dû prendre la fuite au Zaïre », mais lui est resté à Kibuye.

Un avocat des parties civiles demande au témoin si MUHAYIMANA, malade, pouvait conduire. Réponse laconique du témoin: « Non! »
Questionné par maître HUGO, du CPCR, le témoin n’a pas envie de parler des conditions dans lesquelles il est parti en Ouganda en 2009, mais finit par dire que c’est » à cause de l’insécurité« . Il connaît une certaine Assumpta avec laquelle il a parlé, mais ne connaît pas l’avocate Antoinette MUKAMUSONI. (NDR. Celle qui a tenté de soudoyer des témoins).

Une dernière intervention de la défense fait savoir que le témoin est cité deux fois dans le dossier par madame MUSENGEYEZU: « Martin était contre le génocide« ! On ne demande qu’à la croire.

Audition de madame Spéciose NYIRARUKUNDO, en visioconférence de Toulouse, témoin cité par la défense.

Le témoin est originaire de Kibuye (Mubuga), connaît l’accusé depuis 1980, a connu la petite sœur de Claude, Monique, et son épouse.
En avril 1994, le témoin est en vacances dans sa famille à Mubuga (NDR. Localité située à une quinzaine de km de Kibuye, au pied de la montée vers Bisesero). Réfugiée dans l’église de Mubuga (NDR. Le prêtre de la paroisse, Marcel HITAYEZU a été mis en examen en France voici quelques mois [3]), elle voit passer les autorités dont le préfet KAYISHEMA « conduit par Uzias BAILLEUX » , et le bourgmestre KARARA. Le prêtre et les religieuses vont être évacués par les gendarmes de Kibuye. Les gendarmes voulaient entrer dans l’église et le soir, les vivres destinées aux occupants de l’église ont été pillées. C’est le lendemain que les réfugiés de l’église seront massacrés. (NDR: certains de ces réfugiés pourront fuir vers les collines de Bisesero où beaucoup seront exterminés par la suite). Le témoin, quand elle s’approchait du Centre, voyait passer des véhicules transportant des miliciens, mais elle n’a jamais vu Claude MUHAYIMANA au volant.
Madame NYIRARUKUNDO quittera le Rwanda le 17 juillet pour le Zaïre et reviendra plus tard. Elle est réfugiée en France depuis 2014 où elle exerce le métier de femme de ménage. Dans sa famille, elle précise qu’elle est Hutu, certains ont été jugés, condamnés ou acquittés, mais c’est surtout « suite à des règlements de compte« . Elle précise qu’elle n’est pas venue très souvent au rond point de Nyarumanga, à deux kilomètres de chez elle, où s’arrêtaient les voitures.

Elle conclut son témoignage en disant: » Pour moi, Claude MUHAYIMANA est victime d’une injustice et je souhaite qu’il soit rétabli dans ses droits. Si vous avez besoin de mon témoignage écrit en long et en large, je pourrai vous le donner. »

Réponse de monsieur le Président: » En long et en large, ce ne sera pas nécessaire. »

Maître GISAGARA s’étonne que, son domicile étant à près de 20 kilomètres de Gitwa et Karongi, de Bisesero un peu moins, elle n’a rien pu voir. Or c’est pour ces faits que l’accusé est poursuivi. « Comment pouvez-vous dire qu’il est innocent? » Le témoin répond par un silence éloquent.

Sur question de la défense qui veut connaître les raisons pour lesquelles elle a quitté le Rwanda en 2014: « J’étais persécutée. J’ai quitté le Rwanda. Je ne veux pas en donner les raisons. »
On n’en saura pas plus.

Audition de l’abbé Canisius NIYONSABA, prêtre à Auxerre, en visioconférence, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Grand séminariste à Nyakibanda en 1994, près de Butare.
Arrivé à Kibuye le 3 avril 1994 pour rendre visite à des amis, le témoin ne va plus pouvoir repartir avant la fin du génocide. Il nous décrit dans le détail son séjour à l’école de Nyamishaba où de nombreuses personnes se sont réfugiées (environ 700 personnes). Caché dans un réduit avec 7 ou 8 autres, il va échapper à la mort assez miraculeusement. Pendant la semaine où il est resté là, aucune autorité n’est venue, aucune aide humanitaire n’a été fournie.
L’attaque a lieu le 15 avril vers 9h30 après des tirs venus des collines voisines. Découvert avec ses compagnons d’infortune vers 15h30, il se fait tabasser, un d’entre eux est tué. Il devra la vie à l’intercession de deux miliciens. Il peut alors quitter l’école avec quelques professeurs qui ont échappé aux massacres.
En partant en ville, il apprend que des massacres ont eu lieu au stade. Il accepte de monter dans la voiture du bourgmestre KARARA pour aller vers l’Ecole Technique féminine où il se cachera dans les jardins. Il tente alors de partir vers l’église mais, en chemin, il change d’avis et revient vers l’école qu’il vient de quitter et se cache dans un avocatier.
Lorsque des élèves de Nyamishaba arrivent à l’ETO [4], le témoin se mêle à eux puis, au bout d’une semaine, il retourne chez son ami Martin à qui il était venue rendre visite, mais un professeur a le projet de le jeter dans le lac. Il décide alors d’aller à l’hôpital où il retrouve une fille de ses amis, Delphine UWASE. S’étant absenté un moment pour trouver des habits, il ne retrouve pas Delphine à son retour. Il apprend toutefois qu’un prêtre vient d’arriver à Kibuye: François KAYIRANGA (NDR: on en parlera dans le témoignage suivant)

Il rencontre ensuite par hasard Médiatrice, femme de MUHAYIMANA [5], qui lui dit que la sœur de Serge, son condisciple au grand séminaire, est à l’hôpital. Il s’agit de Delphine. La femme de l’accusé lui demande de bien vouloir aider Delphine et d’autres à fuir. Il leur faudra deux semaines pour trouver des passeurs qui acceptent le transport.

Concernant Claude MUHAYIMANA, il ne l’a vu chez lui qu’une seule fois: il n’était pas du tout malade. A cette époque, de nombreux Rwandais fuyaient en masse vers Cyangugu. Le témoin sera aidé par le contingent sénégalais de l’Opération Turquoise [6] puis retournera à Nyakibanda.

Il apprend alors que Delphine a réussi à atteindre Goma. Elle lui fait passer un message écrit: « Dieu existe mais il lui manque de bonnes personnes pour l’aider. » Cette dernière lui rendra visite à Noël.
Questionné par monsieur le Président, le père Canisius soupire et déclare, manifestement ému: » Quand le diable entre dans le cœur de l’homme, il peut faire le pire. Au Rwanda, il y avait beaucoup de baptisés mais tous n’étaient pas convertis. Le monde attend la vérité et la justice qui pourront nous guérir. »

Le témoin reconnaît que François KAYIRANGA, le prêtre qui va lui succéder en audience, est bien passé par Nyange, la paroisse dont on parlera longuement dans quelques instants.
Monsieur le président propose de lire des extraits de l’audition du témoin en date du 24 novembre 2014 dans lequel l’abbé Canisius avait déclaré que Claude MUHAYIMANA l’avait bien contacté pour qu’il témoigne en sa faveur. Mais comme il ne le connaissait pas, il avait refusé. Le témoin confirme ses déclarations.

NDR. L’abbé Canisius NIYONSABA a fait un témoignage empreint de dignité et de vérité, donnant le vrai visage de ce que devraient être les hommes d’Église. Il n’en sera pas de même avec le dernier témoin de la journée.




Audition de l’abbé François KAYIRANGA, prêtre en Italie dans la paroisse de Rocchetta Nervina en Ligurie (si j’ai bien compris) Ce serait tout près de la frontière française. Témoin entendu en visioconférence et cité par la défense.

Un témoin que la défense doit regretter d’avoir fait citer. Le pire exemple d’un négationnisme insupportable, d’un idéologue et d’un homme d’Église qui devrait faire honte à l’Institution qui continue de le soutenir.

Le témoin, connaît l’accusé depuis 1992. Il l’embauchera de septembre à décembre 1994 comme chauffeur de Caritas (Secours Catholique). Il arrive à Kibuye le 15 mai 1994 en provenance de la paroisse de Nyange (NDR: la paroisse du père SEROMBA, jugé et condamné au TPIR [7]). Il vient pour dire la messe de l’Ascension. Peu de chrétiens dans l’assemblée, mais les autorités lui demandent de rester à Kibuye. Il ne peut s’engager sans en avoir l’autorisation de son évêque, Wenceslas KALIBUSHI. Ne pouvant le joindre, il décide de se rendre à Kabgayi pour rencontrer trois évêques qui s’y sont réfugiés, dont le Président de la Conférence épiscopale du Rwanda. (NDR: ces trois évêques seront assassinés par des soldats du FPR qui seront jugés après le génocide). « Si tu oses aller à Kibuye pour y effectuer une mission d’Eglise, tu peux y aller » lui dit-on.

Une somme d’argent lui est remise: il peut repartir pour Kibuye. Il trouve un logement dans les locaux d’une communauté de religieuses qui se sont toutes réfugiées à l’ETO, école technique de jeunes filles.
Cette maison se situerait à une centaine de mètres de chez Claude MUHAYIMANA. Il n’est pas arrivé depuis plus de deux jours que la famille MUHAYIMANA lui fait parvenir un message: leur maison aurait été attaquée. Le témoin s’empresse de se rendre chez son voisin qui a besoin d’argent pour le remettre aux attaquants.
C’était la première fois qu’il entrait dans cette maison dans laquelle il trouve quelques personnes de la famille de l’épouse de Claude. A partir de ce moment, il va se mettre à fréquenter cette famille comme des amis de toujours. C’est ses nouveaux amis qui lui donnaient des nouvelles.
Fin juin, l’Opération Turquoise [8] arrive à Kibuye. Un colonel vient le voir: il a besoin de trouver quelqu’un qui pourrait aider les soldats français à diffuser un communiqué en direction de la population. Le communiqué, qu’il aurait aidé à écrire, était rédigé à peu près en ces termes: » L’armée française est arrivée au Rwanda. Aucun massacre ne doit être commis dans la zone de leur contrôle. Que les gens qui se cachent se rendent à leur campement. »

C’est ce communiqué que le témoin est chargé de faire circuler dans les paroisses de son secteur: Rubengera, Birambo et Mukungo. Comme Claude MUHAYIMANA connaissait parfaitement cette région où il avait circulé, c’est à ce dernier que le témoin demande d’accompagner les Français. « Si j’avais désigné Claude, ajoute le témoin, c’est parce que je considérais que c’était quelqu’un qui ne posait pas de problèmes. »
Après le départ des Français, en septembre, le prêtre va embaucher l’accusé comme chauffeur de Caritas. Claude MUHAYIMANA aurait conduit un camion venu de Bujumbura, la capitale du Burundi.
Début décembre, Claude ayant disparu, le témoin devra chercher un autre chauffeur. Et François KAYIRANGA de conclure: » Du mois de mai à sa disparition, je n’ai rien vu de répréhensible pour que ce Claude soit traduit devant la justice. »

Il n’a toutefois pas terminé, il demande de nouveau la parole et tient des propos difficiles à comprendre. Il demande à la cour d’avoir beaucoup de « clairvoyance » lorsqu’elle devra prendre une décision. Message reçu par monsieur le président.

Monsieur le président essaie de comprendre ce que le témoin vient de déclarer: » Les gens qui accusent Claude MUHAYIMANA le font dans l’intérêt de leur ethnie? »

Le témoin de répondre: « C’est par les médias que j’ai appris ce qui est reproché à Claude concernant les lieux des massacres ( l’église, le stade Gatwaro, Nyamishaba… Les journaux du monde entier en ont parlé. J’ai vu Claude MUHAYIMANA à partir du 15 mai et ce n’est pas le Claude que j’ai connu. »

Monsieur le président insiste et veut savoir où était le témoin avant le 15 mai. Il se trouvait au petit séminaire de Nyundo, près de Gisenyi, s’est réfugié à l’évêché qui a été attaqué « par des citoyens et la population. » (sic) Selon lui, on a tué indifféremment Hutu et Tutsi. Il a été sauvé par chance en montrant sa carte d’identité. Pour les attaquants, « l’Eglise rwandaise était tutsi. »

Comme le témoin a séjourné à Nyange, impossible de ne pas évoquer les massacres perpétrés à la paroisse. Il est venu « pour dire la vérité« , mais il fait semblant de ne rien connaître du curé SEROMBA, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité par le TPIR pour avoir fait détruire son église à l’aide d’un bulldozer. Les murs se sont effondrés sur les Tutsi qui y avaient trouvé refuge [9]. Sur question de maître GISAGARA, il a bien « un vague souvenir de ces évènements » , propos qui soulèvent quelques réactions bien compréhensibles dans la salle.

L’avocat de la CRF [10] demande de pouvoir lire une lettre co-signée par le témoin, jointe au dossier par le ministère public, lettre adressée au Cardinal ETCHEGARAY lors de son passage à Kibuye.

Maître MATHE, pour la défense, tentera bien quelques questions pour voler au secours de son client.
Le témoin affirme qu’il n’a JAMAIS vu Claude MUHYIMANA au volant d’un véhicule qui transportait des miliciens.
Maître MATHE: « Si vous l’aviez vu au volant d’un tel véhicule, l’auriez-vous recommandé aux Français? »

Le témoin: « Si je l’avais vu, je lui aurais demandé s’il était devenu fou. »
Maître MATHE: « Vous diriez que Claude MUHAYIMANA était neutre? » (NDR: comme si on pouvait rester « neutre » dans un génocide!)

Le témoin: « Je ne pouvais pas recommander un tueur aux Français. Ni à Caritas. »

Maître MATHE, passablement dépitée: « Je me doutais qu’on allait vous parler de Nyange. Au cours de vos interrogatoires, a-t-il été question de Claude MUHAYIMANA? »

Le témoin: « NON. En fait SI. On parlait du foyer de Claude »

Alors que monsieur le président s’impatiente, le témoin s’impatiente davantage: « Je dois avertir les gens qui m’attendent pour la messe. » (NDR: à l’heure où je rédige ces lignes, je me demande encore si j’ai bien compris et si je ne suis pas en train de prêter des paroles au témoin)

A ces mots, monsieur le Président interrompt brusquement la communication. Il reste quelques instants pour visionner le documentaire sur les « Justes », ces Hutu qui, au péril de leur vie, ont caché des Tutsi.

Alain GAUTHIER
Pardon pour la longueur de ce compte-rendu. Je ne recommencerai plus. Il n’y a plus de témoins à entendre.

1. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
2. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.

3. ↑ Lire également notre article de février 2021 :
Le CPCR se constitue partie civile dans de nouveaux dossiers

4. ↑ ETO : Ecole Technique Officielle.
5. ↑ voir l’audition de Médiatrice MUSENGEYEZU, ex-épouse de Claude MUHAYIMANA.

6. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY

7. ↑ le père Athanase SEROMBA avait été condamné à 15 ans de réclusion en 2006, peine portée à l’emprisonnement à perpétuité le 12 mars 2008 en appel, cf. Site héritage du Tribunal pénal international pour le Rwanda

8. ↑ Ibid.
9. ↑ Ibid.
10. ↑ CRF : Communauté Rwandaise de France

Procès Claude MUHAYIMANA: lundi 13 décembre 2021. J16

14/12/2021

• Audition de monsieur Vénuste MISAGO, en visioconférence du Malawi, cité par la défense.
• Interrogatoire de monsieur Claude MUHAYIMANA.
• Audition de monsieur PHESANS, expert psychiatre.
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Audition de monsieur Vénuste MISAGO, en visioconférence du Malawi. Témoin cité par la défense.

Le témoin est un ami d’enfance de Claude MUHAYIMANA. Au moment de l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, il travaillait à l’Arboretum de Butare qu’il va quitter le 26 avril. Après avoir passé une nuit à Birambo, il arrive le 27 à Kibuye., dans la soirée.
Deux ou trois jours après, il rend visite à Claude MUHAYIMANA: il a besoin de parler avec lui. Il le trouve couché dans son salon. L’accusé lui révèle qu’il a la malaria depuis son retour de Ruhengeri où il a transporté le corps du gendarme MWAFRIKA tué sur les collines de Karongi.
C’est sur réquisition des gendarmes qu’il s’était rendu là, avec la voiture de BONGO BONGO [1]. Comme son ami était malade, il lui a rendu régulièrement visite. Un jour, il s’est trouvé là lorsque des gens venaient attaquer la maison de Claude: ils cherchaient les personnes qui se cachaient dans la maison. La plupart des tueurs venaient de Gasura, sous la conduite de Cyriaque, un vétérinaire. Après avoir parlementé avec les attaquants, il les a persuadés de repartir moyennant une somme d’argent. D’autres attaques se renouvelleront par la suite. L’une d’elle était dirigée par une femme venue de Kayenzi et qui avait travaillé chez l’accusé. Elle en voulait à la femme de Claude dont d’anciens maçons ont pris la défense.

Le témoin habitait tout près de la station Petro Rwanda. de sa terrasse il pouvait voir les véhicules partie le matin et revenir le soir, environ trois fois par semaine. Le véhicule de BONGO BONGO était conduit par Bosco MAYATI, un jeune de sa génération. Le témoin va alors citer une liste de véhicules conduits par des chauffeurs dont il donne le nom: jamais celui de Claude MUHAYIMANA.
Chez Claude, il retrouvait d’autres personnes qu’il connaissait pour la plupart. Souvent, l’abbé François KAYIRANGA [2] venait aussi rendre visite à la famille de l’accusé.

Quand les soldats français de l’Opération Turquoise sont arrivés à Kibuye, fin juin, le calme est revenu. Il n’a plus vu les véhicules se rendre à Bisesero. Il a alors espacé ses visites chez Claude: il reprenait des forces.
Un jour, les soldats français sont venus chez l’accusé avec François KAYIRANGA: ils l’ont embauché pour les guider dans le secteur de Kibuye. C’est à la mi-juillet qu’il a vu Claude MUHAYIMANA pour la première fois.
Les médias auraient accusé Claude d’avoir conduit les Interahamwe [3] à Bisesero? Il n’a rien vu de cela. Et d’ajouter: « Claude ne pouvait pas s’impliquer dans les tueries. Il est victime d’une injustice. Je demande de le rétablir dans ses droits. »

Lors de la série de questions auxquelles le témoin sera soumis, tant par le président que par les parties ou le ministère public, ce dernier confirmera que Claude MUHAYIMANA a été malade depuis son retour de Ruhengeri jusqu’à l’arrivée des Français. Il avait vraiment la fièvre quand il lui rendait visite: » Il tremblotait, avait des migraines, était très affaibli. Il avait du mal à se tenir debout. » Malheureusement, il est le seul à le dire.

A la question de savoir pourquoi il n’était pas rentré au Rwanda après sa fuite, il déclare que les droits de l’Homme ne sont pas respectés au Rwanda. Quand il était en exil, il a travaillé comme enquêteur au TPIR au service de la défense dans le dossier du Gouvernement II, de 2001 à 2011. Il travaillait sur les archives, ce qui l’a dispensé devenir au Rwanda.
Et de redire qu’il souhaite que justice soit rendue à Claude MUHAYIMANA, que les faits qui lui sont reprochés sont « mensongers » .

Sur question de maître Alexandre KIABSKI, avocat du CPCR, il déclare avoir été élevé par son beau-frère KAYIHURA, alias GASAMBO, et avoir fui avec lui à Bukavu.

NDR. Un témoin bien formaté dont les mensonges n’échapperont à personne.

Interrogatoire de monsieur Claude MUHAYIMANA.

Le reste de la journée sera consacrée à l’interrogatoire de Claude MUHAYIMANA. L’accusé va confirmer qu’il a bien transporté le corps du gendarme MWAFRIKA, que ce voyage a duré environ une dizaine de jours; en atteste le bon de transport qu’il a fourni à la Cour, un faux manifestement. A son retour, il est resté cloîtré chez lui pendant les deux mois qu’a duré le génocide.
S’il est poursuivi en justice, c’est à cause de son engagement au sein du RNC [4], aux côtés d’anciens membres du FPR [5], à Rouen.

En conclusion monsieur le Président résume les faits: « Vous contestez toutes les accusations. Vous avez eu beaucoup de compassion à l’égard des Tutsi de chez vous. Vous êtes un JUSTE! On cherche à vous faire payer votre opposition au régime de KAGAME. Votre épouse vous a toutefois qualifié de « manipulateur » et « menteur ».
L’interrogatoire reprendra après l’audition de monsieur PHESANS, expert psychiatre.
Mais l’accusé restera sur ses positions, des positions que ses conseils tenteront de défendre.

Sur questions du Ministère public, on finira par apprendre que MUHAYIMANA a bien été condamné par une Gacaca [6] en 2009 (donc rien à voir avec son engagement politique à Rouen qui est plus tardif). Lors de sa demande d’asile à l’OFPRA [7], il avait dû faire rédiger sa demande par un compatriote car il ne maîtrisait pas suffisamment la langue française. Tout le contraire de ce qu’avait dit le colonel SARTRE [8]: l’accusé avait été recruté sur ses connaissances en Français. Il redira ce qu’il a toujours affirmé: il n’a pas pu aller à Bisesero, il était malade.

Audition de monsieur PHESANS, expert psychiatre.

L’expert reconnaît que Claude MUHAYIMANA n’a révélé aucune pathologie mentale, qu’il n’y a chez lui « aucune névrose constituée » .

Deux éléments à souligner: son histoire familiale et sa prise en main par une religieuse belge qui aurait voulu en faire un moine, religieuse qui était « une sorte de substitut maternel« . L’absence aux obsèques de sa mère l’aurait beaucoup affecté. Un enregistrement vidéo lui avait été envoyé.

D’autre part, sa scolarité est plus complexe qu’il ne le dit. Il a arrêté ses études après deux années de Tronc commun. Il ne révèle pas à l’expert les véritables raisons de son exclusion de l’école, une nuit passée avec sa copine.
En conclusion, il a une personnalité normale avec une bonne capacité d’insertion sociale. A propos de sa rupture avec son épouse, il en éprouve une réelle frustration mais pas de névrose.
Lors de l’entretien, il ne reconnaît rien de ce qui lui est reproché. Il a œuvré pour sauver des Tutsi. Il ne comprend donc pas sa situation actuelle. Si on le poursuit, c’est parce qu’il a refusé d’accuser des soldats de l’Opération Turquoise [9].

En fait, « il n’est pas mythomane, mais simplement menteur. »


[Alain GAUTHIER]

1. ↑ voir l’audition de Jean Bosco NKUNDUNKUNDIYE, alias Bongo Bongo

2. ↑ voir l’audition de l’abbé François KAYIRANGA

3. ↑ Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.

4. ↑ RNC : Rwanda National Congress, groupe d’opposition au gouvernement de Paul KAGAME.
5. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
6. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.

7. ↑ OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides

8. ↑ voir l’audition du général Patrice SARTRE, colonel de l’Opération Turquoise en 1994

9. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY


Procès Claude MUHAYIMANA: mardi 14 décembre 2021. J17

14/12/2021

Matinée consacrée aux parties civiles [1]:

• Témoignage de monsieur Marcel KABANDA, ancien président de l’association IBUKA.
• Témoignage de madame Dafroza MUKARUMONGI GAUTHIER, co-fondatrice du CPCR.
• Témoignage de monsieur Alain GAUTHIER, président du CPCR.

Le reste de la journée a été consacrée aux plaidoiries des avocats des parties civiles. Nous publierons ultérieurement celles que les avocats voudront bien nous communiquer.
• Plaidoirie de maître Mathieu QUINQUIS, avocat de la LICRA.

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Témoignage de monsieur Marcel KABANDA, ancien président de l’association IBUKA.

Témoignage de madame Dafroza MUKARUMONGI GAUTHIER, co-fondatrice du CPCR.

Je suis née au Rwanda, le 04/08/1954 à Astrida, devenue Butare, après l’indépendance. Je suis retraitée, ingénieur chimiste de formation. Je suis née dans une famille d’éleveurs Tutsi. Une partie du berceau familial de mon père habitait la région de Nyaruguru à l’Ouest de Butare, dans l’ancienne préfecture de GIKONGORO. Nous étions des grandes familles qui habitaient les unes non loin des autres, beaucoup de tantes et oncles, beaucoup de cousins et cousines…
Mais très vite, et très tôt, la violence s’est invitée dans ma petite enfance.
Je me souviens de cet instant où mon père vient annoncer à la maison la mort du roi MUTARA III RUDAHIGWA, je devais avoir autour de 5 ans. Je vois les grandes personnes bouleversées et ma mère qui s’essuie les yeux… mais ce n’est que plus tard que je comprendrai la portée de cet événement…
Un deuxième événement, plus proche de nos familles, et qui doit se situer vers fin 1960, fut l’assassinat de mon instituteur de l’école primaire, à coups de hache, décapité, (on apprendra cela plus tard) : il s’appelait LUDOVIKO. Il était très aimé sur notre colline. Un voisin est venu souffler quelque chose à l’oreille de ma mère. Je la vois paniquée, catastrophée, déstabilisée, et cachant ses larmes…
Depuis cet assassinat, commence un exil et une dispersion de nos familles. Nous avons quitté notre colline et sommes allés habiter à côté de chez un de mes oncles avec d’autres membres de la famille. Un premier regroupement familial commençait.
Notre maison a été brûlée, nos biens pillés, je ne suis jamais retournée sur notre colline de RWAMIKO.
Dès la mort du Roi, nos familles ont été menacée surtout ceux qui travaillaient dans l’administration coloniale. Certains de mes oncles et leur famille ont fui le pays, d’autres ont été jetés en prison.
Et c’est en ces années-là, de 1959 à 1962, que nos familles tutsi de la région vont fuir en masse et se réfugier au Burundi. Nous habitions à peine à 20km de la frontière.
L’année 1963 fut une année meurtrière et sanguinaire dans notre région de Gikongoro. Au moins 20 000 morts. André RUSSEL, philosophe, parle du « petit génocide de Gikongoro » dans le journal Le Monde daté du 6 février 1964 :

« Le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis ».

A 9 ans, je dois la vie sauve à l’église de Kibeho où nous avons trouvé refuge avec ma mère, ma famille proche et d’autres Tutsi de notre région. Les miliciens ne massacraient pas dans les églises à l’époque, ce qui ne fut pas le cas en 1994 où ce tabou a volé en éclat et où les églises sont devenues des lieux d’exécution et l’église de Kibuye, de Mubuga, en sont des exemples !
Suite à ces massacres de la région de Gikongoro, beaucoup de rescapés de nos familles ont été déplacés dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali. C’était à l’époque une région habitée de bêtes sauvages, une région inhospitalière, sans eau potable, une région où sévissait la mouche tsé-tsé. Des familles entières ont été décimées sans possibilité de soins.
Les Tutsi, contraints à l’exil en 1963, ayant survécu à la mouche tsé-tsé, ayant survécu aux massacres de 1992, vont périr en masse en 1994. Il n’y a presque pas eu de survivants dans la région du Bugesera. Le génocide les a emportés en masse.
Nous avons été réfugiés à l’intérieur de notre propre pays. Je suis allée en pension très jeune, de la 3ème à la 6ème primaire, chez les religieuses, avec d’autres enfants tutsi dont ma cousine Emma. Nos parents nous avaient mis à l’abri, pensaient-ils. Nous avons appris à nous passer d’eux très tôt, et trop jeunes, à nous passer de la douceur familiale. Nous avons grandi orphelins et nous nous contentions du minimum.

Nous étions des citoyens de seconde zone, nous Tutsi, avec nos cartes d’identité sur lesquelles figurait la mention « Tutsi ». Nous étions des étrangers chez nous.
Plus tard, après mes années de collège à Save, à 10 km de Butare, quand j’entre au Lycée Notre-Dame à Kigali à environ 130 km, je devais me munir d’un « laisser passer » délivré par la préfecture. Je n’étais pas la seule. Au fameux pont de la Nyabarongo, au pied du Mont Kigali, nous devions descendre du bus pour y être contrôlés et présenter nos laisser-passer, nous, les Tutsi, au vue de notre faciès…. Cette opération pouvait prendre des heures … Nous étions insultés, voire brutalisés parfois, humiliés, et tout cela reste gravé dans nos mémoires.
Nous avons grandi dans cette ambiance de peur et d’exclusion, avec la révolte au fond de nous … ! Enfant, notre mère nous a appris à nous taire, à nous faire petit, pas de vague : à l’école, au collège, au lycée, dans la rue, à l’église, partout, il ne fallait pas se faire remarquer, il fallait se taire, baisser les yeux, raser les murs…!
J’ai eu la chance d’aller à l’école et de poursuivre une scolarité normale. Beaucoup de Tutsi, surtout des garçons, ne pouvaient pas accéder à l’école secondaire de l’Etat. C’était la période des quotas.
Et, c’est en ce début 1973 que j’ai quitté mon pays pour me réfugier au Burundi après la période des pogroms de cette époque. Chassés des écoles, des lycées, des universités, de la fonction publique, et autres emplois du secteur privé, les Tutsi vont de nouveau se réfugier dans les pays limitrophes et grossir les effectifs des années précédentes, ceux de nos vieilles familles d’exilés depuis 1959.
J’entends encore notre mère nous dire, en ce début février 1973, avec ma sœur, qu’il fallait partir et le plus vite possible. Elle avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux, nous dira-t-elle plus tard… Ce fut une séparation très douloureuse, j’ai hésité… Je me souviens de ces moments si tristes, si déchirants… à la nuit tombée, où il fallait partir très vite, sans se retourner, …!
Après notre départ, notre mère fut convoquée par le bourgmestre de notre commune, un certain J.B KAGABO, et mise au cachot communal. On lui reprochait son manque de civisme, à cause de notre fuite. Elle en sortira le bras droit en écharpe, cassé, nous dira-t-elle plus tard. Je me sentais coupable d’avoir fui, et de l’avoir abandonnée !
Je vous épargne le récit de ce périple en pleine nuit à travers les marais de la KANYARU, le fleuve qui sépare le Rwanda et le Burundi. Une traversée interminable en deux jours, où le groupe de nos amis de Butare, nous ayant précédés, n’aura pas cette chance : ils ont été sauvagement assassinés par les passeurs, ces piroguiers qui voulaient prendre leur maigre butin… Nous avons eu de la chance, les hommes de notre groupe étaient nombreux et nous avons pu regagner le nord du BURUNDI, près de Kirundo, au bord de l’épuisement, mais sans trop de dégâts. Cette traversée revient souvent dans mes rêves ou mes cauchemars, nous avons vu la mort de très près. Nos corps en portent encore les stigmates.
Un camp du HCR nous attendait avec ses bâches bleues comme seul abri de fortune.
Nous n’avons pas été accueillis les bras ouverts par nos frères burundais, je m’en souviens. Une vie d’exilée est une expérience unique dont on ne sort jamais indemne. Elle conditionne le reste de votre vie !
Après quelques jours au camp de KIRUNDO, un premier tri est effectué pour rejoindre la capitale Bujumbura. Je fais partie du voyage. Je ne resterai à Bujumbura que 7 mois, pour ensuite rejoindre mon frère aîné, réfugié en Belgique depuis le début des années 60. J’ai pu poursuivre mes études.
Nous nous sommes mariés en 1977 et je suis venue habiter en France.
De 1977 à 1989 ce sont des années sans histoires, une vie de famille ordinaire avec nos trois enfants. Nous avons pu retourner au Rwanda régulièrement voir ma mère et les familles qui s’y trouvaient encore.
Notre dernier voyage en famille, à Butare, date de l’été 1989, notre plus jeune, Sarah, avait 1 ans. Au cours de cet été 89, nous avons profité de ces vacances à Butare pour visiter nos familles réfugiées au Burundi. Je me souviens encore de cet incident où lorsqu’on arrive à la KANYARU, au poste frontière avec le BURUNDI, la police des frontières va nous arrêter. Elle va laisser passer tous les véhicules, sauf le nôtre. Ils nous ont fait attendre une journée entière, avec nos jeunes enfants ! Nous avions des papiers en règle, des passeports en règle, tout était en ordre, mais ils vont trouver le moyen de nous humilier, une fois de plus, sans explication : j’étais révoltée ! Cela me rappelait mes années lycée au pont de la NYABARONGO, sauf que je n’étais plus seule, nos enfants subissaient sans rien comprendre !
Des anecdotes de cette nature sont inépuisables, sous la première et sous la seconde république !
La guerre éclata le 1er octobre 90 et nous ne pouvions plus visiter ma mère.
Les nouvelles du pays nous arrivaient de différentes sources, notamment par les rapports des ONG qui ont été évoqués dans cette Cour d’assises. Mon frère suivait de très près l’évolution politique du pays via le front. Il avait aussi beaucoup d’amis militants des droits de l’homme sur place, comme Fidèle KANYABUGOYI et Ignace RUHATANA, ses amis, membres fondateurs de l’association KANYARWANDA. Mr GUICHAOUA a évoqué ici un voyage qu’il devait effectuer le 7 avril avec Ignace RUHATANA à KIBUYE, voyage qui n’aura pas lieu car Ignace a été assassiné au petit matin du 7 avril. Fidèle et la quasi-totalité des membres de KANYARWANDA subiront le même sort.
En cette fin février 1994, je pars seule au Rwanda voir ma mère qui se reposait en famille à Kigali chez Geneviève et Canisius, mes cousins. Ils habitaient Nyamirambo, près de la paroisse St-André. Mes cousins avaient une pharmacie. Canisius, et Geneviève, sa femme, avaient fui comme moi en 1973. Nous étions au Burundi ensemble. Ils avaient ensuite quitté le Burundi pour regagner le Zaïre à la recherche de meilleures conditions de vie. Ils reviendront ensuite au Rwanda dans les années 80 lorsque le président Habyarimana a incité les réfugiés Tutsi à revenir pour reconstruire le pays. Certains de nos amis et membres de nos familles sont rentrés d’exil à ce moment-là, et ils n’échapperont pas au génocide de 1994. Les survivants de cette époque se comptent sur les doigts d’une main.
Je me rends donc au pays, en cette fin février 94, ce fut « un voyage au bout de la nuit » ! J’arrive à Kigali le jour du meeting du MDR qui avait lieu au stade de Nyamirambo, sur les hauteurs de notre quartier, sous le Mont Kigali. A la sortie du stade, c’était des bagarres entre milices de la CDR, du MRND, du MDR, et du PSD, mais on s’en prenait surtout aux Tutsi, les bouc-émissaires de toujours ! C’est une période où la RTLM était à l’œuvre, elle diffusait nuit et toujours ses messages de haine, et d’appel aux meurtres en citant des listes de Tutsi à tuer ainsi que leur quartier de résidence.
A Kigali, durant cette période, des Tutsi étaient attaqués à leur domicile, et étaient tués, sans aucun autre motif si ce n’est être des complices du FPR !
En ces mois de février et mars, dans la ville de Kigali, des Tutsi ont fui dans les églises, et dans d’autres lieux qu’ils croyaient sûrs, comme au Centre Christus, le couvent des Jésuites. Beaucoup de nos familles et amis y ont trouvé refuge : ils y passeront quelques jours. Cette semaine fut particulièrement meurtrière à Kigali alors qu’ailleurs, dans le pays, il y avait un calme relatif.
J’évoque cette période avec beaucoup de tristesse. J’aurais aimé faire exfiltrer ma famille, surtout les plus exposés, comme mon cousin Canisius, pour qu’ils puissent quitter Kigali ! Mais il était déjà trop tard… ! Moi, comme d’autres, nous avons échoué car Kigali était bouclée par toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi! La tension était à son maximum !
Tous les jours on subissait des provocations de miliciens, de gros pneus brûlaient à longueur de journée devant la pharmacie, des cailloux étaient jetés sur le toit de la maison. Je me souviens de la quinte de toux que cela provoquait chez ma mère avec cette épaisse fumée de plastique et d’hydrocarbures…
Je me souviendrai toujours des conseils trop naïfs de ma cousine Geneviève qui me disait de ne porter que des pantalons. On ne sait jamais, disait-elle, car elle et les autres femmes portaient des caleçons longs sous leur pagne ! Comme si cela pouvait éloigner les violeurs… !
L’insécurité était totale dans le quartier de St-André et ailleurs dans Kigali. Nyamirambo était réputé pour être habité par beaucoup de Tutsi. Ma mère était très inquiète, et elle me dira qu’il faut partir le plus vite possible, comme en 1973… « Cette fois-ci, tu as ton mari et des enfants, il ne faut pas que la mort te trouve ici et que l’on périsse tous en même temps » ! Elle ne se faisait plus d’illusion ! Par l’aide d’un ami, j’ai pu avancer ma date de retour… !

Moi, j’ai sauvé ma peau, mais pas eux !
Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais… Je me sentais coupable et lâche de les avoir laissés, de les avoir abandonnés dans ces moments critiques…! Nous prendrons des nouvelles régulièrement par l’intermédiaire d’un ami. Au vu de l’insécurité grandissante, ma famille a fini par se réfugier à la paroisse St-André pendant la semaine qui a suivi mon retour.
Alain, mon mari, se met à alerter de nouveau : il écrit à François Mitterrand, mais c’est un cri dans le désert ! Il ne sera pas entendu à l’image de l’appel de Jean Carbonare sur Antenne2 à l’époque du massacre des Bagogwe !
Le 6 Avril 1994, je ne me souviens plus exactement de cette soirée en famille. Je me souviens surtout de la matinée du 7 avril, très tôt, le matin, où Alain qui écoutait RFI m’a annoncé la chute de l’avion et la mort du président Habyarimana. Dans la foulée, je téléphone à mon frère à Bruxelles pour avoir des nouvelles fraîches. Mais avant même de quitter la maison, je reçois un coup de fil d’une compatriote journaliste à RFI, Madeleine, qui m’annonce l’attaque du couvent des Jésuites à Remera, à Kigali, et de la famille de Cyprien RUGAMBA, un historien, ami de la famille. Mon frère m’apprend également le sort incertain des personnalités de l’opposition dont celui de Madame UWILINGIYIMANA Agathe, Premier ministre. Je connaissais bien Agathe jeune, nous étions sur les mêmes bancs au lycée notre Dame des CÎTEAUX et elle était de la région de Butare comme moi, on prenait le même bus pour venir au Lycée.
Avec le voyage que je venais de faire, j’ai compris que la machine était cette-fois ci en marche !
Au matin du 7 avril, peu avant 6 heures, nous apprendrons que des militaires ont investi la maison à Nyamirambo. La pharmacie est pillée et tous les occupants sont priés de sortir, les mains en l’air, dans la cour intérieure de la concession. Ils devaient être autour d’une douzaine ou peut-être 14 car il y avait des amis et visiteurs qui n’avaient pas pu repartir chez eux au vu de la situation dans Kigali. Ils vont réussir en ce matin du 7 avril à rejoindre l’église Charles LWANGA, en face, de l’autre côté du boulevard, moyennant une somme d’argent. D’autres Tutsi du quartier les rejoindront. Ils passeront cette première journée du 7 ainsi que la nuit dans l’église.
Le 08 Avril, dans la matinée, peu avant 10 heures, des miliciens accompagnés de militaires attaquent l’église. Ils demandent aux réfugiés de sortir. Des coups de feu sont tirés, des grenades explosent, des corps tombent et jonchent le sol de l’église, tandis que d’autres réfugiés tentent de s’enfuir. Presque le même scenario qu’à l’église de Kibuye et ailleurs dans le pays… !
Ma mère, Suzana MUKAMUSONI, âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos au pied des escaliers. Notre voisine, Tatiana, tombera à ses côtés avec son petit-fils de deux ans qu’elle portait dans le dos. Les trois sont mortellement touchés, ils ne sont pas les seuls, d’autres victimes jonchent la cour, tuées ou grièvement blessées, comme Gilberte, la femme d’un cousin, un des occupants de la maison. Grièvement blessée, elle sera évacuée par la Croix Rouge sur Kabgayi. Elle est la seule survivante sur les 14 occupants de la maison.
Nous apprendrons que grâce à une pluie abondante qui s’est mise à tomber, les miliciens et les militaires se sont éloignés pour se mettre à l’abri. Pendant ce temps-là, les survivants de l’église parviendront à atteindre le presbytère et à s’y réfugier. Ce jour- là, mes deux cousins en font partie.
C’est en fin de journée du 8 avril que j’apprendrai la mort de ma mère. Alain a pu avoir au téléphone un des prêtres de la paroisse. Et c’est le Père Henry BLANCHARD, qui lui apprendra le décès de maman. Mon corps m’abandonne en apprenant la nouvelle ; je ne me souviens plus de la suite de cette soirée du 8 avril.
Mes cousins seront tués plus tard. Canisius KAGAMBAGE sera fusillé à Nyamirambo, chez les frères Joséphites, où il avait réussi à se cacher, le 6 juin 1994 avec environ 70 autres Tutsi dont 5 religieux. Nous avons retrouvé sa dépouille lorsque la fosse de chez les Frères a été ouverte, grâce à sa carte d’identité dans la poche de son pantalon. Quant à ma cousine Geneviève, elle sera tuée le 10 juin, à quatre jours d’intervalle, avec la centaine de réfugiés de la paroisse St-André ! Elle sera jetée dans une fosse commune d’un quartier de Nyamirambo, avec les autres, dont beaucoup d’enfants. Ils ont été jetés vivants pour beaucoup d’entre eux, comme à Kibuye. Les miliciens y ont mis des pneus et de l’essence et les ont brûlés. Et lorsque la fosse a été ouverte en 2004, on n’a pas trouvé de corps, juste des bouts de rotules et quelques mâchoires ! Nous avons même été privés de leurs dépouilles.
Dans cette Cour d’assises, vous avez écouté des rescapés qui cherchent à savoir où se trouvent les restes de leur famille. Difficile d’entamer un travail de deuil !
Je me souviendrai toujours de ce mois de juin 2004, où nous avons dû partir précipitamment, mon mari et moi, lorsqu’une amie nous a annoncé qu’une fosse commune avait été identifiée à la paroisse St-André. D’après certains récits, le corps de ma mère pouvait se trouver dans celle-là avec ceux qui avaient été assassinés le même jour. Nous partons tous les deux pour Kigali sans nos enfants. L’ouverture de la fosse s’est faite en présence des familles venues de partout : du Canada, d’Afrique du Sud, des USA et partout ailleurs. Quelques rescapés de Nyamirambo, des membres de ma famille et amis proches étaient là également.
Ce sont des moments difficiles. Difficile de contenir ses émotions. Les cris pour certains, des hurlements ou des crises de nerfs pour les autres accompagnent chaque coup de pioche et de pelle pour ce rituel bien particulier. Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du désespoir. Le pire est que chacun croit reconnaitre les siens. Chacun va scruter le moindre signe distinctif, un habit, un bijou, une chaussure…Des odeurs qui ne vous quitteront plus jamais, elles restent imprimées pour toujours dans votre cerveau !
De cette fosse de la paroisse St-André, deux corps seulement ont été formellement identifiés, il s’agit d’un jeune joueur de basket de 20 ans, Emmanuel, je crois, reconnu par son frère. Son corps entier va apparaitre, en tenue de sport, maillot orange fluo, numéro 14 : il semblait dormir d’un sommeil profond, la tête enfoncée dans ce sol rouge sableux de la paroisse. L’autre corps était celui d’un jeune enfant de 7 ans, identifié par son cousin, grâce aux habits qu’il portait ce jour- là.
Pour ma part, je me contenterai d’un bout de bracelet en cuivre et d’un chapelet comme unique signes distinctifs, en espérant que c’étaient ceux de ma mère. Je les ai ramenés à Reims pour les montrer à nos enfants !
En 1994, au Rwanda, les Tutsi n’ont pas été enterrés, leur corps dépecés ont été jetés vivants ou morts dans des énormes fosses, des énormes trous, dans des latrines, dans des rivières, dans le lac Kivu, mangés et déchiquetés par des chiens, par des rapaces. Les Tutsi de Kibuye, des collines de Gitwa- Karongi, de Bisesero, de l’école de Nyamishaba, n’échappent pas à la règle.
Nos morts hantent toujours nos esprits, en particulier certains, les enfants surtout, emportés dans leur innocence, emportés sans rien comprendre. Difficile de les oublier. Je pense souvent aux enfants de mon cousin Vianney, tué avec sa femme Christine, à REMERA, près de l’aéroport. Ce sont eux qui nous accueillaient lorsqu’on arrivait en vacances. Leurs cinq enfants seront jetés vivants dans les latrines où ils vont agoniser pendant une semaine en appelant des secours qui ne sont jamais arrivés ! Voilà le genre de récit que nous entendons dans les GACACA. La quasi- totalité de ma famille de Kigali a disparu avant le 20 avril.
Nos familles de Nyaruguru ont péri en masse à l’église de Kibeho et à celle de Cyahinda et partout sur leurs collines.
Du côté de ma mère, dans la région de Butare, aucun survivant retrouvé à ce jour ! Des familles entières disparues à jamais, vous en avez entendu parler dans cette Cour d’assises par les survivants-rescapés !
Le génocide c’est la mal absolu. Le mal dont on ne guérit jamais.
Après le génocide pourtant, une seconde vie commence. Une vie bancale, à la recherche d’un nouvel équilibre. Une vie chaotique parfois, une vie en survie. Cette vie peuplée de souvenirs et de souvenances, elle est celle d’une « mémoire trouée ». Celle que le génocide nous a laissé en héritage, elle est celle de « l’abîme et du néant », celle d’un silence assourdissant. Notre première vie s’est arrêtée brutalement, un jeudi 7 avril 1994. Notre statut a changé avec cet héritage. Nous vivons dans un monde à part, un monde parallèle, comme tous les héritiers de cette histoire.
Le génocide nous a définitivement abîmés.
Pour ma génération marquée par 27 années de lutte contre l’impunité, nous avons une énorme responsabilité. Nous avons traversé toute cette période trouble de 1959 à 1994. Nous sommes les témoins de cette Histoire du génocide des Tutsi, nous sommes des passeurs de cette Mémoire, des passeurs de cette Histoire que nous allons léguer aux plus jeunes, aux générations d’après nous.

« IBUKA, souviens-toi »

Cette histoire, nous devons l’écrire à l’endroit pour leur éviter tant de souffrances, tant de traumatismes. Cette Histoire, je la partage aussi avec l’accusé, Mr Claude MUHAYIMANA, sans haine, et sans esprit de vengeance, il est accusé du pire des crimes. Pendant ce procès, il a eu la parole, il a été écouté. Malade de la malaria pendant plus de deux mois, il ne sait pas ce qui s’est passé à Kibuye.
Aujourd’hui, dans cette Cour d’assises, nous représentons les absents, ceux qui seraient les plus à même de témoigner ne sont plus là, ils ne viendront pas à la barre pour réclamer justice. Nous avons une dette morale envers eux. Nous représentons aussi ces rescapés de la région de Kibuye, qui nous ont confié leur parole, blessés dans leur chair et dans leur âme, ce procès leur est destiné en premier lieu, pour leur reconstruction, pour leur deuil ! Ceux d’entre eux qui ont eu le courage de témoigner devant vous, dans cette Cour d’assises, ont partagé avec nous leur calvaire. Il n’est pas facile de raconter, car raconter c’est revivre, c’est replonger dans les vieux démons qui vous hantent toujours, vous les avez écoutés. Ils sont tous venus chercher « la Justice » disaient-ils.

La justice désigne le bourreau, elle désigne la victime, et chacun retrouve ainsi sa place. Cette Cour d’Assise réhabilite les victimes et honore la mémoire de tous ces disparus de la région de Kibuye. La justice les sort de ces « tombes sans noms », et leur donne une sépulture digne.

Les témoignages donnés devant cette Cour d’Assise sont une preuve indélébile de ce qui s’est passé à Kibuye. Nul ne pourra dire que cela n’a pas eu lieu. La justice est une pièce maitresse, une arme contre l’oubli, une arme contre le négationnisme, une pièce dans la reconstruction des survivants, des rescapés et de tous les Rwandais.
Dans cette Cour d’assises une occasion m’est offerte pour évoquer quelques-unes des victimes silencieuses de Kibuye, faute d’avoir survécu, faute d’avoir pu être identifiées dans les charniers. Tous ces lieux martyrs, tout ce sang versé, le sang des innocents, ils n’avaient commis d’autre crime que d’être nés Tutsi.
Ferdinand KABERA : 65 ans
Déo IYAMUREMYE ; 23 ans
Aloys MUKESHIMANA : 2 ans
Christine MUKAMANA : 14 ans
Rose KAKUZE : 60 ans
Consolée MUNYAKAZI: 1 ans
Ignace HAGENIYAREMYE : 18 ans
Adèle NYIRAKAMONDO : 40 ans
Eric MUGENGA : 10 ans
Elias BUHANGA : 82 ans
Anathalie MUKAMANA : 3 ans
Anastasie BUGIRIMFURA ; 82 ans
Théo IMANIMURINDE : 4 ans
Samuel RUHUMULIZA : 70 ans
Jean Paul MUNYAKAZI : 7 ans
Béata MUKAYUHI : 28 ans
Jean HAVUGA : 67 ans
Immaculée MUKAMANA ; 11 ans
Charles KAGABO : 4 ans
Alfonse HAKIZIMANA : 25 ans
Jean GIHANGA : 12 ans
UWIMANA ; 20 ans
Marcel MUSHIMYIMANA : 4 ans
KAZUNGU : 40 ans
Marie UWIHORYE : 1 ans
Augustin BIVARA : 40 ans
Antoinette NDUWAMUNGU : 9 ans
Déo IYAMUREMYE : 23 ans
Agnès MUKAGATARE : 30 ans
KAYIRANGA Rubyogo : 7 ans
KAYIRANGA Matorosho : 5 ans
SIBOMANA Uziel : 2 ans
Stéphanie NYIRANGEZAHAYO : 54 ans
BAHATI : 18 ans
Vincent RUTAGANIRA : 20 ans
Aminadabu BIRARA : 68 ans, tué le 25 juin 1994 par une grenade. Il fut le chef de la résistance de Bisesero. Les massacres de Bisesero ont fait plus de 50 000 victimes : l’âge moyen était de 25 ans.
« N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas… » Primo LEVI

Mes remerciements vont à la Cour.
Mes remerciements vont à nos avocats, Alexandre KIABSKI, Nima AERI, Hugo MARCEL, Hubert DELERIVE et Louis-Marie MORIN qui ont porté ce dossier.
Merci aux membres du CPCR, qui portent ce travail avec nous : sans eux, rien n’aurait été possible.
A nos amis de Reims, qui se sont succédé pendant tout ce procès, à tour de rôle, discrètement, dans cette Cour d’assises et qui nous portent depuis 27 ans, sans jamais se décourager !
Aux rescapés de notre famille au Rwanda, qui ont compris l’importance de ce travail indispensable, et exigeant. Leur contribution, dès 1996, a été déterminante.

Ma profonde affection à nos enfants dont l’immense générosité nous a aidés à poursuivre ce travail de « Mémoire et de Justice ». Il n’est pas facile d’avoir des parents comme nous ! Ils nous ont acceptés sans jamais nous juger, sans jamais nous rejeter, bien au contraire, ils nous ont entourés de leur soutien, de leur amour. Nous ne les remercierons jamais assez.

Témoignage de monsieur Alain GAUTHIER, président du CPCR.

Mon histoire avec le Rwanda commence en 1970, alors que je viens de terminer deux années d’études à la Faculté catholique de Strasbourg. Il est temps pour moi d’effectuer la période du service militaire. Depuis longtemps déjà, j’ai l’intention de l’effectuer dans le cadre de la Coopération. Je suis affecté au Rwanda, un pays qui m’est alors totalement inconnu. Je me rends à Save, une colline située à une dizaine de kilomètres de Butare, dans le sud du Rwanda.
Mon séjour va durer deux années scolaires: je suis professeur de Français au Petit Séminaire, sur une colline où de nombreuses écoles secondaires ont été construites. Ce fut pour moi un séjour riche d’amitiés, de relations sociales, d’engagements auprès de la paroisse où travaillent deux prêtres français et un prêtre espagnol: Henry BLANCHARD, originaire d’Ambierle (Loire), Joseph BILLAUD (Vendéen), Pedro SALA. Je tisserai avec eux et avec les professeurs rwandais des liens d’amitié solides.
Juillet 1972: c’est l’heure du retour. J’ai décidé d’entreprendre de nouvelles études et je m’inscris à la Faculté de Lettres modernes de Nice où je voulais retrouver des amies rencontrées deux ans plus tôt. Mon année de licence et ma Maîtrise, je la ferai à l’Université de Grenoble, mon université d’origine.
En août 1974, une jeune rwandaise originaire de Butare et que j’avais connue lors de mon séjour à Save, vient rendre visite au Père Henri. Comme j’habite l’Ardèche, pas très loin de la Loire, je réponds positivement à l’invitation du Père BLANCHARD alors curé de la paroisse Charles Lwanga, martyr de l’Ouganda, à Nyamirambo, quartier de Kigali. Ce sera le début d’une longue histoire qui dure encore.
Notre mariage se déroule en août 1977. Et pendant 13 ans, nous vivrons la vie classique d’une famille de trois enfants, Dafroza étant devenue Ingénieur chimiste et moi, d’abord professeur de Français puis directeur d’un Collège et d’un Lycée Professionnel. Jusqu’en 1989, nous nous rendrons assez régulièrement au Rwanda rendre visite à la maman de Dafroza restée à Cyarwa, proche du centre de Butare.
Le premier octobre 1990, le FPR [2] attaque le pays par le Nord. Pour des raisons de sécurité, nous ne pouvons plus nous rendre au pays. Ce n’est qu’en 1996, alors que le génocide des Tutsi a été perpétré, que nous prenons la décision de retourner au pays. D’avril à juillet 1994, le génocide des Tutsi a été perpétré, entraînant des bouleversements considérables dans notre petite vie rangée. Pendant les trois mois qu’ont duré les massacres, nous avons tenté d’alerter les autorités politiques françaises, les médias, pour dénoncer la situation au Rwanda où les autorités de notre pays avaient décidé de soutenir l’armée du président HABYARIMANA en déroute. Les accords de paix d’Arusha ne seront pas respectés, le multipartisme qui avait vu le jour voit les nouveaux partis d’opposition se scinder en deux: une partie reste fidèle à ses objectifs, une autre se rallie au mouvement PAWA, les extrémistes liés à la CDR [3].

Juillet 1996, correspond à notre retour au Rwanda, un pays dévasté où il nous est difficile de retrouver quelques rescapés du génocide. La famille de Dafroza a été en partie exterminée. Il va falloir reconstruire, tisser de nouveaux liens. C’est alors que nous commençons à recueillir nos premiers témoignages dans l’affaire MUNYESHYAKA, ce prêtre de la paroisse de la Sainte Famille à Kigali qui finira par bénéficier d’un non-lieu définitif en 2019, après plus de 20 ans de procédures judiciaires.
Présents au Procès dit des « Quatre de Butare » à Bruxelles, à notre retour, sur interpellation de nos amis du Collectif belge, nous décidons de créer à notre tout, en France, le Collectif des Parties civiles pour le Rwanda (CPCR).
Dans un premier temps, nous nous constituons partie civile dans les six dossiers déjà présents sur le bureau des juges d’instruction: Wenceslas MUNYESHYAKA, dans le diocèse d’Evreux, Sosthène MUNYEMANA , médecin à Villeneuve-sur-Lot, Laurent BUCYIBARUTA, ancien préfet de Gikongoro en résidence à Saint-André les Vergers, près de Troyes, Laurent SERUBUGA, ancien chef adjoint des FAR [4], un autre militaire, Cyprien KAYUMBA et Fabien NERETSE, que la France finira par extrader vers la Belgique où il sera condamné à 25 ans de prison en 2019 [5]. Ce sera pour nous l’occasion de « réveiller » ces dossiers dont peu de juges s’occupent.

Après avoir déposé plainte contre madame Agathe KANZIGA, épouse HABYARIMANA en 2007, pendant les années qui suivront nous déposerons une trentaine de plaintes auprès du Pôle Crimes contre l’Humanité créé au TGI de Paris en 2012. Quatre non-lieux ont été prononcés, plusieurs personnes sont déférées devant la cour d’assises mais ont fait appel. La seule certitude à ce jour: le procès en assises de Laurent BUCYIBARUTA du 9 mai au 1 juillet 2022. Trois autres personnes ont été déférées devant la Cour d’assises mais ont fait appel: Sosthène MUNYEMANA (déjà cité), Eugène RWAMUCYO, un autre médecin du Nord et un ancien chef de gendarmerie, Philippe HATEGEKIMANA, MANIER depuis sa naturalisation, seul à être en détention provisoire après sa fuite au Cameroun.
A noter que si tant de dossiers croupissent sur le Bureau des juges, c’est parce que la France s’est fait une spécialité par la Cour de Cassation : toutes les demandes des extraditions en provenance du Rwanda ont été rejetées. Au nom de la compétence universelle, la France peut et doit juger ces personnes soupçonnées d’avoir participé au génocide des Tutsi. Combien de temps faudra-t-il. Nous n’aurons bientôt que des vieillards à juger! Lenteur incompréhensible de la justice française à qui nous demandons sans cesse des moyens nouveaux pour accélérer les procédures.
Occasion m’est donnée de préciser ce qu’est le CPCR, une association qui s’est donné comme objectif de poursuivre en justice toute personne soupçonnée d’avoir participé au génocides Tutsi et qui vit sur le sol français au moment du dépôt de la plainte. Ni « chasseurs de Hutu », ni « bras armé du régime rwandais », ni « recruteur de témoins manipulés »…
La défense a souvent tenté de dénigrer notre travail, de contester notre pratique dans le recueil des témoignages, notre proximité avec les autorités rwandaises, politiques ou judiciaires. Leur virulence à notre égard dépasse parfois les bornes de la décence. Pour preuve, c’est extrait d’un livre commis par un avocat de la défense après avoir perdu trois procès d’assises:
« La partie civile qui compte au procès de Pascal SIMBIKANGWA (le premier condamné pour génocide en France en 2014 et 2016 en appel) on l’a dit, c’est le CPCR. Le Collectif est avalé par le couple GAUTHIER, les époux qui ne s’aiment qu’au travers du combat aveugle de la troupe des génocidaires. Je n’aime pas le CPCR. J’ai besoin de preuves pour détester. Depuis quatre ans, je ramasse les grossiers témoignages de leur haine, les viles réflexions de son fondateur, les élucubrations de leurs gentils accompagnateurs. Plus que tout, Le CPCR dénie toute humanité à l’accusé ainsi qu’à ses avocats. C’est un drôle de combat que de vouloir ressusciter les morts alors qu’on est incapable de respecter les vivants. Les autres associations suivent. Elles regardent les GAUTHIER avec les yeux de l’amour ». (In Un génocide pour l’exemple. Patrice EPSTEIN, page 153) Ouvrage à ne pas lire, une recension se trouve sur le site [6].

Rien d’étonnant à ce que de courageux internautes anonymes quelques peu touchés psychologiquement se laissent aller à leur tout à des menaces non voilées: » On va vous marquer à la culotte pendant ce dernier procès que vous intentez aux innocents hutu exilés en France pour échapper à votre beau-frère dictateur Tutsi Paul KAGAME. Dommage que le CPCR et son milliardaire de président ait transformé une Cour d’assises en un Tribunal de famille (NDR. Allusion aux problèmes du couple MUHAYIMANA). Ils sont forts ces Tutsi et leurs beaux-frères blancs. »

En conclusion, un génocide, ce n’est pas trois mois de peur, de terreur, de souffrances indicibles de viols pour les rescapés. C’est toute une vie saccagée, des traumatismes qui vont se répercuter de générations en générations si nous n’y prenons pas garde. Fébronie, une cousine de Dafroza, rescapée de Kibeho et polytraumatisée pendant des années nous à quittés dimanche dernier à l’âge de 58 ans. Nous assurons toute notre amitié à son mari, Lionel, trésorier du CPCR jusqu’à ces derniers mois.
Mesdames et messieurs de la Cour, je ne vous demande qu’une chose: suivre ce que votre conscience vous dictera de faire. L’expérience que vous avez vécue vous marquera probablement pour le restant de vos jours. Soyez forts et, après cette épreuve, retrouvez la joie de vivre avec les vôtres en ces jours de fêtes qui arrivent.
Je vous remercie.

Le reste de la journée a été consacrée aux plaidoiries des avocats des parties civiles. Nous publierons ultérieurement celles que les avocats voudront bien nous communiquer.

Plaidoirie de maître Mathieu QUINQUIS, avocat de la LICRA.
Procès de Claude MUHAYIMANA
Cour d’assises de Paris – 14 décembre 2021

Depuis quatre semaines, nous sommes plongés dans les abîmes de l’année 1994. Assis derrière les témoins qui s’avancent à cette barre, me reviens depuis ces quatre semaines en mémoire un poème. Un poème d’Henri Michaux, publié en 1946, qui dit ceci :
Année
année maudite
année collée
année-nausée
année qui en est quatre
qui en est cinq
année qui sera bientôt toute notre vie
[…]
Année, année, année que nous ânonnons sans fin
compagnons de la cendre
des débris calcinés
poursuivis de plis
poursuivis de plaies
A quand ton vin?
Singeuse de grandeur
mal balancée
balancée de ci de là
d’ici à là…
Et s’échappera-t-on jamais de toi?

« Et s’échappera-t-on jamais de toi ? » Depuis quatre semaines, beaucoup ici ont parlé de « rescapé ». Je me demande si ce terme peut être justement employé. Le rescapé est celui qui « échappe à ».

La succession de témoignages à cette barre confirme à l’inverse qu’on ne parvient jamais à s’échapper d’un génocide. Je n’ai pas vu de rescapés, je n’ai vu que des survivants.
Chacune des victimes, chacun des survivants, a démontré qu’on reste enferré à jamais dans le génocide. Chacun d’entre eux est enchainé à sa douleur, à sa peine et transporte avec lui le vide de famille décimées.
Parmi tous ces témoignages, je me souviens plus particulièrement de celui de Providence RWAYITARE [7].

Je me souviens du rythme de son récit. Haletant, essoufflé quand il s’agissait de raconter ces longues journées, ces longues nuit d’avril à juin 1994.
Je me souviens du calme qui survint, soudain, quand elle l’a achevé en disant : « A partir de là c’était la fin de tout ça pour moi. Je suis retournée à Kigali en octobre et la vie a continué. »

* * *

Monsieur le Président,
Madame, Monsieur de la Cour,
Mesdames et Messieurs les jurés,
Je représente ici la LICRA – Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme
Cette association est ancienne. Elle a été créée en 1927, en marge d’un procès injuste, à l’initiative du journaliste Bernard LECACHE. Elle a été créée pour la justice et la dignité.
Quelques années plus tard, face aux menaces nazies et antisémites, elle a été contrainte d’étendre son action à la lutte contre le racisme et toutes les discriminations.
Nul n’aurait cru à cette date là qu’il fallait encore, 95 ans après sa création, qu’elle vienne à cette barre défendre les valeurs universelles qui nous lient tous.
Que vient faire la LICRA dans ce procès ?
Nous n’avons pas directement vécu ce génocide, nous ne représentons aucun survivant.
Nous sommes ici parce qu’au fil des années, la LICRA a acquis une expérience essentielle de sa participation ancienne aux procès pour génocide et crime contre l’Humanité.
Joseph Kessel, qui en est des fondateurs et membre d’honneur, était déjà à Nuremberg pour relater ce qu’il s’y jouait.
Depuis cette date, nous avons participé à de nombreux procès de ce type, à commencer par l’ensemble des procès intéressant le génocide des Tutsi du Rwanda.
De cette expérience sont nées trois convictions que je veux aujourd’hui vous exposer.
La première de ces convictions est que le génocide est un crime intrinsèquement raciste.

Contre les arméniens, contre les juifs d’Europe, contre les Tutsi du Rwanda, les logiques sont chaque fois identiques.
Désignation d’un ennemi.
Stigmatisation de parias.
Extermination d’un groupe tout entier.
Retenez ceci, le génocide est l’idéologique raciste en action dans son expression la plus fatale.
Le génocide des Tutsi du Rwanda n’a pas surgi de nulle part.
Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé, dès les années cinquante, sur :
• Un conditionnement des esprits,
• Une mécanique de la haine et de la détestation,
• Une volonté d’établir un ordre politique raciste,
• La transformation des préjugés en armes et de la haine en crimes.
Ici, comme ailleurs, les mots sont devenus des actes.
Les mots ont progressivement construit, structuré, raffiné les massacres à intervenir.
Alors, de cette façon, le génocide n’est pas la fureur d’un accès de folie, c’est au contraire la mise en œuvre d’une gamme de violences qui visent une efficacité réelle et symbolique.
Efficacité réelle parce que, Patrick de Saint-Exupéry vous l’a expliqué, le rendement – le mot n’est pas mal choisi, sa brutalité renvoie à celle des actes commis, le rendement donc du génocide des Tutsi dépasse largement celui qu’on a pu connaître lors de celui des Juifs d’Europe.
Efficacité symbolique par que, Hélène Dumas l’a expliqué, la sauvagerie déployée « était un moyen de rechercher dans le corps de l’autre, à travers son corps massacré, la différence recherchée ».
Il a fallu trouver dans l’autre, l’autre qui était un voisin, un ami, un collègue, parfois même un membre de sa famille, la différence fantasmée.
Il a fallu aller très loin, très très loin, pour « animaliser » l’autre et espérer faire apparaître son altérité. Celle-ci n’est apparue que dans le massacre, dans la négation de ce qu’était les Tutsi du Rwanda.
La deuxième de nos convictions est qu’il n’existe pas de petits coupables.

Ce procès a commencé avec une petite musique, une petite cantate jouée sur les bancs de la défense :
« Le petit chauffeur de Kibuye devenu cantonnier à Rouen »
« Le petit chauffeur de Kibuye devenu cantonnier à Rouen »

Derrière cette idée, apparaît en réalité la volonté de vous faire faire la part des choses entre ce qui seraient des grands et des petits coupables.
Les grands seraient ceux qui ont pensé le génocide, qui l’ont institué puis organisé. Les petits seraient qui l’ont exécuté ou y ont contribué.
Cette distinction est artificielle.
D’abord, parce que le droit, la jurisprudence, d’autres juridictions avant vous, ont largement répondu à la question de savoir « à quelles conditions, est-il justifiable, justifié et juste de tenir chaque individu qui participe à un génocide personnellement et criminellement responsable de ce crime collectif ? »

Ensuite, parce qu’un génocide c’est autant une préparation qu’une perpétration.

Un génocide c’est une organisation, un plan concerté, bien sûr.Mais c’est aussi une multitudes d’actes de mort, des meurtres, des assassinat, des viols, des massacres de masse.
Dans cette entreprise, chaque élément se répond, s’alimente, se nourrit.
Dans cette entreprise, chaque maillon est essentiel.
Tous sont nécessaires, aucun n’est suffisant.
Tous sont nécessaires.
Aucun n’est suffisant.
Ici des témoins sont venus répéter pendant plusieurs jours que sans les chauffeurs, les tueries auraient été ralenties, limitées, entravées. Que les interahamwe, que les miliciens, que les gendarmes n’auraient pas pu atteindre aussi facilement les collines de Bisesero, de Karongi ou de Gitwa. Ils disent tout qu’il y aurait eu moins de morts, moins de blessés.

Ne vous y trompez pas, en distinguant le petit et le grand coupable, la défense cherche à vous amener sur le terrain de la contrainte.
Elle veut vous faire dire qu’en réalité, petit Claude MUHAYIMANA a été contraint par quelques grands.
Il y a dans cette défense un paradoxe. Mon confrère du Collectif des parties civiles pour le Rwanda en a parlé, on ne peut pas sérieusement soutenir « je n’ai rien fait, mais par ailleurs ce que j’ai fait j’y étais contraint ».
Vous n’avez pas l’historique de tout ce dossier, mais je dois vous le dire. Cet argument est récent. Il n’a émergé qu’opportunément, en fin d’instruction, comme ultime point de fuite.
Quoi qu’il en soit, cet argument n’est pas sérieux.
Claude MUHAYIMANA vous dit ne pas avoir pu s’opposer parce qu’il avait peur. En réalité il n’évoque une crainte diffuse, une inquiétude.
Claude MUHAYIMANA vous dit qu’il n’a pas refusé parce qu’il était menacé. Le dossier ne compte aucune trace de pression.
Claude MUHAYIMANA vous dit « ceux qui refusaient étaient tués ».
Il évoque pour la première fois ici à l’audience le cas d’Augustin, chauffeur de l’hôpital, qui aurait été tué. Personne n’en a pourtant jamais parlé.
Il évoque le cas de Alphonse KALISA, dont la seule évocation donne une version différente de sa disparition.
Par ailleurs, contrairement à ce qu’il prétend, d’autres ont refusé ; plusieurs témoins sont venus le confirmer ici, devant vous.
Et si jamais vous deviez encore en douter, des études, des scientifiques, des historiens sont venus objectiver la question.
Nous avons produit un extrait du livre de Florent Piton au cours de cette audience. On y lit notamment :
« Le génocide n’est pas plus le résultat d’une obéissance aveugle à l’autorité que d’une fureur spontanée. De même que les autorités mettent en avant leur incapacité à contrôler le chaos et la colère populaire, les génocidaire ont tout intérêt à insister sur la contrainte qui provoque leur passage à l’acte. […] D’après une enquête auprès de 300 rwandais répartis dans tout le pays, Omar MacDoom a demandé ce qui pouvait arriver à ceux qui refusaient de participer aux attaques : dans les deux tiers des cas, les personnes interrogées répondent qu’il ne leur arrivait rien, un pourcentage d’ailleurs plus élevé chez les enquêtés Hutu que chez les enquêtés Tutsi. »

Vous ne suivrez donc pas la défense sur ce terrain.
La troisième conviction que nous avons acquise est que les procès sont des outils de justice et de mémoire.

Je vous parlais précédemment de Joseph Kessel, membre d’honneur de la LICRA. Il écrivait dans France-Soir, dont il était l’envoyé spécial au procès de Nuremberg, que ce procès avait pour but :
« […] de mettre tout à coup les criminels face à face avec leur forfait immense, de jeter pour ainsi dire les assassins, les bouchers de l’Europe, au milieu des charniers qu’ils avaient organisés, et de surprendre les mouvements auxquels les forcerait ce spectacle, ce choc. »

Sur les bancs de la partie civile, on est revenu sur cette idée.

Sur les bancs des parties civiles, nous avons cessé de placer nos attentes et nos espoirs entre les mains des criminels qui comparaissent.
Ce sont entre vers les témoins, les victimes que nous nous tournons entièrement.
Monsieur le Président, Madame, Monsieur de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés, c’est aussi vers vous que l’on se tourne aujourd’hui.
Bien sûr, le travail de ce procès est de juger Claude Muhayimana. Mais à travers lui, sans instrumentaliser le procès, il s’agit aussi d’œuvrer contre l’oubli.
Lors d’un précédent procès, un confrère représentant la LICRA avait justement affirmé que « le contraire de l’oubli, ce n’est pas que la mémoire, c’est aussi la justice ! ». C’est aussi la justice

* * *
Malgré la monstruosité des actes commis, le génocide des Tutsi et Claude Muhayimana ont des figures humaines. C’est d’ailleurs parce que les actes commis sont monstrueux que le génocide appartient atrocement à l’histoire humaine.
Un dramaturge sud-américain disait alors à ce sujet : « Il n’y a pas d’histoire silencieuse. Qu’on la brûle, qu’on la brise, qu’on raconte n’importe quoi dessus, l’histoire humaine refuse de se taire. »
A travers votre arrêt, vous serez les porte-voix de cette histoire humaine.
Examinez-la et condamnez ce qui doit l’être.
Nous, nous avons fait notre travail.
Nous vous avons raconté cette histoire.
Nous vous avons apporté le récit.
Aujourd’hui nous vous la remettons.
Rendez-lui justice !


1. ↑ voir également dans la revue de presse le reportage de Rwanda TV:

2. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
3. ↑ CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire

4. ↑ FAR : Forces Armées Rwandaises
5. ↑ Lire notre article de décembre 2019: Fabien NERETSE condamné à 25 ans de réclusion

6. ↑ Pour vous éviter de lire « Un génocide pour l’exemple » de Fabrice EPSTEIN

7. ↑ Lire l’audition de Providence RWAYITARE, rescapée du Home Saint-Jean et de l’église de Kibuye. Témoin citée par le CPCR.

Procès Claude MUHAYIMANA: mercredi 15 décembre 2021. J18

16/12/2021

• Réquisitoire du ministère public représenté par mesdames Aurélie BELLIOT et Myriam FILLAUD.
• Plaidoiries de la défense.
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Réquisitoire du ministère public représenté par mesdames Aurélie BELLIOT et Myriam FILLAUD.

Après avoir rappelé que le procès de monsieur MUHAYIMANA n’est pas celui « d’un homme ordinaire », madame FILLAUD, un qualificatif inacceptable vu « les crimes extraordinaires » qui ont été évoqués durant ces quatre semaines. Le seul objet sur lequel il faut s’intéresser: en quoi Claude MUHAYIMANA est-il coupables des faits qui lui sont reprochés.
Si ce procès a lieu en France, c’est parce que notre pays s’est engagé le 22 mai mai 1996: loi de la compétence universelle qui doit permettre d’éviter que la France ne devienne une terre d’asile pour génocidaires. A noter que depuis son arrivée en France, l’accusé, qui s’est vu refuser le statut de réfugié politique sera naturalisé français!
Claude MUHAYIMANA est un des maillons important de la chaîne dans la commission du génocide. Il n’y a aucun complexe à avoir à poursuivre l’accusé à hauteur de ses responsabilités. Et madame FILLAUD d’évoquer les témoignages de Aaron KABOGORA [1], de Innocent GISANURA [2] et de Providence RWAYITARE [3], ces rescapés qui sont « les symboles de la vie. Plus, de la survie. »

Si Claude MUHAYIMANA n’est pas jugé au Rwanda, c’est parce que la Cour de cassation a refusé de l’extrader vers le Rwanda. L’avocate générale retrace alors le périple de l’accusé avant son arrivée en France et rappelle les étapes de la procédure.
Il faut reconnaître que ce procès pose un certain nombre de défis: complexité d’une justice qui s’exerce 27 ans après les faits, fragilité de certains témoignages, une fragilité qui s’explique et qui n’est pas propre au Rwanda. D’autant que certains témoins ont été entendus plusieurs fois, d’où certaines contradictions bien compréhensibles. Et madame FILLAUD d’évoquer « la traque, la chasse à l’homme, les charniers à ciel ouvert » qui caractérisent ce génocide.

Sans compter que les rescapés n’ont pas pu inhumer leurs défunts et que les repères spatiaux temporels des témoins sont inexistants.
Pour la défense, tous les témoins seraient manipulés, ce qui est « insultant pour la justice française« . Des pressions auraient été exercées, mais sur qui? Sur les victimes!
Les enquêteurs qui ont travaillé au Rwanda ont exercé leur mission en toute liberté: » Notre but, c’est la vérité » a rapporté l’un d’eux.

A l’adresse des jurés, la représentante du ministère public déclare: « Vous allez vous forger une conviction« . Et de les remercier pour leur présence active. « Si le doute s’empare de vous, il ne doit pas vous paralyser. Votre mission est la plus noble qui soit. » Et de conclure, en cédant la parole à madame BELLIOT: « Nous vous démontrerons sa culpabilité et proposerons une peine à la hauteur de sa responsabilité. »

Intervention de madame BELLIOT.

Le génocide, qui a été jugé plusieurs fois, est « un fait incontestable« . Et de rappeler les massacres antérieurs de 1959 , de 1963 et 1973 provoquant la fuite à l’étranger de nombreux Tutsi. D’autres seront tués.

Les ingrédients de ce génocide, c’est une « idéologie raciste » exacerbée par des médias comme Kangura [4] ou la RTLM [5]. Les massacres commis dans les années 1991/1992 le seront sous le couvert de la guerre déclenchée en octobre 1990, massacres que les autorités de l’époque laissent faire. Les Tutsi, considérés comme des « complices », seront alors arrêtés. Mais contrairement à ce qu’il a prétendu, l’accusé, lui, ne sera pas mis en détention.

1993, c’est la montée du Hutu Power [6] et le « basculement dans le génocide » avec l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, attentat « qui n’est pas la cause mais l’étincelle qui embrase le pays. Les tueries deviennent systématiques, les barrières filtrent les habitants, les maisons sont détruites, biens et troupeaux pillés par les assaillants. Les personnes qui seront invitées à se réfugier dans les églises ou dans les stades, « pour leur sécurité« , y seront abattues.

La palette des armes utilisées est impressionnante: armes de guerre, machettes, gourdins cloutés, ustensiles agricoles… Ces tueries auront un caractère massif, un caractère implacable sur tout le territoire. Et dans ces tueries, les véhicules joueront un grand rôle. C’est « la consécration de l’impunité », le langage utilisé est clair: « il faut travailler, débroussailler à la racine. » les chants des tueurs appellent à l’extermination des Tutsi.

Autres caractéristiques: la rupture de la filiation, la cruauté des assassins avec la décapitation brandie comme un trophée, les femmes éventrées: une redoutable efficacité.
A l’adresse des jurés: » Vous n’avez pas à juger le génocide mais Claude MUHAYIMANA, en essayant de comprendre le contexte. Nous parlons bien de génocide et de crimes contre l’humanité. »
Madame BELLIOT va alors définir le crime de génocide, ce crime étant différent du crime contre l’humanité: « Le génocide consiste à éradiquer, le crime contre l’humanité à soumettre. Ce qui implique la notion de plan concerté qui n’implique pas une entente requise au préalable. »
La représentante du ministère public rappelle alors comment le génocide a été perpétré à Kibuye, un génocide meurtrier qui a fait environ 72 000 victimes.
Ce sera ensuite le rappel des faits qui sont reprochés à Claude MUHAYIMANA, faits évoqués pendant toute la durée du procès: massacres sur les collines de Gitesi/Gitwa, Nyamishaba et Bisesero. « Sa présence sur ces lieux est incontestable ».

L’accusé bénéficie de la confiance des gendarmes qui ont recours à lui pour évacuer le corps de MWAFRIKA, leur collègue. Il ne peut ignorer qu’il transporte des tueurs. Claude MUHAYIMANA a-t-il tenté de quitter Kibuye? Jamais. Concernant son déplacement à Ruhengeri, il fournit un « ordre de mission » fabriqué pour justifier son absence de Kibuye lors des grands massacres dans la cité. (NDR. L’alibi qu’il a fourni a été abusivement accepté par le juge d’instruction: des témoins qui n’ont pas comparu situeraient la mort de MWAFRIKA [7]. Après le massacre du stade Gatwaro, les gendarmes se mettant alors à poursuivre ceux qui avaient réussi à rejoindre les collines. C’est une version possible. Ce n’est pas celle qui a été retenue.)

Madame FILLAUD reprend la parole pour évoquer à nouveau les lieux des massacres et surtout les transports à Bisesero. Sur ces collines, aucun soldat du FPR, contrairement à ce que les autorités ont prétendu pour justifier les attaques. Claude MUHAYIMANA a transporté les tueurs. Et il n’y avait aucun doute sur la finalité de ces transports. Tout le monde l’a vu.
Concernant les transports vers Gisenga, il n’y a pas de certitude: « Vous écarterez sa responsabilité ». « Vous réduirez aussi le champ temporel des crimes vu l’arrivée des soldats français de Turquoise fin juin. [8] »

L’accusé nie tout en bloc, son absence a duré une dizaine de jours selon ses dires, il a été malade pendant deux mois. Seul son témoin mystère, Vénuste MISAGO l’atteste [9]. Son épouse [10] l’a vu partir « travailler » très souvent: » Ce n’est pas sérieux. La parole de Claude MUHAYIMANA n’est pas crédible. » Pas sérieux non plus de parler de « manipulation des témoins« . Pas plus que « le complot fomenté par les autorités rwandaises. » Il a sauvé des Tutsi? Soit. Mais en quoi cela le disculperait? Contester le plan concerté comme le fait la défense, c’est nier le génocide. » On n’est pas très loin de la thèse du double génocide! »

Madame BELLIOT reprendra la parole pour souligner que l’accusé aurait pu agir autrement. Pour elle, il n’y a pas eu contrainte. qui serait une cause d’irresponsabilité pénale. Claude MUHAYIMANA s’est-il engagé librement? Y avait-il pour lui une autre voie? Probablement. Il aurait pu fuir, par exemple. L’accusé l’a d’ailleurs reconnu en fin de procès: » Si les choses se seraient aggravées, nous serions partis! » Il n’est pas parti et a fait » des choix incohérents » ajoute la magistrate. D’aiileurs, sa famille était-elle vraiment menacée?

« Reconnaître cette contrainte, ce serait accorder aux tueurs un permis de tuer. » Sa responsabilité est entière.
La peine? » Monsieur MUHAYIMANA était un opportuniste, il s’est adapté. Il était attaché à l’argent, il savait monnayer son aide, avait un réseau parmi les diverses autorités politiques et religieuses. Sa parole a fluctué, il a proféré beaucoup de mensonges. Il persiste beaucoup de zones d’ombre quant à sa demande d’asile, son séjour au camp Kami, son parcours d’exil avec l’aide de membre du TPIR, son niveau de français. Le complot politique dont il prétend être victime ne correspond pas avec la chronologie de l’affaire. Il s’agit d’un homme qui a eu du mal à dire la vérité. Il n’a jamais vraiment répondu aux questions qui lui étaient posées. Il se présente en victime ».

Une juste peine? Claude MUHAYIMANA a commis des crimes d’une extrême gravité. Il a fait pression sur les témoins, n’a jamais contribué à la manifestation de la vérité et a toujours campé sur ses dénégations., il est resté « verrouillé sur ses positions ».

Elle demande de prononcer une peine de 15 ans de réclusion. (NDR. Une peine qui paraît quelque peu dérisoire aux représentants des victimes que nous représentons au vu de la qualité du réquisitoire)

Plaidoiries de la défense.

Maître MATHE s’exprime en premier: « Nous sommes à la recherche de la vérité », mais à chacun sa vérité. Elle veut entraîner la Cour dans un labyrinthe pour l’y guider. « Tous les témoins ne sont pas aimables, sont tous plus ou moins de bonne foi, sont tous plus ou moins habiles » dit-elle. Et d’évoquer une extraordinaire galerie de portraits « dans un immense chaos », chacun cherchant son propre chemin.

« Je n’ai pas entendu la VERITE sur le rôle de MUHAYIMANA. Oublions les Arméniens, la Shoah, revenons à l’histoire du Rwanda » poursuit l’avocate.

L’histoire du Rwanda? Comme elle l’a déjà fait lors d’un précédent procès, maître MATHE revient à l’histoire du Rwanda telle qu’elle la connaît. Depuis 1990, le Rwanda évolue d’un régime à l’autre plus ou moins autoritaire. Avec la tentative du retour des exilés tutsi, la population a « la sensation d’être assiégée ». Le FPR [11], venu d’Ouganda, alors qu’il y a des négociations, fait le choix des armes. Ce FPR est bien « le responsable des dégâts causés au sein du tissu social: cessez-le-feu violés, massacres traditionnels dans la zone qu’il occupe. »

Et ces accords d’Arusha ( NDR: voulus et soutenus par la France. Monsieur Védrine s’en est toujours vanté), « une folie furieuse« . La part concédée au FPR est totalement irréaliste, ce FPR qui a rapidement compris qu’il ne prendrait par le pouvoir par les urnes. Tous les Rwandais savent qu’il y avait des infiltrés dans la population: » Ils sont idiots ceux qui le contestent. » Les soldats de l’APR [12] avaient d’ailleurs été formés dans les écoles de guerre américaines. » C’est une guerre civile » ajoute-t-elle. (NDR: ce que personne ne conteste, de 1990 à 1993)
« Celui qui a abattu l’avion porte une responsabilité colossale dans ces événements » [13]. Mais qui est-il? Et on sait bien de quel côté son cœur balance. Elle évoquera le rapport BRUGUIERE, mais jamais le rapport TREVIDIC qui va contredire tout ce qui a été dit avant.

A Kigali, ce qu’on attend, c’est « la mise en récit d’une histoire officielle. Est négationniste celui qui la conteste. » Et quelle est cette doxa du FPR?

1. Le génocide est planifié depuis 1990 ( NDR: c’est son point de vue)
2. Il est en germe depuis 1959
3. l’Eglise a joué un rôle important
4. C’est le FPR qui a arrêté le génocide
5. Le FPR n’a pas commis de meurtres de masse
6. La responsabilité de la communauté internationale et de la France en particulier (NDR: pas un mot sur le Rapport DUCLERT, bien sûr, qui évoque des responsabilités écrasantes des responsables politiques français de 1994 [14])

Qui conteste cette doxa est un négationniste. Et de citer les noms de madame Alison DES FORGES, de monsieur REYTJENS, André GUICHAOUA, ses personnes de référence en la matière, tous personna non grata à Kigali.
L’avocate parle assez longuement de monsieur GUICHAOUA qui ne peut que bien connaître le Rwanda [15]. Le génocide des Tutsi commence bien le 12 avril avec la fuite du gouvernement intérimaire à Gitarama où le rejoindront les trois évêques tués par le FPR: il n’y a donc ni planification ni entente.

Quelques longues minutes sur le TPIR, sur son bilan et sur la présence de témoins qui n’avaient rien à dire. et ses fastueuses dépenses. (NDR: Alphonse RUKUNDO [16], François KAYIRANGA [17] et Vénuste MISAGO [18], cités par la défense, avaient-ils des choses à dire autres que des mensonges?)
Retour sur les Gacaca [19] qui avaient pour but de rendre la cohabitation possible: l’enjeu était politique. Le FPR n’a pas arrêté le génocide, il a secouru les derniers survivants. Ne pas oublier surtout les massacres de masse de l’APR depuis 1990: évocation des massacres au stade de Byumba, dans le Nord qui aurait causé la mort de plus de 5000 personnes! ( NDR: on parle parfois de l’accusation en miroir dans ce génocide. Est-ce le cas?) Des crimes commis par le terrible James KABAREBE, « le cousin d’Alain GAUTHIER » : ça relativise donc le témoignage de ce dernier!

Bien sûr, vous l’aurez compris, la parole n’est pas libre au Rwanda. Elle l’est encore moins parmi les exilés de la diaspora! « La preuve vient d’un monde sans liberté » . Et d’énumérer, pêle-mêle une liste de personnes exécutées, disparues sans qu’on en connaisse toujours les raisons. Un tel est mort assassiné? D’aucuns disent qu’il est mort dans son lit. Mais ça n’a pas d’importance. On va même jusqu’à arrêter un avocat américain venu défendre sa cliente!
La défense de maître MATHE est laborieuse, on parle toujours peu des faits reprochés à MUHAYIMANA. C’est maître MEILHAC qui va poursuivre.
Il s’agit « d’un dossier hors du commun », qui a été « amputé à l’instruction d’un grand nombre de charges. Peu de témoins ont prêté serment ( NDR: simple application de la loi si j’ai bien compris dans la mesure où ces témoins ont été condamnés pour des faits concomitants à ceux pour lesquels l’accusé est poursuivi. Monsieur le Président a eu à l’expliquer tous les jours.) L’avocat souligne la faiblesse des témoignages: il n’a jamais vu ça.

Suit une longue digression sur le mandat d’arrêt concernant l’accusé. ( NDR: MUHAYIMANA est poursuivi suite à une plainte du CPCR, pas pour l’émission de ce mandat d’arrêt) Il tente de minimiser les pressions que l’accusé tente de faire peser sur les témoins par l’intermédiaire d’une avocate rwandaise. Claude MUHAYIMANA ne sait pas que cela ne se fait pas!

Pendant plus d’une demi-heure, on a l’impression que maître MEILHAC s’égare, tente de noyer le poisson. Il parle sans cesse de « choses » et d’autres « choses », ne termine pas ses phrases, évoque les événements contenus au dossier, ne comprend pas qu’on ait retenu la participation de l’accusé aux tueries de Nyamishaba, développe une chronologie des faits pas toujours claire. Bref, une démonstration peu convaincante. Il est vrai qu’il est difficile de défendre un accusé qui est resté cloîtré chez lui pendant toute la durée du génocide.
Et de répéter que Claude MUHAYIMANA ne peut être condamné, que sa responsabilité ne peut être engagée. Il ne suffit pas de le proclamer, encore faut-il le prouver.
Notre avocat, de guerre lasse, ne peut que s’en prendre au ministère public. C’est un mauvais procès qui est fait à la défense et « les déclarations pas toujours fiables de l’accusé n’en font pas pour autant un coupable. » Le ministère public a donné un portrait caricatural de l’accusé. Il conserve sa part d’ombre, n’est pas un grand expansif: « Je ne revendique que de le reconnaître INNOCENT. » Et citant Antoine de SAINT-EXUPERY, pas Patrick précise-t-il: » Je n’aime pas qu’on abîme les hommes. »

Maître MATHE va clôturer la plaidoirie de la défense. Elle se demande ce que les jurés ont bien pu comprendre! Sympathique pour des femmes et des hommes qui ont passé quatre semaines à écouter attentivement les uns et les autres.
L’avocate, d’une voix doucereuse, va jouer sur la corde sensible. Elle revient longuement sur les écoutes téléphoniques. Fait la peinture d’une communauté rwandaise qui n’est pas comme nous, qui n’a pas la même culture, difficile à cerner…. Des gens enfermés dans leur histoire, dans la famille qu’ils se sont donnée… Des propos qui arrachent des larmes à l’accusé.
Médiatrice sait qu’elle est vivante parce que son mari l’a protégée. « Salir, noircir, humilier, je ne peux pas. Claude MUHAYIMANA a sauvé des gens » insiste-t-elle. Ce qu’il aurait dû faire?
Et de conclure, s’adressant à chacun d’entre nous: » Je ne sais pas ce que j’aurais fait. Et vous, s’adressant au jurés, vous le savez? La vraie question est là! »

Pour moi, c’est précisément l’exemple type de la fausse question.
Fin de la plaidoirie de la défense.

Monsieur le Président évoque les questions qu’il va poser demain. Il demande aux parties de s’en saisir et de donner leur sentiment à l’ouverture de la dernière séance. Puis l’accusé aura la parole en dernier et la Cour se retirera pour délibérer.


Alain GAUTHIER

1. ↑ Lire l’audition de Aaron KABOGORA, témoin cité par le CPCR, habitant de Bisesero.

2. ↑ Lire l’audition de Innocent GISANURA NDAYIMANA, témoin cité par le CPCR.

3. ↑ Lire l’audition de Providence RWAYITARE, rescapée du Home Saint-Jean et de l’église de Kibuye. Témoin citée par le CPCR.
4. ↑ Kangura : « Réveille-le », journal extrémiste bi-mensuel célèbre pour avoir publié un « Appel à la conscience des Bahutu », dans son n°6 de décembre 1990 (page 6). Lire aussi “Rwanda, les médias du génocide“ de Jean-Pierre CHRÉTIEN, Jean-François DUPAQUIER, Marcel KABANDA et Joseph NGARAMBE – Karthala, Paris (1995).
5. ↑ RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE

6. ↑ Terme qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.

7. ↑ parmi les témoins qui évoquent également la mort du gendarme MWAFRICA et le transport de son corps jusqu’à Ruhengeri où il a été enterré : son épouse Samila MUKANDANGA, Hassan IBYIYINGOMA, Idi YARARA, Alexis KABAGEMA

8. ↑ Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994. Lire également le témoignage de Patrick de SAINT-EXUPÉRY

9. ↑ Lire l’audition de Vénuste MISAGO, en visioconférence du Malawi. Témoin cité par la défense.

10. ↑ Lire l’audition de Médiatrice MUSENGEYEZU, ex-épouse de Claude MUHAYIMANA.

11. ↑ FPR : Front patriotique Rwandais
12. ↑ APR: Armée patriotique rwandaise
13. ↑ Attentat du 6 avril 1994 contre l’avion présidentiel. Voir également : FOCUS – Avril – juin 1994 : les 3 mois du génocide.

14. ↑ Lire notre article d’avril 2021: Le rapport DUCLERT et la poursuite des génocidaires en France

15. ↑ Lire l’audition de monsieur André GUICHAOUA.

16. ↑ Lire l’audition de monsieur Alphonse RUKUNDO, témoin cité par la défense.

17. ↑ Lire l’audition de l’abbé François KAYIRANGA, prêtre en Italie dans la paroisse de Rocchetta Nervina en Ligurie. Témoin entendu en visioconférence et cité par la défense.
18. ↑ Lire l’Audition de Vénuste MISAGO, en visioconférence du Malawi. Témoin cité par la défense.

19. ↑ Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.


Procès Claude MUHAYIMANA: jeudi 16 décembre 2021. VERDICT

16/12/2021

En cette dernière journée, la parole est donnée à l’accusé :
« Je vous remercie, Monsieur le Président.
J’ai tout suivi, j’ai entendu ce que tout le monde a dit. En 1994, j’ai essayé de faire ce que Dieu m’a dit de faire. Il faut que tout le monde se mette à ma place dans le cadre de 1994. »
Monsieur le Président demande à toutes les parties si elles ont des commentaires à faire sur les 100 questions qui seront posées aux jurés. Tout le monde répond par la négative.
Monsieur le Président s’adresse une dernière aux jurés : « vous n’aurez pas à donner les raisons de votre décision. Je fais appel à votre conscience. La seule chose qui vous sera demandée : « avez-vous une intime conviction? »
Le jury se retire alors pour délibérer.
C’est dans la soirée vers 20h40 que le verdict tombe :

Claude MUHAYIMANA est condamné à 14 années de réclusion criminelle.

Le détail de la motivation de cette décision sera publié d’ici quelques jours.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024