Fiche du document numéro 32079

Num
32079
Date
Jeudi 9 juin 1994
Amj
Auteur
Auteur
Fichier
Taille
5117814
Surtitre
Les petits martyrs racontent le génocide
Titre
Rwanda : « Nous les enfants, ils nous ont blessés et ils nous ont jetés dans la fosse d'aisances »
Soustitre
Ils ont survécu par miracle à l'un des plus terribles massacres de la fin du XXe siècle : 31 enfants arrachés à l'enfer des milices hutues par Médecins du monde. Leurs petites voix tentent de dire l'indicible…
Nom cité
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Source
EdJ
Fonds d'archives
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Guminjari est une petite fille de 5 ans qui semble sortie d'Auschwitz avec ses 4 kilos et demi! Rabotés à la machette par les tueurs de l'Interahamwe, les os de son crâne sont à nu sur 35 centimètres carrés, son corps couvert d'escarres. Et ses membres intérieurs dans un sale état. «Déambule sur une jambe », a consigné le médecin au bas de la fiche qui accompagne son brancard. Lorsqu'elle aperçoit les projecteurs des cameramen et les flashs des photographes, dimanche matin dans le pavillon d'honneur d'Orly, Guminjari croit qu'on lui tire de nouveau dessus et murmure d'un filet de voix: «Est-ce que ces Blancs-là vont nous couper en morceaux ?» Puis, un peu rassurée par l'interprète appelée par Médecins du monde (MDM), elle se jette sur le croissant et le verre de jus d'orange qu'on lui tend.

Arrachés aux massacres qui ensanglantent leur pays depuis deux mois, et qui ont déjà causé [a mort d'environ 500 000 personnes, 31 enfants grièvement blessés au Rwanda et une petite prématurée, née il y a environ trois semaines, sont arrivés dimanche à Orly à bord d'un Iliouchine affrété par le gouvernement français pour le compte de MDM. Encore abasourdis par le vacarme de l'appareil, prostrés, serrant le petit ours en peluche offert dans l'avion par les médecins, les enfants ont le regard grave, le visage crispé.

Ramassée par le Front patriotique rwandais (FPR) à Shyrongi, dans un charnier près de Kigali, Guminjari, tremblant de froid et de terreur, parvient difficilement à articuler ses phrases. Son père et sa mère ? «Ils les ont tués au moment où ils ont voulu me tuer aussi», dit-elle, ajoutant que son frère aîné et sa sœur cadette sont morts. Puis elle s'embrouille: «On a tous été tués à l'école, avec les autres élèves. »

Clavel Kayitare, malgré ses 13 ans et ses 20 kilos, reste d'abord muré dans son silence. C'est tout juste si on parvient à lui arracher quelques confidences entre deux quintes de toux. « Les milices Interahamwe sont venues. Ils nous ont jeté des grenades. J'avais sept frères et sœurs. Tous sont morts, les parents aussi. Je suis le seul qui reste. » Le médecin observe avec inquiétude la radiographie de ses genoux bandés. Les éclats de grenade sont incrustés dans les chairs et les os. Il faudra opérer, gratter les parties infectées, «il pourra sans doute retrouver l'usage de ses jambes. »

Clavel a été découvert par le FPR au milieu des morts de Kayonza où il s'était traîné dans un recoin. «ll n'y avait presque rien à manger au dispensaire. C'était rempli de blessés », confie-t-il pour expliquer sa maigreur.

Nftumukiza, au nom prédestiné («J'ai un sauveur»), n'a que 5 mois et un tas d'éclats de grenade dans la jambe. Sa mère l'a confiée à Médecins du monde pour qu'on puisse la faire soigner en France et la petite fille se colle déjà contre sa «mère adoptive », Simone Bonhomme, une secrétaire médicale de l'association Chaîne de l'espoir, domiciliée à Montsoult (Val- d'Oise), qui a également recueilli une fille rwandaise de 11 ans, Félicité Mutes, de la commune de Kayonza.

Cette dernière semble incapable de parler. Les ligaments des chevilles sectionnés à coups de machette, des plaies sur tout le corps, le thorax traversé d’un coup de lance, elle jette un regard hagard sur la foule qui l'entoure. Elle aussi a survécu grâce à une incroyable série de miracles.

Agés de 3 semaines à 16 ans, les enfants ont été récupérés, errants, hébétés, par les soldats du FPR, et rassemblés dans deux centres hospitaliers des provinces de Gahini et Biumba, à deux heures trente de route de Kigali.

Une autre fillette, Twajabahoro (litéralement: «Je suis venue avec la paix» !), 9 ans, originaire de la commune de Rukara, fut retrouvée par hasard dans la brousse, le bras cassé par une balle. «J'étais seule avec mon père à la maison quand les miliciens sont venus. Ils nous ont emmenés loin du village et ils ont tué mon père à coups de machette. J'ai couru pour fuir et alors j'ai reçu la balle dans le bras et je me suis à je suis évanouie. Quand je suis revenue à moi, j'étais seule. J'ai marché comme j'ai pu dans les champs. Un jour, beaucoup plus tard, j'ai vu un homme qui passait. Il m'a demandé ce que je faisais là. Je lui ai dit que mon père était mort et que je ne savais pas ce qu'étaient devenus ma mère et mes frères et sœurs. Il m'a conduite au dispensaire de Gahini.»

La fillete a le visage crispé par la souffrance. D'une exceptionnelle résistance, Mwajabahoro a survécu à l'hémorragie, mais, lundi dernier, les médecins français se demandaient s'il fallait l'amputer.

Dusabemariya («Prions la Vierge Marie») est également une miraculée. Elle à survécu sans soins malgré son coude éclaté par une balle et son corps tailladé à la machette : «La milice est venue avec les soldats. Ils ont coupé en morceaux mon père et ma mère. Nous, les enfants, ils nous ont blessés et ils nous ont jetés dans la fosse d'aisances. Après leur départ, des voisins hutus sont arrivés à notre secours pour nous sortir de là. Mais mon frère et ma sœur étaient déjà morts asphyxiés. Je suis la seule survivante. » Recueillie par le PR, elle aussi a été triée «enfant transportable » par Médecins du Monde.

Plusieurs gosses racontent la même histoire: les parents assassinés, les enfants
jetés dans la fosse d'aisances, généralement un puits assez profond, caché dans
une annexe de la case. C'est le cas de Ndagijimana, une fillette de 11 ans, de la
commune de Kanzenze. Elle est la seule

rescapée d'une famille de cultivateurs avec
six enfants. «Quand nous étions dans la
fosse, ils ont jeté des pierres sur nous.» La
fillette a été transportée en France avec
deux fractures de la jambe gauche et une
autre du pied. Elle présente de nombreuses
cicatrices.

Oswald Mwizerana, 11 ans, 17 Kilos, était paralysé d'angoisse en arrivant à Orly. Sa jambe gauche, amputée au dessus du genou, suppure. Le pansement de son bras droit, dissimulant une fracture ouverte, n'a pas été changé depuis plusieurs jours et dégage une odeur insupportable. Lavé, soigné, habillé à l'hôpital de Pontoise, il se confie enfin. Ce n'est plus un enfant qui parle, mais quelqu'un qui à beaucoup vieilli en deux mois : « Dans notre commune, Rukara, le bourgmestre (1) n'était pas un homme méchant. Il n'avait jamais fait la chasse aux Tutsis. Au contraire, il calmait la population car tous les jours il y avait des gens attaqués parce qu'ils étaient tutsis. Quand nous passions, les gens disaient : “Voici les serpents, on les aura quand même." De puis des mois, il y avait des cafés hutus et des cafés tutsis. Vous n'aviez pas intérêt à entrer dans le mauvais café, car vous étiez battu ou tué. »

Oswald raconte que le bourgmestre voisin incitait son collègue à « nettoyer sa commune »: «Un jour, on a vu arriver les gendarmes avec l'administrateur. Il a appelé les Tutsis dans l'église sous prétexte Qu'il avait quelque chose à leur dire. Quand on était tous 1à, il a seulement déclaré "Les gendarmes vont tout vous expliquer. Les gendarmes ont dit: “Vous savez pourquoi vous êtes là. Les Inkotanyi (NDLR Les rebelles du FPR) ont tué le président et vous allez en subir les conséquences. L'administrateur en tête, avec les milices, ils ont lancé des grenades dans l'église. Après, ils sont venus vérifier si des gens étaient encore vivants. lis ont tué ceux qui bougeaient avec des gourdins à clous. Les plus malins ont fait les morts. Moi, je n'ai pas bougé et on les a entendus dire qu'ils allaient manger après avoir fini le travail »

Oswald ne sait pas combien de temps il est resté dans l'église au milieu des cadavres, «peut-être cing jours ». Il a été sauvé par l'arrivée du Front patriotique. «Cux qui pouvaient marcher sont partis au dispensaire, mais moi, j'ai dû attendre une voiture. J'étais resté seul au milieu des cadavres. »

Binama, 13 ans, installé dans la même chambre d'hôpital, acquiesce : « Ce sont les gens chargés de nous protéger, les administrateurs, les bourgmestres, qui ont tué tout le monde. » Dans sa commune, Saké, paysans hutus et tutsis avaient fait front commun contre les milices exterminatrices Interahamwe. « Mugabo, l'homme riche du village, celui qui avait une voiture, est alors part chercher les gendarmes. Les riches ont été tués par les riches et les paysans hutus ont fini par se laisser convaincre de tuer les paysans tutsis. Ceux qui avaient caché des Tutsis ont été dénoncés et ils ont dû les livrer. »

Binama a couru se cacher dans les grandes herbes des marais avoisinants, Malgré une balle dans la jambe, balle impossible à extraire au Rwanda : « Chez nous aussi, beaucoup de gens ont été massacrés dans l'église. C'était une mission pentecôtiste. Les gens ne se sont pas méfiés lorsque le prêtre pentecôtiste leur a demandé de venir dans l'église. Mais il avait tout arrangé avec les milices Interahamwe et les militaires. »

Oswald raconte qu'il a vu arriver ses bourreaux solidement encadrés par des soldats du Front patriotique à l'hôpital de Gahini: «ils nous ont demandé pardon pour ce qu'ils nous avaient fait dans l'église. Ceux qui ont été reconnus comme des meneurs ont été fusillés aussitôt. Mais la plupart avaient pris la fuite avant l'arrivée du Front patriotique. »

Propos recueillis par
Eugénie et
Jean-François DUPAQUIER

(1) Autrefois sous administration belge, le Rwanda n'a pas de maires, mais des « bourgmestres », toujours appelés ainsi, même en kinyarwanda, la seule langue parlée par les enfants martyrs que nous avons interrogés.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024