Fiche du document numéro 32147

Num
32147
Date
Mardi 16 juin 1998
Amj
Auteur
Fichier
Taille
3116294
Titre
Audition de MM. Michel Roy, directeur de l’action internationale au Secours catholique, et Régis du Vignaux, chef de service adjoint au « service urgences » du Secours catholique
Nom cité
Nom cité
Source
MIP
Fonds d'archives
MIP
Extrait de
MIP, Auditions
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de MM. Michel ROY, Directeur de l’action internationale au
Secours catholique, et Régis DU VIGNAUX, Chef de service adjoint au
« service urgences » du Secours catholique
(séance du 16 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Michel Roy, directeur de
l’action internationale au Secours catholique, et M. Régis du Vignaux, chef
de service adjoint au service urgences de cette même association.
Il a rappelé que le Secours catholique est un membre de
l’organisation Caritas qui a été très présente sur le terrain pendant la crise
rwandaise, en particulier dès le début des massacres en 1994.
M. Michel Roy a précisé en introduction que M. Régis du Vignaux
et lui-même n’étaient pas des spécialistes du Rwanda, ni de la politique
française en Afrique, mais qu’ils intervenaient en tant que responsables du
Secours catholique. Il a précisé qu’ils n’avaient pas été témoins directs de ce
qui s’était passé, mais qu’ils avaient recueilli de nombreux témoignages de
leurs partenaires locaux.
M. Michel Roy a indiqué que le Secours catholique intervenait à la
demande de la conférence épiscopale, approchée pour cette audition, mais
que les propos tenus n’engageraient pas l’Eglise de France ni, à plus forte
raison, l’Eglise du Rwanda. Il a relevé toutefois que tous leurs propos
seraient imprégnés d’une approche ecclésiale qui est celle du Secours
catholique dans toutes ses actions.
M. Michel Roy a signalé qu’il avait lui-même vécu trois ans au
Burundi, en milieu rural, dans l’Est du pays à la fin des années 70 et que
cette expérience personnelle lui avait permis d’entrer en relation avec des
réfugiés rwandais puisque l’un de leurs principaux camps se trouvait dans
cette zone. Il a mentionné qu’il avait eu l’occasion, en tant qu’enseignant de
travailler avec des enseignants réfugiés rwandais.
Il a fait valoir que les relations entre le Secours catholique et les
autorités françaises avaient été limitées aux contacts avec la cellule d’urgence
et qu’elles avaient toujours été empreintes de confiance.
M. Régis du Vignaux a précisé que le Secours catholique était
membre du réseau Caritas Internationalis qui regroupe 146 membres dans le
monde, ce qui lui permet d’être représenté dans à peu près tous les pays où il
existe une Eglise catholique.
Les partenaires locaux du Secours catholique sont constitués par les
membres de ce réseau, c’est-à-dire pour la zone des Grands Lacs, par les
Caritas du Rwanda, du Burundi, de Tanzanie et des trois diocèses du Kivu
concernés par la crise du Rwanda, à savoir ceux de Goma, Bukavu et Uvira.
L’engagement du Secours catholique, c’est-à-dire de Caritas
France, au Rwanda est bien antérieur à 1994 et a consisté à conduire des
actions de développement avec Caritas Rwanda.
A partir du déclenchement du conflit rwandais en 1990, l’action de
Caritas France a bien évidemment tenu compte des actions de guerre et de
leurs conséquences ; une aide a été accordée aux déplacés du Nord qui
refluaient vers Kigali et dans les environs. Il en a été de même pour les
réfugiés burundais de 1993, amassés dans la région de Butare, dans le sud.
Caritas France a par ailleurs encouragé des activités de développement
classiques : soutien de femmes séropositives, prise en charge des orphelins
du sida à Kigali et Nyundo, amélioration de l’élevage. Ces actions
s’inscrivaient dans le cadre habituel de ses actions de développement.
A partir du déclenchement des massacres de 1994, l’action de
Caritas France s’est davantage orientée vers les actions d’urgence. D’avril à
septembre, le génocide et la guerre civile ont jeté sur les routes du Rwanda
un habitant sur trois. La situation alimentaire de ces populations a revêtu un
caractère d’extrême gravité et Caritas France a contribué, au sein du réseau,
à soulager la situation des déplacés dans le sud du pays, le centre-sud et le
sud-ouest, en organisant un approvisionnement à partir de Bujumbura au
Burundi.
A la fin de 1994, après la normalisation de la situation, Caritas
France a contribué à réorganiser le réseau intérieur Caritas au Rwanda dont
une proportion du personnel que l’on peut estimer entre un tiers et la moitié
avait disparu, qu’ils aient été tués ou qu’ils se soient enfuis à l’étranger.
Après cette réorganisation, dans les années 1995 et 1996, Caritas
France a été amenée à appuyer deux types d’actions. L’une, interne au
Rwanda, était la réhabilitation et la remise à niveau de nos partenaires autant
qu’il était possible de le faire à cette époque. L’autre, externe au Rwanda,
était l’aide aux réfugiés, un million et demi, qui étaient regroupés
essentiellement au Kivu et en Tanzanie.
Les Caritas européennes s’étaient partagé la tâche et Caritas France
travaillait essentiellement avec les Caritas du Kivu du centre et du nord,
c’est-à-dire Bukavu et Goma, tandis que Caritas Allemagne, par exemple,
était plutôt à Uvira.
L’offensive d’octobre à décembre 1996 qui a conduit à vider les
camps de réfugiés du Kivu puis de Tanzanie et à provoquer le retour
d’environ un million de réfugiés vers le Rwanda a été accompagnée d’un
soutien immédiat, mais l’idée et la politique de Caritas a toujours été, d’aider
les réfugiés, une fois rentrés « sur leurs collines », comme l’on dit dans le
pays, à se réinsérer dans la vie sociale.
Un immense travail de reconstruction a été commencé, qui se
poursuit aujourd’hui car il est loin d’être fini. Il concerne le rétablissement
dans une vie décente de familles qui ont été profondément choquées :
rescapés des massacres, souvent des femmes et des enfants seuls qui ont
perdu l’essentiel de leurs familles, réfugiés qui sont rentrés et ont perdu tous
leurs biens. Le problème principal consiste à leur redonner un logement, et
avoir les moyens d’y vivre. C’est le but de l’essentiel des programmes de
réhabilitation que Caritas France développe actuellement.
Entre décembre 1996 et mars 1997, le réseau Caritas a essayé
cependant de suivre dans leur périple les réfugiés qui avaient choisi de fuir
vers l’ouest et qui se sont perdus dans les forêts du Kivu avec les
conséquences que l’on sait. Les résultats de ces efforts ont été peu probants.
Fin 1997, après que le problème des réfugiés eut été résolu pour
l’essentiel, Caritas France s’est recentrée sur le Rwanda et sa réhabilitation.
Chacune des Caritas européennes a accepté d’accompagner plus
particulièrement un diocèse du Rwanda. Sur demande de Caritas Rwanda,
Caritas France s’est retrouvée en partenariat avec deux diocèses du
sud-ouest du pays, à savoir Cyangugu et Gikongoro. Il s’agissait de les
accompagner dans le travail de réhabilitation, de reconstruction et de remise
en service de tout le système social qui existait avant les événements.
Il a fallu réhabiliter les structures, à savoir le système de santé et une
partie du système scolaire, tout au moins la part qui dépendait de l’Eglise et
qui était importante dans ce pays. Cela s’est fait progressivement de 1995 à
1997. A l’heure actuelle, le système de santé dépendant de l’Eglise est
pratiquement réhabilité. La difficulté est de lui donner une pérennité. Le défi
majeur actuel est de pouvoir le faire vivre dans les années qui viennent en lui
permettant de retrouver une part de l’autonomie qu’il avait avant la guerre.
Caritas France a envoyé dans le sud-ouest ainsi que dans le nord du
Rwanda du côté de Nyundu quelques personnels en renfort des partenaires
locaux, sans jamais se substituer à eux, pour remettre en service des systèmes
de santé. Elle a également contribué à aider en personnels les équipes
internationales établies à l’extérieur du Rwanda dans des camps de réfugiés
du Kivu. L’effort financier nécessaire pour soutenir tout cela a représenté
pour le Secours catholique, au cours de ces quatre années de 1994 à 1998,
un engagement de l’ordre de 65 millions de francs français, ce qui, pour le
budget de ce type d’association, est considérable. Les deux tiers de ces
65 millions de francs provenaient des fonds propres, c’est-à-dire de la quête
dans le public. Durant les quatre dernières années, les pays des Grands Lacs
africains, et tout particulièrement le Rwanda, ont été les pays les plus aidés
dans le monde par le Secours catholique.
Le Secours catholique continue d’être engagé auprès de partenaires
locaux au Rwanda. Il n’a pas d’autre choix que de continuer à les aider, il ne
peut se retirer et il continue à travailler au Rwanda, au Burundi, en
République démocratique du Congo et en Tanzanie.
L’objectif du Secours catholique au Rwanda est bien sûr la
réhabilitation socio-économique mais également ce que l’on n’ose pas encore
appeler la réconciliation, mais tout au moins la cohabitation et le
rapprochement des ethnies.
Une autre priorité pour le Secours catholique est le Burundi où la
situation est peut-être encore plus critique qu’au Rwanda et plus difficile à
traiter parce que l’on est en situation de guerre civile ouverte et qu’il y a,
parallèlement à cette situation, une situation d’urgence à traiter, qui n’existe
plus au Rwanda et qui est liée à des déplacements de population nombreuse.
Le Secours catholique continue à s’occuper de l’appui aux réfugiés
dans les pays voisins, principalement les réfugiés burundais en Tanzanie qui
sont aujourd’hui les plus nombreux.
M. Régis du Vignaux s’est interrogé sur la pérennité des résultats
obtenus grâce à leurs efforts. Il a estimé qu’elle dépendra essentiellement
d’une part de la transformation intérieure, personnelle, des esprits et qu’à ce
titre l’Eglise du Rwanda avait une part de responsabilité essentielle, d’autre
part, de l’émergence d’une solution politique à long terme. M. Régis du
Vignaux a souligné que l’action humanitaire n’aboutit par elle-même à
aucune solution car celle-ci ne peut être que politique.
Il s’est ensuite efforcé de faire la balance entre les aspects positifs et
négatifs de l’attitude des Eglises. Il a estimé que la responsabilité des Eglises
anciennes était évidente car elles n’ont pas cherché à susciter un consensus
interethnique durant toute la période allant de 1960 à 1990. Certains
personnels des églises ont été responsables d’excès, dans leur parole à
l’évidence, dans leurs actes parfois.
Il a toutefois indiqué qu’il avait reçu de nombreux témoignages
selon lesquels certains membres de l’Eglise du Rwanda ont contribué à
protéger des victimes en 1994.
Un autre signe encourageant est l’engagement de nombreuses
personnes dans une « pastorale », comme l’on dit en termes d’Eglise,
c’est-à-dire dans une démarche fondée sur la reconnaissance des
responsabilités individuelles et devant déboucher sur un rapprochement avec
autrui. Des résultats existent, même s’ils demeurent discrets.
M. Michel Roy a souligné l’importance de l’influence de la crise du
Burundi en octobre 1993 sur le comportement des forces armées rwandaises
et de ceux qui les dirigeaient.
En juin 1993, M. Ndadaye est élu président du Burundi. En octobre,
a lieu un coup d’Etat militaire au cours duquel le Président est assassiné.
Suite à ces événements, de nombreux Tutsis sont massacrés par les Hutus. Il
semblerait que l’hypothèse de l’assassinat du président ait été envisagée par
les dirigeants hutus, ainsi que le type de réactions à organiser immédiatement
si cela se produisait, c’est-à-dire le massacre des Tutsis. L’armée burundaise,
tutsie à 100 %, a ensuite déclenché une répression féroce jusqu’en décembre
1993.
M. Michel Roy a estimé que la façon dont les accords d’Arusha ont
commencé à être mis en oeuvre a également contribué à créer une zizanie
institutionnelle entre les partis qui ont dû partager le pouvoir, ce qui a permis
aux plus extrémistes de préparer la suite.
Il a lu à la mission des extraits d’un rapport d’un de ses collègues
qui était présent au Rwanda en avril 1993 : « Si les racines du mal
demeurent bien le conflit Tutsi-Hutu, il ne faudrait pas s’arrêter là parce
que cela arrange pas mal de gens. Il y a, en effet, un conflit
président-premier ministre et des luttes intestines au sein du gouvernement
composé à partir des cinq partis politiques, la plupart en opposition avec le
président et, pour certains, en cheville avec le FPR.
« Il y a un fossé nord-sud qui se creuse au sein même des Hutus.
D’ailleurs, de nombreux Hutus menacés ou déçus rejoignent les rangs du
FPR, qui est désormais doté d’une armée particulièrement disparate.
« Enfin, il y a le clivage riche-pauvre qui s’est fortement renforcé
ces dernières années. La misère paysanne chasse les jeunes dans la
capitale. Des hordes de milliers d’enfants envahissent chaque matin Kigali
gonflant le petit peuple des enfants de la rue encore inconnu il y a cinq ans.
Ils resteront.
« Que nous réserve le lendemain ? L’horizon est menaçant.
« Le vrai coupable apparaît bien être ces hommes au pouvoir,
indifférents aux intérêts de la nation et aux détresses des populations. Ces
gens n’ont plus guère de légitimité. L’explosion pourrait-elle, dans ce
contexte, être évitée sans une intervention extérieure neutre au nom de la
justice et de la protection humanitaire ? L’ONU semble l’unique recours. »
M. Michel Roy a esquissé une première approche de la manière dont
les relations entre Tutsis et Hutus se reflétaient dans les mentalités. Il a
opposé le complexe de supériorité des Tutsis, minoritaires partout dans la
région, au complexe d’infériorité des Hutus, alors que ces derniers sont
majoritaires. Il a souligné combien il était difficile de pénétrer leur mode de
pensée parce que le Kirundi et le Kinyarwanda sont des langues dans
lesquelles on s’exprime beaucoup par allusion, jamais directement. Les
choses ne sont jamais dites clairement, en face.
Il a considéré que ce complexe d’infériorité ressenti par les Hutus,
largement manipulé par les extrémistes, est une des explications de leur
volonté d’exterminer le peuple tutsi.
M. Michel Roy a distingué quatre types de comportements chez les
responsables chrétiens rwandais au cours des massacres de 1994.
Premièrement, une minorité s’est opposée à ces massacres,
assumant le risque de mort. Cette minorité a le plus souvent été elle-même
massacrée et il existe des témoignages de ces actes de bravoure.
Deuxièmement, la majorité des responsables de l’Eglise du Rwanda
était opposée aux massacres mais sans vouloir s’engager réellement, de peur
des représailles.
Troisièmement, certains religieux et religieuses, voire certains
évêques, se sont rendus complices des génocidaires par leur attitude ou leur
parole.
Quatrièmement, certains, une dizaine peut-être, ont participé
activement aux massacres.
M. Michel Roy a estimé que, de 1990 à 1993, des interventions
françaises utiles ont servi à protéger des vies et qu’il en fut de même pour
l’intervention Turquoise, même si elle a été trop tardive.
Il a comparé l’impuissance de l’ONU avant et pendant les
événements à de la non-assistance à population en danger. Il a rappelé qu’en
1993, M. Gonzague de Roquefeuil écrivait : « Il y aurait bien une solution
de sagesse, la présence d’une force d’interposition de l’ONU d’au moins
1500 soldats sur la frontière ougando-rwandaise. Elle assurerait le
déminage - c’est une zone minée - et le retour des masses de paysans chez
eux, garantissant la sécurité. Le gouvernement français est favorable à cette
solution car elle est neutre; surtout, elle n’est composée ni de Français, ni
d’Anglais, ni de Belges.
« Malheureusement, les Etats-Unis et certains pays s’y opposent,
lui préférant une force africaine, ainsi que les Anglais du fait de leur passé
colonial. Les forces du groupe observateur militaire neutre de l’OUA,
hélas, n’ont pas la même confiance des populations que celles de l’ONU. »
Il a jugé que la non-intervention à Goma et Bukavu, en novembre
1996, s’assimilait à un manque de courage justifié par un manque de moyens.
Le Secours catholique avait demandé cette intervention mais il lui a été
répondu qu’elle était impossible et que l’action de la France était paralysée.
M. Michel Roy a souligné qu’au Rwanda, comme ailleurs, les
interventions militaires qui n’ont un objectif qu’humanitaire ne permettent
pas de résoudre les crises dont la nature est politique et dont les solutions le
sont aussi.
Le Président Paul Quilès a demandé des précisions sur
l’appréciation portée par le Secours catholique sur la nature des objectifs de
l’opération Turquoise. Il a souhaité également connaître le point de vue de
MM. Michel Roy et Régis Du Vignaux sur la décision de créer une zone
humanitaire sûre dans la mesure où cette initiative a été critiqué au motif
qu’elle représentait un facteur de risque supplémentaire en concentrant
encore davantage les populations.
Il a souhaité savoir pourquoi l’Eglise catholique, dont l’influence
était si forte, n’a pas su jouer un rôle plus décisif d’apaisement et de
médiation.
M. Régis du Vignaux a déclaré qu’il ne pouvait juger l’opération
Turquoise sur ses objectifs, qu’il ignorait, mais sur ses résultats. D’un côté,
elle a permis à certains Tutsis, même si leur nombre est limité, d’échapper
aux massacres. Cette attitude de protection à l’égard des Tutsis a entraîné
une modification très révélatrice de l’attitude des populations hutues à
l’égard des Français car elles avaient cru au départ à un soutien militaire de la
France face au FPR. La déception a succédé à l’enthousiasme.
Mais cette intervention n’a pas permis de dégager de solution
politique. Elle a tout au plus permis de fixer temporairement des populations
importantes dans le sud-ouest qui se sont ensuite déversées dans la région du
Kivu, lors du retrait des troupes françaises, avec les conséquences que l’on
connaît.
Le résultat est donc mitigé : Turquoise était appropriée si son but
était de sauver quelques vies humaines ; elle a échoué si elle voulait, mais
cela n’avait pas été affiché, promouvoir une solution politique.
M. Michel Roy a regretté que l’Eglise n’ait pas adopté une position
plus ferme avant les événements de 1994. Le 11 mars 1994, une lettre des
évêques de la conférence épiscopale du Rwanda a dénoncé fermement les
fauteurs de troubles. Elle visait tout autant les soldats du FPR, les miliciens
que les forces armées rwandaises. Elle condamnait les tueries et les pillages
perpétrés sous l’uniforme militaire ainsi que l’escalade vers la guerre civile et
demandait aux autorités politiques de prendre leurs responsabilités.
Force est de reconnaître qu’il n’y a pas eu d’engagement suffisant
de l’Eglise rwandaise pour essayer d’interrompre ou simplement d’empêcher
les massacres. Avant le 6 avril, l’Eglise s’est contentée de déclarations, et
uniquement de déclarations, et on sait bien que l’archevêque de Kigali était
membre du parti unique du Président Habyarimana.
M. Régis du Vignaux a estimé qu’il fallait considérer l’Eglise
catholique rwandaise comme une part du peuple rwandais. Clercs, prêtres et
religieux subissaient le poids culturel de leur ethnie.
Ils ont réagi proportionnellement de manière plus favorable que le
peuple chrétien lui-même, mais il a existé parmi eux les quatre types de
comportement évoqués tout à l’heure.
Aujourd’hui encore, les quelque cent cinquante prêtres qui ont
survécu, soit 50 % du nombre initial, sont divisés entre Hutus et Tutsis,
comme l’est le peuple rwandais. Ils ne trouvent pas de paroles fortes à dire.
Leur souci aujourd’hui est de dépasser le clivage ethnique, mais ils
constatent eux-mêmes, et ils le disent, que cela leur est encore très difficile.
Ils pensent y arriver et ils y travaillent. Le plus souvent, le comportement
d’un prêtre ne permet pas de distinguer s’il appartient à l’une ou l’autre
ethnie, et c’est rassurant.
M. Pierre Brana a jugé que l’appartenance culturelle à une ethnie
ne pouvait justifier la transgression du commandement « Tu ne tueras
point ». Le fait que ce génocide se soit déroulé dans un pays réputé
profondément christianisé est un échec épouvantable pour l’Eglise du
Rwanda.
Il a demandé si la notion de classe sociale, qui recoupait en partie
celle d’ethnie, a joué également un rôle. Il a questionné M. Michel Roy sur
son expérience au Burundi pour savoir s’il avait le sentiment que la solidarité
entre ethnie, tutsie ou hutue, l’emportait toujours sur la solidarité nationale,
burundaise ou rwandaise.
M. Régis du Vignaux a contesté que le peuple rwandais fût
profondément chrétien comme l’a prouvé son comportement qui doit être
interprété comme une démonstration par l’absurde. Il a insisté sur le fait que
seule une petite minorité hutue du clergé s’était comportée de manière
abominable, quelques unités, même pas des dizaines. Il faut voir dans ce
comportement moins l’expression d’une contradiction interne que la
permanence de la nature humaine chez les religieux.
Il a fait observer qu’il est difficile de parler d’un véritable
recoupement entre ethnie et classe sociale. Certes, l’ethnie tutsie était
traditionnellement l’ethnie des élites, celle qui était la mieux éduquée, mais
on ne peut pour autant l’assimiler à une classe sociale. Il existe de nombreux
Tutsis qui vivent sur les collines à côté de leurs voisins hutus, dans le même
état de pauvreté. Ils ne s’en distinguent en rien, même pas par la langue, si ce
n’est par l’ethnie. Une assimilation entre ethnie et classe sociale est donc à la
fois réductrice et simplificatrice.
M. Jacques Myard s’est interrogé sur l’existence de critères de
différenciation ethnique qui ne seraient ni raciaux, ni linguistiques, ni
religieux, mais qui seraient néanmoins admis par tous.
M. Michel Roy a répondu qu’est tutsie une personne dont le père
est tutsi. La différenciation est liée à la filiation. Parfois, elle se voit parce que
le type physique est différent, mais pas toujours. On a conscience d’une
différence, on sait que l’on est différent.
M. Michel Roy a relaté l’histoire d’une Tutsie ayant recueilli des
enfants de diverses ethnies, dont celle des Twa, qui est considérée comme
très « en dessous » des deux autres. Lorsqu’elle a donné à manger à un
enfant Twa, celui-ci est parti dans un coin avec sa nourriture et elle l’a
interrogé sur ce comportement. L’enfant a répondu : « Je pars parce que je
ne suis pas comme les autres. Je ne suis pas comme les enfants hutus et
tutsis, je ne peux manger avec eux. » Il ne se considérait pas vraiment
humain au même titre que les autres et il n’avait que quatre ans. Cela
provenait sans doute de ce qu’il avait vu depuis qu’il était tout petit. Une
différenciation similaire existe, à un moindre degré, entre les deux autres
ethnies.
Il existait des familles mixtes au Rwanda, beaucoup plus qu’au
Burundi où la population était moins mélangée. Pendant les massacres, seuls
étaient tués les membres tutsis de la famille.
C’est la lutte pour le pouvoir qui a guidé et mené au génocide. Ceux
qui détenaient le pouvoir voulaient le conserver, les autres voulaient le
reprendre. Au sein même de l’ethnie hutue, ceux qui venaient du nord, dont
était originaire le Président Habyarimana, étaient avantagés. Le régime faisait
donc des distinctions selon beaucoup de critères : ethniques, régionaux,
familiaux.
Un effort a véritablement été fait au Burundi pour favoriser une
intégration nationale après l’indépendance. Néanmoins, la question de
l’appartenance ethnique revenait régulièrement en certaines occasions. Par
exemple, en 1979 ou 1980, un Hutu a été nommé évêque de Ruyigi, ce qui a
provoqué un vif mécontentement chez les prêtres tutsis du diocèse. Ce
mécontentement dure encore.
Prétendre reconstituer une nation burundaise ou rwandaise, après ce
qui s’est passé, est une utopie à moins de raisonner à très long terme. Il faut
auparavant entreprendre un énorme travail de réhabilitation avant d’espérer y
parvenir et il faudra certainement plus d’une génération.
M. René Galy-Dejean a rappelé que MM. Michel Roy et Régis du
Vignaux avaient semblé reprocher à l’opération Turquoise d’avoir été
seulement humanitaire, sans ligne politique précise. Il leur a demandé quelle
politique aurait été la bonne à l’époque.
M. Jacques Myard a rappelé que l’option humanitaire était le plus
petit dénominateur commun d’intervention entre les puissances qui ont du
mal à s’accorder sur des options politiques. Attendre un consensus politique
signifierait laisser se perpétuer les massacres sans intervenir.
M. Régis du Vignaux a précisé qu’il n’avait pas reproché à
l’opération Turquoise de ne pas avoir d’option politique mais qu’il avait
simplement dit que, s’il en existait, il avait été incapable de la discerner. Une
opération à but exclusivement humanitaire aurait dû être mise sur pied, non
pas en juillet 1994, mais le 7 ou 8 avril 1994. Elle aurait réellement permis
l’arrêt des massacres.
Il a déclaré qu’il est incapable de définir ce qu’aurait pu être la
recherche d’une solution politique pacifique à l’époque mais elle aurait dû
privilégier la construction d’un consensus politique. C’est ce que les accords
d’Arusha ont essayé de faire, mais sans succès.
M. Michel Roy a rappelé par ailleurs que l’ONU était présente lors
des massacres et qu’elle n’a rien fait. C’est difficile pour un pays comme la
France de prétendre être le gendarme de quelque partie du monde que ce
soit, mais c’est la tâche de la communauté internationale d’intervenir
militairement pour défendre la paix et susciter des négociations pour que soit
dégagée une solution politique.
Après avoir rappelé que le Kosovo était exactement dans cette
situation, il a demandé si la communauté internationale avait l’intention
d’attendre que des réfugiés débarquent par milliers en Albanie avant de
réagir.
Il a estimé que si les forces d’intervention rapide, ou la force
africaine d’interposition dont on a parlé pour le Congo-Brazzaville, sont sans
doute faciles à mettre en place, la décision politique de les faire intervenir au
bon moment reste un point d’interrogation et que c’est sur ce sujet qu’il faut
travailler.
M. Bernard Cazeneuve a rappelé que l’on adresse des critiques à
la France pour l’opération Turquoise, qu’elle a conduit quasiment seule
parce que personne ne voulait s’engager, mais que nul ne reproche aux
Etats-Unis, qui jouent pourtant un rôle déterminant dans l’engagement des
opérations de l’ONU, de ne pas avoir, à l’époque, pris leurs responsabilités et
de ne pas avoir poussé à la création d’une force internationale,
éventuellement d’interposition, dans les semaines qui ont suivi l’attentat
contre l’avion du Président. Il a demandé à MM. Michel Roy et Régis du
Vignaux comment ils analysaient cette différenciation des critiques.
M. Jean-Claude Sandrier a souligné l’importance de la période
qui va de la signature des accords d’Arusha à avril 1994 et la contradiction
qu’il y avait à espérer une solution politique dans une telle situation de crise.
Il a remarqué que les forces françaises partaient, alors même que les attentats
contre des personnalités importantes se multipliaient. Il s’est demandé
comment il aurait été possible d’arrêter l’engrenage.
M. Régis du Vignaux a estimé qu’il avait dans ce genre d’affaires
une vision « à ras du sol » et qu’il ne savait pas déceler les mobiles politiques
des grandes puissances, préférant s’attacher à alléger sur le terrain le malheur
des uns et des autres.
Les forces françaises ont été accueillies à bras ouverts par les
populations de la zone Turquoise parce que celles-ci pensaient qu’elles
allaient les protéger et apporter une solution militaire, et donc politique, à
leurs problèmes. Puis, ces populations ont «déchanté » quand elles se sont
aperçues de leur erreur. Le but de Turquoise était peut-être uniquement
humanitaire, nul ne le sait, pas plus qu’il n’est possible de discerner le rôle
des Etats-Unis. Ce n’est pas le contact sur le terrain avec des gens dans le
malheur qui permet de dire ce que l’on aurait pu faire entre les accords
d’Arusha et avril 1994. Il est possible en revanche de témoigner qu’une part
importante de la population souhaitait un accord qui aboutisse à une
solution. La radicalisation n’est pas venue de la masse mais d’une élite qui a
agi ainsi pour protéger son pouvoir.
A l’évidence, dans l’un comme dans l’autre camp, il y avait des gens
qui ne croyaient pas aux accords d’Arusha et qui peut-être même ne
voulaient pas que cela aboutisse. La radicalisation de la position des uns et
des autres a été particulièrement visible au début de l’année 1994. Les appels
au massacre se multipliaient de la part des extrémistes des partis. On aurait
pu alors exercer plus de pressions pour que les accords d’Arusha soient
mieux appliqués. On allait dans le bon sens, mais on n’est peut-être pas allé
assez loin.
M. Jean-Bernard Raimond a rappelé la nécessité d’obtenir une
couverture juridique de la part du Conseil de sécurité avant toute
intervention et a précisé que c’est à lui de définir les objectifs politiques. Il a
par ailleurs insisté sur la supériorité d’un commandement national par rapport
à un commandement de l’ONU pour toute intervention extérieure. Cela a été
démontré en Bosnie par les américains à partir de 1995 ; c’est la raison pour
laquelle également l’opération Turquoise a pu obtenir des résultats positifs
alors même qu’elle était contestée parce que la France y était allée seule.
M. Jacques Myard a demandé si la seule solution pour rétablir la
paix entre les deux ethnies, les deux communautés, ne consisterait pas à les
répartir chacune dans un Etat.
M. Michel Roy a répondu qu’il n’était pas possible de séparer les
ethnies. Elles ont la même langue, la même culture, la même terre. Il y a une
telle imbrication entre les deux qu’on ne peut les séparer. Il existe, par
tradition, une complémentarité socio-économique entre elles. Elles sont
forcées de vivre ensemble. On ne peut les déplacer chacune dans un pays.
C’est impossible. Pour construire une nation, la seule solution viable, même
si c’est idéaliste et utopique, c’est d’avoir du temps et la volonté de créer une
véritable égalité entre les différentes ethnies.
L’assassinat de M. Ndadaye au Burundi a été provoqué par la
crainte des militaires de se voir confisquer le pouvoir qu’ils détenaient en tant
qu’armée mono-ethnique. A l’époque où M. Michel Roy était présent, il y
avait très clairement une préférence ethnique en faveur des tutsis pour
l’inscription dans les lycées et c’était tous ces privilèges qui étaient menacés.
La construction d’une Nation passe par un travail dans le sens de l’égalité. Il
y faut du temps, mais c’est la seule solution. La séparation des ethnies n’en
est pas une.
M. Régis du Vignaux a déclaré partager totalement ce sentiment et
a fourni un nouvel argument. Tant les Tutsis, même de haute classe sociale,
que les Hutus, sont très attachés à leur terre d’origine avec laquelle ils
entretiennent des liens très forts. Séparer ces gens et leur dire qu’ils vont
vivre les uns d’un côté, les autres de l’autre, serait tellement contre nature
que cela ne pourrait qu’engendrer des idées de retour chez beaucoup d’entre
eux.
M. René Galy-Dejean a comparé le sort des Tutsis et des Hutus,
condamnés à vivre ensemble sans pouvoir cohabiter pacifiquement, à une
sorte de malédiction divine au sens grec du terme. Il a déclaré que l’analyse
de MM. Michel Roy et Régis du Vignaux le rendait très pessimiste pour
l’avenir.
M. Michel Roy a déclaré qu’il ne croyait pas à l’inéluctable et qu’il
existait dans ces pays des facteurs positifs et des gens qui sont conscients que
la seule solution est celle du rapprochement. Les conflits récents sont dus
tout autant à la volonté de prendre le pouvoir que d’affirmer la supériorité
d’une ethnie sur l’autre. Il ne faut pas oublier que les luttes passées entre
Hutus du nord et Hutus du sud étaient aussi violentes que celles présentes
entre Hutus et Tutsis.
Il a estimé qu’il ne fallait pas avoir de vision pessimiste. Les
événements depuis trente ou quarante ans ont aggravé la situation en allant
presque tous dans le mauvais sens, jusqu’à cette immense catastrophe de
1994. Il faut renverser le sens de la marche. Il n’est pas inéluctable que les
ethnies se massacrent entre elles tous les dix ans. Il y a d’autres solutions et
les responsables de l’Eglise du Rwanda et du Burundi y travaillent, même si
elles doivent d’abord faire disparaître leurs propres contradictions internes
pour ensuite éliminer celles qui sont dans l’esprit des autres. En attendant, il
faut installer un système politique qui permette une cohabitation.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024