Fiche du document numéro 31032

Num
31032
Date
Jeudi 24 février 2011
Amj
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296931
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Titre
Le juge Trévidic dénonce : « Le dispositif sur le secret défense n'est pas constitutionnel »
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Chargé des enquêtes parmi les plus sensibles de la République (Karachi, moines de Tibéhirine, Rwanda...), Marc Trévidic publie un essai qui lève un coin de voile sur les dessous de la lutte antiterroriste, ses pièges, ses secrets. Dans un entretien à Mediapart, le magistrat met en cause le système français du «secret défense», cet habillage juridique d'une raison d'Etat qui tourne, parfois, à la déraison d'Etat.
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Article de journal
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FR
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Marc Trévidic est sans doute le magistrat le plus détesté de l'Elysée. Un anti-Philippe Courroye, en quelque sorte. Président de l'Association française des magistrats instructeurs (AFMI), vent debout contre le projet de réforme de la justice prévoyant la suppression du juge d'instruction, Marc Trévidic est par ailleurs le juge en charge de l'affaire de l'attentat de Karachi, dont certains développements financiers pourraient menacer l'actuel président de la République.

Le juge Trévidic n'a pas amélioré son cas aux yeux du Château en déclarant sur France Info, le 7 février, à propos de Nicolas Sarkozy, qui venait de mettre en cause une nouvelle fois les magistrats dans la gestion d'un fait divers: «Je pense qu'il est largement temps de lui appliquer la peine plancher, puisqu'il faut être très dur envers les multirécidivistes.»

Marc Trévidic © B.Klein

A l'image d'une certaine magistrature qui se révolte, Marc Trévidic n'a pas sa langue dans sa poche. Dans l'essai qu'il vient de publier, Au cœur de l'antiterrorisme (JC Lattès), le magistrat en charge des dossiers parmi les plus sensibles de la justice française (Karachi, moines de Tibéhirine, génocide du Rwanda...), qu'il instruit galerie Saint-Eloi, où sont regroupés les juges antiterroristes du tribunal de Paris, en donne une nouvelle démonstration.

Cet épais récit autobiographique, qui ne craint ni la pédagogie ni l'humour dans un domaine parfois ardu, plonge le lecteur dans les dessous de la lutte antiterroriste, ses pièges, ses impasses mais aussi ses secrets d'Etat. Au fil des pages, Marc Trévidic raconte par le menu le quotidien d'un magistrat dont le travail relève souvent du parcours du combattant. Surtout lorsqu'il a – comme c'est son cas – l'impudence d'ignorer ces «intérêts supérieurs» que le pouvoir politique brandit à intervalles réguliers dans l'espoir de couvrir ses propres turpitudes.

L'ouvrage, qui fourmille d'anecdotes édifiantes, comporte aussi quelques considérations définitives qui ne feront pas plaisir à tout le monde.

A titre d'exemple, ce passage ravageur sur la gestion des dossiers sensibles:

«Les procureurs généraux et les procureurs de la République des grandes juridictions sont rompus à ces affaires. Ce sont des animaux politiques. Ils sont remarquablement intelligents et ils ont tous, sans exception, travaillé à la chancellerie à un moment ou à un autre. Dans les postes les plus importants, ce sont des politiciens autant que des magistrats. Ils sentent, anticipent. Il n'est guère besoin de leur donner le mode d'emploi. Comme ils ont cet outil redoutable de l'opportunité des poursuites, cette capacité de pouvoir classer sans suite une affaire, il sont naturellement tentés d'aller dans le sens du poil, même si quelques-uns résistent. C'est ainsi qu'en certains lieux et en particulier à Paris, le principe de l'opportunité des poursuites s'est transformé en “opportunité de la non-poursuite”. Cette docilité n'est pas nouvelle et elle a même toujours existé. Mais elle n'avait pas atteint un tel degré, en tout cas depuis bien longtemps.»

L'ouvrage évoque aussi longuement les difficultés rencontrées par les juges d'instruction chargés d'affaires sensibles qui, régulièrement, se heurtent au mur du “secret défense”, l'habillage juridique de la raison d'Etat. Un enjeu majeur que Marc Trévidic a développé dans l'entretien qu'il nous a accordé.

Pour commencer, une question liée à l'actualité et au rôle des Etats par rapport au terrorisme. En Libye, le colonel Kadhafi a fait tirer sur la foule des manifestants. Pour vous, juge antiterroriste, est-ce que cela relève du terrorisme à proprement parler?

C'est évident ! Un chef d'Etat qui envoie des chasseurs pour tirer sur des manifestants, c'est lui qui trouble gravement l'ordre public. C'est du terrorisme, bien sûr.

Cela n'interroge-t-il pas aussi sur la façon dont les Etats démocratiques coopèrent avec ces régimes? La France, par exemple, a vendu beaucoup d'armement à la Libye et les avions de l'armée qui ont tiré sur des manifestants sont peut-être ceux que nous avons vendus à Tripoli...

M. Kadhafi © Reuters

J'ignore d'où proviennent ces appareils, mais plus généralement, cette affaire illustre les difficultés qu'il y a à faire cohabiter diplomatie et morale dans les relations internationales. Mais ce n'est pas propre à la France. Personne ne se fait d'illusions sur Kadhafi. N'oublions pas le DC-10 d'UTA (l'attentat, commandité par Tripoli, a coûté la vie en 1989 à 170 personnes dont 54 Français, NDLR), quand même...

La Libye a commis des attentats terroristes parmi les plus meurtriers qu'on ait connus, mais si pour des raisons qui nous échappent on accueille ensuite Kadhafi et on lui fait des courbettes, comme en 2007, on peut le déplorer, mais rien y faire.

Je pense que peu de pays échappent à ces compromissions avec des dictateurs. Dans tout ce qui touche à la raison d'Etat au sens propre, les intérêts fondamentaux de la nation sont de plus en plus économiques. La preuve, lorsque éclate une supposée affaire d'espionnage industriel (Renault, NDLR), c'est la Direction centrale du renseignements intérieur (DCRI) qui s'en occupe.

Ces compromissions ne vous gênent-elles pas?

En tant que juge, je n'ai pas à me prononcer là-dessus. Ce sont les gens qui sont élus qui décident de ce qui relève ou pas des intérêts fondamentaux de la nation. Après, en tant que citoyen, évidemment que je regrette qu'on pactise avec des dictateurs pour avoir des contrats. Surtout la France, qui a toujours eu une image de marque, qui vaut quelque chose, celle de la patrie des droits de l'Homme. Donc oui, ce serait bien d'insuffler une certaine morale dans la politique internationale. Mais une fois que j'ai dit ça... C'est complètement naïf, j'en ai bien conscience.

Ce qu'on essaye depuis quelque temps en France, c'est d'imiter les Anglo-Saxons, copier ce cynisme pragmatique que ces derniers pratiquent de longue date, tout particulièrement dans la lutte contre le terrorisme. J'en parle dans mon livre, lorsque j'évoque le «Londonistan», à une époque où, pour caricaturer, la Grande-Bretagne tapait sur l'IRA mais protégeait les islamistes, ce qui donnait: «On s'en fout qu'ils tapent la France, du moment qu'ils ne frappent pas chez nous.»

Mais ils en sont revenus car cela a fini par leur péter à la figure, avec les sanglants attentats de juillet 2005 à Londres. J'espère que nous ne retomberons pas dans cette logique, que nous avons abandonnée chez nous en 1986, lorsqu'on s'est mis à lutter contre l'ETA. On s'est dit: même si nous ne sommes pas visés, nous abritons des terroristes chez nous. Or, l'Espagne est une démocratie, donc on ne peut plus les protéger.

Selon vous, cette conversion de la France au cynisme anglo-saxon date-t-elle de la présidence Sarkozy?

Je pense que le côté Machiavel ne date pas d'aujourd'hui. Mitterrand était déjà comme ça. Mais il est peut-être vrai que cette méthode plus brutale est plus prononcée actuellement.

Cela nous amène, puisque l'on évoquait la raison d'Etat, au thème du «secret défense», omniprésent dans votre livre...

Ne nous leurrons pas: les instruments juridiques de l'Etat français sont conçus pour que tout ne soit pas dans les dossiers judiciaires. D'un côté, vous avez les services de renseignement, qui logiquement ne veulent pas voir leurs informations mises sur la place publique. Or parfois, la justice a besoin d'en avoir connaissance, d'où un affrontement.

Je vais vous révéler quelque chose: je n'ai jamais eu connaissance, je dis bien jamais, dans aucun dossier, de la déclassification d'un seul document estampillé «secret défense», et encore moins «très secret défense». Seuls l'ont été des documents «confidentiel défense», le plus faible degré de classification. C'est l'hypocrisie du système, on ne donne à la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN), qui fait ses recommandations au pouvoir politique, que des documents «confidentiel défense». C'est pour ça que j'ai intitulé l'un de mes chapitres «La bibliothèque rose» ! On ne nous donne à lire que ce qui n'est pas trop embarrassant.

Le système peut-il être amélioré, d'après vous?

Bien sûr que oui ! Si l'on veut de la clarté – et c'est une proposition de l'AFMI de longue date –, il faut créer une juridiction du «secret» spécialisée qui pourrait trancher, décider, avoir des moyens d'investigation propres, consulter les documents, mener une perquisition. Et décider ce que le juge peut avoir ou pas.

Ce serait évidemment une juridiction indépendante, composée de membres de la Cour des comptes, de la Cour de cassation, du Conseil constitutionnel, avec un statut inamovible. Et qu'il ne s'agisse pas que de vieux croulants, car il faut être prêt à mener des investigations.

Je prends un exemple: ce qui arrive souvent, c'est que le document que vous demandez, dont vous avez donné la date, le nom du service qui l'a rédigé, les caractéristiques, même parfois le numéro, eh bien on ne vous le transmet pas... On vous répond: «Ah ben, désolé, on ne le retrouve pas.» Aujourd'hui, avec le système actuel, vous êtes bloqué. Vous n'êtes pas dupe mais vous ne pouvez rien faire. Cela m'est arrivé plusieurs fois. Le système ne fonctionne pas, on est dans la suspicion permanente, puisque finalement, celui qui classifie – le pouvoir politique – est aussi celui qui choisit ou non de déclassifier.

En clair, pour vous, le dispositif actuel est vicié?

Il est même anticonstitutionnel. La commission n'a qu'un avis consultatif. Ainsi, la capacité d'un juge à accéder à un document ou à un endroit classifié va dépendre d'une décision administrative, du pouvoir exécutif donc, qui peut faire entrave à la justice. Ce processus ne respecte pas la séparation des pouvoirs.

Le fonctionnement judiciaire est contrecarré par une simple décision administrative, ce qui est clairement contraire à la Constitution. D'ailleurs, je suis persuadé que si un de ces jours il y avait une saisine du Conseil constitutionnel sur ce point, certains auraient du souci à se faire...

Pour vous, la CCSDN, c'est donc une commission-croupion en quelque sorte?

Le problème, c'est que l'on transmet aux membres de la commission des documents, ses membres vont regarder ce qu'il y a dedans et ils vont rendre un avis. Mais ils ne savent pas l'ampleur de ce qu'on leur a donné par rapport à ce qui existe. C'est tout de même gênant! Et je trouve qu'ils ne sont pas toujours très réactifs, par exemple lorsqu'un document fait allusion à d'autres rapports, ils devraient eux-mêmes les réclamer, spontanément. Mais ça n'arrive pas, c'est toujours aux juges de reformuler une demande, alors que la commission a le pouvoir de le faire elle-même.

M. Trévidic ©

Y a-t-il des modèles internationaux dont la France pourrait s'inspirer ?

Oui, il y a des pays où il y a une juridiction du secret: l'Allemagne, le Royaume-Uni, les Etats-Unis... Les Etats-Unis sont un pays intéressant en la matière. Des citoyens et même des journalistes peuvent y demander la déclassification de documents. C'est beaucoup plus ouvert. Vous me direz, c'est normal, c'est une vraie démocratie (rires)!

Vous n'avez pas les moyens de traduire votre mécontentement, par exemple dans le dossier Karachi, où, régulièrement, tel ou tel ministère vous sort, sous la pression, de nouveaux documents, preuve en creux qu'on vous les avait cachés jusque-là?

Qu'est-ce que vous voulez que je fasse? Je ne vais pas en permanence monter au créneau, multiplier les initiatives pour me retrouver convoqué devant le Conseil supérieur de la magistrature.

Mais lorsqu'un juge a la conviction qu'on lui cache des éléments susceptibles d'éclairer son dossier, il a des armes: auditions, perquisitions...

Très franchement, dans les grosses structures comme la DGSE (les services secrets extérieurs français, NDLR), je ne crois pas aux perquisitions. Il ne faut pas surestimer ce qu'un juge peut faire. De toute façon, si on ne veut pas qu'un juge trouve un document, il pourra rester une semaine à la DGSE, cela ne donnera rien, a fortiori depuis que la loi l'oblige à prévenir l'administration de ses velléités de perquisition.

Donc, nous sommes contraints de jouer une espèce de ping-pong sans fin, qui s'apparente à un jeu de dupes, où l'on revient à la charge plusieurs fois. On demande un document, puis on le redemande sur la base de nouvelles précisions et on le redemande encore, et encore... Et par une certaine pression, notamment via les médias et donc l'opinion publique, on va nous lâcher un petit peu plus. Ce n'est pas sain, mais le système ne l'est pas à la base.

Est-ce que vous considérez que le juge d'instruction, tout particulièrement dans l'antiterrorisme où la raison d'Etat est prégnante, doit être un contre-pouvoir?

Oui, bien sûr. Un contre-pouvoir interne d'abord, c'est-à-dire dans l'institution elle-même. Le fait qu'il y ait différents intervenants (parquet, cour d'appel, juge d'instruction, JLD...) limite le risque que tout le monde aille dans le même sens. Les contre-pouvoirs internes me semblent plus efficaces que les contrôles externes.

Maintenant, c'est vrai, dans les dossiers terroristes, il y a un autre acteur, essentiel, qui est le pouvoir politique. Il a un pied dans le judiciaire via le parquet, qui lui est soumis hiérarchiquement, et il a la volonté d'insuffler sa volonté de façon plus forte que dans d'autres matières.

Donc le juge antiterroriste, contrairement à ce que pensent certains dans la classe politique et parfois même dans le monde judiciaire, n'a pas vocation à être le bras armé de la raison d'Etat?

Ah non, surtout pas! Le juge est juge, avant d'être antiterroriste. Il n'est pas là pour être le bras armé de qui que ce soit, mais pour chercher la vérité. La raison d'Etat, il n'a pas en tenir compte, normalement.

Maintenant, ce que vous décrivez, c'est ce qui se passerait si l'on supprimait le juge d'instruction, s'il n'y avait plus que le parquet. Là, vous l'avez, le bras armé du pouvoir politique, auquel il est rattaché statutairement. Ce serait une catastrophe.

Et encore, je raisonne dans une période calme. Imaginez une période de crise, avec des attentats en France, un attentat comme celui de Madrid à Paris, que se passerait-il sans juge? La pression pour interpeller tout ce qui bouge serait phénoménale et sans doute que l'opinion publique, aussi, pousserait dans ce sens-là. Avec la mauvaise habitude prise par le pouvoir exécutif de pointer du doigt le moindre juge qui remet en liberté quelqu'un, je préfère ne pas penser à ce qu'il se passerait...
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024