Fiche du document numéro 32678

Num
32678
Date
2023
Amj
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Taille
5221092
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Titre
Comptes rendus d'audience du procès de première instance de Philippe Hategekimana (mai-juin 2023)
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Type
Transcription d'audience d'un tribunal
Langue
FR
Citation
Table des matières

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, alias BIGUMA 4

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, mercredi 10 mai 2023. J1 6

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, jeudi 11 mai 2023. J2 12

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, vendredi 12 mai 2023. J3 21

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, lundi 15 mai 2023, J4 29

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, mardi 16 mai 2023. J5 33

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, mercredi 17 mai 2023. J6 38

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 22 mai 2023. J7 43

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 24 mai 2023. J9 50

Procès HATEGEKIMANA/MANIER. Jeudi 25 mai 2023. J10 55

Procès HATEGEKIMANA/MANIER. Vendredi 26 mai 2023. J11 72

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 30 mai 2023. J12 81

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 31 mai 2023. J13 93

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 1 juin 2023. J14 102

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 2 juin 2023. J15 111

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 5 juin 2023. J16 119

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 6 juin 2023. J17 129

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 7 juin 2023. J18 135

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 8 juin 2023. J19 144

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 9 juin 2023. J20 153

Procès de HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 12 juin 2023. J21 161

Procès de HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 13 juin 2023. J22 169

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 14 juin 2023. J23 179

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 15 juin 2023. J24 188

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 16 juin 2023. J25 197

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 19 juin 2023. J26 207

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 20 juin 2023. J27 246

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 21 juin 2023. J28 257

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 22 juin 2023. J29 262

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 23 juin 2023. J30 264

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 26 juin 2023. J31 299

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 27 juin 2023. J32 302

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 28 juin 2023. J33 – VERDICT 306

Réclusion criminelle à perpétuité pour Philippe MANIER 307

Procès HATEGEKIMANA/MANIER – Feuille de motivation de la cour d’assises 308

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, alias BIGUMA
28/04/2023
Memorial de Nyanza.

Du 10 mai au 28 juin 2023, monsieur Philippe HATEGEKIMANA, MANIER depuis sa naturalisation en avril 2005, comparaissait devant la Cour d’assises de Paris pour « génocide, complicité de génocide, crimes contre l’humanité, complicité de crimes contre l’humanité et participation à une entente en vue de la préparation des crimes de génocide et autres crimes contre l’humanité. » Il est condamné à la peine de réclusion criminelle à perpétuité. Il a fait appel de cette décision par la voix de ses avocats.
Le 1er juin 2015, le CPCR ayant eu connaissance de la présence de cet ancien adjudant-chef de la brigade de gendarmerie de Nyanza (province du Sud) dans la région de Rennes (Ouest de la France), dépose une plainte avec constitution de partie civile auprès des juges d’instruction du Pôle crimes contre l’humanité du TGI[1] de Paris.
Une information judiciaire est ouverte le 22 septembre 2015. Dans ses enquêtes préliminaires, le CPCR avait recueilli le témoignage d’un nombre important de victimes et de personnes condamnées au Rwanda
Monsieur MANIER était arrivé en France en 1999, après avoir vécu au Zaïre, puis au Congo-Brazzaville, en Centrafrique et au Cameroun. Il s’était alors déclaré sous le nom d’HAKIZIMANA.
Le 13 novembre 2017, monsieur MANIER quitte la France pour rendre visite à un de ses enfants qui vit au Cameroun, pays où il avait lui-même résidé avec sa famille après sa fuite du Rwanda. Mais il « oublie » de revenir en France.
Le 23 mars 2018, un mandat d’arrêt international est émis par les autorités du Rwanda. Trois jours plus tard, il se fait arrêter par les autorités camerounaises alors qu’il était venu accueillir son épouse à l’aéroport de Yaoundé.
Le 15 février 2019, monsieur MANIER est remis aux autorités françaises. Il est immédiatement placé en détention provisoire et mis en examen des chefs mentionnés ci-dessus. C’est donc « détenu » que monsieur MANIER comparaissait devant ses juges.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Mise à jour : Jacques BIGOT
L’actualité du procès :

• Tous les comptes rendus
• Revue de presse



1. Tribunal de Grande Instance[↑]


Procès HATEGEKIMANA / MANIER, mercredi 10 mai 2023. J1
11/05/2023
• Audition de monsieur Grégory KALITA, chargé de l’enquête de personnalité.
• Interrogatoire de l’accusé.
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Avant que ne commence, aux assises de Paris, le procès de Philippe HATEGEKIMANA, MANIER depuis sa naturalisation française en 2005, un ex-gendarme de NYANZA (province du Sud), nous avons appris le décès de notre ami Damien RWEGERA qui devait témoigner vendredi matin comme témoin de contexte. Nous nous associons à la douleur de son épouse, de ses enfants et de tous ses amis.
Comme c’est la coutume, le début de la matinée a été consacré à la constitution du jury qui sera présidé, comme dans les deux précédents procès, par monsieur Marc LAVERGNE.
Serment des interprètes.
Monsieur le Président appelle trois interprètes qui déclinent leur identité puis qui prêtent serment.
Déclinaison de l’identité de l’accusé
Monsieur le président demande à l’accusé de décliner à son tour son prénom, son nom, le nom de ses parents, sa profession (sans profession), son domicile actuel (Prison de Nanterre depuis 4 ans), et sa date de naissance (26 décembre 1956).
Annonce des avocats de la défense
La défense est assurée par : Maître GUEDJ, Maître ALTIT Maître LOTHE assistés d’une stagiaire.
Tirage au sort des jurés qui composeront le jury
Il n’y a pas de recours aux jurés suppléants. 6 jurés titulaires et 6 jurés supplémentaires sont tirés au sort parmi les jurés titulaires. 4 jurés sont récusés par la défense, 3 sont récusés par le Ministère public. Le jury titulaire est composé de 4 femmes et 2 hommes. Les jurés prêtent serment à tour de rôle.
Les demandes de la défense
Les avocats de la défense sont intervenus pour formuler plusieurs demandes avant l’ouverture des débats au titre de l’article 328 du Code de procédure pénale. Maître ALTIT est intervenu pour formuler deux demandes.
La 1ère demande est relative à une potentielle violation du principe non bis in idem qui implique qu’une personne ne peut être jugée deux fois pour les mêmes faits. En effet, Maître ALTIT affirme que les juridictions Gacaca, juridictions locales jugeant de crimes commis pendant le Génocide au Rwanda, se sont déjà prononcées sur la situation de l’accusé et ont considéré qu’il n’était pas impliqué dans les faits énoncés devant elles et qu’il était non coupable. Durant ce procès, Monsieur HATEGEKIMANA a été mentionné par des accusateurs à propos de simples “incidents”, et a été interrogé comme témoin à propos de ces incidents.
Puis Maître ALTIT affirme que la “réaction lapidaire du jugement Gacaca” ne permet pas de savoir si ces accusations ont été discutées et rejetées et qu’il incombait au juge d’instruction d’enquêter afin de savoir quels étaient les faits examinés par ces juridictions et ce qui a été dit pendant ces débats. Il existe donc un risque que la Cour d’assise juge l’accusé pour des faits déjà examinés et tranchés par des juridictions dans le non – respect du principe non bis in idem et que l’ensemble du procès ne soit vicié. La défense demande au président d’ordonner des informations supplémentaires.
De manière contradictoire, dans une 2ème demande, Maître ALTIT mentionne une confusion concernant la procédure d’identité. La défense affirme que ces mêmes juridictions ont jugé un homonyme de Monsieur Philippe HATEGEKIMANA et que celui-ci n’a pas été mis en cause paR la Gacaca. La contradiction est d’ailleurs relevée par Monsieur le président. Il affirme qu’il y a une confusion relative au surnom de l’accusé car l’adjudant homonyme qui a été condamné est surnommé «BIGUMA» comme Monsieur HATEGEKIMANA mais que ce n’est pas la même personne que l’accusé. Philippe HATEGEKIMANA a admis avoir été connu sous ce surnom, mais affirme qu’il peut ne pas être le seul connu sous ce nom.
Demande donc des informations supplémentaires.
Puis Maître GUEDJ a pris la parole pour formuler une 3ème demande relative au droit de l’accusé à un procès équitable. Il demande à ce que les témoignages des audiences à venir soient retranscrits à l’écrit afin d’assurer que la défense puisse réagir aux déclarations des témoins et relever des contradictions éventuelles et que l’accusé bénéficie d’une défense convenable. Dans l’hypothèse où cette demande n’est pas acceptée, Maître GUEDJ demande à ce que soient retranscrites, au moins les témoignages de témoins qui n’ont pas été entendus dans le dossier, avant l’audience au titre de l’article 379 du Code de procédure pénal. La Défense invoque un arrêt de la chambre criminelle de la Cour de Cassation en date du 9 mars 2022, nº21-82.136 (le président d’une Cour d’assise peut solliciter la transcription des témoignages quand c’est nécessaire).
Dans une 4ème demande, Maître GUEDJ se livre à une critique du système judiciaire rwandais en affirmant qu’il manque d’indépendance, que le Rwanda n’est pas une démocratie et que les prisonniers au Rwanda sont parfois détenus sans procès et soumis à la torture et à des pressions. A ce titre, les témoins appelés à témoigner qui sont actuellement en détention dans des centres pénitenciers au Rwanda peuvent être soumis à des pressions et il convient qu’ils soient entendus avec la certitude qu’ils ne subissent pas de pression de la part des autorités rwandaises. La Défense demande à ce qu’ils soient entendus en présence de l’ensemble des parties en présentiel.
Dans une dernière demande, Maître GUEDJ déplore le fait que la défense n’a pas pu vérifier ce que les témoins ont déclaré sur place. Et qu’ils ont demandé aux juges d’instruction de se rendre sur place au Rwanda et cela leur a été refusé. Ils n’ont ainsi pas pu apprécier la véracité des témoignages. La Défense demande donc au Président d’ordonner la suspension de l’audience et d’ordonner que la défense aille sur les lieux pour pouvoir contre-interroger les témoin (demande de transport sur les lieux)
La réponse de maître PHILIPPART, avocate du CPCR
Maître PHILIPPART affirme que les points soulevés par la défense ont déjà été soulevés et rejetés par la chambre de l’instruction. Il n’existe pas de violation du principe non bis in idem puisque les juridictions mentionnées ne se sont pas prononcées sur la situation liée à la confusion du surnom de Monsieur HATEGEKIMANA. Pour la condamnation de l’adjudant homonyme, la peine n’a pas été suivie et n’est pas prescrite.
La question de la confusion d’identité fait partie de l’objet des débats et est à discuter lors de la suite de la procédure.
Sur le transport sur les lieux, rien ne prévoit que les juridictions françaises puissent aller siéger dans un pays étranger. Il n’y a pas besoin de contre-interroger les témoins, puisque cela se fera au cours des audiences, toutes les parties ont eu les mêmes comptes-rendus. Il n’y a pas besoin de voir les lieux puisque ceux-ci ont beaucoup changé depuis les faits et il y aura pendant les audiences la diffusion de photos, de plans, de reconstitutions, etc.
Sur la question des témoins détenus au Rwanda, lors des interrogatoires des témoins détenus, il y a toujours un membre du personnel détaché de l’ambassade de France. De plus, même en France, les avocats ne se rendent pas dans les centres de détention. Ce qui a été avancé n’est pas de l’ordre de l’exception de procédure mais a simplement pour but d’influencer les jurés.
La réponse du ministère public
Le ministère public reprend plusieurs des arguments de l’avocate du CPCR en rappelant le caractère définitif des décisions de la chambre de l’instruction. Concernant la transcription de l’ensemble des témoignages de l’audience, il semble impossible d’émettre une telle demande le premier jour de l’audience, qui plus est alors que l’intervention d’une centaine témoins est prévue. Les témoins au Rwanda ne sont pas entendus depuis les centres de détention mais depuis une Institution au Rwanda.
Décision de la cour sur les demandes de la défense
Sur la 1ère demande, la cour considère que la charge de la preuve en la matière incombe à l’accusé en matière de chose jugée. En l’espèce, aucun document invoqué par la défense n’est de nature à établir que l’accusé aurait été jugé au Rwanda et que l’accusé aurait purgé une quelconque peine pour les mêmes charges ou qu’il bénéficierait d’une prescription. L’exception liée à la chose jugée peut être rejetée. Concernant les 2ème et 3ème demandes relatives aux suppléments d’informations, la Cour considère que ces demandes sont dénuées de pertinence et rejette ces demandes de suppléments d’informations. Concernant la 4ème demande relative aux transcriptions, Monsieur le Président dit que la demande ne saurait prospérer puisque celle-ci est contraire à l’article 319 du Code de Procédure Pénal.
Enfin, sur la dernière demande de la défense sur les témoins en détention au Rwanda, la cour décide que les allégations sur les pressions sur les témoins détenus ne sont pas étayées par des éléments suffisamment précis. Il y a lieu de rejeter ces demandes.
Rappel des parties civiles déjà constituées ou nouvelles constitutions de parties civiles
Chaque avocat des parties civiles se présente à la barre et déclare les personnes physiques et/ou morales qu’ils représentent.
Appel nominal des témoins
Appel des témoins qui seront entendus pendant l’ensemble du procès.
Appel des experts qui seront entendus pendant l’ensemble du procès.
Énumérations des pièces qui seront versées au débat
Lecture du rapport du président
Une bonne partie de l’après-midi va être consacrée à la lecture du rapport de Monsieur le Président de la cour d’assises. Monsieur le président LAVERGNE commence par énumérer les principales dates de la procédure. Il rappelle ensuite le contexte historique général du génocide au Rwanda, l’organisation administrative du pays, le contexte de la préfecture de BUTARE puis le contexte de NYANZA. Il évoque ensuite le rôle de la gendarmerie dans la préfecture de BUTARE puis plus précisément le rôle de la gendarmerie à NYANZA. Il rappelle que le génocide à BUTARE n’a commencé qu’après la visite du président intérimaire SINDIKUBWABO et du Premier ministre KAMBANDA le 17 avril 1994.
Après avoir rappelé les différentes étapes de la vie de l’accusé, Monsieur le Président va contester tous les moyens avancés par la défense et les rejeter en argumentant pour chacune des demandes. Il va ensuite s’appesantir longuement sur les faits reprochés à Philippe MANIER contenus dans l’ordonnance de mise en accusation des juges d’instruction : l’érection et le contrôle des barrières sous la responsabilité des gendarmes dont Philippe MANIER, le meurtre le meurtre du bourgmestre NYAGASAZA, les massacres de la colline de NYABUBARE ceux de la colline de NYAMURE de la commune NTYAZO le 27 avril 1994. Il rappelle ensuite que l’accusé est poursuivi pour entente en vue de commettre le génocide par sa participation à des réunions, pour terminer par l’évocation des massacres à l’ISAR SONGA[1], faits qui ont été requalifiés suite à l’appel du CPCR.
Enfin, Monsieur le Président rappelle que le recours de la défense à la CEDH[2] a été rejeté.

Audition de monsieur Grégory KALITA, chargé de l’enquête de personnalité, cité par le ministère public.
Le témoin a rencontré Philippe MANIER en février 2020 dans la prison de Nanterre. Il évoque une rencontre heureuse même si l’accusé s’épanche sur sa jeunesse. Ce dernier rapporte que son père lui a transmis la passion du sport. Le témoin évoque ensuite la situation familiale de l’accusé, la séparation de ses parents, puis rapporte en détail les grandes étapes du curriculum vitae de Philippe MANIER.
Le témoin évoque juillet 1994 date à laquelle l’accusé doit fuir au Zaïre. C’est là que sur les conseils de sa connaissance il va changer d’identité : il s’appellera désormais HAKIZIMANA, nom sous lequel Il cherchera à obtenir le statut de réfugié lors de son arrivée en France. En novembre 2017, il part au Cameroun pour rendre visite à sa fille mais oubliera de revenir. C’est lorsque son épouse viendra le rejoindre quelques semaines plus tard qu’il sera arrêté police camerounaise. Après un an de détention, le Cameroun répondra positivement demande d’extradition des autorités françaises.
A Nanterre, l’accusé vit dans l’isolement total, ce qui semble lui convenir. Il s’adonne à la lecture, suivi des cours par correspondance. Son épouse lui rend visite une fois par mois environ. Monsieur MANIER est considéré comme un homme droit, correct, tolérant, sentimental et affable. Avec les siens, l’accusé est parfaitement intégré en France et il participe aux activités d’une association culturelle En Bretagne.

Interrogatoire de l’accusé.
Monsieur le Président commence par interroger le témoin en lui faisant préciser un certain nombre d’éléments. Ces questions vont nous permettre d’enrichir la connaissance du passé de l’accusé, son milieu familial, ses différentes formations au sein de la gendarmerie rwandaise et les différentes fonctions qu’il occupera au sein de cette gendarmerie.
Maître GUEDJ, l’avocat de l’accusé, cherche à savoir si son client avait des propos discriminants à l’égard des Tutsi. Le témoin répond que monsieur MANIER n’a exprimé aucune animosité envers les Tutsi et qu’il rend les politiciens responsables de ce qui est arrivé au Rwanda. L’avocat cherche à savoir aussi si le camp de KASHUSHA où s’était réfugié son client a été attaqué par le FPR[3]. Le témoin répond que l’accusé lui en a parlé et qu’il a évoqué la mort de sa mère.
Monsieur le président souhaite que monsieur MANIER parle surtout de sa vie après son départ du Rwanda en 1994. Par des questions de plus en plus précises et insistantes, il oblige l’accusé à reconnaître qu’il a menti sur son identité, qu’il a utilisé des moyens déloyaux pour quitter le CAMEROUN. Comme son épouse, il a utilisé les services de passeurs qui auraient été financés par des religieuses auprès desquelles il trouvait aide et soutien.
Est abordée ensuite la question de la lettre anonyme qui a servi au « couple GAUTHIER » (dixit monsieur le président) pour préparer la plainte contre monsieur MANIER. Les propos de l’accusé sont confus. Il a appris par la presse qu’une information judiciaire était ouverte à son encontre, parle d’une lettre anonyme reçue par l’Université qui finira par le licencier à cause de ses absences répétées. Peut-être faudra-t-il revenir sur cet épisode?
Monsieur le Président revient enfin sur le départ de l’accusé pour le CAMEROUN. Monsieur MANIER continue à prétendre qu’il a rendu visite à sa fille qui fait du commerce et il évoque des problèmes de santé pour justifier le fait qu’il ait oublié de revenir en France. Il attendait l’arrivée de son épouse pour rentrer avec elle. Monsieur le président rejette son explication et rappelle à l’accusé que des écoutes téléphoniques avaient permis de savoir que madame MANIER allait à son tour quitter la France. C’est à cette occasion que la police camerounaise, alertée par les policiers français, a procédé à son arrestation.
Il se fait déjà tard. Monsieur le président souhaite terminer l’interrogatoire par un dernier point. Monsieur MANIER aurait vendu sa maison de KIGALI par l’intermédiaire d’un neveu de son épouse. Sur l’acte de vente figurait le nom du père de l’accusé alors que ce dernier, pour obtenir son statut de réfugier, avait dit que toute sa famille était morte en 1994. L’accusé a menti : « Quand on veut obtenir l’asile, on est bien obligé de ne pas être toujours sincère » finira-t-il par reconnaître.
A 20h30, monsieur le président suspend la séance. Il propose de continuer l’interrogatoire du témoin vendredi matin. On a encore beaucoup de choses à apprendre.
Margaux GICQUEL, stagiaire du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, notes et mise en page
1. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
2. CEDH : cour européenne des droits de l’homme[↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, jeudi 11 mai 2023. J2
11/05/2023
• Audition de Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU.
• Audition d’Alain VERHAAGEN, universitaire belge spécialiste du Rwanda.
• Audition d’Hélène DUMAS, historienne.
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Audition de monsieur Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, témoin « de contexte » cité par le ministère public à la demande de la LICRA.
Déclaration spontanée.
Dans son introduction, monsieur AUDOIN-ROUZEAU se présente comme un spécialiste de la Première Guerre mondiale. Il ne revendique pas le titre d’expert et se considère comme un enseignant chercheur. Pour lui, le génocide des Tutsi souffre beaucoup d’un manque d’intérêt. Il reconnaît humblement : « Je n’ai pas vu, je n’ai pas compris le génocide. Il m’a fallu du temps. J’ai commis une grave erreur. Or ce génocide est près de nous. » Le génocide des Tutsi, toutefois, ne bénéficie pas du même statut que les autres génocides.
Pour lui, les racines européennes de ce génocide sont lourdes.
Tout d’abord, il évoque les théories racistes et racialistes européennes qui sont à la source des grands génocides du 20e siècle, théorie qui prône une hiérarchie des races. Il rappelle l’arrivée des premiers européens qui voient le Rwanda avec leurs propres lunettes. Ils ne comprennent pas cette société clanique, d’où la création d’un mythe : les Hutu sont les premiers occupants, les Tutsi sont venus du Nord. Le colonisateur belge a une responsabilité très grande dans cette situation : en soutenant les Tutsi, il a créé une immense frustration. S’ensuivent des massacres en 1959 en 63…
Deux autres ingrédients existent pour qu’il y ait génocide.
Tout d’abord, il n’y a pas de génocide sans guerre (ce qui est propre aux trois génocides), sans l’angoisse de la défaite. Le génocide des Tutsi n’a pas d’exemple de crime de masse commis aussi vite. La guerre fait rentrer les acteurs sociaux dans un temps autre. La guerre modifie les seuils de sensibilité.
Enfin, il n’y a pas de génocide sans un état ; il faut un état moderne pour mettre en place un génocide. Et le témoin de renvoyer à l’empire ottoman, à l’état nazi, à l’état rwandais, celui du gouvernement intérimaire formé les 7 et 8 avril 1994 avec l’aide de l’ambassade de France à Kigali. C’est ce gouvernement intérimaire qui va organiser ce génocide en s’appuyant sur un maillage très serré de l’administration et de la société : préfets, bourgmestres, conseillers de secteur, conseillers de cellule.
Au Rwanda, tout le monde sait qui est Hutu ou Tutsi. Et le témoin de souligner le rôle capital de la garde présidentielle, de la gendarmerie et des miliciens dans la commission du génocide.
Au Rwanda il s’agit d’un état qui n’aurait pas pu mettre en place ce génocide sans la violence du voisinage. Et de souligner le rôle essentiel des voisins qui avaient souvent des relations d’amitié ou des relations familiales. On a voulu dire que le génocide était le résultat d’un immense soulèvement populaire pour venger la mort du président HABYARIMANA : une version absurde qui est une forme de négationnisme. les voisins ne se sont pas mis seuls en mouvement : les autorités du pays, la radio-télévision libre des Mille collines étaient là pour les galvaniser[1].
En conclusion, le témoin affirme que le génocide des Tutsi est un immense mouvement de notre temps dont la connaissance va progresser. Le rapport DUCLERTRapport Duclert[2] a permis de relever un déni ainsi que les propos du président Macron à Kigali. Depuis, le génocide des Tutsi est entré dans les programmes scolaires ; un procès comme celui-ci aussi peut faire progresser la connaissance que l’on a de ce génocide.
Par ses questions, monsieur le président va permettre au témoin de préciser un certain nombre de points esquissés lors de sa déclaration spontanée : influence de la pensée européenne et de la colonisation, établissement des livrets puis des cartes d’identité précisant la mention ethnique au début des années 30[3], cartes qui vont conduire beaucoup de gens à la mort (NDR. Les enfants n’ont pas de carte d’identité. Ils ne l’obtiennent qu’à l’âge de seize ans). On sait qui sont leurs parents mais les tueurs venus d’ailleurs ne les connaissent pas.
Parler d’ethnie au Rwanda, c’est un abus de langage créé par le colonisateur et adopté par les Rwandais eux-mêmes. Les Rwandais appartenaient à des clans, Hutu et Tutsi étaient des catégories sociales dont on pouvait changer avant l’établissement des cartes d’identité. Le colonisateur a fait des Hutu et des Tutsi des « races » différentes. Comme il y avait beaucoup de familles « mixtes », le génocide est entré dans les familles.
Et le témoin d’aborder la question du viol, acte de destruction de la filiation : viols publics devant les enfants, devant les maris.
Plusieurs jurés vont poser des questions à leur tour, signe de l’intérêt qu’ils ont accordé aux propos du témoin : rôle de la gendarmerie qui a procédé à un travail de repérage, courage de femmes qui faisaient passer un enfant pour le leur afin de le sauver.
Le témoin, toujours sur question d’un juré, conteste les propos de monsieur GUICHAOUA qui fait commencer le génocide après la mort du président HABYARIMANA. Il préfère insister sur les propos du général VARRET qui dénonce un projet génocidaire dès 1990.
Note du rédacteur. Il peut être intéressant, à ce stade, de rapporter les propos du général VARRET dans son livre « Souviens-toi. Mémoires à l’usage des générations »[4]. Il évoque une réunion à la fin de laquelle le chef d’état-major de la gendarmerie, Pierre-Célestin RWAGAFILITA, lui tient les propos suivants : « Nous sommes en tête à tête, entre militaires, on va parler clairement. Je vous demande des armes car je vais participer avec l’armée à la liquidation du problème. Le problème, il est très simple : les Tutsi ne sont pas très nombreux, on va les liquider. » Édifiant. Sans commentaire.
Plusieurs avocats des parties civiles vont à leur tour questionner le témoin : distinction entre massacre et génocide, la notion du « syndrome de la victime parfaite » dont le témoin parle dans son livre « Une initiation »[5], notion d’allié, d’ennemi, de complice, l’ennemi n’étant plus seulement le soldat de l’APR mais le Tutsi de l’intérieur, rôle des barrières.
Maître ALTIT, pour la défense, va « bombarder » le témoin d’une série impressionnante de questions auxquelles il répondra avec assurance. On se serait cru au TPIR[6] lors d’un contre-interrogatoire de témoin.

Audition de monsieur Alain VERHAAGEN, universitaire belge spécialiste du Rwanda, témoin « de contexte », cité à la demande du ministère public.
Après avoir remercié la justice française d’avoir fait appel à lui, le témoin, professeur à l’ULB[7], rappelle son passé d’étudiant en lien avec l’Afrique à laquelle il s’intéresse depuis quarante ans: 150 à 200 séjours dans une trentaine de pays.
En 1978, il se rend dans la région des Grands Lacs et va prendre conscience du rôle funeste de son pays. Il prend conscience du lien très fort qui existe entre l’IDC, l’Internationale Démocrate Chrétienne, et les églises de ces pays. Lorsque le génocide a commencé en 1994, les médias ont fait appel à lui alors que le monde universitaire en Belgique est relativement mutique. Les autorités politiques belges l’envoient au Burundi en mai 1994 comme observateur dans le dialogue politique de ce pays. Il a la confiance à la fois des hommes politiques hutu et des militaires tutsi. Il entend alors les récits hallucinants de ce qui se passait au Rwanda, rapportés par ceux qui étaient arrivés comme réfugiés au Burundi. Il a voulu chercher à comprendre par lui-même ce qui se passait de l’autre côté de la frontière.
Il fait part aux autorités burundaises de son désir d’aller au Rwanda. Des soldats du FPR[8] finiront par accepter de l’accompagner. En arrivant au Rwanda, il va prendre conscience de ce qu’est une « zone de désolation » lui qui connaissait déjà ce qu’était une zone de guerre. Il veut essayer de comprendre si dans ces événements il y a ce qu’il appelle une « construction. » Mais pour comprendre il fallait rencontrer les gens. Il raconte alors avec beaucoup d’émotion la découverte de l’église de NTARAMA jonchée de cadavres. C’est lui qui conduira l’équipe de Jean Marie CAVADA, de France 3 devant cette église pour l’émission « La marche du siècle. Autopsie d’un génocide »[9].
De retour dans son pays, il est contacté par MSF Belgique dont il servira de caution auprès du FPR pour intervenir au Rwanda. Devant les horreurs qu’il découvre, corps mutilés, découpés… Alors qu’autrefois les églises étaient des lieux de refuge, il a bien fallu inciter la population à tuer dans ces mêmes lieux de culte. Les Tutsi pensaient trouver un asile à l’église, ils y ont été massacrés. Il a bien fallu imaginer une stratégie pour en arriver là.
Dans les salles de catéchisme gisent beaucoup de personnes mortes mais qu’il croit vivantes : amas de corps entassés et brûlés. Devant ce « spectacle » de désolation, il veut comprendre.
A la maternité de NYAMATA, il découvre des fiches de naissance d’enfants tutsi déchirées, comme si on avait voulu effacer toute trace d’enfant tutsi. C’était donc bien le fruit d’une organisation.
Même expérience à l’église de NYAMATA : un grillage éventré en face du bâtiment. Pourquoi les Tutsi ne fuyaient-ils pas, se demande-t-il, alors que les tueurs arrêtaient de travailler à 15 heures ? En réalité, pourquoi fuir, il y avait des barrières partout.
Une dernière expérience va beaucoup marquer le témoin. Alors qu’il s’apprête à quitter la région, il va dire au revoir aux « pensionnaires » d’une section de femmes mutilées dans un hôpital de campagne. Son départ va provoquer les confidences d’une des femmes. « Tu veux savoir pourquoi je ne suis pas partie? » Cette jeune femme avait été violée, avait subi l’ablation de son appareil génital et était devenue hémiplégique. En ayant subi de tels supplices, on avait voulu abolir, rompre la filiation. D’où les nombreux viols systématiques des femmes tutsi. Une femme violée par un Hutu enfantera un Hutu. Tout était donc bien organisé.
En faisant des allers-retours entre BUJUMBURA et NYAMATA, le témoin finira par convaincre un camionneur de transporter des vivres pour secourir les rescapés.
Conscient qu’alors il ne sert plus à rien, monsieur VERHAAGEN décidera de rentrer en Belgique en essayant de se rendre utile et en répondant aux convocations de la justice.
Témoignage fort d’un homme qui a voulu comprendre l’incompréhensible : il était clair que derrière tous ces massacres de masse il y avait un système bien organisé. Le génocide était bien le fait d’autorités qui avaient entraîné un peuple dans la commission de l’irréparable.

Audition de madame Hélène DUMAS, historienne, témoin « de contexte », citée à la demande du ministère public.
La témoin commence par faire référence à son expérience sur le terrain en particulier celle qui concerne les Gacaca[10], « un espace de jugement et aussi de parole sur ce qui s’est passé sur les collines de SHYORONGI » (au nord de la ville de Kigali). Espace de parole structuré autour d’un dossier, constitué des aveux des accusés, qui allait être examiné par les juges.
« Ce qui m’a marqué, c’est la manière de raconter l’exécution du génocide à l’échelle locale, précise, colline par colline, des crimes commis par l’État, par des officiers, même si ce sont des petites gens qui étaient jugées. »
Le premier responsable, c’est l’État. L’autre mâchoire de l’étau meurtrier qui enserre les victimes, ce sont les voisins avec lesquels on partage des liens d’amitié, des liens religieux.
Cet étau, l’État l’organise progressivement à partir de années et investit l’ensemble de ses moyens dans la traque et l’extermination des Tutsi, si bien que la population persécutée ne peut trouver de l’aide auprès de personne car les gens qui sont sensés les administrer organisent leur extermination. Les Tutsi ne peuvent trouver refuge auprès de leurs amis et voisins.
Les juridictions Gacaca ont permis de comprendre le fonctionnement de ce génocide.
Un million de mort en moins de trois mois, il faut tenter de comprendre quand on travaille sur ces questions en tant qu’historien.
La témoin évoque ensuite ses travaux à partir de cahiers d’enfants (105) qui feront l’objet de son second livre[11] : important qu’ils soient intégrés à l’histoire du génocide. Il y a eu cette même démarche pour la destruction des juifs d’Europe. Il fallait que leurs récits soient pris en compte comme des sources d’histoire. Indispensable de prendre très au sérieux la parole des rescapés et des enfants. Ils ne constituent pas une cible comme une autre, mais la cible privilégiée du génocide. Ils sont représentés de manière massive : les enfants de 0 à 14 ans représentent le 1/3 des victimes du génocide.
Les enfants, c’est la filiation. Éliminer les enfants, c’est rompre la filiation à jamais. C’est le fil des générations à venir de la communauté qui est vouée à disparaître. L’enfance, dans le génocide, c’est un enjeu essentiel. Ce que les enfants racontent est cohérent.
A propos des enfants, ce qui a marqué le témoin, c’est le silence entretenu dans les familles concernant les violences antérieures. Les rédacteurs étaient originaires d’une région de l’est du Rwanda. Beaucoup de parents de ces enfants n’étaient pas originaires de cette région, ils avaient été déplacés du nord en 1966 et en 1959, avec la mise en place d’une forme de nettoyage ethnique, les familles ayant été forcées de quitter leurs collines natales.
C’est à partir du moment où les enfants vont à l’école et que les enseignants leur demandent s’ils sont Tutsi ou Hutu qu’ils posent la question à leurs parents. Ces enfants sont moins nombreux dans les classes. Ils découvrent leur identité par la discrimination institutionnalisée
Ce qu’ils disent du génocide, ils racontent un monde inversé, renversé. Un univers où toutes les valeurs fonctionnent en sens inverse. Quand ils décrivent le basculement du 7 avril, ils décrivent la frayeur sur le visage de leurs pères qu’ils pensaient invincibles et ce monde adulte devient impuissant pour les protéger. Et le monde adulte, celui des voisins et des camarades de classe, se transforme en menace mortelle.
Ces enfants s’inventent une ascendance hutu pour essayer d’échapper aux tueurs, car être Hutu ou Tutsi n’est pas écrit sur leur visage contrairement à certaines théories. Les victimes connaissent un enfermement dans les frontières de leurs collines. Ces collines qu’ils connaissent par cœur changent brusquement avec les nouvelles barrières, le paysage n’est plus le même. Le monde des adultes est un monde « inversé ».
La seconde inversion qu’on relève est liée au religieux. Le Rwanda est catholique et chrétien en grande majorité. Beaucoup de tutsis se sont réfugiés dans les lieux saints, dans les églises. Certains ont été sauvés dans les églises et le fait de se placer dans une église, c’est se placer sous la protection de Dieu. Pendant le génocide, les tueurs placent Dieu de leur côté, et décrètent la mort des Tutsi. Les églises deviennent des lieux de massacres. Dans les récits, ils entendent dire : « N’ai pas de scrupule à faire cela dans la maison de Dieu car le dieu des Tutsi est mort. » On a privé les Tutsi de ce seul secours religieux.
Autre inversion : on entre dans un autre monde qui fonctionne à l’envers. Les enfants vont faire leur première expérience de la sexualité, pas une sexualité qui donne la vie, mais qui donne la mort. Car ils n’ont pas été épargnés par le spectacle des viols répétitifs et systématiques. Ils racontent avec des mots crus le viol de leurs sœurs, le viol de leur mère.et pour les petites filles, elles racontent leur propre viol.
Ce ne sont pas des déviants qui ont commis ces actes, c’est une politique qu’on retrouve partout au Rwanda. Atteinte à la filiation en procédant à des mutilations et en les infectant avec le SIDA.
Pour des enfants, le génocide n’a pas fini de produire ses victimes, leur mère, leurs seuls parents survivants meurent parfois plusieurs années après du SIDA.
C’est un monde inversé qui confronte les enfants à la réalité de la mort. Ils racontent qu’ils sont morts. Ils disent souvent « Ils nous ont tués ». Ils racontent leur propre mort au moment où ils assistent à l’assassinat de leurs parents dans des conditions cruelles. Ce ne sont pas des psychopathes qui font cela, ce sont des gens qui y donnent du sens. La témoin de donner l’exemple d’une petite fille qui voit sa mère se faire assassiner. Elle pense qu’elle va mourir car elle ne peut imaginer vivre sans ses parents.
Plusieurs de ces enfants ont été précipités dans des fosses communes. Une des fillettes raconte de quelle manière, elle est restée 3 semaines dans la fosse (décrit comme 3 semaines, mais en réalité c’était sûrement quelques jours), elle a commencé à boire le sang des cadavres au-dessus d’elle et ce sang avait un goût salé : elle doit sa survie au fait d’avoir bu ce sang. C’est ce sang qui lui a donné la force de sortir de la fosse. Elle a honte ensuite d’expliquer aux médecins ce qui s’est passé.
Les cliniciens ont identifié le syndrome du « chasse-mouche » : les enfants répétaient de manière compulsive le même geste, ils chassaient les mouches. Puis ils ont expliqué qu’ils chassaient les mouches des cadavres de leurs parents. Ces expériences de mort, ce sont des expériences répétées de la manière dont ils ont pu mourir car ils ont été cachés sous les cadavres en décomposition.
Ces expériences font partie de l’histoire du génocide. Ils montrent l’acharnement des tueurs et leur détermination à exterminer et à faire souffrir. Les textes de ces enfants nous font accéder à ces conditions essentielles du génocide.
Ces souvenirs sont ancrés dans la mémoire de ces jeunes survivants. Ils n’épargnent rien des détails, de la mise à mort. Dans cette écriture singulière, on voit avec eux, on entend avec eux et on sent avec eux. On entend le fracas des armes, des cris de douleur, jusqu’à ceux des vaches. On voit que le bétail est anthropomorphisé par les victimes comme par les tueurs. Logique de dévoration et de destruction du bétail et aussi destruction systématique des biens. Sans logique économique car ils décident de les détruire. Il y a des « spécimens tutsi » que les tueurs gardent en vie, et ils les promènent devant les enfants hutu dans une logique pédagogique, pour leur montrer à quoi ressemblaient les Tutsi avant qu’ils soient exterminés.
On a le sentiment que ces scènes sont rendues vivantes, il y a une force de vérité qui s’impose par ces manières de raconter. Pour les rescapés, le génocide ne prend pas fin après l’arrêt des massacres. Les enfants qui ont perdu tout appui familial se reconstituent en familles d’orphelins avec à leur tête un orphelin. Pour eux, le génocide continue de vivre dans leur existence matérielle.
Pendant les commémorations, les rescapés revivent leur traumatisme et ont des crises. On entend des cris et des pleurs, des personnes appellent au secours. Le génocide, pour les rescapés, ne correspond pas à notre calendrier. Les rescapés continuent de vivre le génocide dans les existences individuelles des rescapés.
La témoin d’évoquer enfin son dernier projet à la paroisse de KADUHA. Il y a quelques années, on a trouvé un album de fragments d’archives, de témoignages, de coupures de presse, de photos d’une religieuse allemande, sœur Milgitha[12]. Elle décide de rester dans sa région pour protéger son centre de santé et son personnel tutsi. Cette femme, est témoin du massacre du 21 avril. Elle va chercher les survivants parmi les corps, elle prend des photos (NDR. Lors du procès BUCYIBARUTA, le cas de cette religieuse a été longuement évoqué [13]).
Le 21 avril 1994 : entre 15 000 et 18 000 réfugiés tutsi qui étaient venus seuls ou sur ordre des autorités locales, s’entassaient dans un presbytère dont il était impossible de s’échapper.
À KADUHA, le signal de la tuerie dans la nuit du 21 au 22 avril est donné par quelques gendarmes qui se retrouvent là. Ils lancent une première grenade contre une maison occupée par des réfugiés tutsi.
En 1963, dans les rapports du CICR, on trouve l’utilisation du mot génocide. On a le sentiment de lire déjà des témoignages de 1994 en lisant ces rapports déjà (NDR. C’est ce qu’on a appelé alors le « petit génocide de GIKONGORO qui a fait près de 20 000 morts à la Noël 1963).
Sur questions de monsieur le président, madame DUMAS va expliquer assez longuement la procédure des Gacaca qui a fonctionné comme institution judiciaire avec une dimension pénale importante. Une procédure souvent contestée, même par les rescapés qui y voient une amnistie déguisée. Ces procès vont être organisés de 2005 à 2012. Puis d’évoquer la situation des « tueurs sauveteurs » qui souligne la complexité du génocide.
Toujours sur questions du président, le témoin revient sur la « mémoire » des rescapés. Ils se souviennent de beaucoup de choses, mais pas des dates précises. Ils reconstituent leur temps à eux car ils n’avaient pas de calendrier. Ils ne savaient pas non plus qu’on les interrogerait un jour.
Maître PHILIPPART souhaite que le témoin revienne sur la notion « d’ennemi ».
Hélène DUMAS. L’ennemi ce n’est pas seulement le FPR[8]. On trouve les Tutsi nostalgiques de la monarchie, les Tutsi de l’intérieur. Figurent aussi parmi ces ennemis les Hutu désignés comme des traîtres car ils sont proches de la cause tutsi. On voit à travers les documents de l’État major que cette définition s’étend au-delà du simple combattant. La femme tutsi est aussi présentée comme prostituée, caricaturée dans dessins pornographiques et donc ennemie. L’ennemi n’est plus simplement le combattant.
Maître PHILIPPART. Et les rassemblements dans les églises, étaient-ils spontanés ou organisés ?
Hélène DUMAS. Les rassemblements dans les églises étaient ordonnés par les autorités préfectorales pour mieux organiser le massacre. Il y avait aussi des regroupements volontaires des victimes pour essayer de se défendre. Il y avait aussi les hôpitaux ou les bureaux communaux où les Tutsi ont été tués en masse. Parfois ils y allaient d’eux-mêmes parce qu’ils pensaient qu’ils allaient être protégés. Les collines ont été aussi des lieux de refuge, les Tutsi pouvant se défendre en se rassemblant à leur sommet.
Les gendarmes ? A KADUHA, ils ont retourné leurs armes contre les gens qu’ils étaient chargés de défendre.
Le double langage ? Il y a notamment le terme « travailler » mais aussi le mot « sécurité » pour évoquer le rôle des barrières. On parle aussi des « troubles » pour parler des massacres. Il faut pouvoir décrypter ces mots qui paraissent triviaux. La population connaissait le sens de ces mots.
Le vocabulaire pour désigner les Tutsi ? Serpents, cafards… autant de termes pour déshumaniser les Tutsi qui seront jetés dans les latrines, dans des fosses communes.
Qu’est-ce qui vous fait dire que la gendarmerie est puissante à l’époque ? La gendarmerie fait partie des forces armées. Les gendarmes appartiennent à la puissance de feu de l’État comme les militaires. Sans les gendarmes il n’y a pas de massacre. C’est eux qui impulsent, eux qui organisent. C’est parce que les gendarmes sont là que les populations civiles viennent tuer après.
Ils viennent montrer sur la place comment il faut faire.
Certains essaient de faire un parallèle entre le génocide et les exactions du FPR. Qu’en pensez-vous ?
Hélène DUMAS. C’est une théorie négationniste qui consiste à relayer cette image de la guerre inter-ethnique. C’est une manière de dépolitiser le génocide et c’est une conception raciste. Les exactions commises par le FPR rentrent éventuellement dans la catégorie de crimes de guerre, mais on n’est pas dans un génocide. C’est ridicule sur le point de vue historique.
Maître GUEDJ, pour la défense souhaite savoir si, avant la révolution de 1959 les Hutu avaient accès à l’éducation et aux emplois publics. Ce que l’on entend par « Ibyitso[14] ». Mais il veut surtout savoir si le Rwanda est une démocratie. Poussée dans ses retranchements, le témoin finit par dire que non.
On s’en tiendra là pour aujourd’hui.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, notes et mise en page
1. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
2. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
3. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
4. Souviens-toi. Mémoires à l’usage des générations futures, Général Jean Varret Laurent Larcher, Éd. Les Arènes[↑]
5. Une initiation. Rwanda (1994-2016), Stéphane Audoin-Rouzeau, Éd. Seuil[↑]
6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
7. ULB : Université libre de Bruxelles[↑]
8. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
9. « Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.[↑]
10. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]
11. Sans ciel, ni terre : paroles orphelines du génocide des Tutsi (1994-2006), Paris, La Découverte, 2020.
Hélène Dumas a aussi publié Le génocide au village : le massacre des Tutsi au Rwanda, Paris, Éditions du Seuil, 2014[↑]
12. Voir « Afin de mettre une marque en ce temps » – Kaduha, avril 1994 : un album de l’attestation, Hélène Dumas dans la revue Sensibilités 2021/2 (N° 10) [↑]
13. voir entres autres témoignages les auditions de plusieurs parties civiles le 13 juin 2022. [↑]
14. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, vendredi 12 mai 2023. J3
13/05/2023
• Interrogatoire de personnalité du témoin (suite).
• Audition de Vincent DEPAIGNE, juriste à la Commission européenne.
• Audition de Laetitia HUSSON, juriste internationale
• Audition de François GRANER, chercheur en physique cité à la demande de SURVIE.
• Projection du documentaire de France 3 « Rwanda. Autopsie d’un génocide ».
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Interrogatoire de personnalité du témoin (suite).
Cette journée du vendredi a commencé par la poursuite de l’interrogatoire de personnalité de l’accusé. Comme il est d’usage, c’est le président qui a commencé par poser des questions à l’accusé : son lieu d’origine, son enfance, son parcours scolaire et universitaire et puis sa carrière militaire.
Monsieur HATEGEKIMANA est né à NTYAZO, il est fils d’un agriculteur hutu catholique. Il a été enseignant à l’école primaire, responsable de la délivrance des permis de conduire. Il a suivi une formation militaire, puis est parti en Belgique quelques années et quand il est revenu, il a été muté en tant que gendarme. Devenu moniteur sportif, il se verra confier la formation des jeunes aux sports de combat.
Monsieur le président lui demande des précisions sur l’identité des membres de sa famille proche et plus éloignée, ce qu’ils sont devenus aujourd’hui et s’il a des contacts avec eux. Monsieur HATEGEKIMANA manifeste une grande confusion quant à ses récits précédents et semble ne connaître que très peu la situation actuelle de plusieurs des membres de sa famille. Monsieur le président lui pose des questions sur la manière dont il a fui le Rwanda pour la République Démocratique du Congo et comment il a pu obtenir des faux-papiers afin de quitter la RDC. L’accusé affirme que sa mère est décédée dans une attaque du FPR[1] au camp de KASHUSHA en RDC. Puis le président cherche à savoir depuis quand il est affublé du surnom BIGUMA.
Monsieur HATEGEKIMANA affirme que ce surnom lui vient du temps de l’école des sous-officiers alors qu’il avait précédemment affirmé que cela venait de son enfance.
Les avocats des parties civiles interrogent l’accusé. Maître KARONGOZI veut connaître le salaire qu’il percevait en tant que gendarme: environ 22 000 francs rwandais, soit deux fois plus qu’un instituteur. L’avocat s’étonne. Avec de tels revenus, monsieur MANIER ne pouvait pas avoir le train de vie qu’il manifeste. On apprendra qu’avec la caution du colonel Laurent RUTAYISIRE il va pouvoir s’acheter des minibus et autres voitures.
Au camp de KASHUSHA, l’accusé se livrait au commerce de la viande : il partait acheter des vaches dont il vendait la viande dans le camp.
Y avait-il dans le camp des collègues qui avaient participé au génocide ? Il ne peut pas le savoir.
Le ministère public interroge l’accusé sur les papiers d’identité qu’il a pu produire ou dont il a parlé. Il devait remettre un passeport aux autorités françaises, ce qu’il n’a jamais fait : propos confus de l’accusé. Il affirme également qu’il n’a désormais que la nationalité française alors que plusieurs documents semblent indiquer le contraire. L’accusé a du mal à expliquer pourquoi, lors de sa recherche de travail dans le domaine de la sécurité, il n’a jamais parlé de sa carrière militaire. C’était pourtant un argument fort pour obtenir un tel travail.
Interrogé sur son départ pour le CAMEROUN après la plainte du CPCR dont il a eu connaissance par la presse, il continue de dire qu’il était parti pour conseiller sa fille qui tient un commerce dans ce pays mais aussi pour soigner son arthrose. Il avait vraiment l’intention de revenir en France lorsque sa femme l’aurait rejoint, mais il a été arrêté le jour de l’arrivée de son épouse.
NDR. Il est à noter que monsieur MANIER a du mal à se dépêtrer des nombreux mensonges qui caractérisent ses souvenirs.
L’interrogatoire de personnalité est interrompu pour laisser place à un nouveau témoin de contexte.
Il restera à donner la parole à la défense qui n’a pas eu le temps de poser ses questions.

Audition de monsieur Vincent DEPAIGNE, juriste à la Commission européenne, témoin de contexte convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président à la demande des parties civiles représentées par les avocats de SURVIE
Déclaration spontanée.
Lors de sa déclaration spontanée, Monsieur DEPAIGNE détaille son parcours dans le droit public et les droits humains. Puis il parle de la nature même d’un génocide en tant que processus collectif lié à la notion d’État, découlant d’une préparation et s’intégrant dans un contexte de guerre ou de crise. C’est l’aboutissement d’une politique qui mène au génocide. Monsieur DEPAIGNE fait état de la jurisprudence internationale et plus particulièrement de l’arrêt de la CIJ[2], Bosnie contre Serbie en date du 26 février 2007 qui décrit les critères de la théorie du contrôle effectif utilisée pour déterminer la responsabilité d’un État dans un génocide[3].
Compte tenu de cet arrêt, du rapport DUCLERT[4] et des travaux de la Mission d’Information Parlementaire de 1998[5], on peut décrire plus précisément le rôle qu’a joué la France au Rwanda avant et pendant le génocide en 1994. Ces deux rapports permettent d’examiner le rôle de la France au Rwanda. Le témoin reprend les trois critères dont il a parlé à propos des événements qui se sont déroulés lors du conflit entre la Serbie et la Bosnie pour déterminer le degré de responsabilité d’un état, voire la complicité :
• La capacité d’influence : la présence des troupes françaises sur le terrain lors de l’Opération Turquoise[6], mais aussi au cours des années 1990/1993. Cette influence n’est plus à prouver.
• La connaissance objective de la situation : la France savait ce qui se passait au Rwanda.
• L’obligation de punir : des génocidaires ont pu traverser la frontière du Congo en toute impunité grâce à la présence des soldats français de l’Opération Turquoise.

NDR. Depuis le début de la déposition du témoin, il apparaît clairement que monsieur le président LAVERGNE est contrarié. Il va finir par dire que « ce n’est pas le sujet », réflexion désobligeante à l’égard d’un témoin qui a répondu à sa convocation. Il ne posera d’ailleurs aucune question, contrairement à sa pratique habituelle.
Maîtres BERBRDINI et SIMON tenteront bien de manifester leur soutien au témoin, mais les questions qu’ils lui posent ne font qu’envenimer la situation. Monsieur le président les interrompt : « Est-ce que la responsabilité de la France est au cœur de ce débat ? » s’exclame-t-il. Mais lorsque maître GUEDJ revient sur les exactions du FPR, monsieur le président ne rappelle pas à l’ordre l’avocat de la défense qui, une fois encore, est lui-même « hors sujet ». Deux poids deux mesures ?
L’agacement de monsieur le président va s’exercer aussi lors de l’audition de monsieur François GRANER qui, à raison, évoque le rôle de la gendarmerie rwandaise qui a reçu le soutien des gendarmes et des soldats français. Cette fois, c’est maître GISAGARA qui, au nom des avocats de toutes les parties civiles, monte au créneau. Il reproche au président son manque d’équité. Le ton montera mais la projection du documentaire de Jean-Marie CAVADA[7] dont avait parlé monsieur VERHAAGEN, la veille[8], ramènera le calme. Ce document arrive pourtant à point pour conforter les propos des deux témoins : il aborde largement le rôle de la France au Rwanda dans les années 1990-1994.

Audition de madame Laetitia HUSSON, juriste internationale, qui a travaillé longtemps au TPIR, citée à la demande du ministère public.
Déclaration spontanée
Je suis titulaire d’un master en droit international humanitaire à Paris 2 Panthéon Assas. J’ai travaillé au centre de droit international de Paris 1, j’ai rejoint les Nations Unies en 2004 pour le TPIR[9]ou j’ai été coordinatrice de jugement. J’ai quitté le tribunal à sa fermeture en 2015. Après avoir quitté le TPIR j’ai été médiatrice en RDC[10]. J’ai rejoint le Tribunal spécial pour le Liban en tant que chef de la section judiciaire. Puis j’ai travaillé aux chambres spécialisées du Kosovo. En mai 2019, j’ai travaillé pour le mécanisme international concernant les crimes en Syrie. Au cours de 11 années au TPIR, j’ai travaillé exclusivement pour les juges. Mes fonctions de juriste consistait à assister les juges et à les conseiller sur des questions de droit international, sur la prise de décisions et sur l’organisation des décisions et des jugements. J’ai supervisé des équipes de juristes. Je vais vous parler du TPIR, de sa structuration, pourquoi il a été créé et je vais vous dire commet ce tribunal s’inscrivait dans une justice plus large.
Sur la création du TPIR, après beaucoup d’hésitations, le Conseil de Sécurité des Nations Unies décide la création du TPIR en novembre 1994, décision prise sur la base de rapports et aussi sur le modèle du TPIY, le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie.
Alors que le Rwanda avait appelé cette création de ses vœux, ce pays votera contre la création à cause de sa limitation dans sa compétence. En votant contre, le Rwanda rappellera son attachement à une justice internationale pour le génocide. L’objectif est de contribuer au rétablissement et au maintien de la paix dans la région. Le Conseil de Sécurité va établir ce TPIR en Tanzanie, à Arusha. La compétence du TPIR est déterminée par son statut. Le TPIR juge des crimes de génocide, des crimes contre l’Humanité et des crimes de guerre. Pour qui ? Le TPIR pouvait juger toute personne responsable de crimes commis au Rwanda pendant la période du génocide. Il s’intéressera seulement aux plus hauts responsables, ceux dont les responsabilités les plus lourdes. Ils doivent renvoyer certaines affaires devant des juridictions nationales. Les juges bénéficiaient d’une totale indépendance.
Les chambres étaient divisées en 3 chambres de 1ère instance et une chambre d’appel. Il y avait une section d’appui et de protection pour les témoins et les victimes. Les victimes n’étaient pas représentées devant le TPIR. Le TPIR était très influencé par le droit anglo-saxon et son système accusatoire. L’initiation d’une enquête était de la seule discrétion du procureur. Les victimes ne pouvaient pas demander d’enquête ou porter plainte. Le procureur menait son enquête sans contrôle d’un juge. Le procureur résumait sommairement les faits et les crimes reprochés au suspect. Le dossier n’était pas préparé par le juge d’instruction. L’enquête à décharge était du ressort des avocats de la défense. Une fois informé des charges, le suspect devenu accusé était officiellement mis en accusation et jugé coupable ou non coupable. Un accusé, même après avoir plaidé coupable pouvait proposer de reconnaître sa culpabilité en échange d’une réduction de la peine. Si l’accusé et le procureur se mettaient d’accord, alors le juge vérifiait que l’accord s’était fait en connaissance de cause et vérifiait les faits. Il n’était pas tenu par l’accord et pouvaient le rejeter. Il décidait de la peine à fixer. Si la reconnaissance de culpabilité était signée, alors les débats ne portaient que sur la peine. Sinon, on commençait la phase préparatoire qui pouvait durer plusieurs années. Pouvait ensuite s’ouvrir le procès.
Près de 84% des témoins sur 21 ans ont bénéficié de mesures de protection. Ces mesures pouvaient se traduire dans des sessions à huit clos par exemple. Les procès duraient plusieurs années de par la complexité de la procédure. Il y avait 3 juges. Ils prenaient leur décision à la majorité. C’était à l’accusation de prouver la culpabilité au-delà de tout doute raisonnable. Les juges devaient prendre en compte tous les facteurs culturels dans l’appréciation des témoignages. Il y avait des dangers de transplantation culturelle. Les juges devaient faire face à la perte de mémoire de beaucoup de témoins à cause du passage du temps et du traumatisme. Beaucoup de témoins étaient aussi des auteurs et ne pouvaient pas tout dire pour ne pas s’incriminer. Enfin il y avait un défi lié à la traduction qui pouvait influer sur la substance même des audiences. Dans les jugements, les juges détaillaient leur conclusion sur chaque fait allégué par le procureur. 73 personnes condamnées mais on acquittera plusieurs personnes. Les jugements n’avaient pas vocation à écrire l’histoire, mais les conclusions des juges portaient tous sur des crimes commis au Rwanda.
Les juges de la chambre d’appel ont conclu que l’existence d’un génocide ne pouvait pas faire l’objet de mise en doute. C’est un fait qui s’inscrit dans l’histoire du monde. C’est une technique juridique qui n’existe pas en droit français mais ils ont pris constat judiciaire de l’existence du génocide comme fait de notoriété publique, et les procureurs n’avaient pas à prouver son existence. Ils ont pris aussi constat judiciaire d’exactions contre les Tutsi d’avril à juillet 1994 : nul ne peut valablement contester qu’il y a eu une campagne de massacres touchant les Tutsi. Cette prise de constat judiciaire ne dispensait pas le procureur de prouver la culpabilité de l’accusé.
La jurisprudence a aussi contribué à révéler le caractère organisé, coordonné et systématique du génocide. Le crime d’entente est un crime à part des autres crimes. Les juges diront bien que leur tâche n’était pas de noter l’existence ou non d’un plan ou d’une entente, mais de se prononcer sur les faits présentés dans un dossier précis.
Le statut du TPIR prévoyait qu’il n’était pas le seul à pouvoir juger. Le TPIR n’a pas eu vocation à juger tous les tueurs mais seulement les plus hauts responsables. Au Rwanda, des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées. Le pays décide de créer un système de tribunaux communautaires, les gacaca[11] qui vont se tenir localement. Le TPIR et le Rwanda vont être secondés par d’autres justices nationales. Ces procès concernent les Rwandais qui se sont réfugiés sur les territoires de ces pays. La loi de compétence universelle fondée sur l’idée que les crimes de génocide sont d’une gravité telle qu’ils réclament des conditions exceptionnelles permet de juger en France des crimes commis à l’étranger, sur des étrangers, par des étrangers, à condition que la personne réside sur le sol français lors de la plainte.
De nombreuses questions, posées tant par monsieur le président, les jurés que les parties, vont permettre de souligner le rôle important de ce tribunal international qui aura jugé 93 personnes et en a condamné 61. Depuis sa fermeture, il a été remplacé par le Mécanisme résiduel de suivi, celui qui, aujourd’hui, tente de juger Félicien KABUGA à LA HAYE, aux Pays-Bas.

Audition de monsieur François GRANER, chercheur en physique, témoin de contexte cité à la demande de l’association SURVIE.
Déposition spontanée
Je suis directeur de recherches au centre national à l’Université de Paris cité. Je voudrais parler de la gendarmerie dans les années qui ont amené au génocide et replacer ces années-là dans leur contexte.
En 1994, je ne connaissais pas le Rwanda et j’ai été choqué d’apprendre ce qui se passait dans ce pays. J’ai commencé à faire des recherches. J’ai écrit un premier livre qui m’a ouvert l’accès à des sources variées, y compris après 1994[12]. J’ai interrogé des gens du terrain, jusqu’au chef d’Etat major de l’armée de l’époque. Le président Hollande avait donné accès aux archives de l’Élysée, j’ai donc entamé des procédures judiciaires pour y avoir accès. Le Conseil d’État a répondu positivement à ma demande. Mes recherches ont été légitimées par le rapport DUCLERT[4]. Au moment de la « Toussaint rwandaise », en 1959, une révolte des Hutu contre les Tutsi plus raciale que politique, la France lance une coopération civile le 4 décembre 1962.
En 1973, le coup d’État va porter au pouvoir le président HABYARIMANA, alors ministre de la défense de Grégoire KAYIBANDA. Cet événement va déboucher sur des accords avec la France. A la fin des années 80, le pouvoir montre des signes de fatigue et des oppositions commencent à se faire jour. Lorsque le 1er octobre 1990 le FPR[1] intervient militairement en provenance de l’Ouganda, le président HABYARIMANA lance un appel au secours à François MITERRAND. Les années 90-93 connaitront une période de guerre civile, des soldats français épaulant les FAR[13] dans leur combat contre l’armée du FPR. Une « défense civile » se met en place.
Des lanceurs d’alerte, comme le général Jean VARRET, essaient de s’opposer à la politique française et sont écartés. Les soldats français, en 1992, procèdent à des contrôles d’identité en particulier à l’entrée de KIGALI, sur le pont de la NYABARONGO. et se comportent comme une force d’occupation mais les massacres se poursuivent.
En 1993, des associations conduites par Jean CARBONARE viennent enquêter et sont amenées à mettre en cause des autorités rwandaises dans le massacre des BAGOGWE. Le soutien des soldats français s’intensifie au côté des FAR, en particulier dans l’aide au « pointage » de l’artillerie de l’armée rwandaise. En juillet 1993 madame UWULINGIYIMANA devient Première ministre. L’armée française part comme c’était prévu par les accords de paix signés à ARUSHA le 4 août 1993. Lors de l’attentat contre le Président. HABYARIMANA le 6 avril 1994, la France envoie des forces pour évacuer ses ressortissants. Le gouvernement intérimaire est formé au sein de l’ambassade de France. Le génocide se déroule jusqu’au 17 juillet. A la fin du mois d’août, sous mandat des Nations Unies, la France intervient : c’est l’Opération Turquoise qui nous est présentée comme une opération humanitaire.
Le témoin évoque alors le rôle de la gendarmerie, une force qui côtoie l’armée. Elle peut d’ailleurs être amenée à combattre (NDR. Monsieur MANIER, l’accusé, adjudant-chef à la brigade de NYANZA, avouera avoir été envoyé à RUHENGERI pour combattre le FPR). La gendarmerie rwandaise participera d’une façon massive au génocide des Tutsi.
Un petit retour en arrière pour dire que le 18 juillet 1975, avait été signé un accord entre la France et le Rwanda : les gendarmes français vont devenir instructeurs tout en servant sous leur propre uniforme ; mais ils ne peuvent participer aux combats. Le 22 mars 1983, l’accord est amendé, pour dire que désormais les gendarmes français porteront l’uniforme rwandais. Peu de Tutsi peuvent intégrer la gendarmerie ou dans l’armée et certains d’entre eux seront exclus parce qu’ils sont Tutsi.
En 1990, la gendarmerie intervient dans les combats et est très impliquée dans la grande rafle des « complices ». Le témoin rapporte à son tour l’entrevue du général VARRET avec le chef d’état-major de la gendarmerie, Pierre-Célestin RWAGAFILITA, qui voudrait que la France lui livre des armes pour « liquider le problème tutsi ». La gendarmerie et l’armée vont recruter en masse sans assurer la formation des jeunes recrues.
Devant l’agacement de monsieur le président, François GRANER va mettre fin un peu prématurément à sa déclaration spontanée.
Monsieur le président demande au témoin de préciser en quoi consiste l’Opération Turquoise pour éclairer les jurés.
Une jurée souhaite à son tour avoir des éclaircissements sur le rôle de la gendarmerie rwandaise dans le génocide. En réalité, les gendarmes ont souvent volé au secours des miliciens qui n’arrivaient pas à tuer les Tutsi souvent réfugiés au sommet des collines, mais ils sont intervenus aussi massivement avec leurs armes, parfois des mortiers, pour commencer le « travail ». Les miliciens achevaient les blessés avec leurs armes traditionnelles. Quant à l’Opération Turquoise, elle avait pour objectif de mettre fin aux massacres mais elle a servi aussi à réarmer les gendarmes rwandais.
Les questions des avocats des patries civiles vont donner lieu aux incidents dont nous avons parlé plus haut.

Projection du documentaire de France 3 « Rwanda. Autopsie d’un génocide ».
Pour clôturer la journée, monsieur le président propose que soit projeté le documentaire dont monsieur VERHAAGEN a parlé la veille[8]: « Rwanda. Autopsie d’un génocide »[7].
Après la projection, avant de clôturer l’audience, monsieur le président émet le souhait que les débats retrouvent un peu de sérénité. Ce qui est le souhait de toutes les parties.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, mises en page et notes
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
2. CIJ : Cour internationale de justice [↑]
3. Arrêt du 26 février 2007 : Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), document PDF sur le site de la CIJ : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/91/091-20070226-JUD-01-00-FR.pdf[↑]
4. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑][↑]
5. Mission d’information sur le Rwanda, rapport de 1998 en ligne sur le site de l’Assemblée nationale.[↑]
6. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
7. « Rwanda : autopsie d’un génocide », documentaire réalisé par Philippe LALLEMANT, diffusé en septembre 1994 dans l’émission « La marche du siècle » présentée par Jean-Marie CAVADA sur France 3.[↑][↑]
8. cf. audition d’Alain VERHAAGEN, universitaire belge spécialiste du Rwanda.[↑][↑]
9. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
10. RDC : République démocratique du Congo, précédemment nommée «Zaïre». [↑]
11. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]
12. Le Sabre et la Machette – officiers français et génocide tutsi, Éd. Tribord, 2014.
François Graner est également co-auteur avec Raphaël Doridant de L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Agone, coll. « Les dossiers noirs », février 2020.[↑]
13. Forces Armées Rwandaise[↑]

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, lundi 15 mai 2023, J4
16/05/2023
• Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH.
• Émilie CAPEILLE, directrice d’enquête.
• Projection vidéo de la déposition de Jacques SEMELIN lors du procès en première instance de Laurent BUCYIBARUTA.
• Projection du documentaire « Confronting Evil », de Human Rights Watch.
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Audition du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH, cité à la demande du ministère public.
Déclaration spontanée :
Le général REILAND travaille à l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda.
Questions :
Monsieur le président a demandé au général REILAND les différentes sources employées. Celui-ci répond que parmi les matériaux à disposition, il y a des auditions, les transcriptions d’audiences du TPIR[1], des comptes-rendus d’audiences des Gacaca[2], des identifications de témoins, des rapports d’ONG, des rapports d’organisations internationales. Les avocates du Ministère public demandent au général d’expliquer le fonctionnement des attachés d’ambassade et des précurseurs. Les précurseurs sont des gendarmes envoyés sur place pour préparer les auditions de témoins. Les attachés d’ambassade de France à Kigali permettent de limiter l’envoi de précurseurs. Le général REILAND a l’occasion de préciser les conditions dans lesquelles se déroulent les auditions, qui respectent plusieurs exigences de précautions pour assurer la véracité des témoignages. Les personnes du service sont formées, et avant de procéder aux auditions, utilisent des documents de contexte, une variété de documents de littérature sur la situation passée du Rwanda. Ils opèrent également des croisements d’informations pour vérifier la fiabilité des déclarations.


Audition de madame Émilie CAPEILLE, directrice d’enquête (en charge des premières investigations réalisées par l’OCLCH[3]). Citée à la demande du ministère public.
Déposition spontanée.
« En 2015, j’étais directrice d’enquête à l’OCLCH et, à ce titre, j’ai participé à la commission rogatoire concernant Philippe MANIER. Cette commission rogatoire faisait suite à la plainte déposée par le CPCR, plainte qui accusait Philippe MANIER de participation au génocide. »
Le témoin va alors énumérer la plupart des chefs d’accusation contenus dans l’OMA des juges d’Instruction (Ordonnance de mise en accusation) en précisant les principaux lieux où ont été commis les massacres : la colline de NYABUBARE, celle de NYAMURE et l’ISAR SONGA[4] (NDR. Concernant ce dernier endroit, une ordonnance de non-lieu avait été prononcée par les juges mais suit à l’appel du CPCR, les juges ont procédé à une requalification).
Le témoin précise que l’accusé est alors localisé dans la région de Rennes (NDR. Le CPCR avait indiqué l’adresse de monsieur MANIER dans sa plainte). Monsieur MANIER s’était déclaré sous une fausse identité.
De septembre 2015 à février 2019, plusieurs commissions rogatoires ont été organisées au Rwanda au cours desquelles de nombreuses auditions de témoins ont été organisées, dont ceux cités par le CPCR.
Les premiers témoignages se sont focalisés sur la journée du 23 avril 1994. Philippe MANIER, à bord de son véhicule, est parti chercher le bourgmestre de NTYAZO, Tharcisse NYAGASAZA, qui tentait de passer au BURUNDI en traversant la rivière AKANYARU. Le témoin principal, dans cette affaire, était le conseiller de secteur Israël DUSINGIZIMANA, actuellement détenu au Rwanda.
La situation était restée relativement calme à NYANZA jusqu’au 22 avril. Et le témoin d’évoquer le transport d’un mortier vers la colline de NYABUBARE.
Le témoin nomme un autre témoin important : Mathieu NDAHIMANA, responsable du Centre de santé de NYAMURE. À propos de l’attaque de cette colline, madame CAPEILLE mentionne le nom de Valens BAYINGANA, un rescapé qui sera entendu le jeudi 8 juin. Suite à cette attaque, on a dénombré environ 10 000 victimes.
Concernant l’ISAR SONGA, les juges n’avaient pas suffisamment d’éléments pour accuser Philippe MANIER (cf. note ci-dessus).
Madame CAPEILLE évoque ensuite les écoutes téléphoniques mises en place. Monsieur MANIER avait supprimé sa ligne mais les écoutes de son fils GILBERT ont permis d’apprendre que son père était parti au Cameroun (billet aller-retour mais dont il n’utilisera que l’aller), que sa mère avait envoyé la somme de 5 000 euros à sa sœur installée à YAOUNDE. (NDR. Conversations de Philibert avec sa petite amie).
Lorsque madame MANIER, qui avait rejoint son mari, revient en France, les juges organisent des perquisitions dans leur appartement. Selon elle, son mari aurait quitté NYANZA le 18 avril pour Kigali.
Pour le témoin, cela ne fait aucun doute : les MANIER voulaient fuir au CAMEROUN.
Monsieur le Président prend la main, rappelle que Philippe MANIER avait repoussé un rendez-vous à Pôle emploi car ils devaient déménager, mais un déménagement prévu pour l’année suivante. Nous n’avons dans le dossier aucune déclaration de leur fille Anita installée au CAMEROUN. Leur fils GILBERT, le plus jeune, a refusé d’être entendu.
Le président LAVERGNE se lance alors dans une lecture très complète des écoutes : la fuite du Rwanda, les circonstances de son arrivée en France (dans l’avion, leur mère leur demande de déchirer leurs papiers d’identité dans les toilettes, leur présence en CENTRAFRIQUE dont il est le seul à parler et où son père « vendait de l’or ». Il évoque des « magouilles » pour pouvoir prendre l’avion (NDR. Ce qui confirme l’intervention de « passeurs » dont a parlé son père). Au CAMEROUN, c’est leur mère qui aurait l’idée de venir en France.
Lors des questions du ministère public, on apprend le mode opératoire des gendarmes qui attaquent la population avant de laisser la population achever le travail.
Puis on évoque l’établissement des « planches photographiques qui sont présentées aux témoins pour voir s’ils reconnaissent l’accusé. Si un certain nombre d’entre eux ne le reconnaissent pas, c’est tout simplement parce qu’ils ne l’ont jamais vu. Mais tous ont entendu parler de « BIGUMA ».
La première question de la défense (maître LOTHE) porte évidemment sur « les massacres du FPR[5] », sur les menaces que l’on fait peser sur les prisonniers au Rwanda, sur la question de savoir si des autorités rwandaises participent aux auditions. Le témoin répond par la négative à cette dernière question. Maître GUEDJ poursuit l’interrogatoire et évoque aussi les conditions de détention au Rwanda, conteste le témoignage du gendarme Angélique TESIRE (qui sera entendue le mercredi 17 mai) et n’oublie pas d’évoquer les tortures pratiquées dans les prisons rwandaises. (NDR. Une leçon bien apprise que l’on connaît depuis longtemps).
Invité par monsieur le président à réagir, monsieur MANIER se contente de déclarer : « TOUT CE QUI A ETE DIT SUR MOI EST FAUX. » Pour justifier le fait qu’il n’éprouvait pas de haine envers les Tutsi, il raconte qu’en 1963, son père a aidé des Tutsi à partir vers le BUGESERA. Son associé, dans son entreprise de taxi, était d’ailleurs un enfant de ces derniers, son ami. Mais il n’a gardé aucun contact avec lui. Ce qui étonne le président.
L’accusé évoquera ensuite les conditions de leur fuite au ZAÏRE, celles de leur vie au camp de KASHUSHA où règne la peur. Certains militaires avaient gardé leurs armes mais pas lui (même s’il a dit, à un moment de son interrogatoire, qu’il avait traversé la frontière avec un pistolet). En novembre 1996, c’est l’attaque du FPR qui les obligera à fuir dans la forêt jusqu’à arriver au CONGO BRAZZAVILLE. C’est là qu’ils vont se rapprocher de missionnaires qui vont leur conseiller de quitter ce pays. Au CAMEROUN, ce sont les Sœurs de Saint-Joseph qui vont leur venir en aide et les aider à rencontrer les passeurs.
Lorsque monsieur MANIER rejoint sa femme en France, fin 1998 ou début 1999, il est arrêté par la police aux frontières et passera trois ou quatre jours en détention. Il finit par obtenir un sauf-conduit. Devant l’OFPRA[6], il va dire qu’il était menacé, Hutu et ancien militaire.. Si on lui avait refusé le statut de réfugié, il aurait insisté. Retourner au Rwanda, c’était risquer la mort. En tant que Hutu modéré, il a sauvé des Tutsi: et d’en donner la liste. Il n’oublie pas de préciser que, comme Hutu modéré, un gendarme, MUSAFIRI, a voulu le tuer. Lors de sa fuite, il devra passer par RUSHASHI pour remettre au colonel RUTAYISIRE la solde des militaires qu’il était allé chercher à KACYIRU.
On en restera là concernant l’interrogatoire de personnalité, même si des faits ont été abordés. Monsieur MANIER conteste toutes les accusations portées contre lui. Attendons l’audition des nombreux témoins qui viendront défiler à la barre.

Projection de l’enregistrement vidéo de la déposition spontanée effectuée par monsieur Jacques SEMELIN en qualité de témoin de contexte lors du procès en première instance de Laurent BUCYIBARUTA[7].

Projection d’un court documentaire « Confronting Evil », de Human Rights Watch.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]
3. OCLCH : Office Central de Lutte contre les Crimes contre l’Humanité et les crimes de Haine[↑]
4. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
5. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
6. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
7. Lire « Audition de monsieur Jacques SEMELIN, chercheur et professeur spécialiste des génocides et des crimes de masse » du 11 mai 2022 lors du procès en première instance de Laurent BUCYIBARUTA.[↑]

Procès HATEGEKIMANA / MANIER, mardi 16 mai 2023. J5
18/05/2023
• Audition de Cyriaque HABYARABATUMA, détenu à la prison de MAGERAGERE.
• Audition d’Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale rwandaise.
• Audition de Laurent RUTAYISIRE, colonel, ancien directeur de la sécurité extérieure au ministère de la défense.
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Audition de monsieur Cyriaque HABYARABATUMA, détenu à la prison de MAGERAGERE, en visioconférence depuis Kigali. Témoin cité à la demande du ministère public.
La cinquième journée de ce procès s’est ouverte sur l’audition de Monsieur Cyriaque HABYARABATUMA , ancien chef d’État major à la tête de la police nationale après le génocide. Il a été entendu en visioconférence puisqu’il est actuellement détenu à la prison de MAGERAGERE suite à sa condamnation en 2004 pour participation au génocide des Tutsi. Monsieur le Président interroge Monsieur HABYARABATUMA sur son parcours. Il a fait ses études à l’académie militaire de Hambourg en Allemagne puis il est rentré au Rwanda et a été affecté à la tête du corps de la gendarmerie à Butare en août 1990. Il explique qu’à Butare, il y avait 3 camps, la gendarmerie à TABA, l’école des sous-officiers (l’ESO), et le camp NGOMA.
Monsieur le président interroge le témoin sur plusieurs gendarmes dans la préfecture de Butare comme par exemple le capitaine NYIZEHIMANA, le colonel François MUNYEGANGO, François-Xavier BIRIKUNZIRA. Monsieur HABYARABATUMA ne semble jamais au courant de leur situation. Il affirme ensuite qu’il ne recevait des ordres que par le biais de canaux officiels. Le président lui pose ensuite des questions sur le capitaine HATAGEKIMANA et sur le fait que c’est une personne distincte de Philippe HATAGEKIMANA. Il lui demande des précisions sur de nombreux points très précis comme les actions de la garde présidentielle ou du groupement de Tumba.
Viennent de nombreuses questions sur le capitaine BIRIKUNZIRA, supérieur hiérarchique de l’accusé et sur leurs relations, et les relations entre le capitaine et des gendarmes de l’akazu[1]. Le président lui demande ce qu’il s’est passé pendant la réunion organisée par le président SINDIKUBWABO lors de son déplacement à Butare avec les bourgmestres en avril 1994. Monsieur HABYARABATUMA prétend ne pas avoir été présent à cette réunion puisqu’il avait déjà été muté.
C’est pendant cette réunion qu’il est reproché aux bourgmestres et à la population de ne pas assez « travailler », c’est-à-dire de ne pas assez tuer de Tutsi. Le président LAVERGNE pose des questions au témoin sur sa mutation. Il affirme qu’il est parti le 19 avril de Butare avant le massacre de la colline de NYABISINDU ce qui implique qu’il n’aurait pas pu y participer. Il dit qu’il a été réaffecté le lendemain au front : on comprend qu’il n’aurait donc pas pu voir HATAGEKIMANA dans les jours qui sont suivi. Monsieur HABYARABATUMA était une connaissance de longue date de l’accusé, ils ont vécu ensemble à KACYIRU. Quand on lui demande s’ il est surpris des faits dont HATAGEKIMANA est accusé, il affirme qu’il est surpris, mais qu’il avait déjà eu vent de propos haineux de sa part à l’égard de Tutsi. Monsieur le président lui pose des questions sur les armes à disposition des gendarmes. Il répond fusils, mitrailleuse, mortiers. C’était destiné à la guerre. Pour la sécurité, il y avait des petites armes comme des matraques. Les officiers et les adjudants chefs pouvaient avoir les mêmes armes que les officiers, mais ils pouvaient aussi avoir un pistolet de 7 millimètres. Après le génocide, Monsieur HABYARABATUMA a été envoyé au camp d’intégration de GAKO pour être intégré au FPR[2]. Il a ensuite été recruté en novembre 1995 et a travaillé pour l’État pendant plusieurs années avant d’être condamné à la perpétuité en 2004.
Vient le temps des questions des avocats des parties civiles. Maître GISAGARA demande à Monsieur HABYARABATUMA comment il a appris que BIGUMA avait tué des Tutsi. Il répond qu’il l’a appris à son retour de Kigali au mois de juin 1944 par la population sur place. Il lui demande son salaire à l’époque, et si un tel salaire permettait à quelqu’un de s’acheter autant de véhicules que ce qu’avait l’accusé à l’époque. Il répond qu’en faisant un crédit à la banque, c’était possible. Il affirme ensuite qu’il existait bien un système de corruption autour de la commission d’attribution des permis de conduire. Puis, interrogé par les avocates du ministère public, Monsieur HABYARABATUMA explique la différence entre les compétences ordinaires (la protection de la population) et les compétences extraordinaires (soutien aux militaires) de la gendarmerie. Il détaille quelles armes pouvaient être utilisées quand et par qui et affirme alors qu’on ne pouvait utiliser des mortiers dans le cadre des compétences ordinaires de la gendarmerie. Monsieur HABYARABATUMA est interrogé sur le télégramme de l’État major qui donnait l’instruction de protéger toute la population sans distinction ethnique. Ce télégramme a, selon lui, été respecté sauf quelques cas de gendarmes qui ont fait ce qu’ils voulaient. Concernant les barrages, le témoin dit qu’ils ne servaient qu’à vérifier les identités des personnes qui les passaient pour s’assurer qu’aucun membre du FPR ne pouvait s’enfuir. Quand il lui est demandé si la gendarmerie de Nyanza était dotée de mortiers, il répond que oui. Il répond enfin qu’il a entendu des gens lui rapporter des propos d’HATAGEKIMANA anti-tutsi. C’est enfin au tour de la défense d’interroger Monsieur HABYARABATUMA concernant le nombre de gendarmes à Butare ainsi que le nombre d’habitants, les deux réponses sont très incertaines. Maître ALTIT demande des précisions sur l’organisation des contingents de la gendarmerie et sur les tensions entre gendarmes du nord et du sud. Selon lui, il existait un antagonisme sous-jacent qui n’était pas public. De nouveau, la défense questionne le témoin concernant les attaques du FPR, leur nombre et leur localisation en 1994. Les réponses toujours incertaines ne nous apprennent rien de nouveau. Concernant son implication, il affirme de nouveau qu’il a été muté en dehors de Butare le 19 avril au soir et qu’il est reparti au front le lendemain matin pour combattre le FPR. Il finit par affirmer, suite aux questions de la défense, que rien ne lui a été proposé en échange de ce témoignage.


Audition de monsieur Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale rwandaise. Témoin cité à la demande du ministère public.
Comment rendre compte de la « performance » de monsieur Augustin NDINDILYIMANA lors de son audition. Réfugié en Belgique, il a préféré être entendu en visio-conférence de Charleroi.
Le témoin ne souhaite pas précisément faire de déclaration spontanée : il ne connaît pas vraiment monsieur Philippe MANIER. Il va se soumettre aux questions du président LAVERGNE.
Après avoir déroulé son CV, il reconnaît avoir fréquenté des officiers français qui étaient au Rwanda comme conseillers. La discussion qu’aurait eu Jean VARRET avec Pierre-Célestin RWAGAFILITA[3], il la qualifie de « mensonges ». D’ailleurs, son ami Michel ROBARDEY, qui était venu témoigner au procès en appel de Pascal SIMBIKANGWA[4], lui a dit que « cette conversation n’a pas eu lieu. »
Autre mensonge, la raison que le ministre James GASANA aurait avancée pour justifier sa fuite du Rwanda : il s’est dit être menacé par « des tueurs obscurs », Amasasu[5], qui n’existaient pas. Quant à BAGOSORA, qui a été jugé et condamné au TPIR[6], c’était « un homme ouvert au dialogue. » A la question de savoir si c’était un modéré ou un extrémiste, le témoin affirme : « Nous ne savons pas ce que cela veut dire. Lors de mon procès, on m’a demandé de charger BAGOSORA. »
A la mi-mai 1994, le témoin reconnaît s’être rendu à NYANZA pour recruter des gendarmes qui devaient assurer la sécurité dans la « zone sûre »[7]. Ayant appris qu’il y avait des problèmes avec un certain Philippe HATEGEKIMANA qui ne s’entendait pas bien avec les gendarmes Tutsi, il a décidé de le faire muter pour l’envoyer au front sous les ordres du major NYIRIMANZI, directeur du camp de KACYIRU. Quant à savoir si Philippe HATEGEKIMANA a été nommé à la protection de Laurent RUTAYISIRE, ce que prétend l’accusé, il l’ignore. Un peu plus tard, il confiera que l’accusé n’a « jamais été nommé chef d’escorte de RUTAYISIRE. »
Le 17 mai, à GITARAMA, il aurait rencontré le président SINDIKUBWABO[8] qui lui aurait dit qu’il était en danger. Cette révélation venait confirmer la lettre qu’il avait reçue d’un ministre. André GUICHAOUA ayant publié une liste d’officiers complices du FPR, le témoin a dû intervenir avec Laurent RUTAYISIRE sur Radio Rwanda pour dire qu’ils étaient bien vivants.
Apparaît alors dans la conversation le nom de Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI, naturalisé sous le nom de MUNSI : il le connaît (NDR. Ce général de gendarmerie sera entendu lundi prochain à 10h30.)
La « déclaration de KIGEME », qui consistait pour les signataires à se désolidariser du gouvernement[9]), il ne pouvait pas la signer : il était à KINSHASA.
Et le discours du président SINDIKUBWABO le 19 avril à BUTARE[10], a-t-il influencé le début des massacres ? « Ce discours n’était pas clair, poursuit le témoin. Il parle de travailler. Tout dépend comment on interprète ce terme. Les gens ont recherché les infiltrés, pas les Tutsi. »
Et l’ennemi de l’Intérieur ? « Je suppose que ce sont ces gens infiltrés. »
Monsieur le président rappelle que le témoin a été condamné et acquitté en appel par le TPIR. Il est resté détenu 11 ans à ARUSHA puis a trouvé refuge en Belgique où il s’investit au sein de plusieurs associations. Lesquelles?
Sur question des avocats des parties civiles, Philippe HATEGEKIMANA évoque son déplacement sur les barrières « pour voir si les gendarmes étaient bien à leur poste pour protéger les Tutsi. »
« Et les bébés qui ont été massacrés étaient-il considérés comme des infiltrés ? » demande mettre TAPI.
Le témoin : « Les gens ont mal compris. »
« Le premier ministre Jean KAMBANDA[11] a avoué devant le TPIR », précise un autre avocat.
Le témoin : « Oui, mais il s’est rétracté. On l’avait manipulé. »
Quant à savoir s’il reconnaît qu’il y a eu un génocide au Rwanda, monsieur Augustin NDINDILYIMANA n’en démord pas : « Je ne peux pas nier ce qui a été reconnu au TPIR. » Impossible, pour lui, de prononcer le mot GÉNOCIDE ! Et d’affirmer que Philippe HATEGEKIMANA n’est pas sorti du camp à NYANZA (NDR. Pourquoi une telle affirmation alors qu’il a prétendu ne connaître que vaguement l’accusé ?) A la mi-mai, il n’a même pas su qu’il y avait eu des massacres à NYANZA.
On apprendra par la suite que pour l’aider à le sortir du pays, le premier ministre le nommera ambassadeur en Allemagne, poste qu’il ne rejoindra jamais.
Sur questions de maître PHILIPPART, le témoin révèle qu’il n’a appris les massacres de NYANZA que lors de son procès devant le TPIR, que la notion de régionalisme dans la gendarmerie était un « cliché », RWAGAFILITA étant du Nord. Quant à « l’ennemi intérieur », encore une fois, c’est quelque chose qui a été « mal compris. » C’est comme pour le discours de SINDIKUBWABO.
Comment reconnaître un « infiltré » aux barrières ? Le témoin ne se démonte pas : « C’est celui qui a subi des entraînements à MULINDI. » (NDR. MULINDI, camp de base du FPR dans le Nord du Rwanda). Comprenne qui pourra.
Sur question de l’avocate générale, madame VIGUIER, le témoin reconnaît avoir été chargé du Comité de crise après l’attentat. À NYANZA, à la mi-mai, l’accusé a été envoyé au front sous le commandement de KANIMBA. Il ne connait pas le surnom de BIGUMA porté par l’accusé.
La défense ne souhaite pas poser de question à l’accusé.
Quant à la personnalité du témoin, adepte du mensonge ou de la langue de bois, chacun jugera de l’efficacité des propos qu’i la tenus devant la Cour.

Audition de monsieur Laurent RUTAYISIRE, colonel, ancien directeur de la sécurité extérieure au ministère de la défense. Témoin cité à la demande du ministère public.
Jusqu’au dernier moment, monsieur le président a attendu pour savoir si le témoin répondrait à sa convocation. Monsieur RUTAYISIRE a finalement adressé un courrier dont le président nous donne lecture. Il est dit que la famille MANIER l’a bien contacté pour qu’il vienne témoigner en faveur de l’accusé. Il a répondu qu’il ne viendrait pas, que sa présence au procès était « inutile ».
Monsieur le président donnera toutefois lecture de la déposition de Laurent RUTAYISIRE lors de son audition, en présence des juges belges.
Invité à s’exprimer, monsieur MANIER dit qu’il n’a rien à ajouter.

La journée se termine par le visionnage du documentaire « Une République devenue folle » de Luc de Heusch. En voici de larges extraits accessibles sur Dailymotion :


Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Le terme Akazu, apparu ouvertement en 1991, signifie « petite maison » en kinyarwanda. L’Akazu est constituée d’une trentaine de personnes dont des membres proches ou éloignés de la famille d’Agathe KANZIGA, épouse de Juvénal HABYARIMANA. On retrouve au sein de l’Akazu de hauts responsables des FAR (Forces Armées Rwandaises) ainsi que des civils qui contrôlent l’armée et les services publics et accaparent les richesses du pays et les entreprises d’État. Cf. Glossaire.[↑]
2. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
3. Le colonel RWAGAFILITA était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
Voir le glossaire pour plus de détails et le témoignage de son neveu Manassé MUZATSINDA, ex-policier communal.[↑]
4. cf. Audition du colonel Robardey: 11 février 2014.[↑]
5. Amasasu : « Alliance des Militaires Agacés par les Séculaires Actes Sournois des Unaristes », une société militaire secrète qui poursuivait globalement les mêmes objectifs. Amasasu signifie « balles » en Kinyarwanda. Cf. FOCUS – le réseau zéro / les escadrons de la mort / l’Amasasu.[↑]
6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
7. « Zone humanitaire sûre », cf. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
8. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]
9. Voir la déclaration des officiers des Forces armées rwandaises du 7 juillet 1994 à Kigeme (document pdf, 56 ko), annexes documentaires en ligne – André Guichaoua : Rwanda, de la guerre au génocide : les politiques criminelles au Rwanda, 1990-1994 – La Découverte (Paris[↑]
10. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
11. Jean KAMBANDA : Premier ministre du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide. Voir Focus – L’État au service du génocide[↑]


Procès HATEGEKIMANA / MANIER, mercredi 17 mai 2023. J6
18/05/2023
• Audition d’Angélique TESIRE, ancienne gendarme tutsi,
secrétaire du Capitaine BIRIKUNZIRA de la brigade de NYANZA.
• Audition de Pélagie UWIZEYIMANA, ancienne gendarme de la brigade de NYANZA, infirmière.
• Audition d’Odoratte MUKARUSHEMA, épouse du chauffeur de Philippe MANIER,
citée par ministère public à la demande du CPCR.
• Audition de Didace KAYIGEMERA, ancien gendarme tutsi de la brigade de NYANZA.
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Gendarmerie de Nyanza en rénovation.

Audition de madame Angélique TESIRE, ancienne gendarme tutsi, secrétaire du capitaine BIRIKUNZIRA de la brigade de NYANZA, citée à la demande du ministère public.
Avant que monsieur le président ne lui donne la parole, ce dernier lui demande de se retourner et de dire si elle reconnaît l’accusé. Elle répond par l’affirmative. Monsieur MANIER répond que lui aussi connaît le témoin.
Dans sa déclaration spontanée, Angélique TESIRE, ancienne gendarme tutsi, commence par raconter un épisode marquant dans sa carrière. Elle raconte que BIGUMA lui a un jour ordonné de se mettre en habit civil et de se laisser escorter à l’hôpital afin de se faire examiner. Il pensait qu’elle avait eu recours à un avortement. L’avortement était à cette période un crime sérieusement réprimé et le témoin affirme s’être senti humiliée. Elle pensait que la décision était venue du commandant BIRIKUNZIRA à l’époque. Mais elle a appris beaucoup plus tard que c’était en fait Philippe HATEGEKIMANA qui l’avait lui-même avoué au cours d’une procédure de confrontation en visio-conférence en 2019. Il avait alors refusé que Madame TESIRE ne témoigne contre lui, clamant qu’elle le faisait « par esprit de vengeance. »
Le président LAVERGNE demande à Madame TESIRE de parler de son parcours professionnel. Elle a travaillé à la gendarmerie de NYANZA en tant que dactylographe à partir de 1992. Elle est tutsi, mais ses parents avaient réussi à faire apparaître la mention hutu sur sa carte d’identité pour qu’elle puisse intégrer la gendarmerie. On en apprend plus sur la gendarmerie de NYANZA, qui était située dans un camp à l’écart de la ville, près de la laiterie. La gendarmerie opérait dans tout le ressort de la sous-préfecture de NYABISINDU. Les gendarmes et certaines de leurs familles vivaient sur place. La témoin confirme l’existence de différences de traitements entre gendarmes tutsi et hutu même avant le génocide.
Elle informe aussi le président sur les fonctions qu’exerçait l’accusé au sein de la gendarmerie et confirme qu’il était en charge de la coordination des activités des gendarmes, c’est-à-dire des emplois du temps, des rotations, etc. Il était amené à sortir du camp pour visiter les détachements, contrôler les gendarmes en activité et s’assurer qu’ils avaient de quoi se nourrir.
Quand elle est interrogée sur les attentats du 6 avril 1994, Madame TESIRE affirme que c’est à partir de cet événement que les tueries ont commencé partout dans le pays. À NYANZA, les massacres ont commencé un peu plus tard, notamment après la diffusion du discours du président SINDIKUBWABO, le 21 avril[1]. C’est autour de cette période que, un jour, les militaires en formation à l’ESO (l’Ecole des Sous-Officiers de BUTARE) sont arrivés armés. Ils ont rejoint les gendarmes au cours d’une réunion. Après cette réunion, les militaires et les gendarmes seraient partis de la gendarmerie armés de fusils pour commencer les massacres. Quelques heures plus tard, les militaires sont rentrés à l’ESO et les gendarmes sont revenus à la gendarmerie en se ventant de leurs exploits.
Angélique TESIRE raconte ensuite le jour du décès du bourgmestre de NTYAZO. Elle l’a vu arriver avec Philippe HATEGEKIMANA. Elle l’a vu ensuite partir du camp dans une camionnette de couleur blanche. Plus tard, elle a entendu dire qu’il avait été tué. Concernant le massacre de l’ISAR SONGA[2], la témoin dit avoir vu l’accusé sortir un mortier du camp. Elle confirme également que HATEGEKIMANA était bel et bien connu sous le surnom de BIGUMA et que personne d’autre dans la région n’avait le même surnom. Elle confirme également que les instructions « assurer la sécurité » dont on a souvent entendu parler pendant la procédure avait bien la signification qu’on lui attribuait. Ça voulait dire tuer les Tutsi. Selon elle, il ne fait aucun doute que le génocide avait été préparé et planifié depuis longtemps. Angélique TESIRE quitte NYANZA vers le 14 mai 1994.
Quand la défense interroge la témoin, la ligne directrice du questionnement reste la même : y a-t-il eu des attaques du FPR? Ces attaques ont-elles fait des victimes? Autant de questions qui n’ont rien à voir avec l’affaire MANIER qui concerne leur client.

Audition de madame Pélagie UWIZEYIMANA, ancienne gendarme de la brigade de NYANZA, infirmière, citée à la demande du ministère public.
Avant que monsieur le président ne lui donne la parole, ce dernier lui demande de se retourner et de dire si elle reconnaît l’accusé. Elle répond par l’affirmative. Par contre, monsieur MANIER dit ne pas la reconnaître.
La seconde témoin de la journée est Pélagie UWIZEYIMANA. Pélagie était infirmière au camp de NYANZA quand le génocide a commencé. Elle décide de ne pas faire de déclaration spontanée.
Interrogée par le président, elle confirme les déclarations de madame TESIRE sur la vie au sein du camp, sur le surnom de l’accusé et sur ses attributions. Elle mentionne une cérémonie au début de chaque journée, au cours de laquelle, l’adjudant-chef HATEGEKIMANA donnait ses affectations à chacun et à chacune. Tout comme la témoin précédente, elle a vu les militaires de l’ESO[3] arriver le jour où les massacres ont commencé.
Elle a également vu HATEGEKIMANA emmener le bourgmestre NYAGASAZA en dehors du camp. Quand le président LAVERGNE lui demande si elle connaissait les opinions de l’accusé à propos des tutsi avant le génocide, elle répond qu’il utilisait souvent la même expression pour parler de « ces chiens de Tutsi ».
Pour elle, Philippe HATEGEKIMANA a été muté au mois de mai. Elle a entendu parler des massacres de NYABUBARE, de NYAMURE et de l’ISAR SONGA[2] par les gendarmes eux-mêmes.
On apprend également que les gendarmes de NYANZA avaient pour habitude de piller et d’extorquer les biens des Tutsi tués et notamment leurs voitures et que BIGUMA était perçu comme riche, même avant le génocide. On apprend aussi que les gendarmes et les miliciens avaient pour habitude de chanter avant les massacres pour se donner du courage. Madame UWIZEYIMANA a quitté NYANZA vers fin juin avec le reste du camp.
Le témoin termine son audition en remerciant la cour pour la poursuite des génocidaires. Elle se dit « impressionnée et honorée » d’avoir été appelée à témoigner.

Audition de madame Odoratta MUKARUSHEMA, épouse du chauffeur de Philippe MANIER, citée par ministère public à la demande du CPCR.
Avant que monsieur le président ne lui donne la parole, ce dernier lui demande de se retourner et de dire si elle reconnaît l’accusé. Elle répond par l’affirmative. Monsieur MANIER répond que lui aussi connaît le témoin.
Madame Odoratta MUKARUSHEMA, dans sa déclaration spontanée, commence par dire que les événements se sont passés il y a longtemps et qu’elle peut avoir oublié des choses. En 1994, elle habitait à RWESERO, près du camp de gendarmerie. Comme elle avait accouché récemment, elle était chez elle, à la maison. Elle avait été elle-même gendarme à KACYIRU et dans l’école de gendarmerie. Son mari travaillait là comme chauffeur. Pendant le génocide, il a conduit Philippe MANIER. Son mari a été arrêté en 1995 puis remis en liberté par le procureur général GAHIMA. Il serait mort peu de temps après sa sortie après avoir été reconnu innocent.
Tout ce qu’elle sait du comportement hé le monsieur BIGUMA pendant le génocide, elle le tient de son mari qui le conduisait sur le lieu des massacres. Lors de l’arrestation du bourgmestre NYAGASAZA, c’est son mari qui conduisait le véhicule dans lequel d’autres Tutsi se tenaient. Après être passés par le camp de gendarmerie, le véhicule serait revenu sur le secteur de MUSHIRARUNGU, près de chez le témoin. C’est tout près que le bourgmestre de NYAZO aurait été assassiné.
Sur questions de la défense, la témoin est amenée à dire que les « tueries » ont commencé le 22 avril à NYANZA et qu’elle a fui à GIKONGORO le 26 mai 1994. Elle a témoigné dans le procès qui concernait le directeur du Collège du Christ-Roi et devant plusieurs Gacaca[4]. Son mari, Hutu, travaillait depuis longtemps à la gendarmerie. Elle est amenée à redire qu’aucune charge n’a pesé sur son mari jusqu’à sa libération.
Invité à réagir aux déclarations du témoin, monsieur MANIER déclare qu’il donnera ses réactions à ses conseils. Il ne souhaite pas poser de questions.

Audition de monsieur Didace KAYIGEMERA, ancien gendarme tutsi de la brigade de NYANZA, cité à la demande du ministère public.
Invité à se retourner pour savoir s’il reconnaît l’accusé, monsieur KAYIGEMERA répond par l’affirmative. Monsieur HATEGEKIMANA, quant à lui, déclare ne pas reconnaître le témoin.
Après être resté dans le MUTARA jusqu’en 1993, il a été blessé au genou et est resté trois mois à l’hôpital. Il a été ensuite nommé au camp de KAKYIRU, à KIGALI, jusqu’en 1993, avant de rejoindre NYANZA
Ce témoignage ne permettra pas d’en savoir beaucoup plus sur le comportement de l’accusé pendant le génocide. Concernant la personnalité de l’accusé, le témoin rapporte que l’accusé a changé d’attitude à partir d’avril 1994. Ce dernier parlait des « Tutsi ennemis ».
Monsieur KAYIGEMERA précise que c’est le colonel MUVUNYI qui est venu de l’ESO[3] à la tête de ses hommes: les massacres ont alors commencé. Lorsque les militaires sont repartis, les massacres ont continué. Il témoigne avoir vu monsieur NYAGASAZA, le bourgmestre de NTYAZO, dans la voiture de l’accusé avant que Philippe HATEGEKIMANA ne reparte.

A noter que depuis le début du procès trois jurés ont demandé à ne plus participer au procès, avec certificat médical à l’appui. Il ne reste que trois jurés remplaçants.
Rendez-vous est donné pour la reprise du procès le lundi 22 mai, à 9 heures du matin. Nous entendrons alors en visioconférence de KIGALI monsieur Callixte KANIMBA, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Sera ensuite entendu le colonel de gendarmerie Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI, naturalisé français sous le nom de MUNSI et présent devant la cour d’assises.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Théodore SINDIKUBWABO, président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide): discours prononcé le 19 avril à Butare et diffusé le 21 avril 1994 sur Radio Rwanda. (voir résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑]
2. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑][↑]
3. ESO : École des Sous-Officiers de BUTARE[↑][↑]
4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 22 mai 2023. J7
23/05/2023
• Audition de Callixte KANIMBA, colonel de gendarmerie à la retraite.
• Audition de Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI, MUNSI depuis sa naturalisation, ancien lieutenant colonel de gendarmerie.
• Audition d’Erasme NTAZINDA, maire de NYANZA,.
• Audition de l’abbé Hormisdas NSENGIMANA, cité à la demande de la défense.
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Audition de monsieur Callixte KANIMBA, colonel de gendarmerie à la retraite, en visioconférence de KIGALI.
Le témoin connaît Philippe HATEGEKIMANA, ils ont combattu ensemble à RUHENGERI. Il est à la retraite depuis 2014.
A la demande du président, monsieur KANIMBA décline les étapes de sa carrière. Il occupait un poste important à KACYIRU, comme commandant de quatre compagnies de gendarmes : celle de NYAMIRAMBO, de GIKONDO, de REMERA et de NYARUGENGE. La compagnie de l’aéroport de KANOMBE était sous le commandement du colonel Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI qui sera entendu dans la matinée.
Le témoin précise que certains officiers avaient une escorte. C’était le cas de Laurent RUTAYISIRE (NDR. Il a refusé de venir témoigner) qui aurait été inquiet pour sa sécurité).
Le témoin connaît le surnom BIGUMA de l’accusé, seul gendarme à porter ce pseudonyme. Ils sont restés trois ans ensemble à RUHENGERI.
Pendant toute son audition, le témoin va affirmer que Philippe HATEGEKIMANA est arrivé à KIGALI avec la compagnie de BUTARE le 19 avril sous le commandement de Cyriaque HABYARABATUMA. Ce que ce dernier, entendu le mardi 16 mai[1], a démenti. Augustin NDINDILYIMANA, entendu le même jour, parle de de la mi-mai[2].
Contrairement à ce qu’a prétendu l’accusé, Philippe HATEGEKIMANA ne s’est pas présenté à lui dès son arrivée. Il n’était pas sous ses ordres.
Le témoin dit avoir quitté KIGALI le 29 ou le 30 mai pour GIKONGORO. Il n’y a pas croisé BIGUMA. C’est d’après les médias qu’il aurait appris que l’accusé était venu en France.
Monsieur le président ne comprend pas très bien : « Il y a un mystère HATEGEKIMANA. Laurent RUTAYISIRE dit que l’accusé a été son chef d’escorte mi-mai 1994 ! »
Maître GUEDJ, pour la défense, conteste cette date.
Sur questions du président, le témoin évoque son départ de KIGALI : d’abord pour le CONGO (Kinshasa), puis le GABON. De là, il est rentré à KIGALI. Il n’a gardé aucun contact avec l’accusé.
La seule question que le témoin se pose en conclusion : « Qui a muté Philippe HATEGEKIMANA à KACYIRU ? C’est la question. »
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin dit qu’il connaît BIGUMA depuis 1993, étant originaire d’une commune voisine, celle de KARAMA. Il ne sait pas si l’accusé a quitté KIGALI avec Laurent RURAYISIRE, étant lui-même déjà parti de la capitale.
Sur question du président, Callixte KANIMBA n’a pas été poursuivi pour génocide. Il a rejoint le FPR en 1996. À BUKAVU, comme au GABON, il a rejoint les Frères Maristes. Il savait que les Tutsi étaient massacrés mais ne savait pas qui organisait les massacres ! Au camp de KACYIRU, il n’y avait pas d’Interahamwe[3]. Il ne sait pas non plus si des gendarmes ont été impliqués dans les massacres. Il ne sait pas non plus si des Tutsi ont été tués sur les barrières car à partir du 6 avril, il n’a pas quitté le camp KAKYIRU ! (NDR. Qui peut le croire ?) Sauf pour se rendre à une réunion le 7 avril à trois ou quatre Kilomètres du camp. Sur le trajet, aucune barrière ! Tout était calme, seuls quelques bruits de tirs. Des militaires ont participé aux massacres, mais pas les gendarmes, pas en sa présence en tout cas.
C’est par une dame qu’il a appris ce qui était arrivé à Antoine NTGUGURA (NDR. Sa fille s’est constitué partie civile.)
Lors de son départ de KIGALI, il n’a rencontré qu’une seule barrière, à GIKONGORO !
A son retour au Rwanda, il a été affecté à l’État major, comme commandant de 2010 à 2014. Il n’a jamais subi de pression en vue du procès, n’a jamais été inquiété.
Maître PHILIPPART se présente comme avocate de la fille d’Antoine NTAGUGURA, professeur à NYANZA, qui aurait été tué par des gendarmes.
Le témoin : « Je connais bien son papa. On parle de Philippe HATEGEKIMANA dans ce dossier. Mais je n’en sais pas plus. »
L’avocate générale, madame VIGUIER, a beau faire remarquer au témoin que BIGUMA n’est pas parti ce jour-là de NYANZA, ce dernier continue d’affirmer que les gendarmes de BUTARE ont rejoint KACYIRU le 19 avril. Il est affirmatif, même si l’accusé dit le contraire. Possible que BIGUMA soit venu après ? « Possible, mais… » De toutes façons, monsieur KANIMBA reconnaît ne pas savoir ce qui s’est passé à NYANZA.
La seconde avocate générale, madame AÏT HAMOU, refait dire au témoin que l’accusé ne s’est pas présenté à lui lors de son arrivée à KACYIRU. Il a « croisé » BIGUMA au camp de KACYIRU et confirme que ce dernier a bien été affecté à la défense du camp. L’avocate lit la déposition de Laurent RUTAYISIRE : BIGUMA a été détaché dans la seconde moitié de mai 1994.
Maître GUEDJ, pour la défense, questionne le témoin à son tour. Monsieur KANIMBA n’a pas été témoin d’actes criminels commis par l’accusé. Lui-même n’est jamais allé à NYANZA EN 1994. Si BIGUMA a été muté à KACYIRU, ce n’est pas pour être affecté à la protection de Laurent RUTAYISIRE. Il ne connaît pas la date de cette affectation.
Avocat : « Laurent RUTAYISIRE était-il inquiet pour sa sécurité ? »
Témoin : « Il ne s’entendait pas bien avec les officiers du Nord. Personnellement, je n’ai pas craint pour ma sécurité. » C’est la première fois qu’il est entendu qu’il est entendu dans le cadre du génocide.
Avocat : « Quelles fonctions avez-vous occupées après le génocide ? »
Témoin : « J’ai été commandant de regroupement à BUTARE, RUHENGERI et KIGALI. Puis officier au Bureau 1, commandant de bataillon puis de brigade. Il confirme qu’il a été promu par le FPR[4] et qu’il a participé à des missions à l’extérieur du pays.
« Personne n’est venu me parler avant mon audition » répond le témoin sur question de l’avocat de la défense.

Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI, MUNSI depuis sa naturalisation, ancien lieutenant colonel de gendarmerie, cité à la demande du ministère public.
Le témoin évoque rapidement sa situation en avril 1994. Il commandait la compagnie de l’aéroport de KANOMBE, puis a été désigné officier S3 du camp KACYIRU. Son supérieur direct était le gendarme NYIRIMANZI, la gendarmerie étant passée sous les ordres de l’armée. Selon des rumeurs, des officiers ont été mutés car ils n’étaient pas très « chauds » pour s’engager dans le génocide.
Callixte KANIMBA l’a remplacé en novembre 1993. Il n’a jamais eu BIGUMA sous ses ordres.
Le témoin connaît bien BIGUMA qui a travaillé au Bataillon commando de RUHENGERI. Il se souvient de lui comme d’un grand sportif. Il connaissait aussi son épouse qui était sous ses ordres quand il était sous-lieutenant, croit-il se souvenir. Depuis 1994, il n’a pas revu Philippe HATEGEKIMANA. Contrairement à ce que dit l’accusé, le témoin ne l’a jamais rencontré au camp KACYIRU. Il ne sait pas non plus si BIGUMA a été nommé à l’escorte de Laurent RUTAYISIRE. « Ce n’est pas logique qu’un adjudant-chef soit nommé chef d’escorte d’un officier, mais ça pouvait arriver » poursuit le témoin.
A-t-il entendu dire des choses sur l’implication des gendarmes à NYANZA ? Non, il n’est jamais allé à NYANZA.
Le témoin est amené ensuite à évoquer les troubles que le Rwanda a connus au moment du multipartisme. Allusion à la mise à la retraite de SERUBUGA[5] et de RWAGAFILITA[6] qui lui reproche son éviction.
Le président fait remarquer au témoin que malgré sa mauvaise entente avec RWAGAFILITA il aurait participé à ses obsèques. NZAPFAKUMUNSI rétorque que c’est dans la culture rwandaise d’accompagner un défunt à sa dernière demeure, même si ce n’était pas un ami.
Maître KARONGOZI fait remarquer au témoin qu’il n’y avait pas beaucoup d’adjudant – chef dans la gendarmerie. Être sportif était un plus.
A NYANZA, BIGUMA était responsable de l’octroi des permis de conduire ?
Le témoin : c’était une organisation interne. Lui-même l’a été. C’était un poste important à l’époque.
Le ministère public interroge le témoin sur sa fuite du Rwanda.
Le témoin : il a rejoint la France à partir du CAMEROUN. Il a utilisé les services des passeurs (NDR. Comme BIGUMA). Il a sollicité l’asile en utilisant son vrai nom, il n’a jamais menti sur son identité ni sur sa fonction au Rwanda. (NDR. Ce n’est pas ce qu’a prétendu l’accusé qui s’est dit obligé de ne pas évoquer son passé de militaire pour obtenir l’asile).
Le président cherche à savoir si les gendarmes possédaient des mortiers, voire un hélicoptère à NYANZA ;
Le témoin : pour NYANZA, qui était une unité indépendante, il ne sait pas. Mais la gendarmerie pouvait demander le soutien des militaires pour obtenir un hélicoptère.
C’est au tour de la défense de pouvoir interroger le témoin. Maître ALTIT fait savoir au président qu’il aura besoin d’une heure pour poser ses questions.
Après avoir demandé au témoin s’il préfère est entendu le soir-même ou s’il préfère revenir, monsieur le président décide de le convoquer à une date ultérieure qu’il lui fera connaître.

Audition de monsieur Erasme NTAZINDA, maire de NYANZA, en visioconférence de KIGALI, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Il s’est constitué partie civile au début du procès.
Le troisième témoin de la journée est Erasme NTAZINDA, l’actuel maire de NYANZA et rescapé du génocide des Tutsi. Dans sa déclaration spontanée, Erasme NTAZINDA raconte son parcours. Il est né à NYANZA. Plus tard, il est parti au nord du pays pour ses études à l’Université de NYAKINAMA. Au cours de ses études, il a observé les conséquences de la ségrégation et la mise en avant de l’ethnie, qu’il ressentait moins à NYANZA, notamment au sein de son organisation étudiante. Un exemple significatif :un candidat à la présidence de l’association des étudiants mentionnait sa nationalité hutu !
Quand Monsieur NTAZINDA a appris l’attentat contre le Président le 6 avril 1994 et le début des massacres partout dans le pays, il est vite rentré à NYANZA, où les massacres ont commencé plus tard. Au cours du génocide, le témoin a perdu sa sœur, son oncle, sa femme et leurs enfants lors du massacre de la colline de KARAMA.
Le témoin affirme la grande place qu’ont tenue les forces de l’ordre dans le génocide au Rwanda. Il a fallu que des militaires viennent « sensibiliser » au massacre pour que la population commence à participer au génocide. Dans cette région, il n’existait pas de ségrégation apparente avant avril 1994. Pour encourager la population à massacrer, il lui a notamment été dit que tuer un tutsi, cela permettait de récupérer ses biens après.
Le témoin se réfère à plusieurs reprise à un rapport, un rapport en kinyarwanda réalisé par des universitaires sous la direction de Déo BYANAFASHE ; Ce document, traduit en français, nous informe sur les massacres qui ont eu lieu dans la région et sur leurs conséquences.
Après sa déposition spontanée, le président LAVERGNE demande au témoin d’éclairer le jury sur l’histoire de la royauté et sur la place que le roi avait particulièrement à NYANZA. NYANZA est en effet le lieu de la dernière demeure du roi et de la reine tutsi. Cette présence permettait, selon Monsieur NTAZINDA, une certaine cohésion au sein de la population. C’est pour cette raison que pendant le génocide, les symboles de cette monarchie ont été pris pour cible. La reine, Rosalie GICANDA, sera une des premières victimes à BUTARE (NDR. Rentrée depuis peu de Belgique, elle subira une mort atroce et humiliante).
Le témoin est ensuite amené à s’exprimer sur les conséquences actuelles qu’il observe dans la ville de NYANZA en tant que maire. NYANZA était une ville refuge pour beaucoup de Tutsi, elle a ainsi connu beaucoup de pertes de vies humaines. Il parle d’un manque de cohésion, de grand nombre de situations de précarité et de traumatisme pour les habitants de la région. Plusieurs dispositifs ont été mis en place pour proposer des suivis psychologiques et matériels et pour entretenir le processus de mémoire du génocide. Il affirme que le pardon est prêt à être accordé pour ceux qui le demandent, mais ce pardon doit se faire sur la base d’une reconnaissance du passé.
Maître ALTIT, pour la défense attaque le témoin en rappelant au jury que Monsieur NTAZINDA a rejoint l’armée du FPR et qu’il s’est présenté en tant que maire sous l’étiquette du FPR.


Audition de l’abbé Hormisdas NSENGIMANA, cité à la demande de la défense, en visioconférence depuis l’Italie.
Le dernier témoin de la journée est l’abbé Hormisdas NSENGIMANA. Il est entendu en visio-conférence depuis l’Italie où il exerce actuellement son ministère. Il affirme très bien connaître l’accusé puisqu’ils sont originaires de villages voisins, et qu’ils se sont côtoyés à l’église et à l’école. Il dit connaître aussi Dafroza et Alain GAUTHIER, ce dernier ayant été son professeur de français à SAVE.
Le témoin, dans sa déclaration spontanée, raconte son parcours. Il était directeur du collège du Christ Roi à NYANZA avant et pendant le génocide. Quand le FPR[4] a pris la ville, il est parti à GIKONGORO, puis au CONGO et au CAMEROUN. C’est là qu’il a été arrêté afin d’être jugé par le TPIR[7] au sujet de nombreuses accusations dont la direction d’escadrons de la mort et d’autres groupes d’attaquants. À la suite de témoins défaillants, Monsieur NSENGIMANA a été acquitté et est parti se réfugier en Italie. Après avoir parlé de son parcours, le témoin clame l’innocence de Philippe HATEGEKIMANA au motif qu’il était une personne « très équilibrée » et qu’il n’opérait pas de différence de traitement entre Tutsi et Hutu.
Monsieur le Président LAVERGNE va ensuite questionner le témoin sur les faits commis à NYANZA pendant le génocide. C’est avec assurance que l’abbé NSENGIMANA va affirmer qu’il n’a rien vu, qu’il est resté chez lui pendant l’intégralité du génocide, à part pour faire ses courses au marché et pour voir l’évêque de BUTARE, monseigneur GAHAMANYI, afin de lui demander quel comportement il devait avoir ! L’évêque lui aurait dit de rester dans son collège. Il n’a, selon ses dires, pas croisé l’adjudant-chef HATEGEKIMANA entre le 6 avril et la fin mai 1994 et ne l’a donc pas vu participer au massacre, ni lui, ni personne d’autre. Il n’aurait pas entendu parler du massacre de l’ISAR SONGA[8] ou des autres tueries qui ont ravagé la région. Il n’a pas eu vent des meurtres des prêtres, de tutsi dans l’église de NYANZA, et n’a pas vu de corps lors de ses rares sorties. Il a vu quelques barrières mais ne sait pas qui les a érigées ou qui les contrôlait. Il dit qu’il ne sait pas pourquoi des gens ont tué, et qu’il faudrait plutôt leur demander à eux. Quand sont lus des extraits de son arrêt de jugement, le témoin clame ne pas avoir ce jugement sous les yeux et que rien n’empêche le président et les parties civiles de lui lire un faux extrait de jugement.
Il affirme tout de même être resté en contact avec l’accusé après le génocide et l’avoir revu en France il y a quelques années. Pour argumenter l’innocence de BIGUMA, il mentionne une anecdote selon laquelle l’accusé aurait aidé une famille de NYANZA à héberger une famille tutsi qui se cachait, en facilitant le transfert.
Les avocats des parties civiles qui remarquent qu’il n’a jusqu’alors jamais utilisé le mot génocide, mais utilise plutôt les mots « conflits », « guerre » « tensions », lui demandent s’il considère qu’il y a effectivement eu un génocide au Rwanda. Ce à quoi il répond que la question a été tranchée par les juges du TPIR, « on n’y revient pas ».
Avant de suspendre l’audience, monsieur le président porte à notre connaissance qu’il a demandé au général VARRET de se présenter devant la cour jeudi en fin d’après-midi. L’audience est suspendue à 16h45 et reprendra le lendemain à 9h par une audition en visioconférence.
Margaux GICQUEL, stagiaire
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.


1. Voir l’audition de Cyriaque HABYARABATUMA, détenu à la prison de MAGERAGERE.[↑]
2. Voir l’audition d’Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale rwandaise.[↑]
3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
4. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
5. Laurent SERUBUGA : ex-chef d’état-major adjoint des FAR(Forces Armées Rwandaise), réfugié en France dans la région de Cambrai et visé par une plainte pour génocide déposée le 6/10/2000 par la CRF, la FIDH et Survie avant même la création du CPCR qui s’est depuis également porté partie civile.
Lire également notre article du 7/2/2019 : Attentat contre HABYARIMANA: une note de la DGSE qui accuse BAGOSORA et SERUBUGA[↑]
6. Le colonel RWAGAFILITA était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
Voir le glossaire pour plus de détails et le témoignage de son neveu Manassé MUZATSINDA, ex-policier communal.[↑]
7. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
8. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
1.

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 24 mai 2023. J9
25/05/2023
Le compte-rendu des auditions du mardi 23 mai sera publié ultérieurement.
• Audition de Damascène BUKUBA, assaillant, barrière de RWESERO.
• Audition de Lameck NIZEYIMANA, 47 ans, assaillant, barrière de RWESERO.
• Audition d’Alfred HABIMANA, assaillant, barrière de Akazu k’amazi.
• Audition de Michel MBYARIYINGOMA, alias KACERI (Catcheur), assaillant sur la barrière de RUGARAMA.
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Audition de Damascène BUKUBA, 69 ans, assaillant, barrière de RWESERO, cité à la demande du ministère public, visioconférence
Le premier témoin de cette neuvième journée est Damascène BUKUBA. Il était un tailleur qui vivait à RWESERO au moment du génocide des Tutsi. Il est entendu en visio-conférence et dit connaître l’accusé. Au cours des questions du président LAVERGNE, le témoin affirme qu’il a tenu une barrière à RWESERO. Ce sont des conseillers de secteur qui avaient décidé de mettre en place les barrières et notamment les conseillers Gervais TWAGIRIMANA et RUDAHUNGA. Il dit qu’il a vu BIGUMA venir souvent à la barrière pour s’entretenir avec les conseillers de secteur. Il n’a jamais participé aux réunions « d’ incitation », mais il avait reçu pour ordre d’aller à la barrière.
Quand le président demande au témoin pourquoi les barrières ont été érigées, il répond que c’était pour assurer la sécurité de la population, ce qui voulait dire arrêter et tuer les Tutsi. La barrière qu’il a tenue était installée à côté de la maison de Jean-Pierre NGIRINSHUTI, un Tutsi. Concernant l’accusé, Damascène confirme qu’il était souvent venu se déplacer en moto, et qu’il était connu comme n’étant « pas une bonne personne ».


Audition de Lameck NIZEYIMANA, 47 ans, assaillant, barrière de RWESERO, cité à la demande du ministère public, visioconférence.
(Son état de santé ne lui permet pas de se déplacer, raison pour laquelle il sera entendu en visioconférence depuis Kigali).
Le second témoin de la journée est Lameck NIZEYIMANA, qui est également entendu en visio-conférence depuis KIGALI. Il est actuellement maçon et agriculteur, mais en 1994, il avait 18 ans et était élève de secondaire. Il vient de RUKARI, une petite commune près de NYANZA. Lors de sa déclaration spontanée, il commence par dire qu’il vient témoigner à charge de Philippe HATEGEKIMANA concernant son rôle pendant le génocide des Tutsi. Monsieur NIZEYIMANA faisait partie d’un groupe de tueurs qui opérait à la barrière de RUKARI et qui était dirigé par le secrétaire de la sous-préfecture de NYABISINDU, Jean Damascène MUGENZI.
Il raconte qu’après l’attentat du président HABYARIMANA, les Tutsi ont commencé à se cacher, et des groupes de Hutu composés de nordistes, ont commencé les massacres. Quand le président mentionne la CDR[1] et le Hutu Power[2] au témoin, il dit que plusieurs membres de ces groupes étaient à la tête d’établissements industriels, médicaux, judiciaires et scolaires à NYANZA. Ils organisaient des meetings politiques au stade de NYANZA avant le début du génocide. Le 22 avril 1994, le capitaine BIRIKUNZIRA et l’adjudant-chef HATEGEKIMANA ont commencé à inciter la population à tuer les Tutsi en montrant un exemple de « comment on tue ». Le 23 avril, Monsieur NIZEYIMANA a reçu l’ordre de se poster à la barrière de RUKARI. A la barrière, lui et les autres Hutu présents étaient armés de bâtons, de machettes et de gourdins.
Le témoin raconte les différentes anecdotes qui impliquent l’accusé. Un jour, Le capitaine BIRIKUNZIRA et BIGUMA sont arrivés dans une voiture, avec à l’arrière, des gendarmes. Ils leur ont donné l’ordre de tuer les Tutsi, de manger leurs vaches et de détruire leurs maisons. Le témoin raconte ensuite, qu’un jour un peu plus tard, puisqu’il n’avait pas de carte d’identité, il est allé demander une attestation à Gervais TWAGIRIMANA, à une autre barrière, pour prouver qu’il était Hutu[3]. Arrivé au niveau de la barrière, il a vu l’accusé et d’autres gendarmes dire aux gens de tuer les Tutsi réunis à la barrière dans le champ d’avocatiers qui se situait un peu plus loin.
Monsieur NIZEYIMANA se lance alors dans un récit marquant, celui d’un massacre dans une église pentecôtiste ADEPR[4]. Le capitaine BIRIKUNZIRA et des gendarmes ont demandé à quelqu’un de venir récupérer de l’essence pour brûler les maisons des Tutsi et ils ont demandé d’amener un sifflet pour avertir les gendarmes quand ils auraient besoin de renfort. Avec cette essence, le groupe de civils dont le témoin faisait partie a brûlé l’église qui contenait plusieurs Tutsi réfugiés. Voyant que les Tutsi n’étaient pas morts dans l’incendie, le groupe les a fait sortir et a utilisé le sifflet comme BIRIKUNZIRA et BIGUMA leur avaient indiqué. Alors, des gendarmes qui étaient en train de commettre des massacres au stade de NYANZA et à la forêt de KABARE sont arrivés et ont tué le groupe d’une quinzaine de Tutsi avec des armes à feu. L’église a ensuite été pillée et les cadavres, enterrés.
Quand le président lui demande ce qui s’était passé au stade de NYANZA et à la forêt de KABARE, le témoin raconte qu’il a vu un groupe de gendarmes et de civils tuer des Tutsi. Avant de les tuer, ils dépouillaient les Tutsi riches, et violaient les femmes.
Pour finir, le témoin répond à la question du président concernant la fin des barrières en disant qu’elles sont restées en place jusqu’à la prise de la ville le 30 mai 1994 par le FPR[5].
Monsieur NIZEYIMANA a été condamné à une peine de 15 ans de prison. Il avait plaidé coupable et demandé pardon. Les questions des parties civiles, du ministère public et de la défense sont reportées à plus tard au vu de l’heure et des témoins à venir qui se sont déplacés pour être entendus par la cour.


Audition de monsieur Alfred HABIMANA, assaillant, barrière de Akazu k’amazi, cité à la demande du ministère public.
Le témoin a été condamné à 14 ans de prison, dont 5 effectués en TIG[6]. Il a été libéré en 2015. Il signale avoir été blessé à KIBEHO lors du démantèlement du camp de réfugiés. D’où des troubles de mémoire depuis. Il a tenu la barrière de RUGANO, tout près du bureau communal de RWESERO.
Ce sont les gendarmes, dont BIGUMA, qui leur ont dit d’ériger les barrières. Ce sont eux qui les ont réquisitionnés alors qu’ils prenaient un verre dans un bar.
Le même jour, le témoin avoue avoir tué une femme qu’ils étaient allés débusquer chez elle: EPIPHANIE, c’est son nom, était juge et a été conduite à la barrière puis exécutée. Ils ont également pillé la maison, comme on le leur demandait. Monsieur HABIMANA dit avoir demandé pardon pour ce crime.
Le témoin se méfie. Il ne veut pas que ce qu’il dit se retourne contre lui. Monsieur le président le rassure: ce n’est pas son procès.
Maison de Boniface sur la barrière Akazu k’amazi.
Le témoin dit avoir vu les cadavres des gens qui avaient été enfermés dans la maison de BONIFACE, sur la barrière Akazu k’amazi. S’ils sont allés chercher EPIPHANIE, c’est parce que les gendarmes leur reprochait de rester sans rien faire.
Monsieur HABIMANA dit ne pas connaître l’accusé mais les gens disaient « voilà BIGUMA ». Il ne connaît pas son grade mais il était toujours accompagné de gendarmes.
« On nous demandait d’aller travailler et si on refusait, on nous tuait. » C’est ce qui est arrivé à son frère NZANMURAMBANO. Beaucoup de membres de sa famille sont morts en exil mais, ajoute-t-il, « on ne peut pas en parler. Les rescapés peuvent parler mais pas nous. »
À la question de savoir s’il parle de BIGUMA, il précise que c’est au nom de la vérité et pas parce qu’il y serait obligé. Et d’ajouter: « Si les gendarmes ne nous avaient pas incités à tuer, rien ne serait arrivé. »
Quelques questions des parties permettront d’éclaircir un point ou l’autre. C’est maître GUEDJ qui aura le mot de la fin, pas du tout convaincu par la sincérité du témoin: « En fait, vous n’avez jamais vu BIGUMA. Vous ne l’avez pas reconnu sur la planche photographique que vous ont présentée les enquêteurs et pourtant, aujourd’hui, vous dites, en le regardant, que son visage vous dit quelque chose! »


Audition de monsieur Michel MBYARIYINGOMA, alias KACERI (Catcheur) assaillant sur la barrière de RUGARAMA, cité à la demande du ministère public.
Le témoin rapporte qu’après l’attentat contre le président HABYARIMANA, il y a eu des changements dans la population. Le conseiller Gervais TWAGIRIMANA a convoqué une réunion au cours de laquelle il avait été décidé d’ériger des barrières. Dans le but « de débusquer les Tutsi, de la traquer partout, de manger leurs vaches et de piller leurs maisons. » Cette réunion s’était tenue dans « le bois des gendarmes », tout près de leur camp, en contrebas du bureau communal. La population était présente. Beaucoup d’autorités étaient présentes, dont le commandant de la gendarmerie et ses hommes, le conseiller Gervais, le directeur de la laiterie, celui de la forge. Parmi les gendarmes, le témoin a reconnu César. Lors de son audition par les gendarmes français, il avait dit qu’il avait vu aussi BIGUMA!
Après la réunion, selon les dires du témoin, les gendarmes sont allés débusquer les Tutsi pour les ramener aux barrières. Lui-même se tenait à la barrière Akazu k’amazi. Il dit être allé ensuite chercher une certaine VENANTIE, sans oublier de prendre ses vaches qu’ils ont abattues et mangées sur la barrière. Sans donner plus d’explications, il dit que cette femme aurait eu la vie sauve et qu’elle serait encore vivante aujourd’hui.
Le témoin évoque ensuite l’épisode de la mort des Tutsi enfermés dans la maison de Boniface. Il était là lors de leur exécution le lendemain. Parmi les victimes, une trentaine de personnes, en majorité des vieillards. Par contre, il n’y a pas eu de femmes violées. Les massacres ont duré jusqu’à l’arrivée du FPR[5].
Interrogé sur BIGUMA, sa taille, sa corpulence, etc. il se contredit, et finir par avouer, à la suite de monsieur le président, qu’il n’est sûr de rien sur BIGUMA.
Encore un témoin qui n’aura pas permis de faire vraiment la lumière sur ce qui s’est passé sur cette barrière. On se demande parfois pourquoi tel ou tel témoin a été cité à comparaître.

Pour clôturer la journée, monsieur le président propose que soit diffusé le documentaire « Tuez-les tous ».

Quatre témoins devraient être entendus demain: Albert KABERA, assaillant de la barrière Akazu k’amazi, Sabine UWASE, Emmanuel KAMUGUNGA et Emmanuel RUBAGUMYA.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.

1. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
2. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemertnts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.[↑]
3. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
4. ADEPR : Association des Églises de Pentecôte au Rwanda[↑]
5. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
6. TIG : travail d’intérêt général[↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER. Jeudi 25 mai 2023. J10
26/05/2023
• Audition d’Albert KABERA, assaillant, barrière de l’Akazu K’amazi.
• Audition de Sabine UWASE, constituée partie civile à l’audience.
• Audition d’Emmanuel KAMUGUNGA, constitué partie civile à l’audience.
• Audition d’Emmanuel RUBAGUMYA.
• Audition du général Jean VARRET.
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Audition de monsieur Albert KABERA, 68 ans, assaillant, cité à la demande du ministère public, barrière de l’Akazu K’amazi, de BUGABA , en visioconférence de Kigali.
Emplacement de la barrière Akazu k’amazi
PRESENTATION DU TEMOIN
Agriculteur, NYANZA, cellule de RWESERO, dans le village, connaît P. HATEGEKIMANA: « Il m’a utilisé pendant le génocide ».
*Prête serment*
DECLARATION SPONTANNEE
KABERA : Je voudrais parler des circonstances dans lesquelles BIGUMA a tué Jean SIBUGOMWA, sa femme et ses deux enfants. BIGUMA est allé tuer des Tutsi qui s’étaient réfugiés sur la colline de NYAMIYAGA, puis il a fait charger des cadavres dans un camion et il les a amenés vers la rivière MWOGO.
Le 24, BIGUMA est allé tuer des gens sur une colline. Il était à bord d’un véhicule de la gendarmerie. Les Tutsi étaient confrontés aux Interahamwe[1] : BIGUMA est arrivé parce que les Tutsi avaient réussi à repousser les miliciens.
QUESTIONS DES JUGES
Sur questions du président, le témoin précise qu’en avril 1994, il était agriculteur à RWESERO et dit avoir arrêté ses activités. On leur a demandé d’aller tenir des barrières.
« Je connaissais BIGUMA poursuit-il, parce qu’il venait voir ESDRAS dont l’épouse était la sœur de la femme de BIGUMA. Je me suis entretenu avec BIGUMA à une barrière, il est venu nous donner un fusil et il a tiré en air pour qu’on puisse entendre le bruit d’un fusil. Avant, je ne lui avais pas parlé mais je le voyais.
Il était de teint clair. Il était gros et de petite taille. Je connaissais aussi le commandant BIRIKUNZIRA. Ce dernier était un peu plus grand que BIGUMA. L’accusé était adjoint principal.
Il avait des étoiles sur son épaule. BIRIKUNZIRA aussi. Ce dernier avait trois étoiles, BIGUMA une seule. »
Toujours sur questions du président, il se souvient des barrières et tente de les situer en les nommant, aussi bien celles de son quartier que celles dans la ville de NYANZA. Les gendarmes étaient affectés sur la barrière qu’il fréquentait, à KABERA. Mais le témoin était plus précisément sur la barrière Akazu k’amazi. Des Burundais et des élèves du Christ-Roi venaient aussi.
« Vous avez entendu parler du meurtre de NZEHIMANA ? » demande le président.
« Oui, il fuyait dans le champ d’avocatier, on l’a suivi et il a été tué par BIGUMA. »
La barrière était en contre-haut du domicile de GERVAIS et en contrebas de la gendarmerie. Et il y avait un champ d’avocatiers.
PRESIDENT : Vous avez poursuivi ce jeune homme ?
KABERA : Non, je n’ai pas poursuivi ce jeune homme, mais BIGUMA a tiré sur lui, il s’était réfugié chez son grand-père et on a entendu le coup de feu. Je l’ai vu parce qu’on m’a demandé de déplacer la barrière et de la mettre un peu plus loin parce que des réfugiés partaient, et on devait protéger nos domiciles. On nous demandait de déplacer la barrière vers BUGABA. Sur la barrière sont restés César et HAVUGIMANA. Nous, nous sommes allés à la barrière de BUGABA.
PRESIDENT : Qu’est-ce qui s’est passé à cette barrière ?
KABERA : Personne n’est mort à cette barrière, c’était juste pour assurer la sécurité parce que nos femmes avaient peur que des réfugiés les tuent. Je dirigeais cette barrière la journée.
PRESIDENT : Vous avez été à la barrière d’Akazu k’amazi ?
KABERA : Je travaillais à là- bas avant et puis après à BUGABA.
C’est le capitaine de la gendarmerie et BIGUMA qui avaient fait ériger la barrière. Il y a eu une réunion secrète pour préparer le génocide. Chez le capitaine Pascal. BARAHIRA Il y avait des dirigeants d’établissements publics, moi je transportais des planches de bois chez maman Augustine Je voyais toutes ces personnes et après j’ai eu des informations, ils ont commencé à ériger des barrières. La première personne a été tuée par BIGUMA.
Le témoin continue à expliquer comment les barrières étaient organisées et qui en étaient les responsables. Les jeunes avaient des grenades remises par BIRIKUNZIRA, les gendarmes des fusils. L’ordre était de tuer les Tutsi. Il fallait contrôler les identités et aller dans les ménages pour faire sortir les Tutsi. Ceux qui les ont amenés ce sont des gens qui travaillaient à la barrière d’Akazu K’amazi, ils les ont mis dans la maison de Boniface. Il y avait 28 Tutsi enfermés dans cette maison. Sur ordre des responsables de la gendarmerie, ils devaient être tués. Lui-même reconnaît avoir joué un rôle dans ces tueries. Les corps ont été enterrés le lendemain. Ordre avait aussi été donné de manger les vaches et d’incendier la maison.
Les victimes étaient des gens de tout âge, du vieillard à l’enfant.
PRESIDENT : Vous avez parlé d’attaque sur la colline de NYAMYAGA ?
KABERA : Oui. L’attaque était venue de NYARUSANGE. Les réfugiés se sont défendus et la gendarmerie est arrivée avec BIGUMA qui avait une arme de haut calibre. Il y avait un militaire qui avait aussi un fusil, il a essayé de défendre ceux qui étaient avec lui mais quand il a constaté que l’autre arme était plus puissante. Il a dit qu’il fallait se protéger. C’est là que BIGUMA a commencé à utiliser le mortier. Je suis témoin oculaire.
Toujours sur questions du président, le témoin va raconter l’attaque de cette colline. BIGUMA y a installé une arme lourde. A la fin de cette attaque, les corps ont été transportés jusqu’à la rivière MWOGO.
Interrogé sur les armes utilisées, le témoin n’y connaît pas grand-chose. Il finira par reconnaître qu’un mortier a été utilisé, placé à environ 300 mètres de la colline.
PRESIDENT : Vous avez participé à d’autres attaques ?
KABERA : J’ai entendu dire que BIGUMA avait été dans les attaques de NYAMURE. Je ne l’ai pas vu mais j’ai entendu les gens le dire.
PRESIDENT : Vous voulez ajouter quelque chose ?
KABERA : Il faut qu’il soit poursuivi et jugé comme nous autres.
QUESTIONS DES PARTIES CIVILES
Des avocats des parties civiles vont interroger le témoin pour savoir s’il connaît le nom de victimes dont les familles sont parties civiles, en particulier madame Immaculée KAYITESI, la présidente de l’association des veuves du génocide, AVEGA, dont le mari, Narcisse MAKUZA a été tué par BIGUMA.
Il se peut que le témoin, d’ailleurs, ait confondu la colline de NYAMYAGA avec celle de NYABUBARE, qui pourrait être la même, avec un nom différent. Quant à NYAMURE, c’est une autre colline dont on parlera plus tard.
Maître PHILIPPART : Vous avez confirmé certains noms de Tutsi tués à la barrière près de chez Boniface, vous connaissez d’autres noms ? Le témoin ne se souvient plus mais d’autres personnes pourraient donner des noms.
QUESTIONS DU MINISTERE PUBLIC
MP : Vous avez été entendu le 22 novembre 2016, vous avez dit que plusieurs personnes avaient été tuées, vous êtes allé voir, vous avez dit que Gervais était passé de famille en famille et que quand il est arrivé chez vous, il vous a dit que l’ennemi avait envahi le pays et que cet ennemi était le Tutsi. Vous avez évoqué aussi que quand vous buviez de la bière de banane, vous aviez croisé une voiture qui ressemblait à une ambulance avec dedans des gendarmes, ce véhicule s’est arrêté et BIGUMA a dit qu’il fallait qu’on aille aux barrières pour empêcher l’infiltration de l’ennemi, il nous a demandé de prendre des armes blanches, lances machettes, et de nous rendre à la barrière. Vous confirmez ?
KABERA : Je confirme.
MP : Vous preniez de la bière de banane avec les autres, vous étiez combien ?
KABERA : Nous étions 3 personnes quand il est arrivé.
MP : Vous avez dit que BIGUMA n’avait pas de véhicule mais qu’il circulait toujours avec ceux de la gendarmerie, parfois c’était un véhicule blanc, parfois un véhicule rouge et parfois une jeep militaire, vous confirmez ?
KABERA : Oui
MP : Vous avez dit que Lameck NIZEYIMANA était à cette barrière, comment vous l’avez su?
KABERA : Je l’ai su quand les Français sont venus.
MP : Est-ce que vous étiez un milicien ?
KABERA : Non, j’étais un simple paysan mais c’est moi qui apprenait les chants à la jeunesse du MDR[2].
MP : Il est dit dans votre audition que vous aviez sensibilisé la population, qu’est-ce que vous avez fait et pourquoi ?
KABERA : Nous avions reçu un enseignement par des magistrats en prison, nous avons enseigné aux gens de la prison à plaider coupable et après nous sommes allés le faire à l’extérieur de la prison pour que les problèmes soient réglés afin que les Rwandais vivent ensemble.
MP : Vous receviez des récompenses quand vous aviez bien travaillé ?
KABERA : Non, mais les gens allaient dans les maisons après pour les piller.
MP : Concernant BIGUMA, vous l’avez entendu tenir des propos anti-Tutsi avant le génocide ?
KABERA : C’était dans leur attitude depuis longtemps, dans sa commune d’origine on détestait les Tutsi.
La défense, par maître DUCE, posera un nombre important de questions qui ne permettront pas spécialement d’avancer dans la connaissance des faits reprochés à son client. Un certain nombre de ces questions sont redondantes et correspondent à des choses qui ont déjà été dites précédemment. Monsieur le président ne manquera pas de le lui rappeler.

Audition de madame Sabine UWASE qui souhaite se constituer partie civile à l’audience.
J’avais 16 ans au moment du génocide. Et je ne voyais aucune différence entre les Hutu et les Tutsi. C’est en 1990, quand on a arrêté mon père, que je me suis dit qu’ il y avait quand même un problème. Un soir après l’école, mon père a été arrêté, on a demandé à maman pourquoi il ne rentrait pas. On a dit à ma mère que mon père faisait partie du groupe des « complices », les « Ibyitso »[3].
En tant qu’enfants on n’a pas compris. Nous ne pouvions pas aller lui rendre visite, ils avaient interdit à ma mère d’aller le voir aussi. Après 2 mois, lorsque je suis rentré à la maison, il y avait un monsieur, il avait rasé ses cheveux, il avait un uniforme kaki. Le soir on a demandé à notre père : « Qu’est-ce que tu as fait ? ». Il a essayé de nous expliquer pourquoi il a été emprisonné. Je me suis dit il y avait quelque chose qui n’allait pas. Après, on lui dit de ne pas se déplacer dans la ville de NYANZA. Un week-end, il est parti, sans annoncer qu’il partait. Je ne sais pas comment la gendarmerie a su que mon père avait circulé. Les gendarmes sont venus à la maison et ils ont dit : « On t’avait dit de ne pas partir. » Et il est reparti en prison.
Après, ils ont tué le président. Dans la ville de NYANZA, les gens vivaient quand même en harmonie, on avait des amis hutu, ils venaient à la maison, on vivait en harmonie. Après le 7 avril, on a commencé à avoir peur. On se demandait ce qui allait se passer. Dans les deux premières semaines qui ont suivi, on nous a dit de ne pas dormir à la maison. C’était dangereux de dormir à la maison la nuit parce qu’ils pouvaient venir nous chercher. On allait dormir autre part. On a fait deux semaines où on ne dormait pas à la maison. On a su que les gendarmes sont venus de KIGALI, toute la population a dit : « On va vous tuer. »
Le soir du 21, nous n’avons pas passé la nuit chez nous. Nous sommes retournés chez la vieille dame dont j’ai parlé chez qui on dormait à l’extérieur de sa maison. On avait l’habitude de faire des allers-retours. Mon père nous a dit que les informations qui avaient circulé la veille étaient graves. Il nous a dit que c’était mieux de se séparer et de ne pas rester ensemble. J’étais très fatiguée. On venait de passer deux semaines dans des conditions difficiles. Mon grand-père et ma grand-mère vivaient dans la périphérie de NYANZA. J’ai dit à mon petit-frère que j’allais chez ma grand-mère. C’est comme ça que je me suis séparée du reste des membres de ma famille.
Les grand-parents de Sabine UWASE : Aloys GAKUMBA et Costasie NYIRUMURINGA
Je suis restée chez elle deux jours. Mon grand-père avait 70 ans et ma grand-mère 68. Vers 2h du matin, j’ai entendu quelqu’un qui a toqué à la porte. Je suis allée ouvrir et c’était mon petit-frère qui venait aussi. Il a dit qu’on le suivait. Le matin, des Interahamwe[1] sont venus : ils étaient nombreux, ils avaient différentes armes dont des machettes, des gourdins cloutés, et ils étaient habillés de feuilles de bananiers et de grands chapeaux. Quand ils sont arrivés ils disaient : « C’est fini pour les Tutsi, le sort est déjà jeté. »
Mon grand-père était assistant médical mais il avait des problèmes d’asthme. Quand il les a vus il a eu une crise d’asthme et il a commencé à mal respirer. Ils nous ont dit de tous sortir. Il y avait des voisins tutsi aussi, on leur a demandé à tous de sortir. Nous étions cinq enfants, mon petit-frère, mes cousines. Dans la famille voisine il y avait deux enfants et l’autre famille voisine trois. Ils nous ont dit de monter. Ils nous ont conduit vers NYANZA. Après avoir fait une dizaine de mètres, ils ont dit à grand-père de rentrer chez lui parce qu’il respirait mal. Quand nous sommes arrivés sur la route qui monte vers NYANZA, il y avait deux barrières sur la route. Quand nous sommes arrivés à ces barrières, nous avons trouvé des Interahamwe qui avaient les mêmes habits que ceux qui conduisaient. Il y avait un jeune homme qui avait l’habitude de s’occuper des vaches chez mon grand-père. Il m’a dit qu’il allait essayer de cacher mon petit-frère. Il a donné un gourdin à mon petit-frère. J’ai donné mon accord. C’est dans ces circonstances que je me suis séparée de mon frère. Les Interahamwe nous ont emmenés jusqu’à la brigade de NYANZA.
Arrivés sur place, ils ont ouvert les cachots qui étaient déjà remplis, il y avait beaucoup de gendarmes à la brigade de NYANZA. Ils ont demandé d’où on venait. Ils ont dit aux Interahamwe de nous conduire avec les gens qui étaient au cachot. Arrivés dans le cachot, je ne sais pas d’où venaient les gens mais ils venaient de différentes localités de NYANZA. Deux jours après, ils ont dit aux cinquante personnes de sortir. Les gens qui sortaient, ils les ont emmenés pour aller les tuer au stade de NYANZA. C’était moi la plus âgée parmi les enfants qui étaient là. On venait de passer trois jours sans boire ni manger. Les gendarmes n’avaient pas pitié de nous. Ils voyaient qu’on avait faim et soif mais ils disaient qu’ls seraient impitoyables.
Stade de Nyanza
Au début, nous avons eu peur, j’ai dit aux enfants qui étaient avec moi d’aller à l’arrière du cachot pour pas qu’on soit tués. Les enfants plus jeunes s’adressaient aux gendarmes en disant : « Ayez pitié de nous ». On allait à l’arrière du cachot, les enfants disaient qu’ils avaient faim et soif. Les gendarmes ont refusé de donner de l’eau à ces jeunes enfants. J’ai dit à notre groupe : « On va prier avant de mourir. » Après ils sont retournés à l’arrière du cachot. Un gendarme est entré dans le cachot, il m’a piétiné, je l’ai regardé en face. J’ai demandé s’il pouvait nous donner de l’eau. Il a dit : « Comment t’appelles-tu ? ». Je lui ai répondu. Il est sorti, puis il a envoyé un autre gendarme qui a dit « Sabine, tu peux sortir », je suis sortie.
Ce gendarme m’a dit de le suivre. Je l’ai suivi et il m’a fait passer à travers une fenêtre pour aller dans une autre pièce. Il m’a dit que je devais rester jusqu’au moment où il me dirait de sortir. Après j’ai entendu des coups, les gendarmes criaient et disaient que le commandant avait dit de faire sortir tout le monde du cachot. Ils ont pris tout le monde, et ils sont allés les tuer au stade de NYANZA. Quand nous avons vu les gendarmes nous avons vu qu’ils venaient de sortir. Moi je me disais que les gendarmes de NYANZA étaient là pour assurer la sécurité de la population. Ils disaient qu’il fallait regarder dans toutes les pièces.
Le gendarme est revenu en fin de journée vers 19 heures. Il m’a demandé s’ils ne m’avaient pas vue et j’ai dit non. Il m’a dit qu’on avait tué tout le monde. Il m’a demandé d’où je venais Je lui ai donné le nom de mon père. Il a dit : « Je n’ai pas le choix, je ne peux pas te dénoncer sinon ça aurait des conséquences sur moi. » Vers 4 heures du matin, il est revenu. Il m’avait apporté un casque et une tenue militaire. Il m’a dit de sortir, je lui ai demandé où il m’emmenait. Il a dit qu’il me conduisait en dehors du camp.
Nous avons passé la barrière après la gendarmerie, il m’a emmené dans une maison, près de la gendarmerie où vivaient des femmes de gendarmes et de militaires. Il m’a amené dans une maison où il y avait une femme. Sa femme m’a dit qu’on avait retrouvé mon père et qu’on l’avait amené au stade et qu’on lui avait tiré dessus au stade de NYANZA.
J’ai vécu chez elle, elle m’a caché dans une petite pièce. C’était des femmes de militaires originaires du Nord. Quand le soir arrivait, venaient de nombreux gendarmes boire à cet endroit. Dans les discussions qu’ils avaient, ils se réjouissaient des Tutsi qu’ils avaient tués dans la région de NYANZA. A NYANZA, vivaient beaucoup de Tutsi qui avaient une bonne situation. Ils disaient que leurs femmes et filles avaient été violées, que leurs biens avaient été pillés, ce sont les Interahamwe qui prenaient leurs biens. Je suis restée à cet endroit environ deux semaines. J’ai demandé si le gendarme pouvait savoir que j’étais ici. Il est venu à NYANZA. Il m’a emmené à BUGARAMA, il a demandé à une personne qui était là s’il pouvait me garder. Je suis restée une semaine à BUGARAMA. Il y avait beaucoup de combats, KIGALI était en train de tomber, les gens fuyaient. J’ai fui avec cette famille-là. J’ai senti que personne ne me reconnaissait bien, que j’étais dans une foule d’Interahamwe. Une fois, quand j’étais avec les enfants de ces personnes, nous sommes allés chercher de l’eau, il y avait des gens de NYANZA. Un des enfants de NYANZA qui avait son père dans ma classe est allé dire aux autres Interahamwe qu’ils avaient vu l’enfant de mon père. Il a dit : « J’ai vu l’enfant d’un serpent, je ne comprends pas comment il nous a échappé.
Ils sont tous venus me chercher, ils m’ont amenée près d’une fosse. J’ai commencé à crier en disant qu’on m’a confondu, et que je ne suis pas l’enfant de NYANZA. Qu’ils pouvaient me ramener avec ces gens qui étaient avec moi. Ces gens ne savaient pas d’où je venais donc ils ont dit que je venais de BUTARE. Comme les gens ne me connaissaient pas, les gens continuaient à dire que je n’étais pas de NYANZA. Ils ont fini par le croire.
Après le génocide, je suis rentrée avec ces gens-là. On a tué mes parents ainsi que mes frères et sœurs. Je me suis toujours posé la question concernant mon frère, quand il est parti je pensais toujours qu’on allait se revoir. Après le génocide des gens m’ont dit qu’ils l’avaient aperçu à GIKONGORO donc il est arrivé à GIKONGORO. Je suis retournée à NYANZA, je pensais que j’allais reconnaître les lieux, j’y suis allée, mais j’ai continué le chemin, je ne me suis pas arrêtée, parce que je n’ai pas reconnu les lieux, on avait tout détruit, on avait fait tomber des murs. Ce sont les voisins qui ont dit qu’on était passé à côté.
Pour finir, je remercie la cour de me donner la possibilité de donner ce témoignage. La gendarmerie a eu une grande responsabilité dans la mort de ma famille et de ma communauté. Si aujourd’hui je n’ai plus de parents, de frères et de sœurs, ils n’ont pas assuré leur rôle. Aujourd’hui, en tant que mère, je comprends comment mes parents sont morts avec beaucoup de chagrin. Le fait de ne pas trouver un endroit pour mettre leurs enfants et de ne pas pouvoir les protéger. De ne pas pouvoir répondre aux questions qu’ils leur posaient. Je n’ai pas de réponse à donner à mes propres enfants. Parce qu’ils me demandent pourquoi ils n’ont pas de grand-mère, ils vont à l’école et les autres enfants leur disent qu’ils sont allés en vacances chez leur grand-mère. Je demande à la cour la justice dont nous avons besoin, c’est vous qui pouvez la donner. Si nous n’avons pas de parents c’est que quelqu’un les a tués.

Audition de monsieur Emmanuel KAMUGUNGA, cité à la demande du ministère public. Se constitue partie civile à l’audience.
PRESIDENT : Quel âge aviez-vous en 1994 ?
KAMUGUNGA : J’avais 10 ans.
PRESIDENT : Quelle est votre date de naissance ?
KAMUGUNGA : 1984.
PRESIDENT : Vous avez dit 1977 quand vous avez été interrogé par les enquêteurs du TPIR.
KAMUGUNGA : Il se pourrait qu’ils aient mal noté.
PRESIDENT : Que faisaient vos parents ?
KAMUGUNGA : Mes parents habitaient dans la cellule de RWESERO. Aujourd’hui c’est une cellule, à l’époque c’était un secteur.
PRESIDENT : Vous avez combien de frères et sœurs ?
KAMUGUNGA : Nous étions 4. J’étais le 3ème enfant.
PRESIDENT : Vous habitiez chez vos parents ?
KAMUGUNGA : Pour ce qui concerne le génocide, je me souviens d’un jour qui fut le plus long,
PRESIDENT : Vous alliez à l’école ?
KAMUGUNGA : A l’école primaire.
PRESIDENT : De quoi vous vous souvenez quand vous parlez du caporal César et des autres ?
KAMUGUNGA : Ils buvaient ensemble, ce sont eux qui ont initié le génocide avec les magistrats qui étaient originaires de différentes préfectures.
PRESIDENT : Vous avez parlé de Philippe ?
KAMUGUNGA : Oui, c’est BIGUMA, l’adjudant.
PRESIDENT : Il venait voir les gendarmes que vous avez mentionnés, ils allaient boire ensemble, vous entendiez leurs conversations ?
KAMUGUNGA : Oui des fois nous allions jouer à un endroit appelé GACYAMBA, c’est là qu’il y avait le mémorial de NYANZA.
PRESIDENT : Qu’est-ce que vous entendiez ?
KAMUGUNGA : Je parle de la manière du lancement du génocide. C’était un dimanche.
PRESIDENT : Ce dimanche-là, de quoi vous souvenez vous ?
KAMUGUNGA : J’étais avec mon ami Gérard, nous allions jouer au football. Nous avions croisé l’adjudant BIGUMA.
PRESIDENT : Il marchait ?
KAMUGUNGA : Oui et il n’était pas seul, il était avec les magistrats. Il y avait aussi les enseignants dont un qui était le beau-père de KAYISHEMA, il était médecin.
PRESIDENT : Qu’est-ce qu’ils faisaient ensemble ?
KAMUGUNGA : Ils nous ont demandé ou on allait. Des garçons ont couru derrière nous et eux sont restés sur place. Nous avons regagné le chemin qui mène vers chez nous. Avant de remonter derrière nous, ils venaient d’installer une barrière. Notre enclos était fermé. Ils ont poussé l’enclos et les vaches sont sorties. Ils ont commencé par là. Ils ont appelé la population, ils ont tiré sur les arbres. Les vaches se sont échappées et ils ont tiré sur toutes les vaches. Par la suite, ils ont incendié notre domicile.
PRESIDENT : Votre domicile à l’époque il est dans quelle cellule ?
KAMUGUNGA : RUGARAMA. Peu de temps après est passé l’OPJ (OPJ : officier de police judiciaire.), ils venaient de l’attraper et de l’amener. Son collègue Jean-Baptiste marchait derrière lui. Il ignorait qu’on avait commencé le génocide. Ils l’ont frappé au cou. Il n’était pas encore mort, ils l’ont pris par les jambes et l’ont jeté dans le ravin. Puis, quelqu’un est arrivé en demandant pourquoi on avait tué son collègue pour rien.
PRESIDENT : Qui l’avait arrêté ?
KAMUGUNGA : La voiture dans laquelle il y avait des gendarmes dont j’ai parlé.
PRESIDENT : Le commandant BIRIKUNZIRA était là ?
KAMUGUNGA : Il est venu plus tard, à bord d’un véhicule rouge.
PRESIDENT : Donc il y avait 2 véhicules ?
KAMUGUNGA : Oui, un premier et un deuxième qui est arrivé après.
PRESIDENT : Qui était dans le premier ?
KAMUGUNGA : Des gendarmes dont ceux dont je vous ai donné les noms, il y avait Gervais.
PRESIDENT : C’était qui ?
KAMUGUNGA : Il était juge au tribunal. Puis dans la soirée, les fils de ce juge ont commencé à mobiliser la population. Ils ont tué des Tutsi à Akazu k’amazi. Ils ont été tués par l’adjudant BIGUMA, les gendarmes et les fils des juges dont j’ai parlé. Ils les ont tués à l’aide de bâton et de gourdins.
PRESIDENT : Vous étiez où ?
KAMUGUNGA : J’étais tout près, dans un avocatier, la distance, était de quelques mètres.
PRESIDENT : Personne n’a remarqué que vous étiez dans l’avocatier ?
KAMUGUNGA : Personne, parce que c’était sombre. Après je suis descendu de l’avocatier et j’ai fui.
PRESIDENT : Combien de personnes ils ont tué ce jour-là ?
KAMUGUNGA : Je ne vais pas vous dire le nombre parce que quand je suis descendu, je suis allé au sommet d’une colline et j’ai traversé une rivière qu’on appelle NTARUKA.
PRESIDENT : RUGEMA a été tué en même temps que les autres ?
KAMUGUNGA : Non. J’ai su que RUGEMA était à bord de son véhicule parce que j’ai entendu Jean-Baptiste demandé pourquoi ils l’avaient arrêté à bord de son véhicule ?
PRESIDENT : Qui on a jeté dans le ravin ?
KAMUGUNGA : REBERUKA . Il a succombé à ses blessures dans la nuit.
PRESIDENT : Et après ?
KAMUGUNGA : J’ai rejoint un groupe de gens, et il y avait le bourgmestre SEKIMONYO. Mon petit frère et ma petite sœur se trouvaient aussi là-bas. L’adjudant BIGUMA nous a trouvés dans le bois de GISEKI. Il a lancé un obus dans notre groupe et nous nous sommes séparés. Cet obus m’a touché à la tête. J’ai continué à courir et les gens allaient à gauche et à droite. Après je suis allé près d’un bâtiment près d’un champ de manioc. Il y avait un monsieur qui travaillait dans un tribunal. Il était originaire de GIKONGORO.
PRESIDENT : Ils l’ont tué ?
KAMUGUNGA : Oui ils l’ont tué plus tard.
PRESIDENT : Combien de temps vous êtes resté caché ?
KAMUGUNGA : Je suis resté longtemps.
PRESIDENT : Comment vous faisiez pour survivre ?
KAMUGUNGA :
PRESIDENT : Vous vous souvenez des véhicules que vous les avez vu utiliser ?
KAMUGUNGA : Ils utilisaient leurs véhicules, une Toyota rouge et des véhicules qu’ils avaient pris chez les Tutsi. Concernant Philippe, il était avec BIRIKUNZIRA, avec d’autres gendarmes, ils circulaient sur des barrières. Ils allaient chez les Tutsi riches pour prendre leurs véhicules et quand ils voulaient tirer sur une personne ils le faisaient, sinon ils demandaient aux Interahamwe de le faire.
PRESIDENT : Vous savez ce que c’est qu’un mortier ?
KAMUGUNGA : Oui. Ce que j’ai vu, c’était des fusils et des grenades.
PRESIDENT : Est-ce que vous avez vu un mortier ?
KAMUGUNGA : Oui. Ils avaient cette arme dans le véhicule et ils l’ont portée en sortant.
PRESIDENT : Vous voulez ajouter quelque chose ?
KAMUGUNGA : Juste qu’avec le temps, on ne se souvient pas de tout. Mais on veut la justice.
QUESTIONS DES PARTIES CIVILES
Avocat : Est-ce que vous pourriez expliquer comment vous avez fait quand vous étiez caché pour survivre ? Pour manger surtout ?
KAMUGUNGA : Pour manger, là où je me cachais il y avait un champ de manioc.
Monsieur le président reprend la main.
PRESIDENT : D’autres membres de votre famille sont morts ?
KAMUGUNGA : ma sœur, mon grand-frère, mon petit frère et ma mère.
PRESIDENT : Et votre père ?
KAMUGUNGA : Il était mort avant.
QUESTIONS DU MINISTERE PUBLIC
MP : Vous pouvez nous confirmer que vous êtes entendu par des enquêteurs pour le tribunal pénal international et pas à Arusha ?
KAMUGUNGA : Oui.
MP : Il est indiqué que vous étiez élève à l’école Saint Emmanuelle de NYANZA, vous pouvez confirmer ?
KAMUGUNGA : Je venais de terminer l’école primaire.
MP : Vous avez eu des soucis de santé ?
KAMUGUNGA : Non je ne suis pas malade mais pendant les commémorations, on peut manifester ces émotions différemment. Certains pleurent, crient, et certains gardent les choses pour eux-mêmes et cela peut développer des traumatismes. En 2017, j’ai connu des traumatismes, j’ai vu des médecins.
QUESTIONS DE LA DEFENSE
Maître DUCE : Avez-vous témoigné dans d’autres affaires ?
KAMUGUNGA : Oui.
Maître DUCE : Vous dites que vous connaissez très bien l’accusé mais vous aviez 10 ans.
KAMUGUNGA : Oui.
Maître DUCE : Vous l’avez connu parce qu’il fréquentait certaine Jeanne ?
KAMUGUNGA : Oui.
Maître DUCE : Comment vous le saviez ?
KAMUGUNGA : Tout le monde le savait, ils marchaient ensemble, chantaient ensemble.
Maître DUCE : Vous avez dit qu’il était gros, mais pourtant il était sportif. Vous pouvez décrire ses habits ?
KAMUGUNGA : C’est un uniforme kaki, avec des étoiles.

Audition de monsieur Emmanuel RUBAGUMYA, cité à la demande du ministère public. Le témoin se constituera partie civile à la fin de son audition. A noter que ce témoin avait confié son témoignage au CPCR en 2013, témoignage qui figure dans la plainte.
Le témoin, après avoir décliné son identité ne sait pas s’il va se constituer partie civile. Il va témoigner, ce pour quoi il est venu.
Il connaissait BIGUMA qui venait consommer des brochettes à son cabaret.. Il en donne une vague description physique et décrit son uniforme: béret rouge et une étoile sur l’épaule. Il le connaissait sous le nom de BIGUMA NDAGIJIMANA, mais il reconnaît s’être trompé.
Le témoin poursuit en disant qu’après le 7 avril on a commencé à tuer les Tutsi. Il a assisté à la mort d’un jeune homme, tué dans le champ d’avocatiers de la gendarmerie. Le lendemain, l’accusé est allé arrêter le bourgmestre de NTYAZO. Au volant, il y avait Paul NYONZIMA. NYAGASAZA a été tué par l’accusé, en contre-bas de la maison de NTASHAMAJE Antoine, là où, la veille, ils avaient tué RUGEMA, sa femme et ses enfants, ainsi que AMON. Un maçon, Pierre NTEZIMANA, a aussi été tué, fusillé par les gendarmes. Ce sont des enfants qui le lui ont dit.
Monsieur le président va alors mettre le témoin en face de ses nombreuses contradictions, si bien qu’l va lui demander s’il a des problèmes de mémoire.
Parti avec d’autres à RUSATIRA, il y retrouve de nombreux réfugiés avec leurs vaches. BIGUMA est arrivé avec son chef et ils leur ont tiré dessus. Plus tard, ils l’ont frappé et jeté dans un trou. Plus de 80 corps avaient été jetés sur lui. Ils tueront aussi son épouse enceinte, mais le témoin se perd et a du mal à préciser les circonstances dans lesquelles tout cela s’est passé.
Monsieur RUBAGUMYA est un des témoins que le CPCR avait entendu lors du dépôt de la plainte.
Aujourd’hui, il vit avec une « pension » du FARG, un Fond d’aide aux rescapés du génocide. Avec les 12 000 francs mensuels qu’il reçoit, il peut aller se faire soigner à KIGALI. Il a un problème de vue. Lorsque la planche photographique lui a été présentée, il a bien reconnu monsieur BIGUMA sur la photo numéro 4.
Monsieur le président demande au témoin de regarder l’accusé. Manifestement, il ne voit pas bien, s’approche, regarde attentivement et tend un bras vers l’accusé. Il le regarde assez longuement et dans un murmure: « C’est lui! »
Madame AÎT HAMOU, pour le ministère public, rappelle au témoin qu’il a témoigné devant la CNLG[4] et qu’à cette occasion il avait déjà nommé l’accusé NDAGIJIMANA. Il a témoigné aussi contre BIGUMA et pascal BARAHIRA dans la Gacaca de RWESERO.
La défense va poser à son tour quelques questions, mais monsieur le président fait remarquer à l’avocate que certaines réponses ont déjà été données: inutile donc de faire répéter au témoin ce qu’il a déjà dit. Comme le témoin ne répond pas comment elle le souhaiterait, elle s’interroge aussi sur le fait de savoir s’il n’aurait pas des problèmes de mémoire.

Audition du général Jean VARRET, cité selon le pouvoir discrétionnaire du président.
Convoqué par monsieur le président tout récemment, le général Jean VARRET se présente à la barre. » Vous avez une longue carrière, vous connaissez le contexte. Nous jugeons le génocide rwandais! (NDR. Je pense qu’il s’agit là d’un raccourci maladroit. C’est monsieur BIGUMA qui est jugé dans le cadre du génocide des TUTSI du Rwanda.)
Le témoin décline ses responsabilités au début des années 90. Il a été désigné comme chef de la coopération militaire, responsabilité qui couvre 26 pays. Son attention est attirée sur le Rwanda. Sous ses ordres, le colonel GALINIÉ qui le tient régulièrement au courant de la situation. Son premier voyage au Rwanda en 1990 confirme ses craintes: ce sont les extrémistes du Nord qui sont au pouvoir, les BAKIGA, autour de madame Agathe HABYARIMANA.
Ayant demandé une rencontre avec les gendarmes rwandais, il entend le colonel Pierre-Célestin RWAGAFILITA[5] réclamer des armes lourdes. A la fin de la réunion, RWAGAFILITA demande au général VARRET un entretien en tête à tête et renouvelle sa demande: « Ces armes nous aideront à résoudre le problème: les Tutsi. » Il souhaite donc l’extermination des Tutsi.
Le général s’en ouvre à l’ambassadeur qui lui obtient un rendez-vous avec le président HABYARIMANA. Ce dernier va manifester sa colère: « Il vous a dit ça, ce con, je le vire. » Il faudra attendre deux ans pour que la décision soit prise de l’écarter.
Mais ce qui amène le général VARRET à la barre, ce sont les propos que le colonel ROBARDEY aurait tenus à l’égard du témoin. Il aurait affirmé que le général VARRET est un « menteur », que cet épisode-là ne peut pas avoir existé. Mis au courant du témoignage du colonel NDINDILYIMANA qui rapportait la réaction de Michel ROBARDEY, le général VARRET a voulu en avoir le coeur net. Dans un fax qu’il lui adresse, et que le général est autorisé à communiquer à la cour, le colonel ROBARDEY écrit: « J’ai toujours indiqué que je n’ai pas assisté à l’entretien, que connaissant RWAGAFILITA, ses paroles sont plausibles et qu’il n’a pas été question de cet entretien lors du procès de Pascal SIMBIKANGWA. »[6]
Maître Jean SIMON demande au témoin si la gendarmerie rwandaise possédait des mortiers et des hélicoptères. A sa connaissance, non, mais l’armée rwandaise oui, les hélicoptères ayant été fournis par la France.
Pourquoi le président HABYARIMANA était-il furieux? Deux hypothèses: soit il était furieux que RWAGAFILITA ait dévoilé cette intention de déclencher un génocide, soit tout simplement furieux contre son chef d’État major de la gendarmerie pour avoir osé proférer de telles menaces. On ne le saura jamais.
Maître BERNARDINI, se référant au livre de Raphaël DORIDANT et François GRANER[7], rappelle que le général VARRET était considéré comme un « obstacle ». Le COS[8] sera alors confié au général LANXADE, ce qui privera le général VARRET du contrôle des parachutistes.
Le témoin d’ajouter: » J’ai été progressivement mis sur la touche. » Il n’était plus obéi par une partie des militaires français.
Le commandant QUESNOT, chef d’État major de François MITTERRAND finira par reconnaître que les mises en garde du général VARRET étaient « crédibles » et regrette qu’on n’en ait pas tenu compte.
D’évoquer ensuite le fameux « complexe de FACHODA », cette doctrine militaire de la France qui finira par l’engager auprès d’un régime génocidaire (conflit entre l’influence anglo-saxonne et celle de la France). La France avait peur, avec l’attaque du FPR soutenu par l’OUGANDA, de perdre son pré carré.
La défense voudrait faire dire au témoin que c’est le FPR[9] qui a exterminé les « Hutu modérés » (NDR. On parle plutôt des Hutu de l’opposition) alors que c’est la Garde présidentielle qui, dès le 7 avril au matin, exterminera un nombre important de Hutu opposés au président HABYARIMANA.
RWAGAFILITA avait bien dit qu’il voulait exterminer les Tutsi et non les soldats du FPR, précise le témoin. L’entretien qu’il a eu avec RWAGAFILITA était bien un « tête à tête ».
Margaux GICQUEL, stagiaire au CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.

1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
2. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
3. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
4. CNLG : Commission Nationale de Lutte contre le Génocide[↑]
5. Le colonel RWAGAFILITA était chef d’état-major adjoint de la gendarmerie depuis 1979 lorsqu’en 1990 il explique au général VARRET sa vision de la question tutsi : “ils sont très peu nombreux, nous allons les liquider”. Il sera mis à la retraite “d’office” en 1992 avant d’être rappelé, avec Théoneste BAGOSORA, pour “venir aider” au début du génocide. Sous le régime HABYARIMANA, il avait été décoré de la Légion d’Honneur par la France!
Voir le glossaire pour plus de détails et le témoignage de son neveu Manassé MUZATSINDA, ex-policier communal.[↑]
6. Voir l’audition du colonel ROBARDEY, 11 février 2014, premier procès de Pascal SIMBIKANGWA.[↑]
7. L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Raphaël Doridant et François Graner, Dossier Noir de Survie,Éd. Agone, 2020.[↑]
8. COS : Commandement des Opérations Spéciales de l’armée française.[↑]
9. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER. Vendredi 26 mai 2023. J11
28/05/2023
• Audition d’Olivier KAYITENKORE NSHIMIYIMANA, constitué partie civile à l’audience.
• Audition de Marie-Claire KAYITESI, constituée partie civile à l’audience.
• Audition de Françoise MUTETERI, constituée partie civile à l’audience.
• Audition d’Innocent MUNYANKINDI KAYIRANGA, constituée partie civile à l’audience.
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Mémorial de Nyanza

Audition de monsieur Olivier KAYITENKORE NSHIMIYIMANA, se constitue partie civiles à l’audience, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
La journée s’ouvre sur l’audition d’Olivier KAYITENKORE NSHIMIYIMANA, actuellement pharmacien à KIGALI. Le témoin est partie civile au procès. Il commence à nous raconter son histoire. Olivier est né au BURUNDI parce que ses parents avaient fui le Rwanda en 1973. Sa famille est retournée au Rwanda en 1975 et s’est installée à NYANZA. Pendant ses études primaires, il y avait déjà une ségrégation entre les Hutu d’un côté et les Tutsi de l’autre. Pendant ses études secondaires, les élèves Hutu le traitaient de « serpent ». Olivier, à l’époque, ne comprenait pas ce que signifiait cette insulte, il l’a comprise plus tard. A partir de 1990, il a commencé à comprendre et il a vu la situation se dégrader progressivement. Il était souvent réveillé dans la nuit par des gendarmes qui venaient fouiller sa maison avec des armes. Il explique s’être senti traité comme un criminel sans avoir pourtant jamais rien fait.
Olivier a appris l’attentat du 6 avril 1994 le lendemain matin et a senti la peur s’emparer de ses parents. Pendant la journée, il sentait l’agitation monter pendant que l’entourage de sa famille les appelait pour leur dire que des massacres avaient commencé à KIGALI. Dans les jours qui ont suivi, Olivier et sa famille ne dormaient pas chez eux, de peur d’être délogés dans la nuit. Ils entendaient des bruits de balle alors qu’ils se cachaient avec d’autres Tutsi.
Le 21 avril, après le discours du président SINDIKUBWABO[1], Olivier est passé dans le centre ville de NYANZA avec sa mère, où il dit avoir vu des militaires avec des fusils et des gourdins. Tous deux sont rentrés chez eux le soir en silence, dans la peur : « C’est la première fois qu’un parent n’avait plus rien à dire à son enfant ». La famille qui comprenait six enfants s’est installée à table pour le dîner mais sans que personne ne soit en état de manger. A ce moment, Olivier a voulu quitter le domicile pour ne pas mourir au même endroit que sa famille. Il est parti de chez lui et a retrouvé un groupe de Tutsi qui avait prévu de fuir NYANZA.
A alors commencé le périple d’Olivier qui, pendant deux mois, a marché de cachette en cachette pour échapper aux tueurs. Le groupe a marché jusqu’au MAYAGA en prenant des petits sentiers pour éviter les barrières. Arrivés à MAYAGA, le groupe s’est séparé. Puis Olivier, accompagné de deux camarades, a de nouveau croisé le chemin d’un autre groupe de Tutsi qui avaient essayé de s’armer pour se défendre. Arrivés à une barrière, les Hutu qui gardaient la barrières les ont laissé passer. Le groupe s’est défendu plus tard contre des Interahamwe[2] qui étaient notamment armés d’arcs et de flèches. Ils sont ensuite arrivés à une rivière, seuls ceux qui savaient nager ont pu traverser. Après une course poursuite avec les Interahamwe, des militaires du BURUNDI les ont défendus et les ont emmenés dans un camp de réfugiés à la frontière. Olivier a passé le reste du génocide à suivre les informations grâce à la radio.
En apprenant que NYANZA était tombé, Olivier y est retourné pour trouver sa famille, mais seulement pour découvrir que seul un de ses petits frères et sa petite sœur avaient survécu. Il a retrouvé sa maison entièrement détruite. En enquêtant auprès des habitants de NYANZA, il a appris que les gendarmes avaient tué son petit frère avec un gourdin devant sa mère avant de la frapper elle aussi, et de la jeter dans une fosse encore vivante. Elle est restée plusieurs jours dans la fosse à agoniser avant de mourir.
Après le génocide, lui et sa sœur ont réussi à reprendre leurs études et à fonder leur propre foyer. Aujourd’hui, ils ne savent jamais que répondre à leurs enfants quand ils leur demandent ce qui est arrivé à leurs grands-parents. Olivier porte encore les traces de ses traumatismes, notamment des rêves et angoisses.
Lors des questions de son avocat, le témoin confie que le travail de commémoration l’aide beaucoup à soulager sa peine et à honorer les victimes du génocide. Il se retrouve souvent dans des groupes de rescapés au sein d’associations.

Audition de madame Marie-Claire KAYITESI, se constitue partie civiles à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
La seconde témoin, Marie-Claire KAYITESI, est aussi une partie civile au procès, actuellement commerçante à KIGALI. Dans une déclaration spontanée, Marie-Claire raconte qu’avant 1994, elle avait été envoyée par ses parents rejoindre ses oncles réfugiés au CONGO, afin de réaliser ses études secondaires et contourner les mesures discriminatoires à l’égard des Tutsi. Ses parents, eux, étaient commerçant à KIGALI. En 1992, elle revient étudier à NYANZA.
En 1994, ses parents lui ont déconseillé de revenir à KIGALI pour les vacances au vu des menaces qu’ils avaient reçues. Son père a alors amené le reste de la famille à NYANZA pour la rejoindre, puis il est reparti à KIGALI. Etant originaire de NYANZA, il aurait été reconnu et tué directement. Marie- Claire, sa mère et ses 7 frères et sœurs se sont cachés dans une maison qui appartenait à des amis commerçants dans le centre de NYANZA. Après avoir appris la mort du président le 6 avril, Marie- Claire et sa mère ont appelé leurs voisins à KIGALI pour avoir des nouvelles de son père. Ils leur ont appris qu’il avait été tué, poignardé, et jeté dans une fosse.
Quand la situation à NYANZA s’est détériorée le 21 avril, il y avait des coups de feu partout. Une amie de la mère de Marie-Claire leur apportait de la nourriture. Elle et sa famille restaient cachées, sans sortir et entendaient des coups de feu régulièrement. Un jour, des gendarmes sont venus frapper à la porte de la maison qui les abritait. Sa mère est sortie pour leur parler. Après lui avoir posé plusieurs questions, ils lui ont dit qu’ils allaient revenir le lendemain et sont repartis. Marie-Claire et sa famille ont changé de cachette pour s’installer dans la petite pièce arrière d’un commerce. La mère de Marie- Claire a demandé à son amie qui l’aidait à se cacher s’il était possible de les disperser dans plusieurs cachettes pour améliorer leurs chances de survie. C’est ainsi que son petit frère a été accueilli dans une localité pas loin et a été tué plus tard avec le groupe de Tutsi qui vivait dans cette localité. Et un autre de ses petits frères a été accueilli par l’orphelinat de NYANZA pour être, plus tard, également tué.
Au bout de quelques jours, les personnes qui aidaient la famille à se cacher leur ont demandé de partir après avoir reçu des menaces de tueurs. Ils leur ont dit que s’ils étaient surpris en train d’abriter des Tutsi, ils seraient tués avec eux. Marie-Claire et sa famille sont retournées dans leur première cachette et ont trouvé la maison pillée. Après encore quelques jours sur place, les combats se sont intensifiés et se rapprochaient de la maison où ils se cachaient. NYANZA était tombée aux mains du FPR[3]. Elles ont entendu des gens s’exprimer en langue swahili et sont sorties de leur cachette.
En septembre, elles sont retournées à KIGALI et ont retrouvé leur maison pillée. Sa mère, ne supportant pas le décès de son mari et de plusieurs de ses enfants est tombée malade et est décédée en 1997. Marie-Claire a tenté de reprendre ses études et de permettre à ses frères et sœurs de poursuivre les leurs. Elles ont pu notamment financer leurs études grâce au fond pour les rescapés du génocide (FARG).

Audition de madame Françoise MUTETERI qui se constitue partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
La témoin va donner un récit poignant de son témoignage. A plusieurs reprises, elle devra faire une pause, en pleurs. Nous lui laissons la parole pour lui rester le plus fidèles possible.
« Je suis la fille de MUNYEGANGO Athanase, enseignant. Je suis l’aînée d’une famille de trois enfants. A la fin de l’école primaire, je pensais intégrer une école à KARUBANDA, à BUTARE, mais sans que je comprenne pourquoi, je n’ai pas été reçue au concours d’entrée (NDR. Il était fréquent, à cette époque, vu le système des quotas qui limitait le nombre de places pour les Tutsi, qu’un enfant tutsi qui avait réussi ne soit pas admis dans le secondaire.) Mes parents m’inscriront dans une école privée dans laquelle il fallait aussi indiquer son appartenance ethnique. Ce n’est qu’en 1990 que j’ai commencé à comprendre la situation.
Le 20 avril, on a commencé à tuer les Tutsi à NYANZA. Mon père a demandé à ce que je sois cachée à l’Ecole Technique Féminine (ETF) où il enseignait, mais le directeur a refusé.
Le 21 avril, nous avons continué à supplier papa de nous conduire à MUGANGAMURE chez un ami dont l’épouse était Hutu, monsieur RUTAYISIRE.
Le 22 avril, alors que la maîtresse de maison préparait le petit déjeuner, quelqu’un est venu frapper à la porte. C’est moi qui suis allée ouvrir. Je suis tombée nez à nez avec un gendarme. Je me suis aussitôt couchée sur le ventre tandis que mes parents et ma petite soeur s’étaient assis. Les gendarmes ont réclamé notre carte d’identité: seule l’épouse de RUTAYISIRE a été autorisée à quitter le groupe.
Maman s’est mise à genoux et a supplié les gendarmes de nous laisser le temps de prier afin de nous préparer à aller au ciel (NDR. C’est d’ailleurs dans cette position que la témoin retrouvera le corps de sa maman. Des photos seront projetées au cours de l’audition.) Les gendarmes vont alors ouvrir le feu sur nous. Alors que les membres de ma famille seront touchés à mort, personnellement je recevrai une balle dans le dos et resterai seule parmi les cadavres.
Comme maman travaillait au Centre de Santé de KAVUMU, une dame qu’elle soignait régulièrement est arrivée. J’ai soulevé la tête. Cette dame m’a prise et m’a installée dans une annexe et m’a conduite chez elle: je saignais abondamment. Le soir, son mari m’a chassée de chez eux et on m’a conduite à un endroit où étaient cachés de nombreux enfants. Nous avons passé la nuit sous la pluie. Une personne était partie chercher des vêtements mais elle n’est jamais revenue.
Le groupe d’enfants a été attaqué par des Interahamwe[2]. Comme je ne pouvais pas courir, je me suis allongée sur le sol. Les Interahamwe ont cru que j’étais morte et ils ont continué à pourchasser les autres enfants.
Je me suis traînée jusqu’à une maison. La dame qui habitait là m’a accueillie mais elle ne savait pas où me cacher. Comme elle avait creusé un trou dans la terre pour faire mûrir les bananes, elle m’a mise dedans et a recouvert le trou. Elle avait aménagé un petit orifice pour que je puisse respirer. Personne ne pouvait me voir.(NDR. Pour préparer la bière de bananes, on enterre les fruits dans un trou préalablement chauffé afin qu’elles mûrissent pendant quelques jours).
Cette dame m’apportait régulièrement à manger: du lait, du maïs, des œufs. La nuit venue, elle me faisait sortir de ma cachette et me donnait des soins. Je suis restée là jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi. La dame est allée à leur rencontre et leur a dit qu’elle cachait quelqu’un. Elle m’a appelée mais je ne répondais pas, croyant qu’elle revenait avec des gens pour me tuer.
En fait, c’était des soldats du FPR[3] qui étaient arrivés à NYANZA. Ils m’ont sortie de ma cachette où un serpent s’était introduit: je me suis fait la réflexion que les animaux étaient plus gentils que les hommes. Les soldats m’ont fait partir avec la vieille dame et d’autres personnes. Ils nous ont d’abord conduits auprès de leurs supérieurs. Parmi eux, il y avait des médecins qui se sont occupés de moi. J’avais beaucoup de mal à respirer et j’avais toujours une balle dans le dos.
Après la chute de KABGAYI, ils m’ont conduite à l’hôpital. Après la prise de KIGALI, le 4 juillet, on m’a conduite auprès d’un officier qui m’a accueillie. Ils ont continué à m’aider jusqu’en février 1995. Je serai ensuite opérée pour retirer la balle de mon dos. »

Audition de monsieur Innocent MUNYANKINDI KAYIRANGA, avocat de profession, qui se constitue partie civile à l’audience et convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Mes parents étaient enseignants à NYANZA, une des rares professions que les Tutsi pouvaient exercer. Quelque chose m’a surpris à la fin du génocide. Certains membres de ma famille qui s’étaient réfugiés à l’étranger m’ont dit que c’était étonnant de voir que mon père avait eu la même mort que celle de son propre père. Mon grand-père était mort en 1959, lui aussi tué par les Hutu. Mon père m’avait caché ça.
Mes parents étaient salariés, leur situation leur avait permis d’acheter une maison et deux voitures. Hier, on a parlé d’un véhicule qui transportait les cadavres, le camion en question nous appartenait. Nous menions une vie convenable. Comme nos parents nous cachaient certaines choses, on n’était pas convenablement informés des menaces qui pesaient sur nous.
Les problèmes ont éclaté avec l’attaque du FPR le 1er octobre 1990. C’était deux mois après que mon père soit retourné en France. Il était venu suivre une formation. Et on le soupçonnait d’être allé rencontrer des Inkotanyi[4] en Europe. De plus, il souffrait du diabète. Il a été arrêté et mis en détention pendant trois mois comme « Ibyitso », complice[5]. Puis il a été libéré. Mais cela n’a pas empêché qu’on continue à le poursuivre et à suivre de près ses faits et gestes.
Nous étions une fratrie de sept membres. J’étais le fils aîné. J’avais cinq sœurs et un petit frère, le benjamin. Mon père l’avait engendré à sa sortie de prison. Il y avait à NYANZA une gendarmerie, il n’y avait pas un autre organisme, tout ce qui se passait à NYANZA était de la responsabilité de la gendarmerie. C’était eux qui venaient perquisitionner notre domicile parce qu’il y avait des fouilles à cette époque-là. La gendarmerie c’était le seul organe de sécurité à NYANZA.
Le 7 avril, ma mère est venue me voir dans ma chambre et m’a demandé si j’avais su que HABYARIMANA était mort. J’ai vu que la situation avait changé et que les parents avaient peur. A NYANZA, il y a eu des instructions comme quoi tout le monde devait rester à la maison. On ne pouvait sortir que deux jours par semaine. C’est ces jours-là que les magasins étaient ouverts et que nous pouvions aller faire les courses. Cela a perduré du 7 au 21 mai, mais personnellement je ne pouvais pas pu continuer à rester tout le temps à la maison.
À l’époque, un ami passait parfois la nuit chez nous. Durant deux semaines, la peur était immense. Les parents nous dispersaient dans les familles de Hutu. Je n’ai pas pu continuer à changer de domicile chaque nuit et j’ai demandé à cet ami de me conduire chez lui. J’ai dit à mon père et ma mère que j’allais partir avec BARUSHYA : c’était son surnom, son vrai nom c’était Jean-Pierre SEBASHI. Quand j’ai dit à mes parents que je partais avec cette personne, mon père a été soulagé. On voyait qu’il était dépassé. Il ne voyait pas de solution au problème.
Ma mère m’a demandé où m’emmenait cet individu. C’était un « gamin des rues » et maman me demandait pourquoi je lui faisais confiance. Elle se demandait même s’il avait une famille. Mon père nous a dit de partir mais avant, il devait nous donner de l’argent. Nous sommes ainsi partis à une douzaine kilomètres de NYANZA, vers une petite colline qui se trouve en face de SONGA. Nous sommes partis à pied jusqu’au domicile de ce garçon. Son père était décédé. Ils nous ont bien accueillis mais c’était des conditions inférieures à ce que je connaissais à la maison. Je dormais à même le sol.
Nous sommes restés quelques jours puis nous voulions retourner à NYANZA chercher de l’argent. C’est à ce moment-là que le fameux discours a été prononcé[1]. Et la population a commencé à fuir. De là ou j’étais, je pouvais voir sur les collines d’en face que les maisons étaient incendiées. Cette situation devenait de plus en plus critique. Les gens se faisaient tuer. La situation a changé. Je n’ai pas su où aller. On a réfléchi. Je me suis faufilé dans une cachette. J’ai quitté leur maison pour aller vivre dans un trou. J’ai entendu des bruits de massacres toutes la journée. Je suis resté caché là où j’étais.
Le soir, les bruits de balles se sont arrêtés. Le jeune homme est venu me voir, il m’a dit que la situation était critique et que les Tutsi étaient tués. Que les bruits de balles venaient de SONGA. Les balles ont cessé mais le lendemain elles ont repris. Il m’a expliqué qu’on achevait ceux qui étaient encore en vie. L’extermination des Tutsi a pris deux semaines encore.
SONGA. Lieu de rassemblement des réfugiés qui tentaient de fuir au Burundi. Seuls une centaine y parviendront.
Je suis retourné dans la maison, mais je suis tombé malade, je pense que j’avais attrapé la malaria. Quand le jeune homme voyait que mon état de santé empirait, il a voulu aller chercher des médicaments à NYANZA. Il est parti chez un ami de mon père pour chercher ces médicaments. Entre temps, il a demandé des informations sur mes parents. Il m’a dit que ma mère était cachée. On m’avait menti, on avait dit que rien n’avait pu arriver aux femmes et aux enfants. Plus tard j’allais apprendre que ma famille était allée à MWENDO où résidait une tante paternelle.
J’ai essayé de savoir quelle était la situation là-bas et on m’a dit que cette famille-là avait été exterminée. On a dit que même les enfants qui s’étaient dispersés avaient été tués vers SONGA. La personne m’a ramené des médicaments. Elle m’a dit qu’il ne restait plus personne. Je gardais un peu d’espoir puisqu’une de mes sœurs était scolarisée à l’école d’infirmière. Je suis resté au même endroit, grâce aux médicaments je me suis remis de la maladie. J’ai attendu pour revenir à NYANZA vers la fin du mois de juin.
La famille de mon « ami » m’a aidé et m’a fait passer pour le chef de ce ménage. On avait un mot de passe. Quand quelqu’un venait, on parlait du chef de famille. J’ai regagné NYANZA fin juin, j’ai trouvé notre domicile incendié. Les informations que les gens nous ont fournis indiquaient que les gendarmes avaient lancé un obus chez nous.
Plus tard, j’ai vu des militaires du FPR[3], dans un garage, je leur ai dit que j’étais en 4ème année d’étude de mécanique. A 19 ans, du jour au lendemain, je suis devenu responsable de ma famille. Par chance, toutes les maisons n’avaient pas été détruites. J’ai appris que ma sœur était encore vivante et était dans la Zone Turquoise[6] : les Français avaient retrouvé les élèves infirmiers et étaient partis avec ma sœur.
À la fin du génocide, dans une famille de neuf membres, nous n’étions plus que deux. Mes parents avaient été tués dans la ville de NYANZA, je voulais les inhumer dignement. Je me disais que c’était déshonorant de s’imaginer que mes parents gisaient dans les latrines. C’est en novembre 1995 que j’ai procédé à leur inhumation. J’ai abandonné les études. Le rêve de devenir ingénieur, j’ai dû l’abandonner car je devais chercher de l’argent en vue d’assurer notre survie. Je suis allé chercher, en guise de ressource, la pension à laquelle mes parents avaient droit. Il y avait des documents à remplir, mais je devais avoir 21 ans ou venir accompagné d’un membre de la famille. Je me suis adressé au procureur, il m’a dit de solliciter une émancipation. Je devais déposer une requête au tribunal. C’est à partir de là que j’ai réfléchi et que j’ai vu que ma situation devenait une affaire judiciaire.
Je me suis résolu à étudier le droit. C’est ainsi que j’ai introduit cette demande d’émancipation judiciaire, je l’ai obtenue. J’ai pu récupérer la pension de mes parents. Mon père n’avait pas encore procédé à l’enregistrement sous son nom. Des gens ont tenté de m’escroquer des immeubles. J’ai vu que pour faire face à cette vie on devait connaître le droit. Ma sœur a pu terminer sa scolarité.
A chaque période des commémoration, je ne vois pas où il faut rechercher ces enfants, s’il faut que j’aille du côté de SONGA. Je me demande si ces enfants sont encore en vie. Mais ce n’est pas possible. Une question importante que je me pose, c’est celle concernant le rôle des gendarmes. A NYANZA, il n’y avait pas d’autre organe qui devait assurer la sécurité de la population. Je me pose une question : est-ce que la personne qui allègue que ce ne sont pas les gendarmes qui les ont tués, est-ce qu’il dit que c’est quelqu’un d’autre qui a fait ça ? On dirait qu’on raconte une fiction, quelque chose qui n’aurait pas existé. La nuit, les tueurs allaient se reposer, ils laissaient des barrières pour continuer à tuer les gens. Les informations qui me sont parvenues, je n’ai jamais entendu que quelqu’un a été tué la nuit, c’est arrivé en pleine journée, à la vue de tout le monde. Nous autres, victimes, nous n’arrivons pas à comprendre la situation à laquelle nous devons faire face après toutes ces années. Nous sommes reconnaissants à la justice française et à ce processus qui nous a offert cette opportunité de nous constituer partie civile. Nous pensons que chacun doit porter sa pierre à l’édifice pour que cela ne se reproduise plus jamais.
Sur questions du président, le témoin est amené à parler de son grand-père tué en 1959 : son père ne lui en avait pas parlé. « Nos parents ne nous parlaient pas de ces problèmes, c’était pour ne pas nous faire de mal et protéger les enfants. Ils se disaient que c’était trop tôt pour en parler. »
PRESIDENT : Vous voulez ajouter quelque chose ?
Innocent MUNUANKINDI KAYIRANGA : Je voudrais vous remercier de nous avoir donné cette occasion pour expliquer au monde ce qui nous est arrivé. Certaines personnes disent que cela n’a pas eu lieu, mais la réalité est que nous avons beaucoup souffert. Je ne sais pas comment je vais expliquer à mes enfants ce qui m’est arrivé. J’ai des enfants et je n’ai pas la force de dire ce qui m’est arrivé. La famille de ma femme a eu la chance d’avoir eu beaucoup de survivants. Mes enfants croyaient que j’étais le frère de la maman de ma femme, parce je n’ai personne de mon côté. Surtout que ma sœur n’a pas supporté de rester vivre au Rwanda, elle est partie vivre au Canada. Je veux vous remercier. Vous serez notre porte-parole.
JURÉ : Comment fait-on pour retrouver les dépouilles de sa famille quand il y a autant de morts ?
Innocent MUNUANKINDI KAYIRANGA : J’ai entrepris des recherches assez tôt, en 1995, un an après. Les gens parlaient encore de ce qui s’était passé. Aujourd’hui, c’est différent. J’ai eu des informations de la part de gens poursuivis par la justice pour les crimes qu’ils avaient commis.
Son avocat prend la parole pour évoquer la difficulté qu’il y a à faire établir des preuves que les parties civiles sont légitimes. Difficulté parfois d’obtenir des « actes de notoriété » en guise d’actes de décès.
PS. Concernant ce témoin, nous avons pris aussi le parti de reproduire sa déposition spontanée telle qu’elle a été dite, sans chercher a en faire une synthèse.
Margaux GICQUEL, stagiaire
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mises en page
1. Théodore SINDIKUBWABO : Président du GIR (Gouvernement Intérimaire Rwandais) pendant le génocide (voir Focus – L’État au service du génocide).
Le 19 avril à Butare, il prononce un discours qui sera déterminant pour les massacres qui vont suivre (résumé et transcription sur le site francegenocidetutsi.org).[↑][↑]
2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑][↑]
4. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑]
5. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
6. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 30 mai 2023. J12
31/05/2023
• Audition d’Eugénie MUREBWAYIRE, constituée partie civile à l’audience.
• Audition d’Élie MUSHYITSI.
• Audition d’Yvette NIYONTEZE, constituée partie civile à l’audience.
• Audition d’Emmanuel UWITIJE, constitué partie civile à l’audience.
• Audition d’Obed BAYAVUGE, attaque de la colline de NYABUBARE, frère d’Émmanuel UWITEJE.
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Audition de madame Eugénie MUREBWAYIRE, en visioconférence de KIGALI, souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Nyabubare
Avant le génocide, nous avions une famille de 15 membres, aujourd’hui nous ne sommes plus que 3, les autres ont été tués pendant le génocide. Parmi les 3, je suis la seule qui était à la maison et qui est au courant de tout ce qui s’est passé.
Pendant le génocide, nous étions tous scolarisés, je venais de terminer la 1ère année de primaire. Tous les autres étudiaient aussi, ils étaient tous intelligents, mais après le primaire, il était difficile d’avoir accès à l’enseignement secondaire. Mon père était vétérinaire. Ma grande sœur était chargée des affaires sociales dans une localité. Mon père était connu comme un Tutsi et cela nous portait préjudice, parce que nous ne pouvions pas passer les concours pour l’école secondaire. Même si on réussissait le concours, mon père devait graisser la patte au commandant pour avoir une place dans les écoles privées.
L’idéologie du génocide date depuis longtemps au vu des difficultés pour accéder à l’enseignement et puis, on nous posait des questions concernant notre appartenance ethnique. A la sortie des classes, nous devions rentrer en courant parce que les enfants et certaines institutrices nous frappaient notamment l’institutrice Agnès.
Nous étions une famille aisée, nous ne manquions de rien. Nous avions des maisons mises en location. Finalement, la situation a commencé à se dégrader, nous avons été dépouillés de nos propriétés foncières. Mon père préférait garder le silence parce qu’il présumait ce qui allait suivre. Je me rappelle que, quand nous étions à l’école primaire, les gens étaient contents de la mort de RWIGEMA (NDR. Fred RWIGEMA était le leader du FPR et sera tué dès le début des combats). Le génocide se préparait depuis longtemps.
En 1994, il y avait un seul parti politique, le MRND[1]. Le MDR[2] et le PSD[3] Pawa[4] ont commencé à préparer le génocide. Je me souviens qu’au début les Interahamwe[5] du MDR[2] sont venus fouiller à la maison, pour perquisitionner des armes qui nous auraient été données, mais ce n’était pas vrai. Ils ont frappé mon père et ont fouillé partout.
Après que ma grande sœur a terminé ses études, elle a voulu aller à l’université mais elle n’a pas eu de place. La situation a évolué de mal en pis jusqu’en 1994 et la chute de l’avion. J’étais la seule fille à la maison, je me suis retrouvée avec mes frères dans la chambre. J’ai vu que tout le monde avait peur, j’ai demandé ce qui était arrivé, ils ont dit que HABYARIMANA était décédé. Les voisins avaient dit que d’un moment à l’autre nous allions mourir. Ce qui nous a fait peur c’est qu’un jour, nous étions dans la cour extérieure en train de jouer comme font les enfants. Quelqu’un est arrivé et nous a demandé pourquoi nous étions regroupés. C’était notre ouvrier agricole. De sa machette, il a frappé un de nos enfants aux fesses. Nous avons couru pour le dire à notre maman à la maison. Elle a dit que nous devions garder courage, que c’était fini pour nous et que nous allions être tués.
Ces intimidations ont continué. Chez nous à NYABUBARE nous étions les premiers sur la liste. Nous étions une famille connue, donc nous avons commencé à dormir à l’extérieur. Nous avons quitté notre maison, nous sommes allés à NDUNZU. Arrivés là-bas on nous a dit qu’on n’était pas en sécurité non plus. A NDUNZU, nous avions l’intention de nous cacher dans une famille. Nous étions passés par la route et le chemin fut long. Nous avons passé la nuit sous la pluie. Cette situation a perduré depuis la mort du président jusqu’au 21 avril. Durant cette période, on nous disait qu’aucun Tutsi n’avait l’autorisation de passer la nuit à la maison. Cette situation était difficile, c’est même difficile pour nous de le répéter mais nous gardons courage.
Le génocide à NYANZA et dans la région de BUTARE n’avait pas commencé au début comme c’était le cas à KIGALI, il a commencé vers le 21 avril. Le bourgmestre de NYANZA s’était opposé au génocide, ils l’ont d’abord tué. Ils l’avaient arrêté et attaché. Ils le traînaient la tête en bas. Cela a encouragé les autres et c’est ainsi qu’a commencé le génocide à NYANZA. Ils l’ont fait traîner partout sur le territoire de NYANZA en disant que le génocide pouvait commencer. Entre temps, les gendarmes et les militaires tenaient des réunions et dressaient des barrières, distribuaient des armes qui devaient servir dans les massacres. Nous avons su que nous étions les premiers sur la liste des personnes qui devait être tuées. C’est pour cela que ma famille est partie se cacher plus loin dans la localité de NYABUBARE.
Maman nous a dit que nous devions nous séparer pour notre survie. Papa est resté sur place avec les enfants. Moi, maman est allée me cacher. Papa a proposé de l’argent à la population pour nous cacher mais ce fut peine perdue. Je ne me souviens pas de la date mais je me souviens que c’était aux alentours de 15 heures que ma mère m’a cachée dans une famille amie. C’était difficile à m’imaginer de me séparer de ma mère, d’ailleurs, j’ai voulu la suivre, mais elle m’a supplié de rester. Ce qui s’est passé par la suite est que les gendarmes agissaient avec la population, ils sont venus chez nous, ils ont détruit la maison, et ont tué nos vaches. Ils ont tout pris, nous avions beaucoup de vaches. Ils n’ont rien laissé. Le seul objet que j’ai retrouvé, c’est une calebasse pour faire du beurre.
Les gens ont commencé à mourir en nombre, y compris nos voisins. J’ai continué à me déplacer d’un endroit à l’autre pour sauver ma vie. Un samedi, alors que beaucoup de balles sifflaient autour de nous, j’ai fui de la famille avec laquelle j’étais cachée. J’ai couru dans une vallée et je me suis retrouvée nez à nez avec les militaires, près d’une barrière. La nuit passée, j’ai dû retourner dans la famille avec laquelle je me cachais. L’endroit où se trouvait mon père et certains de mes frères était sur la colline de NYABUBARE, ils étaient avec beaucoup de Tutsi qui s’étaient regroupés pour se défendre. Mais ils n’ont pas réussi à le faire. Les enfants et les femmes ramassaient des pierres et les hommes les lançaient aux Interahamwe. Quand les assaillants ont vu que les Tutsi se défendaient, ils sont allés demander des renforts aux gendarmes. Ils ont encerclé le sommet de la colline. Les gendarmes sont montés pour venir tuer. Je me rappelle les véhicules qui sont montés avec ; dans leur caisse arrière, une grosse arme.
Ils ont escaladé la colline mais sans se faire voir. Ils étaient nombreux. J’ai vu cela de mes propres yeux avant que je n’aille me cacher. Il était vers 16 heures mais j’ai une confusion sur les dates. Nous avons entendu une explosion et nous avons vu une fumée noire se dégager de là où se trouvaient mes proches. C’est ce jour-là que mon père est décédé ainsi que certains membres de ma fratrie. Mon père a ainsi été tué sur cette colline et les gens se sont dispersés.
On avait promis des récompenses à quiconque allait retrouver mon père. Les tueurs voulaient s’assurer que les Tutsi connus et leurs enfants étaient vraiment morts. Après la mort de mon père, les Interahamwe ont dit en parlant de mon père : « Son fils qui avait rejoint le FPR[6] n’avait qu’à venir le sauver ». Mais c’étaient des allégations infondées. Il faisait des études, il n’avait pas rejoint le FPR.
Quand j’ai eu un peu de force, je suis allée voir cet endroit, j’ai vu que mon père qui avait soif s’est penché dans un étang et a bu de l’eau. Mon père avait dans sa veste un médicament pour essayer de soigner les personnes qui étaient là. Il y avait ces médicaments et dans l’autre poche il avait de l’argent. C’était très difficile pour moi de voir cela de ma cachette. Je n’ai pas pu leur venir en aide. Pour ce qui concerne mon frère, il a été jeté vivant dans la rivière. Il était en deuxième année de secondaire. C’étaient des enfants très intelligents. Ils avaient la première place à l’école.
Pour les autres membres de ma fratrie, il y avait Vincent, il a été tué à NYANZA, je l’avais trouvé pas complètement mort. Il était caché dans les faux plafonds d’une maison que nous avions mise à louer. Il n’avait pas d’autre moyen de se soigner que d’utiliser les médicaments que mon père utilisait pour soigner les vaches. Il a eu des infections au niveau de ses plaies. Il a été tué. Il y avait des gendarmes qui contrôlaient la région. BIGUMA avait le dernier mot sur les barrières de NYANZA, ainsi que NYABUBARE. Mon frère m’a rejoint dans la famille qui me protégeait, il ne savait pas que j’y étais mais il est venu parce que c’était une famille amie. Avant son arrivée, étaient venus mes deux autres frères. Ils venaient de chez ma grande sœur. Elle avait fondé une famille. Elle avait trois enfants et était enceinte de 8 mois de son quatrième enfant. Elle allait accoucher dans une semaine mais elle a été tuée.
Quand mes frères ont quitté cette localité, c’est là que les Interahamwe ont commencé à tuer dans cette localité. Ma grande sœur et sa famille avaient essayé de repousser les tueurs en leur donnant de l’argent, mais ils l’ont tuée alors qu’elle était enceinte. Elle a vomi à cause des vertiges et de la faim. Un tueur lui a asséné un coup de massue au niveau de la tête, après qu’on leur a dit de ne pas la tuer devant ses enfants. Elle est tombée dans l’escalier, ils ont tué l’enfant qu’elle portait avec un coup de gourdin.
Mes frères étaient cachés derrière la maison et ont vu tout cela. Les enfants de ma sœur ont vu cela et ont pris la fuite. Pour l’un d’eux, les tueurs lui ont lancé un bâton qui l’a atteint. Il est tombé par terre, ils lui ont assené des coups sur la tête et le cerveau est sorti. L’autre enfant, ils l’ont tué en lui donnant des coups de gourdins. Ils les ont allongés par terre faisant de leur corps une barrière. Ils ont dénudé les femmes, ils voulaient voir à quoi ressemble la nudité des femmes Tutsi. Ma sœur n’était pas encore décédée. L’enfant qu’elle portait était toujours en vie, ils l’ont éventré avec un couteau. Ils disaient qu’ils voulaient faire sortir de son ventre un serpent. C’est la qualification que les Interahamwe attribuaient aux Tutsi.
Les corps sont restés là pendant plusieurs jours. Son mari était caché à l’église. Il a voulu donner de l’argent, mais cela n’a servi à rien puisqu’ils ont fini par être encerclés. Pour les faire sortir de là, la population avait brûlé dedans des feuillages de bananiers. Les réfugiés ne sont pas sortis. À l’arrivée des gendarmes, ils ont lancé une grenade. Après l’explosion, les gens se sont dispersés, mon beau-frère est descendu là où gisait ma sœur, il l’a serrée dans ses bras en disant : « Mourons ensemble. » C’était un couple très amoureux, très uni, je ne les ai jamais vu fâchés l’un contre l’autre. Chaque jour, cela m’afflige beaucoup car toute cette famille s’est éteinte.
Un camion a benne est arrivé, on a jeté leurs corps à l’intérieur pour les déverser dans une fosse. À NYANZA, si Philippe l’avait voulu, ils auraient pu sauver les gens, mais à la place il incitait les gens en disant : « Travaillez, travaillez. » Les gens le craignaient puisque c’était quelqu’un de très méchant.
Mes frères avaient quitté ce domicile-là, ils sont venus à ma cachette le lendemain à 10 heures. Je n’ai eu de cesse à me poser des questions depuis que mes frères m’ont fait part de la mise à mort de la famille de ma sœur, je me demande pourquoi ils n’ont pas eu pitié de cette maman qui était enceinte.
Quand mes frères sont arrivés au niveau des magasins, un gendarme les a vus et les a giflés, ils ont menti et ont dit qu’ils étaient Hutu. C’est ainsi qu’ils ont continué la route. Ils ont passé la nuit sur place et le lendemain vers 10 heures, ils sont arrivés là où j’étais. On avait fait passer un communiqué comme quoi ceux qui cachaient des gens devaient les faire sortir. On avait également dit que les enfants, jeunes filles et les femmes n’allaient pas être tuées, mais c’était un mensonge pour regrouper les gens au même endroit.
Le chef de ménage de la famille a pris mes frères à la barrière et a dit que c’étaient ses enfants. Ils ont été épargnés. Quand ils m’ont vue, ils ont pleuré et m’ont raconté ce qui s’était passé, j’ai gardé le silence parce que je ne pouvais rien faire. Je n’oublierai jamais le fait que mes frères m’ont donné de l’argent en me disant que si j’allais survivre je pourrais me servir de cet argent. Ils me disaient que moi je n’allais pas mourir. Mais je ne sais pas pourquoi ils avaient une telle assurance. Nous sommes restés ensemble pendant quelques jours.
Puis les Interahamwe sont venus les prendre pour les tuer. Ils venaient me chercher pour me tuer parce que j’étais sur la liste des personnes à tuer. Ils avaient une liste de toutes les personnes à tuer et quand les personnes étaient mortes ils cochaient leurs noms, sur la liste, j’étais encore vivante. Ces Interahamwe ont su que j’étais dans cette famille parce qu’ils ont arrêté une fille qui se cachait avec moi et ils l’ont violée. Le lendemain, beaucoup d’Interahamwe sont venus ils ont trouvé mes frères devant la cour de la maison, moi j’étais partie cueillir des fruits. J’étais dans un arbre touffu. Un enfant de cette famille m’a dit de rester dans l’arbre parce que des Interahamwe arrivaient. Dans mon arbre, je voyais les Interahamwe, ils étaient très nombreux et j’ai eu très peur. Ils avaient beaucoup d’armes traditionnelles, des machettes. J’ai reconnu des Interahamwe de notre voisinage et notamment un ouvrier agricole qui travaillait chez nous. Il a dit à mon frère ROGER : « Tu es avec qui ? » Il a répondu qu’il était avec Olivier et Eugénie. Il a dit qu’il était avec moi et Olivier parce qu’on lui avait fait peur et on lui avait dit que s’il répondait, ils n’allaient pas le tuer. Ils sont allés les tuer en passant par un autre chemin.
J’ai été sauvée parce qu’ils ne sont pas passés par le côté où je me trouvais. Ils sont allés les tuer chez nous. Ils ont pris la jeune fille et l’ont violée, ils ne l’ont pas tuée ce jour-là. Je ne pouvais pas rester ici, parce que les Interahamwe avaient su que j’étais là. Je suis partie dans une autre localité. J’ai pris des petits sentiers, on évitait de passer par les barrières. Je suis allée chez des cousins, la femme du cousin m’a torturée parce que j’avais dit tout ce qui s’était passé. Elle m’a demandé si nous étions des Tutsi et j’ai dit oui. Elle est allée le dire à son oncle maternel qui était un militaire, Martin, connu parce qu’il a participé activement au génocide. Quand les gens le suppliaient de les laisser en vie, il leur coupait la tête. Il est venu vers 9 heures du matin. Il m’a demandé mon ethnie. Le mari de la femme s’appelait Philippe. J’ai eu peur, il m’a frappé et je lui ai dit la vérité. Il m’a demandé qui était mon père. Je ne sais pas mentir donc j’ai fini par lui dire la vérité. Il m’a arrêtée. Il portait des grenades à sa ceinture.
Je suis partie avec lui et il m’a conduite en contrebas d’un talus. Il m’a demandé de creuser ma propre tombe. Ils avaient dit que tout assaillant qui tuait quelqu’un devait l’enterrer. C’étaient les gendarmes et les militaires qui avaient donné cet ordre. Il a essayé de me forcer de boire de la bière de banane et j’ai refusé parce que je ne buvais pas d’alcool. Quand j’ai refusé, il a dit : « Voilà c’est ce qui caractérise les Tutsi. » Il m’a dit de m’agenouiller. Je lui ai demandé le temps de me laisser prier. Il a pointé sa baïonnette sur moi. Quand il a soulevé la baïonnette, Phillipe, le mari, lui a dit de ne pas me tuer parce que j’étais Hutu. Philippe m’a sauvé, il n’était pas parmi les gens pourchassés. Il a dit que j’étais venue rendre visite en tant que jeunes mariés. Il a dit que si j’étais Tutsi, il allait me couper la gorge avec sa baïonnette. Il a dit qu’il allait me tuer comme il avait tué une jeune fille à qui il avait coupé la tête.
Dans la soirée, la famille où se trouvaient mes frères est venue dans la famille où je me trouvais et ils m’ont emmenée avec eux.
C’était difficile de passer par la route puisque ma famille était connue, pour me masquer ils ont mis des feuilles sur ma tête pour que les gens ne puissent pas me reconnaître. Nous sommes passés près d’un étang. On est passé par une barrière tenue par les gendarmes et les membres de la population. J’étais avec une personne membre d’une famille qui n’était pas pourchassée. Quand on est arrivés à cette barrière, quelques mètres avant, ils m’ont dit ce que je devais répondre : ils savaient les questions que les gens des barrières posaient. Quand ils nous ont vus, ils ont sifflé, cela voulait dire qu’il fallait qu’on s’arrête. Les gens qui étaient avec moi ont dit qu’ils étaient vigilants, c’était un code pour dire qui ils étaient. Ils m’ont qu’il fallait faire vite, parce que le responsable de cette barrière était BIGUMA, que s’il me voyait il allait me tuer tout de suite et me jeter dans l’étang. Même à ce jour, j’ai peur de cet endroit.
Quand je suis arrivée dans cette famille j’ai su que mon frère était caché. Ils m’ont donné à manger mais je n’arrivais pas à manger. Je ne pouvais pas manger parce que je voulais retrouver au moins un membre de ma famille qui avait survécu. Ils m’ont dit : « Si on te montre un membre de ta famille et qu’on te pose des questions et qu’on te frappe, tu ne vas pas dire où ils sont ? » J’ai dit que je ne dirais rien même sous la torture. Je n’ai pas pu manger de la journée, j’ai vu mon frère vers 16 heures. J’étais dans le salon et mon frère était dans une petite annexe. Il pleuvait et un vieillard était venu s’abriter dans cette famille, c’était le papa d’un Interahamwe qui a vu mon frère. Quand il a vu mon frère, il a dit : « Ah, il y en a qui se cachent, vous avez vu sa taille ! » Il était maigre, grand. Il s’est approché de moi et m’a dit de sortir. Il a su que mon frère se trouvait dans cette famille. Quand j’ai vu mon frère j’étais contente mais je ne savais pas qu’il avait des blessures. Il a enlevé son pull et m’a montré toutes ses blessures. Il était gravement blessé. Les habits étaient collés à son corps à cause de ses blessures. Il était de teint clair mais il était devenu noir. Il m’a dit que des Interahamwe l’avaient frappé, il avait jeté de l’argent par terre et pendant qu’ils se battaient pour avoir de l’argent il en avait profité pour courir. On le massait avec de l’eau chaude et on mettait du lait de vache parce qu’on n’avait pas d’autre médicament. Chaque soir, j’étais assise à côté de lui, il disait que si des Interahamwe le retrouvaient ils allaient le tuer.
Ce qui me fait mal aujourd’hui c’est le souvenir que j’ai du dernier soir quand j’étais avec lui. J’étais avec lui et il m’a dit qu’il avait très peur. Le matin suivant, les Interahamwe sont venus l’arrêter à 10 heures. Ce n’étaient pas des Interahamwe de ce quartier, ils venaient d’ailleurs. Ils ont su qu’on se cachait par ce vieux monsieur qui nous avait vus. Ils sont venus et ont frappé au portail. Ils m’ont cachée dans une calebasse qui servait de citerne et ont mis un parapluie. Ils ont mis un couvercle. Ils ont fouillé partout, toutes les pièces. Mon frère avait été caché dans une chambre où on avait mis un cadenas. Je suis sortie de cette cachette et je suis passée par une brèche dans la clôture en contrebas de la maison. Ils sont sortis chercher à l’arrière. Un garçon de la famille nous informait : il nous a dit qu’ils arrivaient à l’arrière donc je suis passée à l’avant. Est venue une troisième attaque des gens du quartier : ils ont cassé la porte où il y avait le cadenas. Il y avait un ordre de ne pas tuer les filles parce qu’on allait les « marier » aux garçons (NDR. Cette expression signifie que les jeunes filles étaient données comme esclaves sexuelles aux jeunes hommes hutu).
Ils sont entrés dans la pièce et l’ont saisi. C’est la dernière fois que je l’ai vu, il m’a fait un signe d’au revoir. On l’a envoyé dans son quartier, il a essayé de donner de l’argent, mais il est mort à GATAGARA. C’était une grande barrière, c’est là qu’il est mort.
Les gens ont su que j’étais Tutsi donc c’est devenu dur pour moi. Un soir, il y avait un théâtre, et on m’a dit que je devais quitter cette maison. Cette famille m’a indiqué des chemins à prendre. Mais je me suis perdue parce que je ne connaissais pas les chemins. J’ai continué à marcher toute la nuit. J’ai failli tomber sur une barrière mais j’ai fait demi-tour. Je suis arrivée à l’orphelinat vers 10 heures. J’ai mis beaucoup de temps parce que je prenais des petits chemins. J’avais très froid. Devant l’orphelinat, il y avait une barrière. Elle était dirigée par BIGUMA. J’ai vu un Interahamwe, qui était collègue de mon père qui était vétérinaire et qui s’appelait Alfonse, je pensais qu’il allait m’épargner. Il avait un gourdin. Il m’a emmenée chez lui et c’est sa femme qui m’a cachée. Il allait chercher quelqu’un pour me tuer mais sa femme m’a cachée dans les toilettes. Il disait que j’étais la seule qui n’était pas encore morte de chez Laurent.
Quand son mari est revenu pour me tuer, elle a menti et a dit que j’étais partie parce que j’étais dans la même classe que sa petite sœur à l’école primaire. Trente minutes après, elle m’a conduit à l’orphelinat. Un garçon m’a aidé à entrer dans l’orphelinat. Il y avait encore une barrière mais cette barrière était la barrière de l’orphelinat qui arrêtait les gens pour qu’ils ne viennent pas trier les enfants de cette institution. Un père italien a accepté de m’accueillir. Il a dit que ma mère venait d’être tuée. Ma mère est morte au terrain de MUSHIRARUNGU, elle a agonisé pendant trois jours. Quand nous étions à l’orphelinat, les gendarmes sont venus pour essayer de séparer les enfants Tutsi et Hutu. Mais en arrivant, on changeait de nom. Je me souviens d’un dimanche où les gendarmes sont venus et ont giflé le prêtre en demandait qui était Tutsi et il a dit : « Ils sont tous mes enfants, il n’y a pas de Tutsi ou de Hutu. » Vu que le prêtre ne voulait pas donner des noms, ils ont tiré sur un enfant. Après, les Inkotanyi[7] sont arrivés à NYANZA. Ils sont venus et nous ont rassurés. Ils nous ont fait changer d’endroit. Ils avaient installé une arme pour tirer sur l’orphelinat parce qu’ils savaient que beaucoup d’enfants s’y étaient réfugiés. Ils nous ont emmenés à NYAMATA car à NYANZA il n’y avait pas de sécurité.
Nous sommes revenus à NYANZA plus tard quand c’était plus sûr, mais il y avait une mauvaise odeur et plein de cadavres. Ils nous ont sauvés. Ils nous ont donné de l’eau et des vêtements. Ils ont pris soin de nous, puis ils nous ont remis à l’école parce que nous n’avions plus de parents. Mon frère est venu me chercher à l’orphelinat et nous sommes allés voir chez nous, lui il était étudiant à MUGANZA. On a trouvé la maison brûlée. J’ai retrouvé mes frères grâce aux chiens, ils étaient dans un bananier derrière la maison. J’ai retrouvé le corps de mon père, il avait été coupé en deux. Plus tard, on a trouvé le corps de ma mère avec l’enfant qu’elle portait dans le dos. Nous les avons enterrés. Ce qui fait mal c’est que les gens qui ont fait ça ne veulent pas le dire. Ce fut difficile de faire des études et de vivre mon mariage sans famille. C’est comme cela s’était passé hier.


Audition de monsieur Élie MUSHYITSI, en visioconférence de KIGALI, cité à la demande du ministère public.
Dans ma cellule, j’ai vu ce qu’il s’est passé à la barrière d’AKAZU K’AMAZI. Quand nous étions sur cette barrière sont arrivés des gendarmes, César et HATEGEKIMANA, ce sont eux qui ont donné le signal pour qu’on commence les tueries dans cette localité. Ils sont descendus jusqu’à l’endroit où ils ont trouvé des gens qui avaient l’habitude de se rassembler et leur ont dit : « Venez, on va vous montrer ce que vous devez faire. » Puis ils ont dit qu’on pouvait commencer à fouiller les maisons. Ils ont détruit les maisons et quand les gens sortaient, HATEGEKIMANA tirait en l’air pour faire peur aux gens. Il a quitté cet endroit, et a croisé quelqu’un qui avait été caché et il l’a tué. Quand il est arrivé sur la barrière, il a dit aux gens qui étaient là de commencer à détruire les maisons, il a tué une vache et des vieilles dames qui étaient là. Il y avait quelqu’un qui montrait à César l’endroit où étaient cachées les vieilles dames. C’est à partir de ce moment-là qu’on a commencé à tuer tous les Tutsi proches de la barrière d’AKAZU K’AMAZI. Ils ont tué tous les Tutsi de cette localité. César a donné une tache spécifique à toute personne qui se trouvait sur la barrière. Il ordonnait à certaines personnes de rester à la barrière et à d’autres de contrôler les maisons. Il a demandé à toute la population d’aller à la barrière. Ma tâche était de fouiller les gens qui passaient par les barrières.
Maison de Boniface sur la barrière Akazu k’amazi
Sur questions du président, le témoin dit qu’il connaissait la maison de Boniface qu’il a d’ailleurs montrée aux enquêteurs. On enfermait les gens dans la maison et la nuit on les tuait.
Le témoin est assez confus dans ses propos, déclare que HATEGEKIMANA et BIGUMA sont deux personnes différentes, évoque plusieurs marques de voitures. À la barrière, il était chargé de contrôler les cartes d’identité. Les Tutsi étaient soit tués sur le champ, soit enfermés dans la maison. Il dit avoir été acquitté lors des Gacaca[8].
Les questions posées par la défense ne permettront pas d’y voir beaucoup plus clair, en particulier concernant les véhicules utilisés par BIGUMA.

Audition de madame Yvette NIYONTEZE, en visioconférence de KIGALI, souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Je suis originaire du district de NYANZA. Dans la période qui précède le génocide, des gendarmes venaient pour perquisitionner les fusils. Personnellement, j’ignorais les tenants et les aboutissants de tout cela. Nous ne comprenions pas de quoi il s’agissait. C’est vers 1990 que les perquisitions ont commencé à notre domicile. Entre 1990 et 1994, les gens étaient arrêtés, et accusés d’être complices des Inkotanyi[7]. En ce qui me concerne, je restais toujours dans notre quartier et je n’allais pas au centre-ville de NYANZA. Je ne connaissais pas beaucoup de personnes, c’est après le début du génocide que j’ai connu des gens.
Nous avons commencé à ne plus passer la nuit à la maison. Un jour, je suis rentrée et j’ai vu mon père. Le lendemain matin j’ai vu mon père, ma mère et mon petit frère et la vieille c’est-à-dire une grand-mère, elle avait l’âge de ma mère mais elle vivait avec nous. Le matin, nous étions tous là, chacun était venu de là où il avait passé la nuit. Nous prenions le petit-déjeuner. Et on a vu se garer en face de chez nous un véhicule de gendarmes avec six gendarmes à son bord. Mon père nous a dit de passer par l’arrière-cour et que chacun retourne là où il avait passé la nuit. Chacun a regagné sa cachette.
Mon père est allé en contre-bas de notre domicile pour voir sa mère. L’après-midi, ils ont commencé à rentrer dans les maisons des gens. Ils ont commencé à fouiller les maisons des Hutu pour voir si ils ne cachaient pas des gens. Les Interahamwe[5], avec à leur tête un gendarme, nous ont trouvés, moi et quatre autres enfants qui étaient mes voisins.
Chaque attaque comptait des gendarmes ou des militaires. Ils nous ont demandé où était notre domicile. On a dit que c’était en haut. Ils nous ont demandé de leur montrer où on habitait. Ils nous ont fait monter. Nous sommes retournés là-bas chacun désignant son domicile. Ils nous ont demandé de rester sur place jusqu’au retour de nos parents. Ce fut la dernière fois que j’ai vu ces enfants. Chacun attendait le retour de ses propres parents. Vers la tombée de la nuit, un militaire a voulu téléphoner de notre domicile. Puis il y a eu une attaque. Ils étaient à deux, un militaire et un gendarme, ils sont entrés, je n’ai pas eu la force d’aller ouvrir la porte, j’étais tétanisée dans les escaliers à l’arrière-cour.
Comme personne n’a ouvert la porte, ils ont tiré. La porte a sauté. Ils sont rentrés, l’un s’est mis à téléphoner, le militaire et l’autre, le gendarme, a circulé dans la maison et il m’a vue. Il m’a demandé où étaient mes parents, j’ai dit que je ne savais pas et que je me cachais chez ma marraine, son mari était Hutu. J’ai dit que je ne savais pas si on était Tutsi.
Le gendarme s’est renseigné auprès de gens qui m’ont reconnue. Le gendarme m’a dit qu’il allait me donner une chance s’il constatait que je n’étais pas un garçon, j’avais les cheveux courts et un short. Je lui ai dit que j’étais une fille, dans le groupe plusieurs ont confirmé. Il a dit qu’il n’allait pas me tuer ce jour-là. Il a demandé où je pensais pouvoir me rendre. Je n’avais nulle part où aller puisque tout le monde avait fui.
Nous avions comme voisin le directeur de notre école primaire. La personne en question a demandé à cet homme de me prendre chez lui le temps nécessaire. Il a dit que le moment opportun il viendrait me prendre là. C’est comme ça que je me suis installée dans la maison voisine à la nôtre. Il avait dit de ne pas me tuer, qu’il allait me tuer lui-même. C’est là que j’ai commencé à identifier des gens que je ne connaissais pas avant. En face de chez nous il y avait un croisement de routes et une barrière. Tous les tueurs venaient chez le directeur en parlant des gens qu’ils avaient tués.
Les attaques étaient fréquentes et faites par les gendarmes. C’est dans ce contexte là que j’ai appris le nom de BIGUMA. Le nom de BIGUMA revenait toujours dans la bouche des gens quand ils parlaient d’endroits où ils avaient tué des gens ou d’endroits où ils avaient pillé. Je l’ai reconnu au moment où il dirigeait une attaque de grande envergure. Il y a eu une attaque sur la colline, c’est là que j’ai perdu ma grande sœur. Depuis quelques jours je souffrais de la malaria. Quelqu’un m’a dit que BIGUMA avait donné comme instruction que ce jour-là, aucun Tutsi ne devait survivre. Et ce jour-là est arrivé. Plusieurs personnes portaient des feuilles de bananiers. Ils avaient des machettes et des gourdins. Ils perquisitionnaient partout. Avant d’entrer dans la maison, les autres m’ont fait monter dans les faux plafonds. Les plafonds étaient faits de roseaux. On était allongés et on pouvait voir ce qui se passait en bas. Je les ai tous vus. Je les voyais fouiller partout. C’est ainsi que j’ai survécu mais presque tout le monde a été tué. Le soir, les gens ont commencé à parler des personnes qui avaient été tuées et ils ont dit que le gendarme en question était BIGUMA. C’est ce jour-là que j’ai quitté NYANZA. Les conséquences du génocide sont innombrables. Vous pouvez vous imaginer ce que c’est de perdre ses parents, ses frères et sœurs tués par des êtres humains. C’est quelque chose qui dépasse l’entendement et pour lesquels on ne peut jamais trouver les mots pour l’expliquer. J’ai vu beaucoup de choses mais j’ai parlé des moments les plus importants.

Audition de monsieur Emmanuel UWITIJE, cité à la demande du ministère public, attaque de la colline de NYABUBARE, frère de monsieur Obed BAYAVUGE.
Emmanuel UWITIJE était agriculteur au village de NYABUBARE au moment du massacre sur la colline. Il ne fait pas de déclaration spontanée et, en répondant aux questions du Président, il affirme qu’il avait entendu parler de BIGUMA à l’époque mais dit que les habitants n’osaient pas s’approcher des gendarmes ou des militaires.
Il raconte que le jour de l’attaque sur la colline de NYABUBARE, c’était le jour de Sabbat, beaucoup de Tutsi y avaient trouvé refuge. Emmanuel était présent avec la population et le conseiller de secteur Israël DUSINGIZIMANA qui sensibilisait la population. Le conseiller et un commerçant sont allés à la gendarmerie de NYANZA pour demander du renfort. Il a entendu notamment du conseiller que c’était BIGUMA qui était à la tête de la gendarmerie. La gendarmerie est donc arrivée dans un véhicule blanc qui transportait aussi le bourgmestre de NTYAZO, qu’ils ont ensuite tué. Le témoin a entendu dire autour de lui et par le conseiller DUSINGIZIMANA que c’était BIGUMA qui l’avait tué. Après ça, des personnes ont récupéré ses chaussures. Il a vu l’accusé donner des instructions. Après la mort du bourgmestre, ils sont descendus pour s’approcher. Il a vu que que les gendarmes avaient mis en place des « gros fusils qu’ils ont installés par terre » en contre-bas de la colline, près d’un bois. C’était des gros engins qui « projetaient les gens en l’air ». Ils ont commencé à tirer sur la colline.
Emmanuel et le reste de la population étaient armés de gourdins, de machettes et de gros bâtons. BIGUMA avait donné des ordres : les 5 ou 6 gendarmes tiraient des obus d’abord, puis les jeunes devaient encercler la colline pour empêcher les gens de s’échapper et les vieux allaient venir après. Le témoin a été jugé, il a plaidé coupable et a demandé pardon, et a été condamné à 13 ans de réclusion.


Audition de monsieur Obed BAYAVUGE, cité à la demande du ministère public, attaque de la colline de NYABUBARE, frère de monsieur Emmanuel UWITEJE.
Obed BAYABUGE était agriculteur à NYABUBARE en avril 1994. Il est le frère d’Emmanuel UWITIJE, le témoin précédent. Obed a été témoin de l’attaque par la gendarmerie sur la colline de NYABUBARE. Interrogé par le président, il dit avoir vu BIGUMA diriger l’attaque. Il l’a vu rejoindre la partie de la population qui était déjà sur la colline à bord d’un véhicule à double cabine de couleur blanche. Il l’a vu avec d’autres gendarmes installer en contre-bas un « gros fusil » et tirer sur la colline. Quand Monsieur le Président lui demande quel était ce gros fusil, il répond que c’était un mortier 120.
Après l’attaque, Obed a été le témoin du meurtre de Jacqueline NYIRABUREGEYA, une Tutsi épouse d’un militaire, qui habitait non loin de chez lui. Les gendarmes accompagnés de BIGUMA ont fait croire à Jacqueline qu’elle allait être hébergée et protégée, puis ils l’ont tuée.
Obed a été jugé et condamné par une Gacaca[8] à 13 ans de réclusion. Il a passé 8 ans en prison et a fini sa peine avec une peine alternative de prison en faisant des travaux d’intérêt général.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et mise en page
1. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
2. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑][↑]
3. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
4. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemertnts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.[↑]
5. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
6. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
7. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑][↑]
8. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 31 mai 2023. J13
31/05/2023
• Audition d’Israël DUSINGIZIMANA, conseiller de secteur, détenu.
• Audition de Célestin NIGIRENTE.
• Audition d’Augustin NZAMWITA.
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Audition de monsieur Israël DUSINGIZIMANA, conseiller de secteur, en visioconférence de KIGALI, cité à la demande du ministère public, détenu.
Israël DUSINGIZIMANA est entendu en visio-conférence du Rwanda ou il est incarcéré depuis le 10 mai 1996. Il a été jugé et condamné pour génocide par la juridiction Gacaca[1] du RWABICUMA à une peine de 24 ans de réclusion. Aujourd’hui, il a dépassé l’exécution de cette peine depuis 3 ans et attend son billet d’élargissement pour pouvoir sortir. En 1994, il a participé à des massacres à NYABUBARE et et des assassinats et pilages dans le secteur de MUSHIRARUNGU, aujourd’hui renommé RWABICUMA.
Le bourgmestre GISAGARA Jean Marie Vianney.
En avril 1994, Israël était conseiller communal du secteur de MUSHIRARUNGU dans la commune de NYABISINDU, depuis 1990. Quand il est devenu conseiller, le bourgmestre de … s’appelait Denis SEKIMONYO. SEKIMONYO a été accusé d’être un complice du FPR[2] et en 1993, il a été remplacé par le bourgmestre GISAGARA. Tout deux sont morts pendant le génocide.
Israël raconte qu’au début du génocide des Tutsi, le sous-préfet, Gaëtan KAYITANA, a encouragé la population à tuer les Tutsi en disant que c’était des ennemis. Lors d’une rencontre le 22 avril 1994, pendant laquelle il sensibilisait la population, il s’est adressé au capitaine BIRIKUNZIRA en disant que le capitaine allait mettre à disposition des hommes, des véhicules et des armes. À la suite de cette réunion, les barrières ont été érigées. Israël a participé à l’érection des barrières à MUSHIRARUNGU, à RWABUYE et au lieu dit du BLEU-BLANC. À ces barrières, il voyait souvent Philippe HATEGEKIMANA venir et contrôler. Il parlait parfois avec lui à ces occasions. Le témoin dit ensuite qu’il avait déjà vu l’accusé lors des réunions de sécurité, accompagné du capitaine BIRIKUNZIRA.
Emplacement de la maison du capitaine BIRIKUNZIRA, le commandant de la gendarmerie.
Le 23 avril 1994, le jour de l’attaque de NYABUBARE, Israël est allé à la gendarmerie de NYANZA tôt dans la journée pour chercher du renfort dans l’attaque. Beaucoup de Tutsi de la région et des régions aux alentours s’étaient réfugié dans la colline de NYABUBARE et parmi eux, se trouvait un militaire armé d’un fusil. Pendant qu’il demandait du renfort auprès du capitaine BIRIKUNZIRA, il a vu BIGUMA arriver dans un véhicule à double cabine blanc qui transportait aussi le bourgmestre de NTYAZO, Narcisse NYAGASAZA, 5 autres Tutsi et des gendarmes. BIGUMA venait d’arrêter le bourgmestre à NTYAZO.
Le bourgmestre Narcisse NYAGASAZA arrêté et emmené par BIGUMA.
A l’arrivée d’HATEGEKIMANA, le capitaine lui a demandé de prendre des armes et un mortier 60 et de partir à a colline de NYABUBARE en prenant le bourgmestre avec lui. Le témoin les a vus charger le mortier et est parti avec eux. Le véhicule s’est d’abord arrêté devant le domicile de NTASHAMAJE. Les gendarmes, sous les ordres de BIGUMA, ont fouillé les cinq Tutsi, leur ont pris leur argent et les ont tués par balle en contrebas de la route.
Puis ils sont remontés dans le véhicule : « Cela avait pris entre une et trois minutes ». Les gendarmes ont continué la route et sont arrivés devant le bureau du secteur de MUSHIRARUNGU qui était en construction. Ils sont descendus du véhicule et sont montés en contre-haut de la route dans un petit bois. L’adjudant chef BIGUMA a ordonné de fouiller le bourgmestre. Les gendarmes ont sortis 1000 francs de ses poches. Le bourgmestre s’est couché par terre sur le bras gauche. Et deux gendarmes lui ont tiré deux balles dans les côtes, toujours sur ordre de BIGUMA.
Après cela, l’adjudant-chef HATEGEKIMANA a dit aux Hutu autour de lui : « Voici l’exemple de ce que vous allez faire aux Tutsi qui se trouvent sur la colline de NYABUBARE ». La population, qui se trouvait un peu plus haut sur la colline, est descendue. Tous ont cheminé sur 500 mètres, et les gendarmes ont installé le mortier. La population est remontée sur la colline avec des armes traditionnelles. Les gendarmes, dont BIGUMA, sont restés à côté du mortier. Ils ont tiré sur la colline. Le témoin dit avoir vu « des choses qui montaient en l’air ». Les assaillants se sont rués vers les Tutsi avec leurs armes traditionnelles et ont commencé le massacre. Pendant que la population tuait les Tutsi avec leurs armes blanches, les gendarmes continuaient de tirer avec des grenades et des fusils individuels. L’attaque aurait duré de 11 heures à 14 heures.
Avant de commencer à tirer, l’adjudant-chef BIGUMA avait élevé la voix pour appeler à se rendre le militaire Pierre NGIRINSHUTI qui était réfugié avec les Tutsi. Le militaire lui a répondu : « Non, je ne te répond pas, je sais pour quoi vous êtes venus, faites ce que vous avez à faire ». Le sergent NGIRINSHUTI a réussi à s’enfuir mais, selon Israël, il a été tué plus loin dans le secteur de NYABIMYENGA par GAKUBA Théodore.
Au moment ou le Président demande au témoin ce qu’il est advenu des corps des victimes, il répond qu’il ne se sent pas bien et qu’il est en train de faire une crise d’hypoglycémie. L’audition est interrompue et Israël DUSINGIZIMANA est conduit à l’hôpital. Il va actuellement mieux mais son audition doit être reportée.
Complément du 2 juin 2023 : voir le compte-rendu de la suite de son audition.

Audition de monsieur Célestin NIGIRENTE, en visioconférence de KIGALI, cité à la demande du ministère public.
C’est par la radio que le témoin apprend l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA. Les premiers jours tout est calme, les problèmes viendront un peu plus tard. Il habitait à MUSHIRARUNGU, le conseiller de secteur était Israël DUSINKIZIMANA. Emmanuel UWITEJE et son frère Obed, qui ont été entendus la veille, n’étaient pas de très proches voisins. Ils habitaient à environ deux kilomètres de chez lui.
Après l’attentat, à partir du 22 avril 1994, les gens ont commencé à tuer les Tutsi. Un gendarme dénommé BIGUMA a réuni la population au Centre Bleu Blanc vers 16 heures. Il a donné l’ordre de manger les Tutsi et de manger leurs vaches. Personnellement, il n’a vu le gendarme que le lendemain car quand il est arrivé au Centre, BIGUMA était déjà reparti. Mais il avait sensibilisé la population qui ne savait pas ce qu’il fallait faire. C’est ce jour-là qu’ils ont érigé une barrière, sur ordre de BIGUMA. Le Centre Bleu Blanc se trouvait à un croisement de chemins: on y trouvait des boutiques et des débits de boissons.
Ils ont tué Charles KAREMERA qui tenait un bar et avait une situation assez aisée. Ils ont incendié des maisons de Tutsi à KARWA. Le témoin habitait la cellule GISORO et il a regagné son domicile avec un voisin, NGARUYE. Ils sont restés longtemps devant la maison de ce dernier qui habitait à Bleu Blanc. Juste en dessous de chez lui, des maisons étaient en feu. Des vaches ont été volées.
Ils ont passé la nuit à la belle étoile, sans trop savoir que faire. Le lendemain, vers dix heures, ils se sont rassemblés à MPYA, dans le secteur de GISORO. Ils ont vu arriver BIGUMA et des gendarmes, en compagnie du conseiller Israël DUSINGIZIMANA. Ces derniers leur ont demandé de les suivre: leur voiture blanche avec une caisse arrière se rendait à MUNYINYA, aujourd’hui NYABUBARE.
Le témoin affirme que le bourgmestre NYAGASAZA a été tué en sa présence. Il était dans le véhicule des gendarmes et c’est BIGUMA qui le leur a présenté. Le bourgmestre a été tué par balles, à GISORO, en contrebas du bureau du secteur, sur la route qui mène à NYABUBARE.
Sur question de monsieur le président, le témoin précise qu’il était sur la route à côté du véhicule des gendarmes. Ces derniers l’ont fait descendre pour le conduire à un endroit surélevé. On lui reprochait d’avoir aidé des Tutsi à traverser la frontière vers le BURUNDI.
Après l’avoir insulté, BIGUMA lui a dit de vider ses poches: on lui a confisqué mille francs et des documents, ainsi que sa carte d’identité. BIGUMA lui a demandé de se tourner et de bien se tenir. C’est lui qui a tiré un coup de fusil et qui a demandé d’enterrer le corps.
Invité à réagir après ces témoignages, monsieur MANIER, comme à son habitude, a déclaré qu’il n’avait rien à dire.
Madame AÏT HAMOU, une des avocates générales, veut en savoir plus sur l’uniforme que portait BIGUMA. Le témoin répond qu’il avait un pantalon kaki, une veste camouflage et un béret rouge sur l’épaule. Il portait une petite arme. Toujours sur questions du ministère public, le témoin dit qu’il a vu les gendarmes surtout en ville avant 1994. Quant à NYAGASAZA, il est incapable de décrire l’état dans lequel il était. Difficile pour lui de dire qui a tué le bourgmestre: ils étaient deux gendarmes, mais c’est BIGUMA qui parlait.
Madame VIGUIER, l’autre avocate générale, demande au témoin si c’est la présence du gendarme Pierre NGIRINSHUTI qui a poussé les Tutsi à se regrouper sur la colline de NYABUBARE. Pour Célestin NIGIRENTE, cette présence du gendarme tutsi était un secret de polichinelle: tout le monde le savait. Les réfugiés se sont défendus: les hommes lançaient des pierres sur les assaillants (NDR. Ce système de défense s’est répété très souvent pendant le génocide, que ce soit à BISESERO, à NYAMURE et sur de nombreuses collines, ce sont les femmes et les enfants qui rassemblaient les pierres et les hommes qui les lançaient.) Les assaillants portaient des habits ordinaires mais ils s’entouraient la taille et la tête de feuilles de bananiers (NDR. Dans des témoignages recueillis pour d’autres affaires, cette façon de s’habiller leur permettaient, en cas de combats au corps à corps, de pouvoir se reconnaître).
Quant aux rondes, elles avaient été initiées par BIGUMA, selon le témoin.
La défense prend à son tour la parole et veut savoir si le témoin a réellement vu BIGUMA le jour où il a rassemblé la population. Célestin NIGIRENTE répond que ce sont Aimable SIBOMANA et MUSONI qui le lui avaient dit. Mais il l’avait appris aussi par NZABANDORA qui était venu le chercher dans son champ de manioc. Le témoin est obligé de se répéter: il n’était pas présent lors de l’érection de la barrière, elle était déjà là quand il est arrivé.
L’avocat, maître GUEDJ, tente un dernier coup de poker en laissant entendre que BIGUMA avait été acquitté lors de Gacaca[1]. Vérification faite, c’est FAUX.

Audition de monsieur Augustin NZAMWITA, en visioconférence de KIGALI, cité à la demande du ministère public.
Augustin NZAMWITA, est un agriculteur qui vit dans le district de NYANZA, dans le secteur de KIBILIZI. A l’époque du génocide des Tutsi, il était jeune et était encore en études primaires à MBUYE. En avril 1994, il est retourné chez ses parents pour les vacances scolaires. Son père tenait un commerce de débit de boissons dans le petit centre commercial d’AKAZARUSENYA, qui se situait près de la frontière du BURUNDI.
Centre commercial près de le frontière du Burundi où Nyagasaza a été arrêté. Le chemin descend vers la rivière Akanyaru.
Un jour, alors qu’il était au centre commercial, Augustin a vu le conseiller UKWIZADIGIRA discuter avec le bourgmestre NYAGASAZA. Un peu plus tard, il a vu BIGUMA arriver à bord d’un véhicule blanc. Quand il est arrivé, la population a eu peur et les gens ont commencé à courir de gauche à droite. Les gens au centre étaient en grande partie des réfugiés Tutsi qui cherchaient à franchir la frontière. Certains venaient de SHARI, d’autres de GISAGARA.
Rivière Akanyaru où le bourgmestre NYAGASAZA à été arrêté et emmené par BIGUMA.
A son arrivée, BIGUMA est venu devant NYAGASAZA et l’a brutalisé en lui donnant des coups de pied. Puis il l’a mis dans sa voiture. Il a dit aux habitants que personne ne devait accepter l’argent que les réfugiés proposaient pour s’enfuir. En disant ça, il aurait fait un signe d’égorgement pour menacer ceux qui accepteraient d’aider les réfugiés Tutsi. Après son départ, beaucoup de gens de SHARI sont venus à la frontière pour fuir. Des militaires du BURUNDI essayaient de les faire passer avec des cordes ou des barques.
Pirogues qui ont servi aux Tutsi pour traverser l’Akanyaru vers le Burundi.
Augustin a fui le Rwanda en avril 1994 et est arrivé au BURUNDI, dans un camp de réfugiés de Hutu à RUKURABIGABO. Plus tard il est allé dans un autre camp, le camp de RUKORE en Tanzanie. A la fin du génocide, en janvier 2003, il est rentré au RWANDA et a appris ce qui était arrivé au bourgmestre NYAGASAZA. Son père avait rejoint l’OUGANDA avec sa deuxième épouse et ses enfants. Il y serait toujours.

Pour clôturer la journée, monsieur le président va procéder à la lecture des auditions de trois témoins décédés dans les semaines ou lesmois précédant le procès. Il s’agit de l’audition de monsieur Charles NKOMEJE, celle de monsieur Assiel BAKUNDUKIZE et de monsieur Yobo KAYIRANGA. A la demande de la défense, il sera fait lecture de l’audition de monsieur Callixte MUNYANGEYO.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]
2. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 1 juin 2023. J14
01/06/2023
• Audition de Silas SEBAKARA, détenu.
• Audition d’Eliezer NSENGIYOBIRI.
• Audition de Marie-Jeanne MUKANSONEYE, partie civile (CPCR).
• Audition d’Esdras SINDAYIGAYA.
________________________________________

Audition de monsieur Silas SEBAKARA, détenu, en visioconférence de KIGALI, cité à la demande du ministère public.
Sur questions de monsieur le président, le témoin dit qu’il est né en 1960. En 1994, il était un simple agriculteur. Il habitait la cellule de MBUYE, commune NYANZA qu’il connaît bien.
Dans la commune, il y avait des policiers communaux et un détachement de gendarmerie. À NTYAZO se trouvait un camp de réfugiés hutu burundais (NDR. Beaucoup de ces réfugiés, dans certains endroits du Rwanda comme à GISAGARA, près de BUTARE, participeront activement au génocide).
Après l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA, le témoin reconnaît qu’il y a eu un génocide commis contre les Tutsi mais qui, à NTYAZO, a commencé après le 20 avril. Jusque-là, les Hutu et les Tutsi entretenaient de bonnes relations. Avec l’attentat, tout a changé.
C’est Philippe HATEGEKIMANA, BIGUMA, qui leur a dit de tuer les Tutsi. Lorsque ces derniers fuyaient, il est passé où ils se trouvaient et il les a incités à tuer.
Le témoin affirme avoir vu BIGUMA transporter le bourgmestre NYAGASAZA alors qu’il se trouvait près de chez lui, à MUKONI, et que les Tutsi avaient commencé à fuir. Silas SEBAKARA a vu les gens fuir vers la colline de RUKORE. Est arrivé alors un véhicule avec, à son bord, BIGUMA et des gendarmes. Ce véhicule se dirigeait vers la rivière AKANYARU Après être passé par MUKONI. La voiture double cabine, de couleur blanche, s’est arrêtée à leur hauteur: c’était le matin. A bord, plusieurs gendarmes et quelques hommes à l’arrière. Le bourgmestre Narcisse NYAGASAZA était à l’intérieur de la cabine.
Le bourgmestre a salué le témoin et lui a demandé d’assurer la sécurité. Il semblait contraint et BIGUMA, de la main, lui a fait signe de se taire. BIGUMA les a rassemblés autour du véhicule et leur a dit que les gens qui fuyaient étaient des Tutsi. Il leur a demandé de les arrêter, de prendre leurs vaches et si possible de les tuer; de jeter ensuite leurs corps dans la rivière AKANYARU.
Rivière Akanyaru où le bourgmestre NYAGASAZA à été arrêté et emmené par BIGUMA.
Il a demandé aux gens si quelqu’un savait manier une arme à feu ou une grenade. Comme personne ne savait, il leur a demandé d’aller chercher des armes traditionnelles. Il leur a montré NYAGASAZA en leur disant qu’il allait le tuer. C’est alors que la voiture est repartie.
Un jeune homme qui était arrivé à bord d’une moto, Jérôme NTIKURIRIYAYO, agent recenseur, leur a demandé si BIGUMA venait de passer en voiture. C’est ainsi qu’ils ont appris l’identité du gendarme qui leur avait parlé.
Le témoin déclare ne pas avoir assisté à la mort du bourgmestre NYAGASAZA. C’est lors de la collecte d’information, à la prison de NYANZA, qu’ils ont appris que ce dernier avait perdu la vie à MUSHIRARUNGU. Après cette exécution, les Tutsi ont commencé à être tués. Le témoin reconnaît avoir participé aux tueries, mais pas ce jour-là. il a participé à d’autres attaques contre ses voisins tutsi restés sur place ou contre ceux qui étaient venus d’ailleurs pour se cacher.
Dans le véhicule en question, il y avait entre autres MUSONERA de NTYAZO, un commerçant, ainsi que Pierre NYAKARASHI, un ancien policier communal.
Le témoin reconnaît avoir lui-même été jugé par la Gacaca[1] de MBUYE et condamné à la réclusion criminelle à perpétuité.
S’il a accepté de parler, c’est pour servir la vérité, pas pour obtenir un quelconque avantage. Lorsque les enquêteurs lui ont présenté la planche photographique, il a reconnu BIGUMA sur la photo numéro 4. Alors qu’il avait reconnu BIGUMA lors d’une confrontation avec l’accusé, aujourd’hui, il ne le reconnaît pas!
Maître PHILIPPART fait remarquer que la fille et le gendre de monsieur MUSONERA sont parties civiles dans ce procès. Elle demande au témoin s’il connaît le prénom de cette victime. Il ne se souvient pas mais lorsque l’avocate du CPCR lui suggère le prénom d’Apollinaire, il acquiesce. Le témoin est amené à préciser que la cellule de MUKONI se trouve à deux ou trois kilomètres de la rivière AKANYARU. Il n’a pas entendu de coup de feu en provenance de cette rivière, pas ce jour-là en tout cas.
Interrogé par un autre avocat des parties civiles, le témoin avoue que les massacres qui se sont perpétrés le lendemain sont bien en rapport avec les propos de BIGUMA ce jour-là. Il connaît aussi la famille d’un enseignant prénommé Antoine: sa mère s’appelait MUKAMIBIBI. Mais il ne connaît pas les circonstances de sa mort. Selon lui, tous les massacres de RUKORE ont un lien avec les propos de BIGUMA.
Sur question de madame AÏT HAMOU, avocate générale, il dit que NYAGASAZA était un homme bien qui aimait les Hutu et les Tutsi. On l’a arrêté parce qu’il aidait des Tutsi à franchir la frontière sur la rivière AKANYARU. Lui-même devait fuir en suite.
Toujours sur question du ministère public, le témoin dit qu’il n’était pas facile de différencier les gendarmes et les policiers communaux: ils avaient un uniforme « kaki blanchâtre » et un béret de même couleur. Quant à la voiture, elle était, comme il l’avait déjà dit, « d’un blanc pas très clair ». Toutes les pistes étaient en terre (NDR. A l’approche de l’AKANYARU et sur la commune, elles sont encore aujourd’hui en latérite).
Sur questions de monsieur le président qui reprend la main, le témoin dit qu’il n’y avait pas de barrière à la rivière AKANYARU, que les biens des commerçants ont bien été pillés. Mais il ne sait rien des massacres à l’ISAR SONGA.
Les quelques questions de la défense n’apporteront pas grand chose de plus dans la connaissance des événements évoqués.

Audition de monsieur Eliezer NSENGIYOBIRI, cité à la demande du ministère public.
En 1994, Eliezer NSENGIYOBIRI était un agriculteur originaire de la région de MUSHIRARUNGU. Le vendredi 21 avril 1994, il a entendu un militaire dire aux Hutu de sa région d’aller tuer les Tutsi et de manger leurs vaches. Il a dit qu’ils allaient tuer des Tutsi le lendemain. Eliezer a appris par le biais du conseiller de secteur Israël DUSINGIZIMANA, que ce militaire était le capitaine BIRIKUNZIRA. Dans la journée, le témoin dit que plusieurs barrières ont été érigées et notamment celle du lieu dit BLEU-BLANC. Le témoin avoue avoir déjà participé à des rondes.
Le samedi 23 avril 1994, jour du Sabbat, Eliezer dit être allé à l’église le matin, puis il s’est dirigé vers le sommet de la colline qui fait face à la colline de NYABUBARE pour aller voir sa famille. A ce moment là il dit avoir vu le conseiller de secteur Israël partir et revenir avec BIGUMA. Quand ils sont arrivés, Israël était dans un véhicule, et devant lui, BIGUMA était dans un autre véhicule à double cabine blanche qui transportait des gendarmes et le bourgmestre NYAGASAZA. Les véhicules se sont arrêtés près du bureau de secteur de MUSHIRARUNGU qui était en construction.
Plusieurs membres de la population se sont dirigés vers le véhicule qui venait de se garer. Elieser a su que le gendarme qui était sorti du véhicule avec NYAGASAZA était BIGUMA par Israël. BIGUMA s’est adressé aux gens autour du véhicule et a dit qu’ils venaient d’attraper cet homme en désignant le bourgmestre NYAGASAZA alors qu’il faisait passer des Tutsi par la frontière. Il a ensuite posé des questions à NYAGASAZA, notamment il lui a demandé où étaient les Inkotanyi[2]. NYAGASAZA lui a répondu qu’il n’avait pas d’informations. BIGUMA aurait décrété : « Voyez vous l’arrogance de cet homme ici ? ». Puis il lui a demandé d’ôter ce qu’il avait dans les poches, il a retiré un billet de 1000 francs. BIGUMA lui ensuite demandé de s’étendre par terre. Le militaire qui était avec lui lui a tiré dessus sous ordre de BIGUMA. HATEGEKIMANA a ordonné à des gens autour d’enterrer le corps du bourgmestre.
Ensuite, selon le témoin, BIGUMA est descendu en contre-bas avec plusieurs gendarmes qui étaient restées près du véhicule et ils ont tiré sur les gens qui se trouvaient à NYABUBARE. Il a vu environ 50 assaillants marcher vers le sommet de la colline de NYABUBARE ou se trouvaient les Tutsi. A partir de là, il dit ne pas savoir ou exactement était positionné BIGUMA et les gendarmes, mais il a entendu des explosions et a vu la terre se soulever.
Le témoin, qui dit ne pas avoir été sur la colline de NYABUBARE lui-même admet tout de même avoir participé à des attaques notamment à BITARE à NDUZI, en mai 1994 et à la colline de NYAMIYABA. Il a été condamné et a demandé pardon

Audition de madame Marie-Jeanne MUKANSONEYE, partie civile déjà constituée (CPCR), en visioconférence de KIGALI.
Marie-Jeanne MUKANSONEYE est une partie civile représentée par le CPCR. Elle est originaire de la commune de NYABUBARE. Sa famille comprenait 10 membres au total, son père et deux de ses frères sont décédés avant 1994. Ils ne sont que 3 rescapés du génocide, les autres ont tous été tués en avril 1994. Marie-Jeanne avait 9 ans au moment des événements.
Marie-Jeanne raconte dans une déclaration spontanée, qu’après l’attentat contre l’avion du président, elle et sa famille ont commencé à dormir dehors pour échapper aux tueurs. En croisant beaucoup de Tutsi qui fuyaient des attaques, un bon nombre d’entre eux se sont regroupés et ont décidé d’aller se réfugié au sommet de la colline de NYABUBARE pour s’organiser se défendre : « On s’est dit qu’on allait pas être tués si on était tous ensemble ». Le groupe est resté sur place pendant plusieurs jours. Puis, ils ont vu arriver des gendarmes qui cherchaient Pierre NGIRINSHUTI, un ancien gendarme qui était aussi réfugié sur la colline. Les gendarmes avaient été fouiller sa maison et ont menacé les Tutsi présents de tous les tuer si ils ne le trouvaient pas.
Après leur départ, Pierre leur a dit qu’ils ne voulaient pas le tuer que lui mais tous les Tutsi. Il a ensuite entraîné les réfugiés à se battre et à se défendre. Pendant plusieurs jours, des gendarmes et civils ont tenté d’attaquer la colline mais ils étaient repoussés par les Tutsi qui se défendaient avec des bâtons et des pierres. Après environ 4 attaques, est arrivé l’attaque finale. Marie-Jeanne raconte qu’elle a vu les gendarmes arriver et que Pierre a dit que c’était BIGUMA. Les gendarmes ont installé une arme sur la colline d’en face, la colline de MUSHIRARUNGU. Les Tutsi ont alors été bombardés par des obus qui soulevaient la terre et les corps. Ils se sont dispersés et ont tenté de fuir. Des Interahamwe les encerclaient et tuaient ceux qui avaient survécu aux tirs d’obus et de balles avec leurs armes traditionnelles.
Marie-Jeanne et sa mère ont été séparée par un obus qui leur est tombé dessus. Marie-Jeanne a tenté de fuir la colline. Elle raconte avoir trouvé un enfant qui tétait encore le cadavre de sa mère. Elle a pris l’enfant avec elle pour le sauver, mais un peu plus loin, un Interahamwe les ont intercepté et après avoir arraché l’enfant des mains de Marie-Jeanne, il l’a tué l’enfant avec sa machette. Ensuite, il a levé sa machette pour tuer Marie-Jeanne qu’il a réussi à toucher, mais elle a réussi à se glisser entre ses jambes et à partir en saignant.
Dans sa fuite, Marie-Jeanne n’a pas réalisé qu’elle avait été touchée d’une balle à la cuisse. Elle est tombée dans un tas de corps et est restée ensevelie pendant 3 jours. En se réveillant, elle a réussi à se dégager en tirant sur un arbre et a continué son chemin. Elle a tenté de retourner chez elle pour sa cacher, mais est tombée sur une de ses voisines et son mari qui se cachaient également. Elle sont parties ensembles à la nuit tombée en direction de MUSHIRARUNGU, mais en marchant dans les marais de BISHYA, Marie-Jeanne s’est enfoncée dans de la boue.
Des Interahamwe les ont trouvé alors qu’elle essayait de se dégager. Ils ont commencé à les frapper à coup de machette et de gourdin clouté. Puis, le mari voisin a réussi à convaincre les assaillants qu’ils étaient des Hutu qui fuyaient l’ancien militaire Pierre NGIRINSHUTI qui était armé. Les Interahamwe, convaincus, les ont aidé et conduit à REMERA.
Une fois à REMERA, le conseiller de NYANZA, ELIYA a reconnu Marie-Jeanne et a décidé de l’emmener chez sa tante maternelle qui était mariée à un Interahamwe en disant qu’ainsi, son mari pourrait la tuer lui-même. Le conseiller l’a alors fais monter dans un véhicule avec d’autres Tutsi et a fait plusieurs arrêts sur la route pour tuer progressivement les passagers. Il s’est notamment arrêté à l’étang de NYAMAGANA ou il a tué et torturé beaucoup de Tutsi et à l’orphelinat de GAKENYERI.
Étang de Nyanza où seront jetés les corps.
Après ces arrêts, le conseiller a conduit Marie-Jeanne chez sa tante et sa famille qui s’apprêtaient à fuir vers GIKONGORO et qui ont accepté de la prendre avec eux. Marie-Jeanne est donc arrivée à GIKONGORO dans la zone Turquoise[3]. Elle a perdu sa tante qui a fuit autre part, et a rejoins un camp de réfugiés. Au sein du camp, elle a de nouveau survécu à une attaque d’un Interahamwe qui l’a reconnu. Et elle a été témoin de la torture et du meurtre de Azaliya MPIRWA par plusieurs gendarmes à la suite d’une réunion que BIGUMA aurait organisé à GAHONGO au cours de laquelle il aurait appelé à « tuer celui qui avait empêcher de tuer les Tutsi ».
Plus tard, un homme a aidé Marie-Jeanne à rejoindre le FPR[4] qui était de l’autre côté de la rive de la rivière MWOGO en la faisant monter à bord d’un camion citerne qui contenant 18 autres réfugiés Tutsi. Quand ils sont arrivés auprès des soldats du FPR, un grand nombre d’entre eux s’étaient noyés dans la citerne. Après ce trajet, Marie-Jeanne a été soignée, nourrie et protégée par les soldats du FPR qui l’ont ensuite remise à son oncle maternel. Elle a retrouvé ses deux frères survivants quelques années après le génocide.

Audition de monsieur Esdras SINDAYIGAYA, cité à la demande du ministère public.
Le témoin, en réponse aux questions de monsieur le président LAVERGNE, donne des précisions sur ses activités lors du génocide à NYANZA en 1994.
« En 1994, j’étai agriculteur. J’ai appris l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA comme les autres. J’ai vu le génocide de mes propres yeux. En 1994, quand la « guerre » a éclaté, j’étais déjà un homme et j’ai vu des gens tuer, des vaches se faire manger. Chez nous, les massacres ont commencé un vendredi et se sont poursuivis le jour du sabbat. C’était en avril. J’habitais à MUSHIRARUNGU, comme aujourd’hui. »
Monsieur le président propose de projeter une carte de la commune de NYANZA. Pour ceux qui étaient dans le public, il était impossible de repérer les lieux évoqués. Le président questionne le témoin sur l’emplacement des barrières. Lui ne connaît que celle de GAKONI, proche de l’église adventiste. Quant à la barrière de MUSHIRARUNGU, c’est celle qui se trouvait au centre commercial Blanc-Bleu.
Selon le témoin, les attaques du vendredi, peu connues, ont été repoussées. Par contre, il est témoin oculaire de celles qui se sont déroulées le samedi. C’est ce jour-là que le bourgmestre NYAGASAZA a été tué par balles, près du bureau communal. Les Tutsi avaient commencé à fuir leurs collines depuis deux ou trois jours. Les patrouilles ou les rondes avaient commencé avec des gens venant de GIKONGORO, mais des personnes de MUSHIRARUNGU ont participé après.
Ce sont les conseillers qui demandaient de lutter contre l’ennemi tutsi: Israël DUSINGIZIMANA, Emmanuel KAMUHANDA ou encore NGIRABATWARE. Lors des patrouilles, les maisons des Tutsi étaient fouillées, voire incendiées. Tous ses voisins tutsi ont quitté leur maison.
Le jour de la grande attaque, les gendarmes sont arrivés avec Israël, avec à leur tête Philippe HATEGEKIMANA, alias BIGUMA. Le témoin habitait tout près de chez Pierre NGIRINSHUTI.
Comment savait-il que BIGUMA était présent sur les lieux des massacres? Le témoin dit qu’il le connaissait avant, depuis leur jeunesse. Il était originaire de RUKONDO, aujourd’hui NYAGISOZI. Monsieur SINDAYIGAYA ne lui a pas parlé mais quand il s’est adressé à la population, il a commencé par dire: « Moi, BIGUMA ». Il a ajouté : « Il faut tuer les Tutsi ».
Concernant les événements qui se sont déroulés chez Pierre NGIRINSHUTI, le témoin rapporte qu’on a commencé par jeter une grenade sur la maison mais Pierre était absent. Beaucoup de Tutsi présents on été tués, certains ont réussi à s’enfuir. Les militaires (ou les gendarmes) avaient des armes à feu; la population des armes traditionnelles.
Il y aurait eu, selon le témoin, plus de deux cents victimes ce jour-là, enterrées à la demande du conseiller Israël. Les corps dispersés ont été rassemblés et jetés dans un trou qu’ils avaient dû creuser, comme s’ils avaient participé à l’Umuganda (travaux communautaires).
Le témoin a participé à l’attaque car il y était obligé. Il était armé d’un gourdin. Si on ne tuait pas un Tutsi qu’ils rencontraient, ils pouvaient se faire tuer eux-mêmes.
Concernant François HABIMANA, un témoin qui sera entendu le jeudi 5 juin, il l’a très bien connu. Maître PHILIPPART lui demande ce qu’il sait de lui. « C’est moi-même lui qui lui ai proposé de dire à BIGUMA qu’il était de mère tutsi et de père hutu, qu’il était le beau-frère d’un certain Vincent, un Interahamwe bien connu. » C’est ainsi que l’accusé l’a fait monter dans sa voiture en lui promettant de le tuer s’il lui avait menti. HABIMANA est le seul à avoir été sauvé de cette manière.
Invité à regarder en direction du box où est assis BIGUMA, le témoin dit que c’est bien lui, BIGUMA. Ce dernier, par contre, comme chaque fois qu’on lui a posé la question, ne connaît pas celui qui lui fait face.
Sur question de madame AÎT HAMOU, le témoin est amené à expliquer le proverbe souvent cité: » Si le serpent s’entoure autour de la cruche, il faut tuer le serpent et la cruche avec. » Ce qui veut dire que si un Hutu cache un Tutsi, il subira le même sort que celui qu’il protégeait.
Alors qu’il avait reconnu BIGUMA sur la planche photographique qu’on les enquêteurs français lui avaient présentée, il conteste les propos de madame l’avocate générale. En réalité, il n’a probablement pas compris la remarque qu’on venait de lui faire.
L’audition du témoin va se terminer par une rafale de questions de l’avocat de la défense. Plus d’une cinquantaine de questions qui irritent le témoin. Devant l’Assemblée nationale, on parlerait « d’obstruction ». L’avocat ne manque pas de souligner les contradictions du témoin mais dans son désir de trop bien faire, il va jusqu’à lui demander si MUSHIRARUNGU dépend de KIGALI. L’avocat veut faire dire à tout prix au témoin qu’il a été « préparé » avant sa venue devant la cour, un argument éculé qu’on entend à chaque procès. L’interrogatoire se terminera dans la confusion, l’avocat de la défense allant même jusqu’à reprocher au président d’avoir manifesté son agacement qui pourrait influencer les jurés. Pas sûr que la méthode serve son client qui, dans son box, semble se désintéresser de ce qui se passe dans la salle. Chaque fois qu’on lui donne l’occasion de s’exprimer, il répond qu’il n’a rien à dire.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]
2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑]
3. Opération Turquoise organisée par la France en juin 1994.[↑]
4. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 2 juin 2023. J15
04/06/2023
• Audition de Callixte GASIMBA.
• Audition de Canisius KABAGAMBA, partie civile (CPCR).
• Audition de Charles MPORANYI.
• Suite de l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA, conseiller de secteur, détenu.
• Audition d’Étienne SAGAHUTU, assaillant de la colline de NYABUBARE.
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Audition de monsieur Callixte GASIMBA, cité à la demande du ministère public, en visioconférence de KIGALI.
En 1994, le témoin habitait près de la colline de NYABUBARE. Parmi les responsables du secteur, il connaissait Israël DUSINGIZIMANA, son voisin. Il a appris l’attentat contre le président HABYARIMANA par Radio Rwanda. Quant à la RTLM, la Radio Télévision Mille Collines[1], il en a entendu parler par des gens de son entourage. À KIGALI, les tueries ont commencé juste après l’attentat mais à NYANZA, c’est plus tard, vers le 11 avril (?) Des gendarmes sont arrivés dans un pick-up blanc, les gens avaient peur des réfugiés qui s’étaient rassemblés à la commune de MUNINYA où le témoin habitait. Quatre Tutsi vont être tués à RWESERO par l’ancien gendarme BARAHIRA ce qui a provoqué la fuite des réfugiés jusqu’à la colline de NYABUBARE.
Un ancien militaire de l’armée d’HABYARIMANA était là et les gens croyaient qu’il allait les protéger. Le conseiller Israël est alors chercher des gendarmes qui sont repartis chercher un mortier 120. Dans la voiture, il y avait le bourgmestre de NTYAZO, Narcisse NYAGASAZA, qu’ils vont tuer à GISORO. BIGUMA et ses gendarmes ont installé le mortier en face de NYABUBARE, à environ 500 mètres. L’accusé a alors ordonné d’encercler la colline sur laquelle se trouvait un militaire qui avait une arme, un fusil R4. Obed BAYAVUGE et Israël étaient là aussi. BIGUMA a ordonné un premier tir mais personne n’a été touché. Au deuxième tir, beaucoup de gens ont été déchiquetés. Selon le témoin, quatre obus auraient été tirés. Ceux qui avaient été blessés ou qui avaient réussi à fuir ont été achevés par la population. Trois jours après, la population a été invitée à recouvrir les corps de terre. BIGUMA aurait poursuivi les survivants jusqu’à la colline de NYAMYAGA pour les tuer.
Sur questions de monsieur le président, le témoin dit qu’il ne sait pas faire la différence entre militaires et gendarmes. Quant à savoir si c’était bien BIGUMA, Callixte GASIMBA répond que tout le monde le disait. Il reconnaît avoir lui-même participé à trois attaques, commence par nier qu’il a tué trois personnes pour finir par le reconnaître. Il a entendu parler de NYAGASAZA tué à GISORO, en direction de NYABUBARE. Alors qu’il avait déclaré ne pas avoir vu BIGUMA, le témoin dit aujourd’hui qu’il l’a vu de loin, à 400 mètres environ. Sur la planche photographique qui les enquêteurs lui avait présentée, il n’a reconnu personne. Quant aux patrouilles, elle avaient bien pour objectif de « chasser l’ennemi, le Tutsi. »
L’avocat de la défense revient sur le mortier. Il veut savoir comment il avait été installé. Trois gendarmes l’avaient sorti de la voiture et l’avaient déposé sur le sol. Le véhicule était garé à une dizaine de mètres. On lui a dit qu’il s’agissait d’un mortier 120 installé à environ 500 mètres des réfugiés. Impossible d’évaluer le nombre de morts: il donne une estimation de 500, peut-être plus. Lui-même a été jugé et condamné par les Gacaca[2] pour avoir tué les trois personnes dont il a déjà parlé. Il portait sa propre machette.
L’avocat demande au témoin s’il avait un avocat lors des Gacaca (NDR. Il devrait savoir que dans les procès Gacaca il n’y avait ni avocat, ni magistrats, simplement 9 juges considérés comme des « sages », les « Inyangamugayo »)
Interrogé sur la peine à laquelle il a été condamné, monsieur le président demande au témoin de ne pas répondre à une question à laquelle il a déjà répondu.
L’avocat se fâche: » Vous n’avez pas le monopole de la parole judiciaire, monsieur le président. » Il repose sa question et, ayant obtenu la réponse qu’il attendait, il décide de quitter précipitamment la salle d’audience.

Audition de monsieur Canisius KABAGAMBA, partie civile déjà constituée (CPCR), en visioconférence de KIGALI.
Canisius KABAGAMBA est l’une des parties civiles du CPCR. Il était enseignant à MATARA au moment du génocide et il habitait à NTAYZO dans le district de NYANZA. Aujourd’hui il est retraité et il est entendu en présentiel.
Au début du génocide, Canisius a rapidement fait partie des Tutsi recherchés du fait qu’il était connu en tant qu’enseignant. Le vendredi 22 avril, il a vu les gendarmes installer des barrières et brûler des maisons de Tutsi. C’est ainsi que le samedi 23 au matin, il a tenté de fuir en rejoignant la rivière de l’AKANYARU, près de chez lui. En arrivant aux barrières, il a pu passer grâce à des anciens élèves qui l’ont reconnu. Il était parti sans aucun sac pour qu’on ne se doute pas qu’il était en train de fuir. Arrivé à GASHURISHURI, ce sont encore des parents d’élèves qui l’ont reconnu et qui l’ont guidé jusqu’au petit port de MPANDA en passant par des champs et petits sentiers.
Une fois arrivé à l’AKANYARU, Canisius a trouvé beaucoup de réfugiés Tutsi en train d’essayer de fuir et d’arriver au BURUNDI en traversant la rivière. Juste avant de franchir lui-même la rivière, des réfugiés l’ont informé que son ami, le bourgmestre NYAGASAZA, avait été arrêté par des gendarmes. Il n’a appris que plus tard, en revenant, ce qui était arrivé au bourgmestre.
Pirogues qui ont servi aux Tutsi pour traverser l’Akanyaru vers le Burundi.
Il est monté à bord d’une pirogue qui l’a transporté jusqu’à l’autre rive. Alors qu’il approchait de la frontière, il a entendu un gendarme donner des ordres, puis un autre gendarme lui tirer dessus. Les balles ne l’ont pas atteint mais le témoin affirme qu’elles lui étaient destinées, à lui en particulier. Il a ensuite vu plusieurs réfugiés aller avertir les militaires du BURUNDI et des agents de la Croix rouge que le feu avait été ouvert par les gendarmes rwandais, et que plusieurs personnes avaient été tuées en contre-haut de la rivière. Les militaires burundais ont tiré en l’air pour faire fuir les gendarmes et les Interahamwe[3] présents et ont aidé les réfugiés à traverser.
Canisius est rentré au Rwanda à la fin du génocide et a appris que c’était BIGUMA qui avait ordonné qu’on lui dire dessus, et qui avait aussi ordonné la mort de NYAGASAZA. Pendant les questions du Président LAVERGNE et des avocats des parties civiles, le témoin nous dit que ses parents ont été tués quelques jours après son départ par des Interahamwe, et que selon lui, il était particulièrement visé parce que les Tutsi connus étaient tués publiquement pour montrer l’exemple et sensibiliser la population.
Par la suite, Canisius a exercé plusieurs fonctions. Il a notamment été chargé du fonctionnement des juridictions Gacaca[2]. Puis, il a été représentant des rescapés dans son secteur, puis dans son district et il a été président d’IBUKA[4] dans la commune de NYANZA.

Audition de monsieur Charles MPORANYI, témoin convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence depuis KIGALI.
Monsieur le président a convoqué ce témoin suite à la déposition du colonel Laurent RUTAYISIRE, ancien directeur de la sûreté extérieure au ministère de la défense. Vivant en BELGIQUE, il a refusé de de répondre positivement à sa convocation.
Sur questions de monsieur le président LAVERGNE, le témoin dit ne pas connaître l’accusé, il a seulement entendu parler de lui. Ce dernier serait intervenu en sa faveur en 1994. Monsieur MPORANYI, Hutu « modéré », avait besoin d’être évacué de KICUKIRO (quartier de KIGALI où il habitait alors) et le colonel RUTAYISIRE lui avait envoyé trois gendarmes pour le conduire à MUSAMBIRA, à une dizaine de kilomètres de GITARAMA. Le témoin était responsable d’une grande société d’assurance, SORAS.
Lorsque le président lui demande de préciser la date de cette évacuation, le témoin précise que c’était le 19 avril. Par contre, il ne connaissait pas les gendarmes qui l’escortaient, n’a pas parlé avec eux: il a suivi la camionnette des gendarmes au volant de sa propre voiture.
Philippe HATEGEKIMANA connaîtrait-il le témoin? Il ne le connaît pas mais il a bien procédé à l’évacuation d’une personne importante jusqu’à MUSAMBIRA, en soirée, avec sa femme et ses enfants. Le colonel RUTAYISIRE lui avait dit qu’un de ses amis était en danger et qu’il fallait lui faire quitter KIGALI pour MUSAMBIRA.
Le président s’adresse au témoin et lui demande s’il est sûr que cette évacuation a bien eu lieu le 19 avril. Le colonel situait l’arrivée de BIGUMA au camp KACYIRU à la mi-mai. Finalement, le témoin déclare que c’était peut-être le 19 mai. Sur le trajet, il y avait des barrières qu’ils ont passées sans encombres. Les massacres n’avaient pas encore commencé à MUSAMBIRA, le génocide n’étant pas encore arrivé là. « Les gens étaient divisés, mais je ne sortais pas beaucoup. » Monsieur MPORANYI a revu le colonel RUTAYISIRE en BELGIQUE mais il n’a eu aucune nouvelle des gendarmes qui étaient venus le chercher.
Interrogé par le président qui s’étonne que l’accusé n’ait jamais parlé de cet événement lors de ces audition, l’accusé répond qu’il a sauvé monsieur MPORANYI. Ce n’est d’ailleurs pas la seule personne qu’il a sauvée. Et de donner le nom de quelques autres.
Le président s’étonne car le colonel RUTAYISIRE fixe l’arrivée de l’accusé à KACYIRU à la mi-mai. De plus, Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état major de la gendarmerie, entendu le 16 mai[5], avait déclaré que BIGUMA avait été muté parce qu’il y avait des problèmes à la brigade de NYANZA. BIGUMA se contente de déclarer: » Il dit ce qu’il veut. »
Monsieur le président revient au témoin pour reparler de la date de son évacuation et de l’identité des gendarmes. « Ce que je sais, c’est que j’ai été évacué » se contente-t-il de dire.
Des avocats des parties civiles demandent quelques précisions au témoin et à l’accusé qui redit qu’il ne se souvient pas de la date et qu’il a été muté à KIGALI lors de la deuxième quinzaine d’avril 1994. Si on souhaite en savoir plus, il laisse son conseil répondre pour lui.
Monsieur le président: » Quand avez-vous été nommé chef d’escorte du colonel RUTAYISIRE? »
L’accusé: » Une ou deux semaines après mon arrivée au camp KACYIRU.. »
Le président: Donc, début mai? Votre alibi, c’est le 19 avril. Or, à cette date, vous n’êtes pas sous les ordres de RUTAYISIRE!
Ce dernier, entendu le 21 novembre 2019, a déclaré n’avoir jamais entendu parler de MPORANYI avant. Le témoin n’a pas d’explication!
Sur question d’un autre avocat des parties civiles, le témoin dit que l’atmosphère était confuse à KIGALI, que ça tirait dans tous les sens. Il ne sait pas précisément qui le menaçait. Il avait tout de même été emprisonné en 1990, considéré comme un « Ibyitso », un complice du FPR[6]. C’est la raison pour laquelle il ne voulait pas joindre l’ancienne équipe d’HABYARIMANA. Il ira à BYUMBA puis en OUGANDA à l’arrivée du FPR.
Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public, s’adresse à l’accusé: » Vous avez parlé de plusieurs évacuations, c’était toujours sur ordre de RUTAYISIRE? »
L’accusé, en parfait gendarme, lâche laconiquement: « Affirmatif. »
L’avocat de la défense, en mauvaise position dans cette audience, n’a pas de questions à poser au témoin. L’alibi de son client commence à se fissurer.

Audition de monsieur Israël DUSINGIZIMANA, détenu, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI. Son audition avait été suspendue le mercredi 31 mai suite à un malaise[7].
Puisque l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA a été suspendue plus tôt dans la semaine à cause de problèmes de santé, elle est reprise cet après-midi. Le Président LAVERGNE avait déjà posé ses questions, mais il reprend l’audition du témoin du lui demandant s’il reconnaît l’accusé. Il répond que oui.
Israël, qui était conseiller de secteur à l’époque du génocide, dit qu’il voyait souvent BIGUMA lors des réunions de sécurité. Ces réunions avaient déjà lieu avant le début du génocide, mais elles ont été ouvertes au public en avril 1994 pour permettre de mieux sensibiliser la population. L’ordre du jour avait également changé et servait à organiser le génocide dans la région. Le témoin confirme ensuite que, pendant les attaques contre les Tutsi, les assaillants recevaient les ordres de se vêtir de feuilles de bananier pour se distinguer des Tutsi et d’amener des armes traditionnelles. Ces ordres venaient de la sous-préfecture, du commandant de la gendarmerie et du conseiller de secteur.
Concernant l’attaque de NYABUBARE, Israël confirme qu’il y a eu environ 300 morts. C’est lui qui a dirigé l’inhumation des corps le lendemain. L’attaque se serait déroulée de 11h à 14h, et après ça, les Hutu présents sont allés piller « tout ce qu’ils pouvaient piller ».
Quand il est demandé au témoin les autres attaques auxquelles il aurait participé ou auxquelles il aurait assisté, il répond que le lendemain, le dimanche 24, a été lancée une nouvelle attaque dans le secteur de GASHU, organisée par la gendarmerie et dirigée par BIGUMA. Les mêmes armes auraient été employées, c’est-à-dire un mortier 60 installé chez Joseph KAJEGUHAKWA et des armes traditionnelles. Le témoin a vu lui-même BIGUMA utiliser de nouveau ce mortier.
Israël aurait pris part à d’autres attaques comme celle chez Silas TWAGIRUMUKIZA, le frère du sergent Pierre NGIRINSHUTI, lui aussi militaire. Il a été arrêté dans un bar près du lieu-dit BLEU-BLANC, puis il a été remis au capitaine BIRIKUNZIRA qui a ordonné qu’il soit tué par la population. La population a commencé à le frapper, et Israël a dit au policier avec lui de lui tirer dessus. Il a ensuite récupéré le chapeau de Silas. Il avoue avoir également pillé une moto à un Tutsi décédé.
Concernant la mort du bourgmestre de NYANZA, Jean Marie Vianney GISAGARA, le témoin dit qu’il avait fui quand il a été arrêté. Il a été attaché à l’arrière d’un véhicule Toyota et a été traîné à l’arrière de ce véhicule dans toute la ville pour servir d’exemple. Une fois que le véhicule s’est arrêté au bureau communal, des membres de la population ont commencé à le tuer à coup de pioches. Il a demandé à ce qu’on le tue en lui tirant dessus. Mais les gendarmes ont refusé.
Quand il est interrogé sur l’organisation du génocide, il a dit que la planification et l’organisation commençaient du haut vers le bas d’abord par le responsable de secteur puis par les membres de la cellule, afin de savoir quels Tutsi étaient encore en vie et lesquels devaient être tués. Quand les avocats des parties civiles lui demandent quelle était la nature des relations entre le sous-préfet Gaëtan KAYITANA, le commandant BIRIKUNZIRA et BIGUMA, il répond qu’ils étaient « comme l’eau et la farine, ils étaient pareils, ils avaient les mêmes pensées et étaient en accord sur tout ».
Le témoin affirme que s’il a organisé tant de massacres et de tueries, c’est parce qu’il avait peur d’être puni s’il n’obéissait pas. Il affirme le regretter aujourd’hui et que c’est pour cette raison qu’il aide les enquêteurs et les rescapés en disant la vérité sur ce qui s’est passé : « Vous savez, quand vous avez trempé dans le mal vous n’avez pas un cœur qui regrette, mais aujourd’hui je le regrette, c’est pour ça que je dis la vérité et que j’aide les gens à comprendre ». Il dit ensuite avoir vu BIGUMA contrôler les barrières jusqu’au mois de mai.
Quand un avocat des parties civiles lui demande s’il a un message pour l’accusé, il répond que : « Le fait d’avouer sa culpabilité c’est quelque chose de bien ; je lui demanderai d’avoir du courage et d’assumer ses actes, il faudrait qu’il présente ses excuses. Ses actes sont de notoriété publique, personne n’ignore ce qu’il a fait. » Et de lui proposer de lire un passage de l’Epître de Saint Paul aux Romains dont il donne les références exactes.
Israël donne encore quelques détails sur la journée du massacre de NYABUBARE en disant qu’il y a eu a peu près 100 assaillants. Que c’était BIGUMA qui donnait des ordres aux gendarmes et lui qui donnait des ordres à la population civile. Lui, obéissait à l’adjudant-chef BIGUMA. Les instructions qu’il donnait étaient « plus importantes » par rapport aux instructions que lui-même donnait.
Il mentionne enfin la réunion en mai 1994 en contrebas dans un bois de cyprès dirigée par le capitaine BIRIKUNZIRA au cours de laquelle le capitaine a fait l’usage du proverbe qu’on connaît bien maintenant : « Quand le serpent s’enroule autour d’une calebasse, il faut casser la calebasse ».
Quand viennent les questions de la défense, Maître GUEDJ lui fait principalement répéter des informations déjà énoncées plus tôt, notamment concernant le nombre de Hutu lors de l’attaque de NYABUBARE, l’heure de cette attaque, le nombre de victimes, le type de mortier, les circonstances de la mort du bourgmestre GISAGARA.


Audition de monsieur Etienne SAGAHUTU, cité à la demande du ministère public, assaillant de la colline de NYABUBARE.
Le dernier témoin de la journée est Etienne SAGAHUTU, un habitant du village de NYABUBARE, dans la cellule de MUSHIRARUNGU. Sa maison se trouvait au haut de la colline de NYABUBARE, c’est comme cela qu’il a été témoin de l’attaque du 23 avril et il dit même avoir fui avec les Tutsi qui s’étaient réfugiés sur la colline alors qu’il était Hutu.
Il a vu des Hutu venir avec des militaires et attaquer les Tutsi sur la colline. Il a entendu tout le monde autour de lui dire que c’était BIGUMA qui tirait au mortier. Plus tard, pendant le génocide, il a participé à des patrouilles afin de tuer les Tutsi qui tenteraient de s’enfuir pendant la nuit. Ses patrouilles étaient organisées sous les ordres d’Israël DUSINGIZIMANA. Il aurait ainsi tué trois Tutsi. Il a été jugé, a plaidé coupable et a été condamné à 13 ans d’emprisonnement. Il a été libéré en 2005 après avoir fini sa peine en réalisant des travaux d’intérêt général (TIG).

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
2. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]
3. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
4. https://www.ibuka.rw[↑]
5. Voir l’audition d’Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale rwandaise, 16 mai 2023.[↑]
6. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
7. Voir le début de l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA le 31 mai[↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 5 juin 2023. J16
06/06/2023
• Audition de Festus MUNYANGABE.
• Audition de Samson MATAZA, détenu.
• Audition de François HABIMANA, partie civile (CPCR).
• Audition d’Odetta MUKANYARWAYA, partie civile (CPCR).
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Audition de monsieur Festus MUNYANGABE, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.
A la demande de monsieur le président LAVERGNE, le témoin précise qu’en 1994 il habitait à MUSHIRARUNGU, en face de la colline de NYABUBARE. Et de poursuivre : « Les Tutsi ont été victimes de malheurs sans nom ». Il évoque alors la mort d’un certain RUGEMA, qui travaillait au Parquet, une des premières victimes. S’étant rendu chez NTASHAMAJE, il a vu beaucoup de morts. Et d’évoquer sa stupéfaction à la vue des cadavres.
Avec les autres, il est resté là sans savoir que dire ni que faire. Dans l’après-midi, les gendarmes sont arrivés au Centre Blanc Bleu et ont demandé où était le conseiller Israël; ils sont allés le chercher chez lui. BIGUMA a tenu une réunion pour dire que les Tutsi devaient mourir. Beaucoup de Tutsi ont alors quitté leur domicile pour la colline de NYABUBARE.
Nyabubare
Le témoin et les autres assaillants sont partis en grand nombre, armés de machettes et de gourdins, vers NYABUBARE. Le témoin parle alors d’un certain Joseph NGIRINSHUTI, dont il rectifiera le prénom lors d’autres questions du président: il s’agissait bien de Pierre NGIRINSHUTI, un ancien militaire qui a tiré en l’air. Certains « militaires », en fait des gendarmes, sont allés chercher « une très grosse arme », tandis que le témoin est resté sur place avec le conseiller Israël. À la vue des gendarmes, Pierre NGIRINSHUTI est parti à CYABAKAMYI. Ils apprendront plus tard qu’il sera tué.
Toujours sur questions du président, le témoin confirme qu’il était là, avec une douzaine de gendarmes. Il n’en connaissait aucun mais en voyant leur uniforme, il en a conclu que c’était des gendarmes: tenue kaki et béret rouge. Le véhicule qu’ils utilisaient était un « tout terrain blanc, double cabine. » Il a su que BIGUMA était présent pendant la commission des crimes. C’est ce jour-là, devant le domicile du conseiller, qu’il a connu le nom de BIGUMA, celui-là même qui donnait ses instructions. BIGUMA aurait aussi dirigé une réunion à laquelle participaient beaucoup de gens de NYABISINDU, mais il ne se souvient pas de la date.
Entendu par les enquêteurs du TPIR[1], par les Français et les OPJ[2] du GFTU[3], on relève un nombre important de contradictions (NDR. Il faut dire que de nombreuses années séparent chacune de ces auditions). Ce que ne manquera pas de souligner le président en lisant les dépositions du témoin.
Lors de l’attaque, les assaillants portaient des armes traditionnelles tandis que les gendarmes tiraient avec leurs fusils. Beaucoup de Tutsi ont été tués. Interrogé sur les « patrouilles », le témoin reconnaît y avoir participé. Après les massacres, on leur disait: » Allez-y, toutes les vaches sont à vous. » Et d’avouer que « les rondes étaient terribles« . Les victimes de NYABUBARE étaient originaires de NYANZA mais certains étaient venus d’ailleurs. On savait, à NYANZA, que les massacres avaient commencé déjà à GIKONGORO. D’ailleurs, les Hutu de la préfecture voisine leur reprochaient d’avoir abrité des Tutsi.
Condamné à dix ans de prison, il en effectué douze.
Une des avocates du ministère public lui demande s’il y avait une barrière à Bleu Blanc. Le témoin confirme tout en ajoutant que lui-même se tenait sur une autre barrière. Il savait que seuls les Tutsi étaient visés. L’avocate lui rappelle que devant les gendarmes français, monsieur MUNYANGABE avait parlé de l’installation d’une « arme très lourde ».

Audition de monsieur Samson MATAZA, cité à la demande du ministère public, détenu, en visioconférence depuis KIGALI.
Samson MATAZA est un agriculteur, originaire de la cellule de MBUYE. Il est actuellement détenu suite à son arrestation le 16 septembre 2009 et à sa condamnation par la Gacaca[4] de MBUYE à 15 ans de prison. Il doit donc être libéré l’année prochaine.
Centre commercial près de le frontière du Burundi où Nyagasaza a été arrêté. Le chemin descend vers la rivière Akanyaru.
Samson se trouvait au centre commercial l’AKAZARUSENYA au moment de l’arrestation du bourgmestre NYAGASAZA. Quand le président lui demande à quelle date c’était, il affirme que c’est le 13 avril. Or nous savons maintenant que l’arrestation a eu lieu le samedi 23 avril, au matin de l’attaque sur la colline de NYABUBARE. Le Président essaie de l’aider à se situer dans le temps par rapport à l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA le 6 avril, mais la confusion persiste et le témoin finit par dire que « quand vous êtes en prison, vous perdez la notion du temps ».
Le témoin s’est donc rendu dans un débit de boisson à l’AKAZARUSENYA près du port, près de la rivière AKANYARU avec le conseiller Abiya UKWIZABIGIRA et d’autres civils. En arrivant, ils ont vu une voiture de gendarme blanche et trois gendarmes dont BIGUMA. Ils se sont installés et ont commencé à boire de la bière de banane quand ils ont vu le bourgmestre NYAGASAZA passer près d’eux, habillé d’un costume noir et d’une sacoche de la même couleur. Il se serait arrêté pour saluer le conseiller qu’il connaissait. Peu après, il a vu les gendarmes l’interpeller et le faire monter dans le véhicule. Ils ont également assisté à l’arrestation d’un autre Tutsi, Pierre NYAKARASHI. Le conseiller a informé le témoin que ces personnes étaient des gendarmes et que l’un d’eux était BIGUMA. Ces informations lui ont été confirmés plus tard par l’ancien conseiller de secteur Israël DUSINGIZIMANA.
Quand il est interrogé sur la situation à l’AKAZARUSENYA, Samson affirme qu’il y avait beaucoup de Tutsi qui essaient de traverser la frontière pour arriver au BURUNDI. Avec l’agitation qui se créait près de la frontière, il a entendu des coups de feu tirés en l’air du côté du BURUNDI et a vu un homme mourir dans la confusion.

Audition de monsieur François HABIMANA, partie civile déjà constituée. CPCR, assisté par maître Domitille PHILIPPART.
François HABIMANA, rescapé de Nyabubare
François HABIMANA est une partie civile du CPCR. Il est agriculteur et habite désormais à RWABICUMA. Il décide de débuter son audition par une déclaration spontanée chargée d’émotion.
Le vendredi 22 avril 1994, François a vu la situation se dégrader, les gens fuir vers MUNINYA et les maisons brûler. Il a vu sa propre maison brûler et a décidé de fuir avec sa mère à MUNYINYA. Lui et un grand groupe de Tutsi de la région et des régions avoisinantes se sont regroupés sur la colline de NYABUBARE avec le militaire Pierre NGIRINSHUTI. François et les autres nombreux réfugiés ont vu, dans la soirée, un véhicule blanc s’approcher de la colline puis repartir. La population avait eu peur du groupe qui avait rassemblé des pierres pour se défendre.
Le lendemain matin, vers 10h, est descendu un véhicule blanc avec à son bord environ sept gendarmes. Ils se sont arrêtés en contrebas du domicile du conseiller Israël. Les gendarmes et la population ont encerclé la colline et les tirs ont commencé. François raconte qu’il voyait les gens tomber et mourir autour de lui, femmes, hommes, enfants et personnes âgées. Il a essayé comme beaucoup de se cacher des tirs et a vu la personne qui se cachait juste à côté de lui mourir d’une balle.
En apercevant les civils armés de machettes, de lances et de gourdins, François a décidé qu’il allait se rendre afin de demander à mourir d’une balle et non sous les coups d’armes traditionnelles. Il s’est dirigé mains en l’air, vers le bas de la colline où se trouvaient les gendarmes. Tandis qu’il descendait pour se rendre, il pouvait entendre les Hutu autour l’insulter, lui et sa famille. Il s’est ensuite retrouvé nez à nez avec un gendarme du nom de SAFIRI qui l’a reconnu. Il connaissait son beau-frère et a alors conseillé à François d’aller s’adresser à l’adjudant-chef BIGUMA en précisant qui était son beau-frère. En poursuivant son chemin vers les gendarmes, François a été arrêté par un autre gendarme qui lui a demandé ses papiers d’identité. En regardant le portefeuille, il a vu que François était Tutsi mais s’est concentré sur l’argent qu’il y a trouvé et l’a laissé passer.
En arrivant à hauteur de BIGUMA, François lui a dit que son beau-frère était Vincent MUNYARUYONGA. Vincent était un Hutu marié à la sœur de François, une Tutsi, mais aussi un ami de BIGUMA et un grand tueur pendant le génocide. BIGUMA lui a alors dit de s’assoir à côté de lui et d’attendre, il lui a dit qu’il le conduirait à Vincent et qu’ils verraient bien s’il disait la vérité.
Par chance, deux personnes dont le conseiller Israël DUSINGIZIMANA et Esdras SINDAYIGAYA l’ont reconnu mais ont décidé de ne pas le dénoncer.
Mais c’est à ce moment que plusieurs dizaines de Tutsi qui avaient vu François s’approcher de BIGUMA ont décidé de faire de même, pensant qu’ils pourraient aussi être épargnés. BIGUMA a alors ordonné à un gendarme qui était armé d’un fusil de type R4 de les fusiller, tuant ainsi le groupe de Tutsi devant les yeux horrifiés de François. BIGUMA aurait alors dit à ce moment-là : « Je ne veux jamais tolérer d’être dirigé par les chiens de Tutsi ». Les gendarmes ont ensuite pris les machettes et les gourdins, et ont achevé quiconque était encore en vie. Puisque la population avait pris peur de la défense des Tutsi organisée par Pierre NGIRINSHUTI, BIGUMA a ordonné qu’on pille son habitation qui se trouvait sur la même colline. Il a ensuite lancé une grenade dans la maison qui a explosé.
Sur la propriété de Pierre Ngirinshuti, policier tutsi tué à Nyabubare.
Après cet épisode, François est monté dans le véhicule blanc avec les gendarmes et s’est laissé mener jusqu’à NYANZA. Sur la route, la voiture s’est arrêtée à plusieurs barrières et BIGUMA disait aux gens de travailler. Il aurait à cette occasion laissé entendre qu’il s’occuperait bientôt des « cafards » de NYAMYAGA, mais que pour l’instant il était fatigué de son triomphe du jour et voulait se reposer.
Une fois arrivé au camp de la gendarmerie, BIGUMA a dit à François d’aller chercher son beau-frère qui vivait en contre-bas de la gendarmerie, afin qu’il vienne confirmer à BIGUMA qu’il était en effet un Hutu. Une fois arrivé sur place, sa sœur et son mari l’ont accueilli en le nourrissant et en lui proposant de se laver et de se reposer. Vincent, qui était pourtant très investi dans les massacres, est allé à la gendarmerie pour mentir à BIGUMA et dire que François était un Hutu. Environ trois heures après, BIGUMA est descendu devant leur maison pour demander à saluer le Hutu qui avait failli mourir pour rien. François, qui avait peur d’être reconnu par le voisinage, a demandé à sa sœur de lui dire qu’il dormait. Après que BIGUMA a été parti, la sœur de François l’a informé que les gendarmes allaient partir chercher le bourgmestre GISAGARA pour le punir de s’être opposé au génocide et d’avoir protégé des Tutsi.
François termine son récit en remerciant les autorités qui ont arrêté BIGUMA. Il dit ainsi : « Après avoir entendu que BIGUMA allait être jugé devant la justice, je me suis dit que je pourrais enfin mourir en paix. Après avoir donné mon témoignage, je partirai en paix ». Il poursuit en disant qu’il ne fait aucun doute sur la culpabilité de BIGUMA et que lors des moments de commémoration, les autorités et la population ne font que parler de BIGUMA et de sa participation dans le génocide : « Il tuait avec beaucoup de zèle, il n’a épargné personne ».
Après des questions du Président, François se tourne vers le box de l’accusé et dit le reconnaître. Philippe HATEGEKIMANA, lui, dit qu’il ne le connaît pas. On apprend ensuite au cours des questions que la famille de la sœur de François a fui au Congo à la fin du génocide et que son beau-frère a été condamné à 15 ans de prison.
Quand Maître PHILIPPART lui demande s’il éprouve une forme de reconnaissance pour BIGUMA qui l’a épargné, le témoin répond : « Vu les cadavres qu’il a fait tomber devant moi, je ne peux pas remercier BIGUMA de quoi que ce soit. Comment voulez-vous que je le remercie ? Il a exterminé tout NYANZA ».
Au moment des questions de la défense, Maitre GUEDJ questionne le témoin sur des éventuelles contradictions qu’on peut trouver entre son audition devant les gendarmes français et son audition aujourd’hui. Il l’interroge donc sur la durée de l’attaque, sur le nombre de Tutsi présents sur la colline, sur l’arme que portait BIGUMA. François répond à chacune de ces questions en disant qu’au moment de l’attaque il n’a pas eu le temps de regarder sa montre, de compter le nombre de corps ou d’analyser les armes des gendarmes : « J’ai fait des estimations, je ne comptais pas les heures, je regardais seulement les gens mourir ».
Au loin, chez François HABIMANA.

Audition de madame Odetta MUKANYARWAYA, partie civile déjà constituée. CPCR, assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Madame MUKANYARGWAYA commence par remercier le gouvernement français et le président de la république, ainsi que la justice française.
Dans un récit chargé d’émotion mais tout en retenue, le témoin porte à la connaissance de la cour que pratiquement toute sa famille a été exterminée sur la colline de NYABUBARE. Sur une centaine de personnes, moins d’une dizaine ont survécu.
Evoquant le souvenir de Pierre NGIRINSHUTI, madame MUKANYARWAYA révèle qu’il s’agit du frère de son père. BIGUMA était venu chercher Pierre, le militaire. Il a envoyé un gendarme avec le message suivant: « Va, et dis-lui que s’il ne veut pas faire exterminer sa famille, il faut qu’on se voie! » La réponse: « Qu’il vienne lui-même! »
Le jour suivant, le vendredi, BIGUMA est revenu et a rassemblé la population. Personne encore n’avait été tué. Les réfugiés ont ramassé des pierres, ont poussé des cris, et la voiture des gendarmes est repartie.
Le samedi, les gendarmes sont revenus: beaucoup de Tutsi s’étaient rassemblés sur la colline d’en face. Ordre a été donné d’encercler la colline de NYABUBARE sur tous les côtés. Les réfugiés ont commencé à fuir et à se disperser. Le témoin est partie en compagnie de sa petite soeur. Un obus est tombé sur la maison de son oncle Pierre. Le témoin, qui a perdu presque toute sa famille n’a jamais su qui était mort, et où.
Monsieur le président reprend alors les déclarations du témoin, lui fait préciser la composition de sa famille. Certains des membres de sa famille, apprendra-t-elle plus tard, seront tués à la paroisse de CYANIKA (NDR. Sur les massacres dans la préfecture de GIKONGORO, se reporter aux comptes-rendus des audiences du procès de Laurent BUCYIBARUTA, le préfet de GIKONGORO).
Madame MUKANYARWAYA parle alors de sa petite fille de deux ans qu’elle avait confiée à sa marraine et qui sera entraînée au ZAÏRE. Elle ne la retrouvera que plusieurs années plus tard: l’enfant avait désormais dix ans. C’est la Croix Rouge qui l’a lui a ramenée.
BIGUMA? Des « voix » disaient que c’était lui qui incitait à tuer. Et le témoin de revenir sur l’histoire de son oncle Pierre, quelqu’un de vaillant qui, suite à de nombreuses mutations inexpliquées, avait décidé de quitter l’armée après avoir ramené sa famille à NYANZA.
Les obus? Elle a entendu le bruit des obus tirés sur le sommet de la colline, mais elle avait déjà fui. Impossible pour elle de reconnaître des assaillants. Il s’agissait de « sauver sa vie« . Lors de son retour, elle tombera sur les corps des siens dévorés par les chiens. Avant ces trois journées de malheur, les gens s’entendaient bien. Ce sont surtout les gens venus de GIKONGORO, au-delà de la MWOGO, qui sont venus les tuer.
Après le génocide, lors des Gacaca[4], certains tueurs ont plaidé coupable, ont présenté des excuses aux rescapés: « Nous nous sommes pardonnés mutuellement. Aujourd’hui, nous essayons de reconstruire la société rwandaise. »
Invitée par le président à ajouter quelque chose, le témoin: « BIGUMA, qui a exterminé notre famille, lui a vu la sienne s’agrandir, contrairement à la nôtre. Nous demandons à être indemnisés. Nous sommes invalides, nos biens n’ont pas été épargnés, nos chèvres, nos vaches, tous nos biens ont été volés. J’étais la plus âgée des enfants rescapés. Personne n’avait encore vingt ans. »
La justice? « C’est pour nous une forme de thérapie. »
Maître PHILIPPART demande au témoin d’évoquer les circonstances du retour de son oncle Pierre à NYANZA. Les gendarmes voulaient le prendre pour qu’il retourne au camp de GAKO qu’il avait quitté. Mais c’était un mensonge: il sera tué. Si les gendarmes n’étaient pas intervenus, les réfugiés ne seraient pas morts. Ils ont fait front avec leurs voisins hutu. Sur question de l’avocate, le témoin évoque son passage par NYAMURE avec sa sœur Bernadette MUKANGAMIJE qui a été entendue dans la procédure. De tous leurs biens pillés, elle n’a rien récupéré.
Madame AÏT HAMOU fait préciser au témoin que Odetta est son prénom en Kinyarwanda. Elle parle aussi d’un certain KAYIRANGA qui serait parti en moto chercher les gendarmes pour tuer son oncle.
La défense terminera l’audience par une série de questions auxquelles on est maintenant habitués: le témoin a-t-elle témoigné dans d’autres affaires, quelle voiture les gendarmes ont-ils utilisée, sa couleur, sa marque, l’identité des gendarmes… Des questions qui peuvent paraître désuètes dans la mesure où BIGUMA, depuis toujours, dit avoir quitté NYANZA vers le 20 avril! Dans son box, l’accusé semble peu concerné par ce qui se passe dans la salle. Il ne répond à aucune question, n’a jamais pris de notes. Restent encore plus de trois semaines de témoignages pour permettre aux jurés de se construire une intime conviction.

PS. A noter que, dans la salle d’audience, les conditions d’écoute ne sont pas optimales. Il faut trop souvent tendre l’oreille sans être sûr d’avoir bien entendu. Ce qui pourrait amener les auteurs de nos comptes-rendus à faire des erreurs de transcription.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

1. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
2. OPJ : officier de police judiciaire.[↑]
3. GFTU : « Genocide Fugitive Tracking Unit », section du parquet de Kigali en charge des fugitifs.[↑]
4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 6 juin 2023. J17
06/06/2023
• Audition d’Émile HAKIZIMANA, constitué partie civile à l’audience.
• Audition de Marthe NYIRANTAMATI, constituée partie civile à l’audience.
• Audition de Juvénal NYAKAYIRO, constitué partie civile à l’audience.
• Audition de Primitive MUKAWAYEZU, partie civile (CPCR).
________________________________________

Audition de monsieur Émile HAKIZIMANA, qui souhaite se constituer partie civile à l’audience, en visioconférence depuis KIGALI, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Assisté par maître KARONGOZI.
En 1994, le témoin avait dix ans et était fils unique, son père étant décédé avant le génocide. Avec sa famille, il habitait les collines de GACU et de NYAMIYAGA.
Émile HAKIZIMANA raconte, avec force détails, ses pérégrinations, de cachette en cachette, alors qu’avec sa mère il était revenu vivre chez ses grands-parents maternels. A plusieurs reprises, il doit la vie à des Hutu à qui sa mère donnait de l’argent. Parti seul, il sera confronté à plusieurs exécutions de Tutsi, dont celle de sa tante Immaculée qui avait été gardée comme esclave sexuelle avant qu’on ne lui coupe la tête.
Gravement blessé lui-même par un coup de gourdin clouté, il reviendra auprès de sa mère qui lui demandera de repartir. Caché dans le faux plafond d’une maison, il sera débusqué, conduit auprès d’Interahamwe[1] qui vont le jeter dans une fosse recouverte d’une lourde plaque de métal, au milieu de cadavres. Il finira par s’extraire de la fosse en élargissant une brèche. Il s’est alors dirigé vers la colline de MUNINIYA d’où son père était originaire. Un jeune homme l’aide à passer la barrière de MUSHIRARUNGU pour rejoindre sa mère.
De passage près de la maison du conseiller Israël, il est arrêté à la barrière et torturé par des piques de fer chauffées au feu.. Il finit par aller chez la mère d’Israël qui lui donne à manger et lui demande de retourner à NYAMIYAGA. A l’arrivée des Inkotanyi[2], les habitants fuient en direction de GIKONGORO. Lui partira vers le BUGESERA avant de revenir chez lui. Il sera adopté par un oncle qui décèdera dans un accident de la route. Un autre oncle le recueillera et une nouvelle vie pourra commencer pour lui.
Monsieur le président, quelque peu agacé, cherche à savoir si le témoin connaissait l’accusé. En fait, il en a entendu parler par des adultes qui ont survécu.
Il s’avère que ce témoignage, qui a duré plus de deux heures, ne concerne en rien les faits reprochés à l’accusé.

Audition de madame Marthe NYIRANTAMATI, qui souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Assistée par maître KARONGOZI.
Marthe est une institutrice qui habite actuellement dans la cellule de NYANZA. En arrivant, elle commence par exprimer ses remerciements à l’État français. Au moment où le génocide a éclaté, Marthe se trouvait à NYABISINDU. Après la chute de l’avion, Marthe et sa famille ont appris la mort d’un Tutsi à NYARUSANGE. Sa famille s’est alors cachée dans un bois en face de la colline de NYABUBARE après qu’ils ont entendu et vu les tueurs commencer à brûler les maisons des Tutsi.
Un jour, des assaillants les ont attaqués dans ce bois. Alors qu’elle courrait, Marthe entendait les Tutsi autour d’elle dire : « Fuyons, BIGUMA arrive avec des gens qui vont nous tirer dessus ». Et les tirs de balles ont commencés. Marthe et sa famille couraient pour échapper aux balles mais aussi à la population armée de machettes et de gourdins cloutés.
En tentant d’échapper aux tueurs, Marthe a réussi à se cacher dans un arbre aux branches tombantes. Puis, en voyant son frère s’éloigner, elle est descendue et a fini par se cacher dans un champ. Après un temps, elle est retournée chez elle pour voir si son frère y était et a trouvé son corps inanimé. Tous les autres membres de sa fratrie et presque tous ses cousins germains avaient été tués dans ce bois. Marthe est alors partie pour se diriger vers la région d’origine de sa mère. Pour éviter les sentiers, elle est passée par les brousses et les champs.
Dans son périple, elle a rencontré son cousin et ils ont marché ensemble vers la région d’origine de sa mère. Tout deux se sont réfugiés à l’ISAR SONGA[3]. Mais ils n’y sont pas restés longtemps puisqu’ils ont rapidement entendu des gens fuir et de nouveau dire : « C’est BIGUMA qui arrive, il vient encore nous tirer dessus ». Marthe a vu les gendarmes tirer des balles sur les Tutsi à l’ISAR SONGA et son cousin a ainsi été tué par balle.
En fuyant, elle s’est dirigée vers la maison de sa famille maternelle pour constater que la maison avait été pillée. En continuant sa route, elle a croisé un enseignant qui l’a cachée dans une salle de classe. Après quelques jours, elle, l’instituteur et plusieurs autres Tutsi se sont dirigés vers l’ISAR RUBONA où s’étaient réfugiés beaucoup d’autres Tutsi. Le groupe a croisé une barrière. Plusieurs des Tutsi ont été découpés par les membres de la population qui tenaient la barrière. Alors que Marthe avait reçu un coup, un homme Hutu est arrivé et a empêché les Hutu de les tuer, elle et l’enseignant qui avait déjà reçu plusieurs coups de machette. Ils ont alors passé la nuit chez l’homme qui les a sauvés. Le lendemain matin, ils sont repartis et en arrivant à une nouvelle barrière, l’instituteur a été enterré vivant.
Marthe, elle, a réussi à poursuivre sa route et à atteindre le domicile de sa sœur et de son mari Hutu qui l’a cachée dans des roseaux. Le mari de sa sœur a creusé une fosse dans laquelle elle restait cachée la journée. Le soir, elle rentrait dans leur maison. Au bout de plusieurs jours, elle a appris que sa mère et un de ses frères avait été tué. Elle est repartie pour aller chez sa tante maternelle qui, en la voyant, a refusé de l’accueillir. Elle a alors trouvé une famille d’inconnus qui a accepté de la cacher. La témoin raconte que cette famille l’a cachée mais la persécutait en même temps.
Un jour, Marthe a appris que des Français allaient venir et la famille qui l’accueillait lui a dit de dire aux Français que les ruines qu’on pouvait voir autour avaient été provoqués par les Tutsi. Les Hutu ont incinéré les corps de Tutsi pour cacher les preuves. Et le 4 juillet, des Inkotanyi[2] sont arrivés dans la localité où Marthe était cachée. Elle a fuit avec la famille et après quelques semaines, Marthe a pu s’informer sur les membres de sa famille survivants. Elle a pu en retrouver quelques-uns et ils ont reconstitué une famille ensemble. Elle finit par dire « La population n’avait pas l’intention de s’en prendre à leurs voisins, si BIGUMA n’était pas intervenu, il y aurait eu beaucoup de survivants ».

Audition de monsieur Juvénal NYAKAYIRO, qui souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président. Assisté par maître PARUELLE.
Très rapidement, alors que le témoin donne son témoignage, monsieur le président s’agace et s’interroge: pourquoi ce témoin s’est-il constitué partie civile? Il interpelle alors son avocat: « Je ne veux pas passer mon après-midi à parler de NYARUSHISHI. Votre client sait-il de quoi il s’agit? Quel est le lien avec BIGUMA? » Question qui va rester sans réponse, l’avocat ne sachant manifestement pas ce qu’allait déclarer son client.
Monsieur le président se dit « étonné » par cette déposition. Il relance le témoin: « De quoi êtes-vous témoin oculaire? Vous n’êtes témoin d’aucun fait qui concerne l’affaire! »
Sur questions du président, le témoin finit par dire que plusieurs membres de sa famille ont péri sur la colline de NYABUBARE, ce qui le rend légitime à se constituer partie civile. Par contre, il souhaiterait que les faits de NYAGISOZI soient retenus contre BIGUMA. Monsieur le président lui explique que ces faits-là n’ont pas été retenus par les juges et qu’on ne peut les imputer à l’accusé. Et d’ajouter: « Votre avocat ne le savait pas puisqu’il n’était pas partie à la procédure. »
Le témoin voudrait savoir si BIGUMA est d’accord avec ce qu’il vient de dire. Bien évidemment NON car l’accusé ne le connaît même pas. Et concernant les dates qu’il donne pour avoir connu le gendarme au camp de NYANZA, entre 1986 et 1989, ce dernier déclare qu’il était alors au camp KACYIRU et à l’Ecole supérieure militaire à KIGALI.
L’avocat de la défense se hasarde à poser deux ou trois questions.
« Qui vous a raconté ce que vous venez de dire? »
« Des personnes qui étaient là. Certaines d’entre elles sont d’ailleurs présentes à ce procès. »
« Vous étiez partie civile dans les Gacaca[4]? »
Question restée sans réponse. L’avocat aurait dû savoir que dans les procédures Gacaca il n’y avait pas de partie civile.

Audition de madame Primitive MUKAWAYEZU, partie civile déjà constituée (CPCR). Assistée par maître PHILIPPART.
Primitive MUJAWAYEZU est une partie civile du CPCR. Elle habite actuellement dans le district de NYANZA, secteur de NTYAZO et est agricultrice. Elle commence sa déclaration spontanée en exprimant sa reconnaissance envers les autorités et l’État français pour rechercher la justice pour les personnes qu’ils ont perdues pendant le génocide.
Pierre NYAKARASHI
Elle et sa famille vivaient dans la commune de NTYAZO. Le samedi 23 avril au matin, ils ont quitté NTYAZO pour se réfugier dans le secteur de MBUYE. Un grand nombre de réfugiés se sont regroupés auprès du bourgmestre NYAGASAZA et de Pierre NYAKARASHI, le père de Primitive. Son père était à l’époque agriculteur, et anciennement policier. Les deux hommes ont alors dirigé le groupe de réfugiés en direction de la rivière AKANYARU. Ils se sont divisés en deux groupes, un groupe dirigé par le bourgmestre et un groupe dirigé par Pierre NYAKARASHI. Une fois arrivés près de la rivière, Primitive a vu arriver un véhicule blanc avec à son bord trois gendarmes. Ils se sont arrêtés vers le centre AKAZARUSENYA.
Les gendarmes se sont alors approchés du bourgmestre NYAGASAZA qui menait le premier groupe et qui se trouvait au bord de la rivière. Ils ont commencé à le violenter avant de le faire monter dans le véhicule. Ensuite, ils se sont saisi du père de Primitive, l’ont également roué de coups de pieds avant de le faire monter dans le même véhicule. Un des gendarmes, dont Primitive a connu l’identité plus tard, a ordonné aux autres gendarmes et aux Interahamwe[1] présents au centre de tirer sur les groupes de Tutsi. Beaucoup de ces Tutsi sont morts à ce moment-là et Primitive, elle, a été touchée par une balle. Elle avait accouché de son fils seulement cinq jours auparavant et son nourrisson qu’elle portait au dos est tombé.
Primitive a tenté malgré sa blessure de fuir. Elle a réussi à atteindre la rivière et traverser la frontière vers le BURUNDI, contrairement à sa mère, à trois de ses frères, et trois de ses cousins. Une fois arrivée au BURUNDI, Primitive a reçu des soins.
Plus tard, au moment de procès de la Gacaca[4] de NYANZA, Primitive a appris par le témoignage d’Israël DUSINGIZIMANA, ancien conseiller du secteur de MUSHIRARUNGU[5], que le gendarme qui avait ordonné la mort de sa famille était BIGUMA et que son père avait été tué tout comme NYAGASAZA.
Le bourgmestre Narcisse NYAGASAZA arrêté et emmené par BIGUMA.
Après avoir parlé, la témoin demande au Président si elle peut demander à Philippe HATEGEKIMANA s’il confirme les faits qu’elle rapporte et s’il peut avouer où les corps de sa famille ont été enterrés. Ce à quoi l’accusé répondra : « Au moment de l’arrestation de NYAGASAZA je n’étais pas là, j’étais parti à KIGALI ».
Après plusieurs questions du Président obligeant Primitive à répéter les faits qu’elle venait d’évoquer, elle fond en larmes et le Président suspend l’audience le temps qu’elle se remette de ses émotions. A la reprise, c’est Maître PHILIPPART qui demande au témoin de confirmer que le bourgmestre NYAGASAZA n’était pas entré sans contrainte dans le véhicule des gendarmes, chose qu’on avait entendu dire par un témoin précédent. Ce à quoi Primitive répond ironiquement « Vous pensez qu’il est entré dans le véhicule sans contrainte parce que BIGUMA allait lui donner du travail ? »
Au moment des questions de la défense, Maître LOTHE mentionne un télégramme du sous-préfet Gaëtan KAYITANA, adressé au Ministère de l’Intérieur, qui donne des informations sur les instructions concernant la mort du bourgmestre NYAGASAZA et des Tutsi qui tentaient de fuir à la frontière. Ce télégramme n’avait pas été utilisé comme pièce à conviction dans une audience du TPIR[6] en 2005. Le Président en fait la lecture.
Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain 9 heures.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page


1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑][↑]
3. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
4. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]
5. Voir l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA, conseiller de secteur, détenu, le 31 mai 2023 en visioconférence de Kigali[↑]
6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 7 juin 2023. J18
08/06/2023
• Audition d’Éric MUSONI, détenu.
• Audition de Charlotte UWAMARIYA, partie civile (CPCR).
• Audition de Mathieu NDAHIMANA.
• Audition d’Ildephonse KAYIRO.
________________________________________

Audition de monsieur Eric MUSONI, détenu, cité à la demande du ministère public, en visioconférence de KIGALI.
Le témoin commence par reconnaître qu’il a pris part aux attaques dans son secteur de GATONDO, NYAMUKONDO à l’époque,, sur la commune de NTYAZO. Le conseiller de secteur, Isaïe MULINDAHABI, organisait des réunions de sensibilisation, mais pas dans la même cellule que la sienne (KAVUMU).
Le bourgmestre tutsi Narcisse NYAGASAZA, qui a été tué, habitait loin de chez lui. Lors des attaques auxquelles il a participé, ni policiers, ni gendarmes. Il n’a vu des gendarmes que lors de l’attaque de la colline de NYAMURE. Comme il habitait au bord de la route, il a vu BIGUMA amener des gendarmes de NYANZA. Le témoin les a rejoints avec d’autres assaillants et s’est rendu sur la colline de NYAMURE où les Tutsi s’étaient réfugiés, au sommet de la colline. BIGUMA était bien présent. Les réfugiés se sont défendus en lançant des pierres sur les attaquants. Les gendarmes ont répliqué par des tirs d’armes à feu.
Sur la colline de Nyamure qui domine la vallée. Le gendarme HATEGEKIMANA (alias BIGUMA) est venu avec ses hommes pour exterminer les réfugiés tutsi.
« Comme nous étions devenus mauvais, nous découpions les rescapés » poursuit le témoin, sous la direction d’un ancien gendarme, Godefroid NGIRABATWARE, expert dans l’art de tirer. BIGUMA était à la tête de l’attaque.
Celui qui était allé le chercher à NYANZA parlait de lui. C’était un commerçant du nom de COMPAGNIE, installé au centre de négoce de GATONDE. Une dizaine de gendarmes étaient présents, de nombreux attaquants avaient encerclé la colline. Cette attaque était bien évidemment prévue par les dirigeants. Avant l’arrivée des gendarmes, les assaillants avaient subi un revers et avaient dû se replier. Cette attaque s’est déroulée fin avril entre 14 et 16 heures selon le témoin. On a compté un nombre important de victimes.
Un message adressé dans un mégaphone aurait été adressé à la population: » Venez à NYAMURE avec nous pour tuer nos ennemis qui sont capables de nous tuer. »
Le témoin déclare connaître Mathieu NDAHIMANA mais ne sait pas s’il participait à l’attaque. Les assaillants étaient venus de partout (NDR. La colline de NYAMURE, pierreuse, était élevée et permettait de voir au loin les différentes vallées et collines. Aujourd’hui, à son sommet, est dressée une antenne de communication. De certains endroits, on peut deviner, au loin, la colline de KARAMA).
Monsieur le président interroge le témoin sur ses condamnations, sur lesquelles, on se demande pourquoi tant d’insistance, reviendra la défense.
« En témoignant contre BIGUMA, lui est-il demandé, vous espériez quelque chose en retour? » Le témoin répond par la négative, seule la vérité lui importe.
Question classique sur le véhicule des gendarmes, Il indique qu’il s’agissait d’une DAHATSU. Lors de son audition, il avait parlé d’une TOYOTA STOUT marron clair.
Invité à reconnaître BIGUMA dans le box, il le fixe attentivement et, le montrant du doigt: « C’est lui! » Et d’ajouter: « J’ai dit la vérité. » BIGUMA, quant à lui, ne le connaît pas, bien sûr.
Une discussion va porter ensuite sur les armes utilisées. Le témoin décrit maladroitement des choses qu’on mettait dans un tube d’où sortait de la fumée. Probablement un mortier.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin précise qu’après l’attaque il est resté chez lui et ne sait pas ce que sont devenus les corps des victimes. Il ne connaît pas d’autre BIGUMA que celui qui est dans le box, qu’il connaît aussi sous le nom de Philippe HATEGEKIMANA. Il portait une arme à la ceinture.
Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public, lui fait remarquer que lors de son audition il a parlé d’un certain COMPAGNIE. Mais aussi de Sylvestre NTEZIMANA. Ce qui laisse entendre que plusieurs personnes ont parlé de BIGUMA? Le témoin confirme. Le vrai nom de COMPAGNIE était bien Vincent NSENGIYUMVA.
Des ordres, ils en ont reçu avant l’attaque, mais pendant, ils savaient ce qu’ils avaient à faire: tuer les Tutsi. Ils ont bien encerclé la colline, très grande à la base, mais étroite au sommet. Les assaillants avaient ceint leur tête de feuilles de bananiers pour se reconnaître. Certains gendarmes s’étaient mélangés à eux. Les Tutsi étaient venus de tout le pays. Le témoin a reconnu quelques-uns de ses voisins venus avec leurs vaches qu’ils ont mangées.
Parole est donnée à la défense. L’avocat s’étonne que le témoin ait pu faire tant de chemin pour attaquer les Tutsi. Les assaillants étaient très nombreux. Le témoin situe la scène plusieurs jours après l’attentat. Sur l’insistance de l’avocat, il finira par donner une estimation: moins d’un mois, vingt jours! C’est bien parce que les réfugiés avaient repoussé les assaillants plusieurs fois qu’il a tété fait appel aux gendarmes.
Monsieur le président intervient en signalant que le témoin n’avait reconnu personne sur la planche photographique qui lui avait présentée. « Les photos qu’on nous a montrées, il n’y figurait pas! » ajoute-t-il. Et le président d’ajouter: « Et si je vous dis qu’il y figurait? »
La défense revient sur les condamnations du témoin, lui demande si, lors des Gacaca[1], il avait bénéficié de l’aide d’un avocat! (NDR. Il devrait savoir comment fonctionnaient les Gacaca!) Occasion est donnée au témoin de dire que les Gacaca n’ont pas respecté la loi en le condamnant à perpétuité en appel.
Maître ALTIT profite du fait que le témoin dise qu’il a chez lui un document concernant son jugement et qu’il veut bien le produire pour demander au président de noter la promesse que vient de faire monsieur MUSONI.
Madame AÏT HANOU s’insurge: « Comment peut-il s’engager sans connaître les conséquences possibles? » Et le président d’ajouter; » Je ne vais pas donner une demande d’acte à ce stade. »
Le témoin reconnaît qu’il a plaidé coupable pensant bénéficier d’une remise de peine, comme le prévoyait la loi. Il parle d’un complot que des gens influents dont il ne peut révéler les noms ont ourdi contre lui.
L’avocat de la défense lui fait remarquer qu’en 2018 il avait déclaré qu’il avait été condamné pour NYAMURE alors qu’il n’avait pas participé aux massacres. Aujourd’hui, il dit le contraire. Où donc est la vérité?
« La vérité, c’est celle d’aujourd’hui » conclut le témoin.

Audition de madame Charlotte UWAMARIYA, partie civile déjà constituée (CPCR), assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Charlotte UWAMARIYA est une partie civile du CPCR. Elle habite à KIGALI. Elle commence sa déclaration spontanée en remerciant la juridiction française pour rendre justice aux victimes, puis elle remercie l’Etat rwandais qui a arrêté le génocide et le Président Paul KAGAME.
Au début du génocide, Charlotte avait 16 ans et vivait à MAYAGA, une localité habitée par un grand nombre de Tutsi. Cette présence d’une communauté de Tutsi s’explique par le fait que, dans le passé, la guerre et les conflits contre les Tutsi n’avaient pas réussi à atteindre la localité. En 1994, le génocide des Tutsi a commencé le 22 avril. A partir de cette date, Charlotte a vu affluer beaucoup de Tutsi qui provenaient d’autres localités alors que les Hutu commençaient les tueries et brûlaient les maisons.
Le samedi 23 avril, Charlotte et sa famille de 5 enfants se sont réfugiés sur la colline de RWEZAMENYO, non loin de la colline de NYAMURE. La population civile a remarqué le groupe de réfugiés et a lancé une première attaque menée par Mathieu NDAHIMANA, le bourgmestre qui a remplacé NYAGASAZA après sa mort. Les civils Hutu ont encerclé la colline et ont tué beaucoup de Tutsi présents sur les lieux. Mathieu s’est approché de Mathilde UWIMPUHWE, la sœur de Charlotte qui était en études secondaires. Il lui a arraché les yeux en disant : « On verra si tu pourras continuer tes études maintenant ». Il lui a incisé la peau du visage et est reparti. Le père de Charlotte est allé récupérer Mathilde après cette attaque. Du 23 au 26 avril, les réfugiés Tutsi ont essuyé plusieurs attaques et ont réussi à les repousser.
Karama
C’est ainsi que beaucoup de Tutsi ont rejoint la colline de KARAMA. KARAMA se trouvait dans l’ancienne commune de NTYAZO, près du lieu-dit MUSELI. Autour du 26 avril, il y a eu une rumeur selon laquelle les Hutu allaient épargner les femmes et les filles et qu’elles pouvaient retourner chez elles. Les femmes de la famille de Charlotte sont donc rentrées chez elles, elles étaient treize. Le 28 avril, Charlotte et sa sœur Florence étaient sorties pour trouver de l’eau quand elles ont entendu des cris. En revenant, Charlotte et Florence ont trouvé leur mère, deux de ses sœurs et les autres femmes de sa famille tuées sauvagement à coup de machette, les corps et la maison pillés. En essayant de soulever le corps de sa sœur, Charlotte a réalisé qu’on lui avait à moitié coupé la tête.
Après ce traumatisme, et en réalisant que la rumeur était fausse, Charlotte s’est dirigée sur la colline de KARAMA pour retrouver le reste de sa famille. Mais une fois là-bas, une nouvelle attaque a commencé. Les Tutsi ont tenté de se défendre avec des pierres que les femmes rassemblaient dans leurs pagnes. Les Hutu rwandais, se retrouvant en difficulté face à cette défense, ont fait appel aux Burundais qui campaient à NTYAZO. Un peu plus tard, les Burundais sont arrivés avec des Interahamwe[2] en renfort de la population civile. Charlotte a vu arriver un véhicule de marque Daihatsu et a aperçu des bidons d’essence. Les Hutu ont donc attaqué les réfugiés Tutsi qui dans leur tentative pour repousser les assaillants ont tué le fils du bourgmestre NZARAMBA. À la suite de cette mort, les attaquants ont fait demi-tour.
Dans les jours qui ont suivi, d’autres réfugiés Tutsi sont arrivés dont des rescapés des attaques sur les collines de NYAMURE et l’ISAR SONGA[3]. Les Hutu ont appelé en renfort les gendarmes et des Interahamwe arrivant de tout secteur de la préfecture de BUTARE. On entendait les gens dire : « C’est BIGUMA qui revient ». Les assaillants ont ouvert le feu sur la colline de KARAMA. Charlotte voyait tout le monde autour d’elle courir, tomber, mourir. Vers la fin de l’attaque, Charlotte avait été séparée du reste de sa famille. Elle et d’autres rescapés qui s’étaient cachés dans des buissons ont parcouru la colline pour trouver des survivants mais n’ont vu que des cadavres.
Charlotte a retrouvé sa grand-mère et quelques membres de sa famille, mais c’était sans compter les Interahamwe qui ratissaient la colline pour achever les survivants et piller leurs biens. Il y avait environ 30 000 Tutsi sur la colline de KARAMA et peu ont survécu. Charlotte est restée dans les brousses jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi[4].
Au moment des questions de la défense, l’avocate dit à la témoin que BIGUMA n’est pas poursuivi pour les faits qui se sont produits à KARAMA. En réalité, cette question reste à trancher par la cour, et c’est ce que confirme le président LAVERGNE après que Maître PHILIPPART eut contesté la question de la défense. Le président finira par dire : « Ça fera l’objet de discussions. Ce n’est pas le moment d’en parler ».


Audition de monsieur Mathieu NDAHIMANA, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.
Mathieu NDAHIMANA était un Hutu très actif pendant le génocide. Il était initialement assistant médical, puis c’est lui qui a été nommé bourgmestre de NTYAZO après le meurtre de NYAGASAZA. Il a commencé à travailler à NYAMURE en 1992, il venait d’un autre centre de santé à KIGALI.
Le témoin dit avoir connu Philippe HATEGEKIMANA pour la première fois en 1993 à l’occasion de l’élection du bourgmestre de NTYAZO à laquelle Mathieu se présentait. BIGUMA avait été envoyé par le comité régional pour présider cette cérémonie. C’est là que le bourgmestre Narcisse NYAGASAZA a été élu. Il l’a également vu avant le génocide alors qu’il recherchait un escroc au centre de santé dans lequel Mathieu travaillait dans la région du MAYAGA. Après ça, il l’a vu pendant le génocide. Mathieu dit bien reconnaître l’accusé qui lui, comme à son habitude, ne reconnaît pas le témoin.
Mathieu NDAHIMANA dit rapidement que BIGUMA a joué un rôle très important dans le génocide. Le 23 avril, Mathieu a été témoin de l’arrestation du bourgmestre NYAGASAZA. Il était dans un cabaret au centre de GATI quand il a vu BIGUMA le saluer et lui dire en montrant NYAGASAZA : « Voilà ce monsieur, nous l’emmenons avec nous, vous aussi, vous devez faire quelque chose ». Il affirme que sans les mots de BIGUMA, la population ne se serait pas impliquée dans les massacres.
Mathieu dit ensuite que dans l’après-midi, il y a une attaque de civils à MUYIRA dans la cellule de MUSENI. Il serait allé demander des renforts auprès de BIGUMA et du capitaine BIRIKUNZIRA qui lui aurait envoyé trois gendarmes. Ces derniers auraient passé la nuit au centre de santé avec Mathieu. Le lendemain, une attaque est menée à RWEZAMENYO, pas loin du centre de santé, dans le secteur de CYIMVUZO. Le président demande alors au témoin s’il connaît Mathilde, la sœur de Charlotte UWAMARIYA, qu’il a torturée sur cette colline. Il avoue l’avoir frappée à la tête avec une machette et l’agitation et l’émotion se fait ressentir dans la salle et notamment au sein des parties civiles présentes.
Ensuite, Mathieu est interrogé sur l’attaque de NYAMURE. Il dit quelle celle-ci s’est déroulée entre le 25 et le 28 avril. Il affirme qu’elle était dirigée par l’adjudant-chef Philippe HATEGEKIMANA alias BIGUMA. Il a vu arriver BIGUMA dans une camionnette de la gendarmerie, double cabine de couleur blanche, qui transportait les gendarmes armés de fusils légers et de gros calibres. BIGUMA était assis dans la cabine côté passager. Le témoin dit ne pas avoir pris part à cette attaque mais l’avoir vu se dérouler d’une petite colline avoisinante. Il a vu les gendarmes tirer et la population suivre avec des armes traditionnelles. Il voyait des fumées noires et entendait des bruits de balles.
Mathieu admet avoir participé à l’attaque de la colline de KARAMA qu’il situe au 30 avril. Il dit qu’il y a eu en réalité plusieurs attaques. Les Tutsi se défendaient. Mathieu était parti chercher des renforts à NTYAZO et était revenus avec des gendarmes. Il y avait aussi des Burundais. C’est le 30, que l’officier de police judiciaire, Joseph, fils du bourgmestre NZARAMBA a été tué par les réfugiés Tutsi. Et c’est après cette attaque repoussée par les Tutsi que le père de l’Officier de police judiciaire est allé demander des renforts à BUTARE et à la gendarmerie de NYANZA afin de venger la mort de son fils. Les attaquants qui comprenaient des civils, des militaires, des gendarmes et des Interahamwe[2] avaient en leur possession des fusils et des grenades distribués par la gendarmerie de NYANZA.
Après cette attaque, le témoin dit avoir seulement revu l’accusé le 22 mai lors d’un meeting au stade de NYANZA, au cours duquel lui et le capitaine BIIRKUNZIRA ont distribué des armes et encouragé la population à tuer.
Mathieu a fui le Rwanda à la fin du génocide. Il affirme qu’après plusieurs années, il s’est senti coupable et a décidé de revenir au Rwanda et de se présenter au procureur général de NTYAZO et aux officiers de police judiciaire afin de se rendre et de plaider coupable. Il a été emprisonné et en 1999, il a été transféré à la prison de NYANZA pour être finalement jugé en dernier ressort en 2009. Mathieu a été jugé et condamné par les Gacaca[1] de NTYAZO et de MUYIRA à 30 ans de réclusion. Sur questions du président, il affirme avoir été entendu comme témoin dans des affaires en Suède, au Canada et au TPIR pour plusieurs affaires notamment celles du colonel Alphonse NTEZIRYAYO[5] et du bourgmestre de NGOMA, Joseph KANYABASHI.
Après question des parties civiles, Mathieu dit qu’il conseille à Philippe HATEGEKIMANA d’accepter de demander pardon pour ces faits ; ces faits qui lui sont reprochés sont reconnus, il les a poussés à commettre ces crimes. Il dit ensuite être membre d’un club de l’unité et de la réconciliation qui consiste à apprendre aux autres comment se comporter par rapport au génocide. Il déclare en conclusion : « Nous voulons que cela ne se reproduise plus ».

Audition de monsieur Ildephonse KAYIRO, cité à la demande du ministère public. Il dit qu’il souhaiterait se constituer partie civile mais il va, à ce stade, donner son témoignage.
Le témoin, dans sa déposition spontanée, annonce deux volets: l’arrestation de Narcisse NYAGASAZA, le bourgmestre de NTYAZO, et les massacres sur la colline de NYAMURE.
Avec force détails, Ildephonse KAYIRO raconte l’arrestation de NYAGASAZA. Il dit avoir été présent sur les lieux et donne des éléments qu’aucun autre témoin n’a fournis.
Monsieur le président rappelle les déclarations qu’il a faites devant les gendarmes français: « Tout ce que je sais, c’est ce que l’ai appris durant le génocide au mois d’avril lorsque Mathieu NDAHIMANA (NDR. Le témoin qui a été entendu juste avant lui en visioconférence depuis KIGALI) a pris son poste (NDR. En réalité, fin mai 1994). MULINDAHABI, le conseiller de secteur, leur a appris que NYAGASAZA avait été arrêté à l’AKANYARU alors qu’il tentait de traverser la rivière pour se réfugier au BURUNDI. Il a été arrêté par les gendarmes puis ramené à NYANZA où il a été tué. »
Monsieur le président lui fait en outre remarquer qu’il est le seul à avoir noté que le le bourgmestre avait été frappé à la tempe. Le président est surpris que le témoin ait pu donner devant la cour autant de détails. Des détails en contradiction avec ses déclarations devant les enquêteurs français.
Le témoin tentera bien de s’expliquer, pas sûr qu’il ait convaincu la cour.
Après avoir répondu à quelques questions de la défense, le témoin est invité à aborder la seconde partie de sa déposition: les massacres de NYAMURE. Là aussi, il donne des détails précis concernant l’attaque de cette colline où plusieurs membres de sa famille ont été tués: il égrène le nom des victimes.
Monsieur le président fait alors remarquer qu’il ne voit pas quelles questions il peut poser au témoin dans la mesure où l’accusé a toujours dit qu’il n’était pas à NYANZA à cette période.
Ni les avocats des parties civiles, ni le ministère public ne souhaitent interroger davantage le témoin. Seule la défense souhaite intervenir pour savoir où se trouvait le témoin. Comme ce dernier répond qu’il était sur une colline en face de NYAMURE, l’avocat conteste la validité de son témoignage en précisant, carte et échelle à l’appui, que les deux collines sont séparées d’au moins deux kilomètres.
Monsieur le président et les avocates du ministère public contestent l’estimation de la défense.
Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous le lendemain à 9 heures. Un premier témoin sera entendu en visioconférence et trois autres en présentiel.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.

1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]
2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
3. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
4. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑]
5. Son épouse est venue s’installer tout près de Reims. J’ai eu la surprise de découvrir que leur fils Arsène était inscrit dans l’établissement dans lequel j’enseignais.[↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 8 juin 2023. J19
09/06/2023
• Audition de Jean-Damascène MUNYESHYAKA, détenu.
• Auditions de Télesphore NSHYMIYIMANA , détenu.
• Audition de Valens BAYINGANA, partie civile.
• Audition de Silas MUNYAMPUNDU.
________________________________________

Audition de monsieur Jean-Damascène MUNYESHYAKA, détenu, cité à la demande du ministère public.
Le témoin, qui est à la prison de HUYE, souhaite que son identité ne soit pas révélée. Il éprouverait des craintes quant à sa sécurité. Monsieur le président lui fait savoir que c’est trop tard, que maintenant tout le monde le connaît. Il tente de le rassurer. Monsieur MUNYESHYAKA finit par accepter.
Il a été condamné à 19 ans de prison pour génocide par la Gacaca[1] du secteur MUYIRA mais pour des crimes commis aussi dans les secteurs GATONDE et NYAMURE. Il devrait être libéré le 24 octobre 2024.
En 1994, il était serveur au bar IDEAL à NYANZA. Le propriétaire de l’établissement était Benoît MUJEJENDE, un Tutsi dont la maison sera détruite. Il aurait été tué à BUTARE.
Il lui est arrivé, avant le génocide, d’être momentanément emprisonné pour avoir fait écouter, dans le bar, Radio MUHABURA, la radio du FPR[2], mais il ne connaissait pas l’identité des gendarmes. Il a eu l’occasion de croiser Philippe HATEGEKIMANA, un ami de son grand frère. Ce gendarme, connu aussi sous le nom de BIGUMA, venait prendre un verre dans un bungalow en compagnie du commandant BIRIKUNZIRA.
Son grand frère, connu sous le pseudonyme de COMPAGNIE s’appelait Vincent SINDAZIGAYA, était un extrémiste et responsable du MRND[3] de GATONDE. Il travaillait avec Samuel NSENGIYUMVA, un enseignant responsable de la jeunesse PAWA[4] du MDR[5]. Ce sont eux qui seraient venus chercher les gendarmes pour NYAMURE. De père Tutsi qui avait changé sa carte d’identité et de mère également Tutsi, il s’est rendu dans son secteur d’origine le 13 avril car il ne se sentait pas en sécurité: le bar avait été pillé.
Les premiers jours du génocide, Hutu et Tutsi étaient ensemble mais ils se sont séparés car le nouveau bourgmestre, Mathieu NDAHIMANA, a dit que seuls les Tutsi étaient recherchés. Sur question de monsieur le président, le témoin dit connaître NYAGASAZA[6]: il a appris qu’il avait été tué en voulant traverser la frontière près de l’AKANYARU.
Lors d’une réunion improvisée, ce Mathieu aurait pris la parole: « Vous hésitez encore? Vous ne savez pas que notre ennemi est le Tutsi? » Après ces propos, Fidèle MURWANYASHYAKA et sa femme, des Tutsi de KARAMA, auraient été tués, ainsi qu’un certain MUDAHERANGWA.
La première attaque à KARAMA va être repoussée, raison pour laquelle on est allé chercher le renfort des gendarmes. COMPAGNIE aurait dit: « Je vais aller chercher mon ami BIGUMA. » C’est à KARAMA, au lieu-dit SHARI, que l’attaque s’est déroulée. Le témoin évoque plus de 2500 morts. Seuls quelques Tutsi ont survécu. Population, gendarmes et militaires ont participé aux massacres. La même choses e passera à NYAMURE.
Sur question de monsieur le président, le témoin dit qu’il regrette ce qui s’est passé et demande pardon à Dieu en souhaitant que de telles choses ne se reproduisent pas. Il dit n’avoir reconnu personne sur la planche photographique que lui ont montré les enquêteurs français. Il se justifie en disant: « On m’a montré la photo de mon fils et je ne l’ai pas reconnu. » Il ne peut donc pas reconnaître l’accusé.
Sur questions des avocats des parties civiles, le témoin n’arrive pas à donner des dates précises sur les événement de KARAMA et NYAMURE. Quant à différencier militaires et gendarmes, il peut simplement dire que les gendarmes portaient un béret rouge. Les armes? Il a entendu parler de mitrailleuses. L’avocate du CPCR veut savoir si les massacres de SHARI et KARAMA ont eu lieu en même temps et se fait préciser que c’est bien parce que les Tutsi ont résisté qu’on est allé chercher les gendarmes. Le témoin évoque aussi l’incendie de la voiture qui a servi à transporter les tueurs. A cette occasion, le fils du bourgmestre NZARAMBA a été tué par une flèche. Le témoin précise enfin que SHARI est bien sur le secteur de KARAMA.
Emplacement de l’incendie de la voiture du commerçant MUSHUMBA à KARAMA.
Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public, cherche à savoir si BIGUMA avait des étoiles sur les épaules et si le témoin a vu BIRIKUNZIRA. Il l’a probablement croisé. Elle fait redire au témoin que BIRIKUNZIRA a été remplacé par BIGUMA. Ce dernier avait une arme, à KARAMA, un fusil de petit calibre.
La défense intervient à son tour par une salve de questions qui tournent autour de cinq centres d’intérêt: les raisons de la peur du témoin, la mort de NYAGASAZA dont le témoin ne sait rien, sa connaissance ou non du conseiller de secteur MUSHIRARUNGU et la Radio MUHABURA, la radio du FPR. Comme l’avocat pose une question à laquelle le témoin a déjà répondu, monsieur le président, ironiquement, intervient: « Maître, auriez-vous des problèmes d’audition? » L’avocat apprécie moyennement l’humour: « Avec l’âge, oui. »
Dernière question concernant la déclaration qu’a faite le témoin devant les enquêteurs français: « Je pense que seuls les gendarmes peuvent témoigner concernant BIGUMA« , sous-entendant que ce que dit le témoin n’est pas trop fiable. En réalité, il fallait replacer cette réponse dans son contexte. Les gendarmes sont effectivement les mieux placés pour parler de BIGUMA. Et le témoin d’ajouter: » Si les vaches posent des problèmes, ce n’est pas à elles qu’on pose des questions, c’est bien au gardien! ».


Audition de monsieur Télesphore NSHYMIYIMANA , détenu, cité à la demande du ministère public.
Télesphore NSHIMIYIMANA, au début de son audition, annonce qu’il ne veut pas donner son nom pour des questions de sécurité. Le président cherche à comprendre pourquoi et lui demande s’il a des craintes. Il dit n’avoir reçu aucune menace mais avoir peur d’éventuelles représailles. Il finit par accepter de dire son nom et reconfirme vouloir donner son témoignage.
Le témoin dit connaître l’accusé parce que BIGUMA l’a « fait travailler pendant la guerre ». Il dit que quand il l’a connu, c’était « un homme qui avait un teint mi-foncé, mi-clair, dont la chevelure commençait loin derrière le crâne et qui avait de gros yeux ». Il le connaissait en tant que commandant second de la gendarmerie de NYANZA et adjoint du capitaine BIRIKUNZIRA. Il le voyait en ville à NYANZA, circulant dans son véhicule en sa qualité d’adjudant-chef.
Télesphore dit qu’il était militaire depuis le 1er janvier 1992. En 1994, il était dans le peloton de GITARAMA. En avril 1994, il a vu l’adjudant-chef BIUGMA lorsqu’ils se sont mutuellement aidés pendant plusieurs attaques sur des collines, notamment celle de NYAMURE et KARAMA.
Le sergent, Emmanuel NDINDABAHIZI était le supérieur hiérarchique du témoin. Un jour, le frère du sergent était venu lui apprendre que son père avait été blessé lors d’une attaque contre des Tutsi. Le sergent est alors allé demander de l’aide à BIGUMA qui lui a donné des gendarmes. Le 14 avril, avec les gendarmes de NYANZA, les militaires du peloton de Télesphore sont allés attaquer les Tutsi réfugiés sur collines de GISAKIRA, notamment la colline de GISEKE.
Le témoin dit qu’ensuite, autour du 24 avril, BIGUMA lui a demandé des renforts pour aller attaquer NYAMURE. Il dit qu’à NYAMURE, ils étaient environ 35 militaires, qu’il y avait des gendarmes, une trentaine d’Interahamwe[7] et des civils. Le lendemain ou le surlendemain, ils ont attaqué une autre colline qu’il dit être une deuxième colline de NYAMURE plus petite et juste à côté de la grande, afin de pourchasser les Tutsi qui avaient réussi à s’enfuir.
Le 28 avril, son peloton a de nouveau été mobilisé pour l’attaque de la colline de KARAMA. Il dit que BIGUMA les a emmenés avec ses gendarmes. Il raconte qu’un de leur véhicule a été incendié par les Tutsi et qu’un officier de police judiciaire, Joseph, a été tué. Le jour de cette attaque, Télesphore aurait été blessé à la cuisse par une flèche d’un Tutsi. Son peloton et les gendarmes y sont donc retournés le 30 mais cette fois ci, le témoin n’y était pas allé à cause de sa blessure.
Le témoin dit que pendant ces différentes attaques, il voyait l’accusé, c’était lui qui dirigeait les gendarmes. A NYAMURE, ils avaient marché ensemble avec BIGUMA au centre de négoce et étaient tombés sur un groupe de femmes Tutsi dont une qui était en train d’accoucher. Il a tiré sur cette femme avec son pistolet et le groupe s’est dispersé. Ils sont ensuite montés pour encercler la colline. En arrivant ils ont vu Mathieu et des Interahamwe. Ils ont tué les Tutsi réfugiés sur la colline et sont repartis.
On peut noter que le témoin parle de « guerre de 1994 » en parlant des massacres et désigne l’accusé comme étant « l’honorable BIGUMA ». Télesphore a été condamné en 2008 par la Gacaca[1] de KINAZI. Il lui reste 1 an à purger. Il avait initialement été condamné à perpétuité mais en appel, sa peine a été ramenée à 30 ans de réclusion. Il raconte qu’en 2020, après avoir été auditionné par les gendarmes français, un proche de BIGUMA, Bernard MUHAHIMANA, détenu avec lui, l’a persécuté pendant un temps parce qu’il accusait ses proches, avant d’être relâché.
La défense interroge le témoin sur quelques contradictions entre ses auditions sur le nombre de véhicules et la couleur des véhicules et la position exacte de BIGUMA pendant les attaques.


Audition de monsieur Valens BAYINGANA, partie civile déjà constituée, assisté par maître Julia CANCELIER.
Valens et Appolonia à NYAMURE, haut lieu de la résistance des Tutsi. Valens est un des rares rescapés de NYAMURE.
Le témoin, qui a perdu la quasi totalité de sa famille sur la colline de NYAMURE, habitait non loin de là, un peu avec l’école et l’église situées au pied de la colline. Les Tutsi, comme dans de nombreux autres endroits du Rwanda, ont commencé par résister aux attaquants en lançant des pierres. Comme les assaillants ont alors décidé de faire appel aux gendarmes. BIGUMA était bien présent sur les lieux du massacre, c’est lui qui a tiré le premier.
Monsieur le président va alors poser des questions au témoin qui, en 1994, habitait chez ses parents dans la cellule de GATARE, tout près du sommet de la colline de NYAMURE. Si les Tutsi se sont réfugier sur la colline, c’est parce que l’entente en Hutu et Tutsi s’était détériorée à cause de la politique. Ce n’est qu’en grandissant qu’il a réalisé que les Tutsi n’occupaient pas de postes importants dans le pays. Il existait ce qu’on a appelé la politique des quotas: les Tutsi ne représentant que 12% de la population, seuls 12% d’enfants, par exemple, pouvaient accéder à l’école secondaire.
Les premières attaques sont venues de NYAMIYAGA et de KAYANZA. Les attaquants utilisaient des armes traditionnelles, des outils agricoles. Sur la colline où s’étaient rassemblés beaucoup de Tutsi venus d’un peu partout, les conditions de vie étaient difficiles: pas de nourriture, pas d’eau. Il fallait profiter de la nuit, en prenant des risques, pour aller se ravitailler. Les réfugiés avaient un peu de lait pour les enfants en trayant les vaches. Impossible de retourner chez soi, les maisons avaient été pillées et détruites.
Le témoin dit être resté sur la colline quelques jours. C’est le 29 avril qu’il a pu fendre le « mur » des assaillants.
Le témoin continue son récit. Il a vu un véhicule arriver en provenance de KAVUMU transportant des gendarmes. Ces derniers se sont arrêtés près de l’église et ont continué à pied vers le sommet de la colline, en montant en deux groupes séparés à travers la forêt. Arrivés en haut de la colline, ils se sont mélangés à la population. Un véritable « mur humain » faisait face aux réfugiés. Un gendarme, le témoin reconnaîtra BIGUMA, a tiré sur un groupe de femmes qui assistaient une des leurs qui accouchait.
Valens BAYINGANA s’est alors lancé sur les assaillants en essayant d’éviter les tirs. Après franchi une première « barrière », il est tombé sur des tueurs qui découpaient à la machette un homme et une jeune fille. Pour pouvoir franchir l’obstacle, il les a menacés de sa machette. Il pensait mourir mais, par miracle, il a réussi à passer.
Arrivé chez un gardien de vaches qu’il connaissait, ce dernier a refusé de la cacher. Le témoin s’est alors réfugié dans une bananeraie et s’est caché dans un trou prévu pour le murissement des bananes lors de la fabrication de la bière. Il a recouvert le trou de feuilles et a continué à se cacher jusqu’à l’arrivée des soldats du FPR[2]. Revenu sur la colline à la fin du génocide, il a découvert les corps des siens et les a inhumés. Il est le seul survivant de sa fratrie. Et d’énumérer toutes les victimes de sa famille proche et élargie.
Cercueils à Nyamure/Karama. Avant l’enterrement. Mémorial de Muyira.
Sur la planche photographique qui lui sera présentée, il reconnaître BIGUMA, bien que ce dernier ait vieilli. I l’avait d’ailleurs reconnu lors d’une confrontation avec l’accusé. Présenté de nouveau à BIGUMA qui se tient dans le box, il dit que c’est bien lui. Quant à BIGUMA, bien sûr, il ne connaît pas le témoin.
Corps des victimes de Karama/Nyamure.
Le témoin évoque la mort d’environ 11 000 Tutsi sur la colline de NYAMURE. C’est en comptant les crânes lors de l’inhumation qu’ils en sont arrivés à cette estimation. Un certain de corps avaient été dévorés par les chiens. Des viols? Il n’en pas pas été témoin. Peut-être y en a-t-il eu après son départ. Il ne peut l’affirmer.
Est ensuite abordée la question des véhicules, des armes. Un hélicoptère a bien survolé la zone. Du haut de la colline, on avait une très grande visibilité, sauf du côté de la forêt. Interrogé de nouveau sur sa fuite, Valens dit avoir été caché dans le faux plafond d’une maison par un ami hutu pendant une semaine. Après, il a vécu dans la brousse et les buissons.
Une série de questions sur le banc des parties civiles, du ministère public et de la défense permettra d’obtenir quelques précisions. Il arrive cependant assez souvent que les réponses aient déjà été données par le témoin. Valens précise que toutes les femmes qui entouraient l’accouchée ont été tuées et que les assaillants avaient entouré leur tête ou leur taille de feuilles de bananiers.


Audition de monsieur Silas MUNYAMPUNDU, cité à la demande du ministère public.
Silas MUNYAMPUNDU est originaire de NYANZA. Avant avril 1994, il était juge au tribunal de canton de MUYIRA. Au début du génocide, le 21 avril, il a fui au BURUNDI. A son retour en juillet 1994, il a été nommé bourgmestre de NTYAZO. Dans le cadre de ses fonctions de bourgmestre, les autorités ont confié à Silas la tache de rassembler des informations sur ce qu’il s’était passé. Il a rassemblé les rescapés, rassemblé les tueurs et tenté d’obtenir des informations sur qui avait été tué, par qui, et où étaient les corps.
Concernant le bourgmestre NYAGASAZA Narcisse, les autorités ont demandé à Silas de savoir là et où NYAGASAZA avait été arrêté et tué. Il a donc mené son enquête en interrogeant les gens à l’AKANYARU, à MUSHIRARUNGU, à NYANZA. C’est comme ça qu’il a su que NYAGASAZA avait été arrêté et brutalisé à l’AKANYARU par un gendarme du nom de BIGUMA. A NYAMURE, il a vu les corps découpés, et a appris par la population qu’encore une fois, c’était BIGUMA qui était à l’origine de cette scène.
Quelques temps après, plusieurs assaillants et tueurs ont commencé à rentrer au Rwanda alors qu’ils avaient fui. En rentrant, ils avouaient leurs crimes, soit par culpabilité, soit par peur de subir les conséquences de leurs actes. C’est ainsi que Silas a pu parler à l’ancien bourgmestre Mathieu NDAHIMANA qui lui a raconté tout ce qui s »était passé à NTYAZO en mentionnant encore BIGUMA et son implication.
Quand les juridictions Gacaca ont commencé, Silas a pu en savoir plus grâce à l’étape de collecte d’informations et a alors appris que le bourgmestre avait été tué par BIGUMA à MUSHIIRARUNGU, il en a eu la confirmation par Israël, l’ancien conseiller de MUSHIIRARUNGU, qui a également confirmé les instructions de l’accusé concernant les barrières.
Le président demande au témoin s’il reconnaît l’accusé, il dit bien le reconnaître. Le président lui demande ensuite comment il connaît l’accusé, ce à quoi il répond qu’il aimerait demander à l’accusé s’il le reconnaît. Philippe HATEGEKIMANA dit qu’il ne le reconnait pas. Le témoin dit alors qu’il le connaît car ils étaient tous les deux au collège des humanités modernes à NYANZA en 1972/1973, et ils ont joué ensemble au football pendant plusieurs années. Ensuite il l’a connu en tant que gendarme à NYANZA. Sur question du président, l’accusé dit avoir en effet été à ce collège et précise : « J’ai dit que je ne me souviens pas de lui, je n’ai pas dit que je ne le connais pas ».
Le témoin précise qu’il a appris par des rescapés qu’un hélicoptère avait survolé la colline de NYAMURE avant de se diriger vers l’ISAR SONGA.
La défense, à travers ses questions, insiste sur le fait que le témoin n’a rien vu de lui-même et lui demande de qui il a entendu les informations qu’il énumère. Le témoin essaie de faire comprendre à Maître GUEDJ qu’il l’a entendu de la population en général. La défense insiste. Il répète alors les noms qu’il a mentionnés avant : Mathieu, Israël et un certain AZARYA.
Maître GUEDJ demande au témoin quelle était la date de l’arrestation du bourgmestre. Le témoin répond qu’il faut demander à Philippe, que c’est lui qui doit savoir. Maître GUEDJ s’emporte en disant au témoin qu’il n’a pas le droit de dire ça et que l’accusé est encore présumé innocent. Le président demande à Maître GUEDJ de changer de ton. Maître GUEDJ poursuit en demandant au témoin de répéter les personnes qui lui ont donné des informations sur BIGUMA. Le président fait remarquer à Maître GUEDJ qu’il a des problèmes d’audition pour la deuxième fois de la journée. Et Maître GUEDJ s’emporte de nouveau en disant que la réflexion du président est déplacée et il lui demande de le traiter avec respect. Les questions reprennent dans la tension et obligent le témoin à répéter ce qu’il a déjà dit.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]
2. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
3. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
4. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemertnts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.[↑]
5. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
6. Narcisse NYAGASAZA : bourgmestre de NTYAZO, arrêté et emmené par BIGUMA. Voir les comptes-rendus du 31 mai – J13 et jours suivants. [↑]
7. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 9 juin 2023. J20
11/06/2023
• Audition de Jean-Baptiste MUSABYIMANA, détenu.
• Audition de Julienne NYIRAKURU, partie civile (CPCR).
• Audition de Léopold MUKIGA, partie civile (CPCR).
• Audition d’Apollinarie GAKURU, partie civile (CPCR).
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Memorial de Muyira où sont enterrées les victimes de Nyamure et Karama.

Audition de Jean-Baptiste MUSABYIMANA, 68 ans, détenu, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI
Jean-Baptiste MUSABYIMANA a participé à l’attaque de NYAMURE. Au moment du génocide, il habitait au pied de cette colline de NYAMURE, près du centre de négoce. Il dit ne pas connaître l’accusé.
Le jour de l’attaque finale de NYAMURE, il était en train de tenir la barrière proche de chez lui située sur une route qui descendait vers le centre de santé et continuait vers MUYIRA. C’est le conseiller MURINDAHABI qui avait ordonné l’érection de cette barrière, et c’était lui et le responsable de cellule qui donnaient des instructions une fois sur les barrières. Jean-Baptiste a donc vu arriver des militaires dans un véhicule Toyota rouge, ils disaient aux civils qu’ils croisaient de venir avec eux. Il affirme que l’attaque a été menée par les militaires. Quand le président le lui demande, il dit qu’il ne sait en fait pas faire la différence entre les gendarmes et les militaires. Ils avaient des « tenues kakis avec des taches ». Il a entendu dire qu’ils avaient des bérets rouges.
En arrivant au point de rendez-vous, il a vu une foule de civils venus de plusieurs communes et secteurs différents. Il dit qu’il ne sait pas comment les gens se sont tous rassemblés là au même moment. Ils avaient des armes traditionnelles, pour certains des pierres. Les militaires, eux, avaient des fusils. Il a vu les militaires installer quelque chose sur la bouche d’un fusil et tirer sur la colline d’en face. Ça a explosé. Le projectile est parti de la colline de NYAMURE et est tombé sur la colline en face. Ils ont tué les Tutsi présents sur la colline de NYAMURE et ceux qui tentaient de s’échapper. Jean-Baptiste, pour sa part, était armé d’un gourdin et d’une machette.
Quand le président lui demande combien il y a eu de morts sur la colline, Jean-Baptiste dit qu’il ne sait pas parce qu’il avait déjà été arrêté au moment de l’inhumation des corps, mais qu’ils étaient nombreux. Il a été arrêté le 12 novembre 1994. Il a été condamné à 30 ans de réclusion pour sa participation à ce massacre et sur les barrières, il devrait sortir en 2024. Selon lui environ 6000 personnes seraient mortes sur la colline, mais il avait entendu plus tard que c’était plus. Il confirme que les biens des Tutsi ont été pillés et leurs maisons brûlées mais dit n’avoir pas entendu parler de viols.
Concernant le nombre de militaires, il en a vu 3 dans le véhicule mais beaucoup plus sur la colline. Il dit qu’il n’y a pas eu d’attaque à NYAMURE avant celle-là. Quand Maître PHILIPPART lui demande de préciser, il dit qu’il y a eu des petites attaques de bandits et de la résistance des Tutsi, mais qu’il n’y a eu qu’une seule attaque finale. Il ne se souvient pas de la date mais dit que, selon lui, cette attaque finale aurait eu lieu entre le 23 et le 28 mai.

Audition de madame Julienne NYIRAKURU, partie civile déjà constituée, CPCR, assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Le témoin commence par remercier la Cour qui lui accorde l’opportunité de témoigner.
En 1994, Julienne a vécu un véritable chemin de croix: « Nous avons été pourchassés et tués. » Ce n’était pas le cas avant, il existait de bonnes relations entre voisins. Mais les choses ont changé près l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA. Les voisins étaient devenus arrogants et les Tutsi devaient passer la nuit dans la brousse. Un jour, un de leur voisin et ami est venu dire à son père: « On m’a dit que je dois te tuer! » Son père s’est mis en colère et lui a dit d’aller chercher ce dont il avait besoin pour le tuer. La famille de Julienne pense alors partir se réfugier au BURUNDI.
Pirogues qui ont servi aux Tutsi pour traverser l’Akanyaru vers le Burundi.
Ils ne sont pas les seuls à essayer de rejoindre l’AKANYARU mais les Interahamwe[1] les empêchent de traverser et se mettent à les tuer. Son père est « découpé » sous ses yeux.
Apeurée, le témoin fait demi tour avec ses trois frères et quatre sœurs. Ils empruntent des chemins détournés mais dangereux, rencontrent barrières et Interahamwe. Ses sœurs s’égarent: elle ne les reverra plus. Julienne et ses frères continuent leur périple pour arriver sur la colline de NYAMURE où beaucoup de Tutsi se trouvent déjà là. Les rescapés tentaient de se défendre contre les Interahamwe qu’ils parvenaient à repousser. Sur place, le témoin retrouve une de ses tantes maternelles. « Chaque jour, nous le considérions comme le dernier » ajoute-t-elle, en pleurs.
Comme ils voyaient qu’ils n’auraient pas le dessus, les Interahamwe ont fait appel aux gendarmes. Avec un groupe d’enfants, un peu inconscients, Julienne s’est approchée des voitures des gendarmes garées au pied de la colline, près de l’école. Il y avait deux véhicules. C’est SEMAHE, un Interahamwe, qui les avait accueillis et qui a dit que l’un d’eux s’appelait BIGUMA. Ce dernier aurait prononcé ces mots: « Que font-ils là, ces chiens de Tutsi? Vous ne les avez pas encore tués? » Les Interahamwe se sont plaints de ne pas avoir assez d’outils. Soulevant la bâche de la voiture, les gendarmes procèdent à une distribution de machettes.
Les enfants remontent alors sur la colline. « J’ai dit à ma tante qu’on allait tous nous tuer. » Mes frères étaient toujours présents sur la colline.
Les Interahamwe et les gendarmes sont montés à leur tour et ont commencé à tirer. Mes frères ont été tués et ma tante a reçu une balle dans la jambe. L’enfant s’est étendue près d’elle: un Interahamwe lui a coupé la tête. Croyant que Julienne était morte, les Interahamwe sont partis. Julienne est restée étendue près de sa tante toute la nuit, refusant de la laisser seule.
Le témoin quitte alors NYAMURE, à l’aube. Elle va marcher pendant plusieurs heures, sans savoir où elle allait. Elle finit par arriver chez sa tante, dans un champ de ruines et se cache dans un champ de sorgho. Des voisins pillaient la maison. « M’ayant reconnue, ils ont refusé de me conduire chez mes proches à KARAMA ». Son oncle arrive alors: il venait chercher de quoi faire la cuisine pour ses enfants à KARAMA. Julienne va le suivre jusque là où elle retrouve ses cousins et cousines, et quelques voisins.
A KARAMA, les Tutsi continuaient à se défendre en lançant des pierres sur les assaillants (NDR. Les gens de KARAMA étaient traditionnellement connus pour être des résistants. De tout temps, les Abaji ont résisté à toutes les oppressions. Raison pour laquelle beaucoup de Tutsi les avaient rejoints.) Beaucoup de militaires et de gendarmes sont arrivés. Un vieillard, excellent tireur à l’arc, du nom de MBIGIGI, va tuer le fils du bourgmestre. C’est lui qui dit aux enfants que BIGUMA était arrivé, à la tête de ses gendarmes et de nombreux Interahamwe.
Julienne et ceux qui l’accompagnent se mettent à courir en direction de la vallée, en direction de SONGA. Ayant rencontré des Interahamwe, ces derniers les ont fait assoir sur l’herbe. Sa sœur les a implorés en leur demandant de lui laisser le temps de prier avant de mourir. Les tueurs lui ont enfoncé une lance dans le thorax et un autre lui a coupé le cou.
Julienne se réfugie dans une maison en ruines, assiste à des massacres: les corps sont jetés dans ces ruines, vivants ou morts. Elle va continuer son chemin de croix jusqu’à arriver auprès de la fosse où sa grande sœur avait été jetée. Frappée d’un coup de gourdin par un Interahamwe, elle tombe dans la fosse d’où elle finira par s’extraire.
Un peu plus loin, elle rencontre des vachers qui l’invitent à rester avec eux. Restée seul avec l’un d’eux, elle sera violée. Elle sera finalement sauvée par un Interahamwe qui s’était battu avec un de ses frères pour savoir qui la garderait. Son sauveur la conduit chez lui et sa femme sera « une bonne mère » pour elle. Elle restera là jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi[2].
Monsieur le président se lancera alors dans une série de questions afin de « clarifier » un certain nombre des propos du témoin. Il finira par s’intéresser à la façon dont elle a pu se reconstruire. La défense, à son tour, tentera bien de souligner les contradictions du témoin, sans oublier de lui dire que son témoignage diffère de celui de monsieur BAYINGANA qui a témoigné la veille[3].

Audition de monsieur Léopold MUKIGA, partie civile déjà constituée, CPCR, en visioconférence depuis KIGALI, assisté par maître Domitille PHILIPPART.
Leopold MUKIGA témoigne sur la colline de KARAMA. Un des rares rescapés de KARAMA.
Léopold remercie la cour et les autorités françaises et rwandaises grâce auxquelles Philippe HATEGEKIMANA peut être jugé pour ses crimes sur collines de NYAMURE, de KARAMA, à l’ISAR SONGA[4] et sur les autres collines avoisinantes. Léopold est originaire de la colline de KARAMA dans la commune de NTYAZO.
Au moment où le génocide a commencé, Léopold et sa famille ont été séparés alors que des Interahamwe[1] et des civils Hutu les attaquaient. Le témoin raconte qu’il s’est réfugié sur la colline de NYAMURE avec ses sœurs, sa tante et son oncle maternel. Alors qu’il était sur la colline de NYAMURE, les gendarmes de NYANZA ont mené une attaque. Le témoin situe cette attaque entre le 28 et le 30 avril 1994. Il y a perdu son frère Paul KANZAYIRE et sa sœur Béatrice MUNYERAGWE.
Au cours de cette attaque, Léopold et plusieurs autres réfugiés Tutsi sont partis vers la colline de KARAMA. Une fois arrivés sur cette colline, Léopold y a trouvé des rescapés de l’attaque de l’ISAR SONGA. Ces réfugiés disaient que c’était Philippe HATEGEKIMANA qui y avait mené une attaque et qu’il avait collaboré avec des militaires venus de l’ESO[5]. Ils s’étaient servis d’un hélicoptère qui était venu de BUTARE. Cet hélicoptère débusquait les gens dans les brousses de SONGA.
À KARAMA, il y avait déjà eu une attaque au cours de laquelle les Tutsi s’étaient défendus, une voiture de gendarmes a été brûlée et le fils du bourgmestre NZARAMBA a été tué. Ce bourgmestre a ensuite fait venir BIGUMA et les gendarmes de NYANZA, accompagnés de militaires qui ont alors mené l’attaque à KARAMA. Le témoin situe cet événement au 1er mai. L’hélicoptère utilisé à l’ISAR SONGA a de nouveau été utilisé. Pendant l’attaque, les Tutsi qui venaient de SONGA ont montré un véhicule pick-up blanc garé sur la colline près des gendarmes en disant que c’était le même véhicule que celui que BIGUMA avait utilisé à l’ISAR SONGA.
Le témoin raconte alors les scènes atroces qu’il a vues pendant et après ce massacre. Il dit que les assaillants venaient achever les personnes qui ne pouvaient pas fuir. Plusieurs personnes avaient été blessées au cours des attaques de NYAMURE et de l’ISAR SONGA. Ces blessés, mais aussi les enfants en bas âge ont été tués. Léopold dit avoir vu une fille à qui on avait découpé le visage, il dit avoir vu des corps sans membres, découpés, des corps de femmes enceintes éventrées. Il a vu les gendarmes lancer des grenades ou brûler les maisons dans lesquelles les Tutsi s’étaient réfugiés. Il affirme que des femmes et des filles ont été violées puis tuées. A la fin de l’attaque, alors qu’il se cachait il entendait les assaillants se vanter de leurs tueries, puis il les voyait partir avec les vaches des Tutsi qui avaient espéré pouvoir fuir avec leurs vaches.
Enfin, Léopold raconte qu’après le départ des militaires et des gendarmes, les Interahamwe et des réfugiés Hutu du BURUNDI ont continué à tuer après le 1er mai. Léopold finit sa déclaration spontanée en remerciant les militaires du FPR qui les ont sauvés. Il dit qu’au cours du génocide, il a perdu sa femme et ses quatre enfants mais aussi son frère et sa sœur, les enfants de sa sœur et son oncle. Il remercie encore la juridiction française et l’État rwandais qui les a aidés à se reconstruire. Il demande à la cour de punir l’accusé pour ses crimes. Aujourd’hui, Léopold est remarié et a deux enfants. Il a réussi à se reconstruire en partie grâce au FARG, le fond d’aide aux réfugiés du génocide.
Au moment des questions de la cour, le président fait remarquer au témoin que dans sa déclaration de partie civile, il n’a pas dit avoir été à NYAMURE au moment de l’attaque. Ce à quoi il répond qu’il ne l’a pas dit parce qu’il ne pensait pas devoir mentionner toutes les collines sur lesquelles il a été au cours du génocide. Il dit qu’il n’a pas non plus mentionné d’autres collines sur lesquelles il avait été telles que les collines de SARUHEMBU et de RUBONA. Il avait notamment emprunté ces collines pour tenter de fuir au BURUNDI avant de finalement devoir opérer un demi-tour pour revenir à la colline de NYAMURE.
Maître GUEDJ, pour la défense, pose des questions au témoin sur le fait qu’il n’a pas vu BIGUMA lui-même et qu’il a appris son rôle dans ces attaques par le biais d’autres personnes. Il lui demande leurs noms et le témoin répond qu’il y avait entre autres Valens BAYINGANA (NDR. Qui avait témoigné la veille[3]).

Audition de madame Apollinarie GAKURU, partie civile déjà constituée, CPCR, assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Après avoir remercié le président, la cour et les personnes présentes dans la salle, Apollinarie GAKURU dénonce les agissements de l’accusé dans le génocide des Tutsi à KARAMA en 1994.
À cette époque, le témoin avait 15 ans et habitait en famille. Très vite, elle a vu arriver beaucoup de gens chez eux et ils ont commencé à passer la nuit dehors, avec les Hutu. Réfugiée à KARAMA, elle doit subir, avec tous les autres, des attaques de la part de la population, attaques souvent repoussées par les réfugiés.
Appolinarie raconte les attaques à KARAMA.
Un jour, est arrivé à SHARI (KARAMA) un véhicule qui appartenait à un commerçant dont la femme était présente, ainsi que BIGUMA. Une nouvelle fois, les réfugiés se sont défendus avec des pierres et ont mis le feu au véhicule après l’avoir aspergé d’essence. Pendant ce temps, les gendarmes continuaient à tirer.
Le lendemain, alors que les gendarmes étaient partis, les réfugiés ont enterré la première victime, un jeune homme nommé BIKINGA. Lors d’une autre attaque, le fils du bourgmestre NZARAMBA est tué d’une flèche et les réfugiés s’emparent de son fusil qu’ils vont briser en plusieurs morceaux et l’enterrer.
Après la dernière attaque, le témoin décide de quitter KARAMA. Dans sa fuite, avec sa mère et ses sœurs, elle rencontre des Interahamwe[1] mais réussit à leur échapper. Sa mère, par contre, tombera sous les coups des tueurs. Cachée dans de hautes herbes, elle rencontre le fils de sa marraine qui sera tué un peu plus tard par des Interahamwe.
Sur une barrière, elle va subir plusieurs viols. La suite de son récit est un vrai calvaire. Conduite à la barrière de RUSATIRA par un de ses violeurs, elle décide d’avouer qu’elle est Tutsi pour qu’on la tue. Par miracle, elle échappera à la mort, se réfugie dans une famille où elle retrouve sa sœur qui décide de partir se cacher ailleurs. Elle sera cachée jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi[2]. Pourtant, elle fuira avec les Hutu jusqu’à GIKONGORO.
Le témoin termine son audition en remerciant de nouveau la cour de l’avoir écoutée. Le fait de parler lui apporte un peu de paix.
Apollinarie GAKURU sera soumise ensuite à de nombreuses questions, tant de la part du président que de la part de la défense. Maître PHILIPPART, son avocate, ne souhaite pas lui poser de question, simplement savoir si, depuis, elle a pu construire une nouvelle vie. Le témoin lui dit qu’elle a un mari et trois enfants.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑][↑]
2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑][↑]
3. Voir l’audition de Valens BAYINGANA, partie civile, 8 juin[↑][↑]
4. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
5. ESO : École des Sous-Officiers de BUTARE[↑]


Procès de HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 12 juin 2023. J21
13/06/2023
• Audition d’Anne-Marie MUTUYIMANA, constituée partie civile.
• Audition de Florence NYIRABARIKUMWE, constituée partie civile.
• Audition d’Eugène HABAKUBAHO, constitué partie civile.
• Audition de Grâce BYUKUSENGE, constituée partie civile.
• Audition de Grâce KEZUMUKIZA, constituée partie civile.
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Audition de madame Anne-Marie MUTUYIMANA, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître KARONGOZI, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de KIGALI.
Anne-Marie MUTUYIMANA, qui s’est constituée partie civile, habitait dans le secteur de NYAMURE, à côté de l’établissement scolaire de NYAMURE. Elle faisait partie d’une famille composée de ses parents et de cinq enfants, un garçon et quatre filles dont la plus jeune âgée de 2 ans. Son père était secrétaire de la paroisse de NYANZA, il travaillait aussi pour la CARITAS et dirigeait la succursale paroissiale de NYAMURE.
Quelques jours après le début du génocide, son père a vu que des barrières avaient été érigées. Dans les jours qui ont suivi, Anne-Marie a vu la situation se dégrader. Elle et sa famille se sont réfugiées sur la colline de NYAMURE pendant plusieurs jours. Son père a eu des informations sur une éventuelle attaque des gendarmes de NYANZA. Il a donc éloigné sa famille de la colline, et l’a emmenée au domicile d’une connaissance à lui. Une fois réfugiés dans cette maison, Anne-Marie et le reste de sa famille ont entendu des tirs et des gros bruits qu’elle décrit en disant : « C’est comme si la colline allait s’effondrer ». Ils entendaient des bruits de pas et des cris. Durant cette attaque, la témoin a perdu ses grands-parents paternels, plusieurs de ses oncles et de ses cousins.
L’homme qui les a hébergés leur a demandé de partir pour ne pas se mettre lui-même en danger. Au moment de la tombée de la nuit, la famille a été séparée et Anne-Marie s’est retrouvée avec seulement deux de ses sœurs et son frère. Ils ont ensuite essayé de rentrer chez eux, mais ont vu en arrivant que leur maison avait été détruite. Ils se sont ensuite cachés dans un champ voisin et ont pleuré ensemble. Un groupe d’attaquants les a trouvés et Anne-Marie et le reste de sa fratrie se sont dispersés.
La témoin explique qu’elle a passé ensuite plusieurs jours cachée dans des buissons et dans des champs avant de tenter de finalement retourner à l’endroit où elle avait vu son père en dernier. Elle l’a ainsi retrouvé, puis a aussi retrouvé l’une de ses sœurs. Ils se sont dirigés vers la maison d’un ami de son père, mais ce dernier en tant que secrétaire de la paroisse faisait partie des Tutsi qui étaient activement recherchés.
Ne pouvant rester chez leur ami plus longtemps, Anne-Marie et sa famille se sont rendus dans la région d’origine de sa mère à KIRUNDO. Arrivés sur place, ils ont été saisis par un groupe de Hutu qui ont reconnu le père de la témoin et qui les ont conduits à une barrière près du centre de KIRUNDO. À cette barrière, les Hutu ont torturé le père d’Anne-Marie avant de le tuer avec son oncle. Ils ont dit à la grand-mère d’Anne-Marie, qu’ils avaient retrouvée quelques jours plus tôt, de marcher jusqu’à NYAMURE afin qu’elle soit tuée là-bas.
Quelques jours après, les Inkotanyi[1] sont arrivés dans la localité dans laquelle ils se trouvaient et des combats entre eux et des Interahamwe[2] ont commencé. Anne-Marie et sa famille ont fui. Enfin, le FPR[3] a pris le contrôle de la région et a offert des soins et de la nourriture aux rescapés dont Anne-Marie faisait partie. Elle a pu retrouver sa mère et le reste de sa fratrie intacte.

Audition de madame Florence NYIRABARIKUMWE, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître PARUELLE, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de KIGALI.
Florence est également une partie civile au procès. Elle avait neuf ans au moment du génocide et vivait avec ses parents et ses quatre frères et sœurs dans la cellule de GATARE, en contre-bas de la colline de NYAMURE.
Un jour, Florence a vu arriver chez elle la famille de sa mère, originaire du district de RUHANGO. Ils sont arrivés en disant qu’une guerre avait commencé chez eux. A partir de ce moment, la situation a évolué de mal en pis et les gens ont commencé à brûler les maisons. Florence et sa famille se sont réfugiés sur la colline de NYAMURE. Après quelques jours sur la colline, sont arrivés des Hutu qui portaient des feuilles de bananiers sur leurs têtes. Pour se défendre, les enfants et les femmes, y compris Florence, rassemblaient des pierres et les donnaient aux hommes qui les lançaient sur les assaillants. Un jour, vers 14h, Florence et sa mère ont vu arriver une voiture en contrebas. A ce moment, sa mère a dit à Florence que s’en était fini pour eux, parce que les gendarmes venaient d’arriver.
Florence a entendu des bruits de balle et a vu des bouts de corps tomber près d’elle. Elle n’a ensuite plus rien vu jusqu’à ce qu’elle se réveille dans la nuit. Elle a alors vu des gens qui venaient dépouiller les corps des Tutsi. Plus tard dans la nuit, elle entendit une voix l’appeler. C’était un de ses voisins. Il lui a conseillé de faire la morte. Pendant plusieurs jours, Florence est restée près des corps de sa mère et de sa fratrie qui avaient été découpés pendant l’attaque. Florence, elle, avait reçu des coups au niveau des tempes et des poignets.
Après être restée longtemps sur cette colline, Florence a décidé de partir de la colline. Elle est arrivée chez sa grande tante, la femme de l’oncle paternel de son père. Après qu’elle y fut restée plusieurs jours, un homme est venu pour leur dire de partir. Il leur a dit que si elles n’étaient pas parties quand il reviendrait, il les tuerait. La dame est partie de son côté et Florence s’est cachée dans des buissons et y a vécu pendant plusieurs semaines jusqu’à la fin du génocide.
Florence finit sa déclaration spontanée en disant qu’aujourd’hui, elle est seule, elle n’a plus personne pour demander conseil et pour parler quand elle a du chagrin. Seulement un de ses frères a survécu. Elle a pu terminer ses études et se faire en partie appareiller grâce au FARG[4], mais elle n’a jamais réussi à fonder une famille. Elle demande au président si elle peut poser une question à l’accusé : « Lorsque vous avez tué les nôtres, vous avez tué vos voisins, votre conscience ne vous disait-elle rien ? ».
Au moment des questions du président LAVERGNE, on en apprend plus sur la vie des Tutsi sur la colline avant les attaques. Il y avait des enfants, des femmes enceintes, des vieilles femmes, des vieillards, il n’y avait pas de soins. Les Tutsi ne pouvaient pas quitter la colline et sortir dans les champs parce qu’il y avait des assaillants autour. Le soir, ils sortaient pour aller chercher à manger et donnaient la nourriture aux enfants en priorité. Florence n’a pas vu elle-même les gendarmes, juste leur véhicule.
Le président laisse la possibilité à l’accusé de répondre à la question de la témoin, mais sa réponse étonne peu : « Je ne peux pas réagir parce que je n’étais pas là ».

Audition de monsieur Eugène HABAKUBAHO, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assisté par maître PARUELLE, convoqué en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence de KIGALI.
Eugène habitait avec sa famille de six enfants dans la commune de NTYAZO, secteur de GISASA en 1994. Il avait alors 11 ans et était en 4ème année d’école primaire. Environ une semaine après la chute de l’avion du président HABYARIMANA, lorsque les massacres ont commencé dans la région, Eugène et sa famille ont fui plus loin dans la commune de NTYAZO. Ils ont appris que le bourgmestre NYAGASAZA venait d’être tué par des gendarmes. Le père d’Eugène est allé voir un de ses amis qui était prêtre. Il lui a conseillé d’aller se réfugier à l’ISAR SONGA[5]. Au moment de partir, la famille d’Eugène a été dispersée.
Eugène, son père et son petit frère sont restés à l’ISAR SONGA pendant à peu près trois jours au cours desquels plusieurs petites attaques ont eu lieu. Eugène dit avoir vu un hélicoptère passer au-dessus du site. Les Tutsi arrivaient à les repousser en lançant des pierres sur les assaillants. Eugène explique que le 28 avril, aux alentours de 15/16h, sont arrivés des gendarmes et Interahamwe[2] en provenance de NYANZA. Ils ont tiré sur les Tutsi présents sur la colline. Eugène a vu des explosions et a été touché par des éclats. Il voyait les gendarmes en uniformes kaki avec des bérets rouges, armés et mélangés aux Interahamwe, qui eux portaient des feuilles de bananier à la ceinture et autour du cou. C’est ce jour-là que le père et un frère du témoin ont été tués, ainsi que ses tantes maternelles. La mère d’Eugène est morte plus tard sur une colline non loin de là, celle de CYOTAMAKARA.
Eugène a alors fui avec d’autres Tutsi vers le BURUNDI. Il a échappé de justesse à des Interahamwe qui tuaient les Tutsi dans un marécage. Eugène est arrivé jusqu’à l’ancienne commune de MUYEGA. Il a alors été intercepté et a reçu un coup en bas du cou, dont il garde encore la cicatrice aujourd’hui, par un Hutu qui marchait derrière lui. Il a perdu connaissance et s’est réveillé le lendemain. Un homme l’a trouvé et l’a pris chez lui, il l’a soigné et lui a donné de l’eau. Eugène est resté chez cet homme jusqu’à l’arrivée des soldats du FPR[3].
A la fin du génocide, Eugène a pu retrouver deux grands-frères qui avaient été séparés du reste de la famille et appris comment était morte sa mère. Il explique, au cours des questions du président, qu’à la fin du génocide, les personnes qui avaient survécu étaient pauvres, elles n’avaient pas de maisons. Eugène a dû attendre trois ans avant de pouvoir retourner à l’école primaire, quand le FARG[4] a pu financer ses études. Il est aujourd’hui commerçant à KIGALI, il est marié et a deux enfants.

Audition de madame Grâce BYUKUSENGE, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître GISAGARA, convocation en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Quand le génocide a commencé, j’avais déjà atteint un âge de discernement, j’avais 15 ans. Quelque temps avant, une de mes tantes habitait à Gitarama. Cela ne faisait pas longtemps qu’on avait tué son mari dans le cadre de la chasse aux Ibyitso, les complices[6], qui avait eu lieu avant le génocide. Juste avant le génocide, je me trouvais chez cette tante paternelle. Comme la situation à Gitarama n’était pas bonne, j’ai dû lui dire que j’avais envie de rentrer pour retourner chez moi à NYAMURE. Nous sommes donc parties. En cours de route nous avons croisé une vieille femme qui lui a demandé où elle emmenait cette gamine. Je souhaitais retourner chez moi, car si je devais mourir, je meure avec mes propres parents.
Ma tante a décidé de renoncer à me conduire à NYAMURE et a décidé de rentrer chez elle. Après avoir moi-même hésité, j’ai décidé de continuer ma route. J’ai pris un bus à la gare routière qui m’a conduite jusqu’à BIGEGA. De là, j’ai continué mon chemin à pied. Elle arrivera chez elle dans la nuit. Beaucoup de gens pensaient que j’étais à GITARAMA pendant le génocide.
Comme nous étions une grande famille, quand je suis arrivée à la maison, j’ai trouvé beaucoup de gens, des membres de la famille et d’autres personnes qui ne faisaient pas partie de la famille. Nous y avons passé la nuit. La situation ne s’était pas beaucoup détériorée là-bas. Le lendemain, des attaques des Interahamwe ont commencé à sévir dans notre localité. On disait que les Interahamwe venaient du Bugesera. Les gens de chez nous, Hutu comme Tutsi, sont allés barrer la route du côté de la rivière de NYARUBOGO. Les gens de chez nous disaient qu’ils ne voulaient pas que ces choses-là qui se passaient ailleurs arrivent et se reproduisent dans le secteur. Les femmes et les enfants restaient à la maison, ce sont les hommes et les jeunes gens qui allaient combattre les attaquants.
Les attaquants se sont rendu compte qu’il était impossible de franchir la rivière pour arriver à NYAMURE. Ils ont appelé certains Hutu en leur demandant d’aller vers eux car ils avaient des choses à leur dire. Ces Hutu sont partis et sont revenus. Probablement que les attaquants leur avaient dit qu’ils ne visaient que les Tutsi. Ils leur ont dit : « C’en est fini pour vous ».
Après avoir entendu que c’en était fini pour nous, nos proches ont jugé opportun de dire que nous devions nous rendre à NYAMURE, sur la colline, où d’autres gens avaient trouvé refuge.
Je reviens un peu en arrière. À la fin de ma 6ème année de primaire, j’avais réussi le concours d’admission à l’école secondaire mais ma place a été prise par quelqu’un d’autre qui s’appelait comme moi, BYUKUSENGE. Il y avait un enseignant prénommé Jean-Pierre, parrain d’un de mes frères, qui a dit qu’il n’était pas concevable qu’une enfant Tutsi aille étudier. Mon père, après avoir entendu cela, a dit que c’était fini pour nous. Cela lui a rappelé ce qu’il lui était arrivé à lui et à son propre père en 1973.
Mon père disait qu’il fallait absolument fuir. Nous, nous disions non, que rien n’allait nous arriver. Je dois préciser que ma mère était originaire de Kibuye. Mon frère RUDASINGWA vivait dans cette région natale de ma mère. Ma mère a dit qu’elle devait aller ramener son fils, en parlant de mon frère, pour que, s’il faut mourir, il meure avec les autres. Ma mère se faisait régulièrement frapper. Elle avait un nom qui ne plaisait pas, NYINAWUMWAMI (« la mère du roi »), les gens lui demandaient comment cela pouvait se faire qu’elle soit la mère du roi. Ils demandaient si c’étaient nous ses enfants les rois.
Quand le génocide a eu lieu, ma mère se trouvait dans sa région d’origine, à Kibuye. C’est dans ce contexte que nous avons escaladé la colline pour nous rendre à NYAMURE. C’est à dire nous et la famille élargie, notamment la famille de mes oncles paternels. Je me rappelle que, probablement à cette date-là du 22, que nous sommes arrivés à NYAMURE. C’est à partir de cette date-là du 22, 23 et ainsi de suite jusqu’au 26 que les attaques des Interahamwe[2] ont eu lieu. Il se peut que ces Interahamwe soient allés demander des renforts. Le 27 est arrivé un véhicule avec des gendarmes et des policiers. Ils sont venus en provenance de MIGINA et ils étaient à bord d’une Toyota Bleu-Rouge. Ils sont arrivés jusqu’à l’école de NYAMURE, enfin la route se terminait à cette école-là. Je dois préciser que plus tard, la route a été prolongée jusqu’à Nyamure pour que les cérémonies de commémorations puissent se dérouler.
Ils ont tué des gens, y compris les vaches de ceux qui avaient pu se réfugier là avec du bétail. Il y avait là-bas des Tutsi de toutes les catégories, y compris les femmes et les enfants. Tous les Tutsi de NYAMURE étaient là, y compris d’autres venus d’ailleurs, notamment de Gikongoro et Gitarama. Je me rappelle qu’il y avait une femme qui était sur le point d’accoucher. Les autres femmes avaient entouré cette femme et elles avaient étendu leurs pagnes pour la protéger de la grande foule qui se trouvait là. En tant que petite fille très curieuse, je m’étais approchée pour voir comment une femme accouche. Alors que nous étions là, les gens ont vu le véhicule de gendarme et ont commencé à dire que probablement, pour nous, ce jour-là allait être le dernier. Ceux qui priaient ont commencé à prier, d’autres ont commencé à entonner des chants de louange pour qu’au moins, s’il fallait mourir, on meure dans cette présence divine. Les gens se disaient qu’il n’allait plus être possible de se battre avec les balles. Avant, nous les enfants et les femmes nous rassemblions des pierres pour les donner aux autres qui les lançaient. Mais on se disait que cette fois-ci cela n’allait pas être possible.
Le véhicule s’est arrêté, les gendarmes sont descendus. Mais avant qu’ils ne nous atteignent, ils se sont arrêtés un peu pour se concerter. Dans le temps, au Rwanda, on avait peur de tout ce qui portait un uniforme. Ce n’est qu’aujourd’hui que nous nous sentons à l’aise vis-à-vis d’eux. À leur vue, chacun a commencé à reculer pour fuir. Moi, petite que j’étais, je me suis faufilée vers l’arrière. Ce qui m’a poussé à savoir que c’était BIGUMA, c’est que lui a marché devant les autres. Il a fait 2-3 pas et c’est lui qui a tiré en premier comme pour dire « Allez-y ». À l’époque je ne savais pas si ce qu’il a tiré était une balle ou autre chose, en tout cas cela est tombé là où les femmes entouraient celle qui accouchait. Quand les gens ont entendu cette balle, ils ont pris la fuite. Sinon les autres sont restés sur place. D’autres gens sont venus par après achever les blessés avec des machettes. Je figure parmi ceux qui ont fui. J’ai descendu la colline en direction de notre maison. Une fois sur place, j’ai constaté qu’il n’y avait plus rien, que la maison avait commencée à être détruire.
Comme on était à la mi-journée, aux environs de 14 heures, j’ai cherché à me cacher. Je me suis cachée quelque part jusqu’à la tombée de la nuit. Durant cette période, les tueurs marchaient en se vantant. Je me souviens que quand ils sont passés par là où j’étais, ils parlaient de mon père qui s’appelait RUSATSI. Quand ils descendaient, ils parlaient aussi du nom de ma grande-sœur qui s’appelait Claudine et d’une cousine germaine Clotilde. Ils sont descendus en citant ces noms. Lorsque ces gens descendaient, ils disaient qu’ils allaient faire de ma sœur et de ma cousine germaine des femmes des jeunes gens et d’une certain BUDIBAWEHO. J’ai entendu cela et j’en ai déduit que ces gens les avaient prises pour aller les violer. Je suis allée voir ces filles. J’allais à peine m’approcher d’elles lorsque ma sœur Claudine m’a dit : « Va-t-en, vas te cacher ». Je suis partie aussitôt pour aller me cacher de nouveau. Peu de temps après, je me suis rendue à GATARE qui se trouve dans la même cellule mais ce n’est pas tout à fait à coté de notre domicile. Une de mes tantes paternelles avait épousé un Hutu prénommé Eliab. Il était à la tête des Interahamwe en sa qualité de responsable du MDR[7].
Mes deux oncles paternels sont passés à son domicile, ainsi que ma grand-mère paternelle. Je me suis dit qu’il fallait que j’aille moi aussi à cet endroit. Pour finir, j’ai vu une attaque sur l’autre rive de la rivière. Je suis restée sur place. Le jour s’est levé. Jusque-là, je ne savais pas que mon père se cachait lui aussi dans cette localité. Ce qui me l’a indiqué, c’est que mon père a été trouvé et attrapé par une attaque qui provenait d’un lieu-dit NYARUBUNGA. Directement, ces gens ont dépouillé mon père de l’argent qu’il avait dans sa poche. Mon père a demandé de ne pas le tuer et qu’il allait montrer l’endroit où se trouvait ma grand-mère. Cela s’est produit à trois reprises.
Le témoin continue son récit en disant que son père sera finalement repris et tué un peu plus loin , chez un certain SEFIGI. Un jeune homme va les conduire dans une propriété appartenant à des religieux, à KABUBARI. Souhaitant rejoindre NYABISINDU, le témoin va rencontrer des Interahamwe à une barrière. Avec ceux qui l’accompagnaient, elle a dû se coucher par terre et ceux qui étaient autour d’elle ont été tués.
Un des tueurs lui demande alors qui elle est et où elle va. Elle ment en disant qu’elle va chez sa tante qui a épousé un Hutu. Elle reçoit un coup de gourdin et finit par se rendre compte qu’elle a fait un mauvais choix de s’être réfugiée à cet endroit. Sous la conduite de militaires, elle se rend dans un centre religieux mais le portail est fermé. Après avoir forcé l’entrée, elle se dirige dans une pièce d’où elle ressort aussitôt. Femmes et filles se font violer. Le témoin restera dans cette situation jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi.

Audition de madame Grâce KEZUMUKIZA, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître GISAGARA, convocation en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Le témoin commence par dire qu’elle n’était pas à NYAMURE quand le génocide a commencé. Elle était chez son père à BUTARE depuis le 5 avril. Son épouse était commerçante et allait souvent au CONGO. Sa sœur, elle aussi commerçante, habitait TUMBA.
À BUTARE, les Tutsi commençaient à avoir peur: on détruisait les maisons, les assaillants les frappaient et tuaient.
Un gendarme originaire du même secteur qu’elle, BURARA, leur rend visite et qu’on avait tué plusieurs personnes de sa famille. Il est venu les rejoindre là où elle se cachait. Grâce lui a demandé de l’aider. La mère de ce gendarme était la marraine de sa propre mère.
Un autre gendarme de sa connaissance est arrivé à son tour: comment pouvoir se rendre à NYAMURE? Ce gendarme lui a demandé au témoin si elle avait sa carte d’identité (en réalité, elle l’avait jetée pour ne pas qu’on sache qu’elle était Tutsi[8]).
Le témoin est partie d’abord à pieds vers l’ESO (École des Sous-Officiers, près de l’hôpital) et s’est rendue jusqu’au stade où ils ont pris une voiture. Le gendarme qui l’accompagnait et qui avait une femme tutsi avait pris soin de lui donner le nom de ses propres parents pour échapper aux contrôles.
Monsieur le président manifestement fatigué et pris par le temps demande au témoin d’aller à l’essentiel: les massacres de NYAMURE.
Le témoin continue son récit. Arrivés à BIGEGA, à l’embranchement de la route qui mène à NYAMURE, Grâce demande à son accompagnateur de la conduire chez elle. Mais ce dernier lui fait savoir que sa famille a été exterminée et qu’ils ne peuvent entreprendre ce déplacement. Ils se rendent au camp de gendarmerie de NYANZA. Avant de poursuivre sa route vers KIGALI, le gendarme confie le témoin à une famille de sa connaissance.
Les Inkotanyi[1] étaient proches. Elle fui alors au CONGO avec ceux qui l’hébergent jusqu’au camp de PANDI. Avant d’arriver là, elle rencontre une certaine MUHUHUKAZI, sa marraine. Elle est alors confiée à un Interahamwe[2] qui la considèrerait bien comme sa femme. Elle croise des miliciens de chez elle: ces derniers sont surpris de la voir en vie.
Grâce KEZUMUKIZA aurait bien souhaité rentrer chez elle, mais elle a peur de ne retrouver personne de sa famille. Plus tard, quand elle aura le courage de revenir, elle découvre une tombe où on avait enterré une cinquantaine de personnes. Elle retourne chez sa cousine à NYANZA. Elle prendra chez elle quelques enfants survivants, se marie et aura elle-même trois enfants. C’est lorsqu’elle est enceinte du troisième qu’elle ira bâtir à NYAMURE un véritable monument pour y ensevelir dignement les victimes de sa famille. C’est en allant s’assoir sur cette tombe qu’elle retrouve peu à peu la paix. Depuis, son enfant qui a dix-sept ans aujourd’hui, présente des troubles: il est toujours triste.
Le président invite le témoin à donner le nom de ceux de sa famille qui sont morts à NYAMURE. Grâce égrène un à un tous les noms de ses défunts.
L’assesseur remplaçante souhaite avoir des nouvelles de son enfant traumatisé. Il a besoin d’un suivi psychologique.
Lorsque son avocat demande à sa cliente de donner les noms des défunts de sa famille à NYAMURE, monsieur le président ne manque pas de lui faire remarquer qu’elle vient de répondre à cette question.
Une photo versée au débat est alors projetée: ce sont quelques-uns des défunts de la famille de la témoin.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page.
1. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑][↑]
2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑][↑][↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑][↑]
4. FARG : Fonds d’assistance aux rescapés du génocide[↑][↑]
5. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
6. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
7. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
8. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]


Procès de HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 13 juin 2023. J22
13/06/2023
• Audition d’Apollonia CYIMUSHARA, partie civile (CPCR).
• Audition de Foïbe MUHIGANYANA, partie civile.
• Audition de Philippe NDAYISABA, partie civile (CPCR).
• Audition de Christophe CONSELIN, OCLCH.
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Audition de madame Apollonia CYIMUSHARA, constituée partie civile (CPCR) assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Apollonia raconte la mort du fils du bourgmestre et la prise de son fusil que les réfugiés vont casser. Cette mort va provoquer la réplique des tueurs.
Apollonia CYIMUSHARA est une partie civile du CPCR. Elle habite actuellement à KIGALI. Pour Apollonia, aujourd’hui est un jour heureux puisque c’est le jour où elle peut raconter l’histoire de son clan, le clan des ABAJIJI. Ce clan comprenait treize familles Tutsi d’environ une dizaine de membres par famille.
Apollonia est originaire de la même région que sa mère, KARAMA. Après avoir fini ses études en école primaire et avoir été enseignante dans cette région, elle est partie à KIGALI afin d’y devenir commerçante. Après le début du génocide, deux ses frères ont été tués près de KIGALI. Pour échapper aux massacres, elle est revenue dans sa région natale, où elle y a retrouvé sa mère et son clan. En arrivant, Apollonia a participé à une réunion durant laquelle elle a raconté ce qui se passait à KIGALI. Après ce récit, les ABAJIJI ont refusé de fuir et ont décidé d’organiser leur défense. Pendant le génocide, ces familles se sont beaucoup défendues et Apollonia elle-même était en charge de la nourriture et des soins médicaux.
Autour du 9 avril 1994, les ABAJIJI qui étaient réfugiés dans le secteur de KARAMA ont été rejoints par un grand nombre de réfugiés d’autres régions notamment de celle de NYAKIBUNGO, qui avaient entendu que ce clan arrivait à se défendre et pouvait les protéger. Plusieurs responsables du clan entraînaient les autres Tutsi réfugiés à tirer à l’arc et à utiliser des boucliers. Pendant plusieurs jours, les réfugiés ont repoussé des attaques d’assaillants hutu.
Un jour, une commerçante de NTYAZO est venue prévenir les Tutsi que les militaires et les gendarmes arrivaient et que la situation était grave. Elle leur a appris la situation du bourgmestre NYAGASAZA et a dit que c’était HATEGEKIMANA qui était à l’origine de sa mort. Trois jours après, BIGUMA est arrivé avec trois autres gendarmes. Les Tutsi ont réussi à les faire fuir et au passage, ont capturé la femme d’un commerçant hutu et ont brûlé la voiture dans laquelle les gendarmes étaient venus. Cette femme capturée a avoué, sous la pression, qu’elle était venue avec HATEGEKIMANA et qu’ils étaient venus pour mesurer les forces des Tutsi en présence sur la colline. Apollonia raconte que le fils de l’ancien bourgmestre NZARAMBA a été tué au cours de ces attaques.
Emplacement de l’incendie de la voiture du commerçant MUSHUMBA à KARAMA.

Karama Shari
Le matin de l’attaque finale, vers 10h15, Apollonia a vu arriver plusieurs bus remplis de militaires, de gendarmes et d’Interahamwe[1]. Elle a aussi vu un hélicoptère survoler la colline en provenance de SONGA. Apollonia, son fils ANGE et un groupe de femmes de sa famille ont fui alors que l’attaque avait commencé. Elles se sont réfugiées dans des champs. Apollonia a vu l’attaque se poursuivre jusqu’à 15h. Elle a aussi vu les assaillants pourchasser les Tutsi qui fuyaient, pour les tuer.
Alors qu’elle et le groupe de femmes étaient cachées dans un champ de bananiers, des Hutu ont tiré sur sa cousine qui était en train d’accoucher. Un homme qu’Apollonia connaissait bien, Augustin SEKAMONYO a appelé un adjudant. Apollonia ne peut confirmer l’identité de cet adjudant mais elle l’a entendu dire qu’il fallait tuer l’enfant dans le ventre de sa cousine avant qu’il ne grandisse et qu’il n’essaie de les tuer. L’adjudant a éventré la cousine d’Apollonia. En voyant cette dernière bouger, il l’a piétinée avec ses bottes au niveau du dos et du bras gauche pour s’assurer qu’elle était morte.
A la nuit tombée, les survivants se sont rassemblés. C’était principalement des enfants qui avaient été cachés dans des plantes ou dans des champs. Au matin, un des enfants qui cherchait à manger a été repéré par des Hutu qui cherchaient les survivants pour les tuer. L’homme qui l’a repéré, Martin GIKONGORO SEKAMANA, lui a offert du manioc pour l’amadouer et lui a demandé de faire sortir les autres enfants. Une fois que les enfants étaient sortis de leurs cachettes et rassemblés, cet homme a appelé les Interahamwe qui sont arrivés en encerclant le groupe d’enfants. Ils ont mis les enfants dans de gros sacs, habituellement utilisés pour transporter des légumes. Puis, ils ont frappé les sacs avec des gourdins cloutés. Apollonia entendait les cris des enfants et voyait le sang gicler autour du groupe. Les Interahamwe ont dépouillé les corps et sont partis.
Après cet épisode, Apollonia a quitté KARAMA avec plusieurs réfugiés, principalement des femmes. Le groupe a traversé la rivière de NYABUHOGO. A proximité de la rivière, des Interahamwe les ont arrêtés. Un de ces Hutu a conduit les femmes jusqu’à son domicile et les a enfermées dans une maison à côté de la sienne, il a pris l’argent qu’avaient ces femmes Tutsi et le soir venu, il a ordonné à Apollonia de venir avec lui dans sa maison où il l’a violée. Après quelques jours, l’Interahamwe a amené les autres femmes de la famille d’Apollonia sur la colline de NYAMURE où il les a tuées, parce qu’il ne voulait pas verser du sang dans son domicile. Son domicile était en contre-haut de NYABURONGO. Peu de temps après, des Inkotanyi[2] sont arrivés dans la région.
Apollonia garde aujourd’hui un handicap et demande à ce que justice soit faite et qu’elle reçoive des dommages et intérêts. Quand Maître PHILIPPART lui pose des questions sur son clan. Apollonia explique que, pendant longtemps, elle n’osait pas raconter son histoire, par honte de ce qui lui était arrivé. Mais ensuite, elle a fait des listes des membres des ABAJIJI, et elle a écrit ce qu’elle savait sur ce clan, elle dit qu’elle aimerait bien écrire un livre si un jour elle avait l’argent pour. En attendant, elle écrit et raconte leur histoire pour qu’on ne les oublie pas. Apollonia dit que sans l’intervention de BIGUMA, personne n’aurait pu tenir bon face aux ABAJIJI.

Audition de madame Foïbe MUHIGANYANA , souhaite se constituer partie civile à l’audience, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, assistée par maître GISAGARA.
Foïbe MUHIGANYANA est partie civile. Elle commence son récit et rapidement, le président réalise qu’elle a été victime de faits commis à NYABUBARE et non pas à NYAMURE. Il s’adresse au conseil de la partie civile qui explique qu’en effet il y a eu une erreur. Le président LAVERGNE s’emporte en disant que ce n’est pas qu’une simple erreur, mais que cela fait plusieurs fois que l’avocat fait auditionner des témoins qui ont trop peu de rapport avec les faits reprochés à l’accusé.
La partie civile reprend son récit. Elle raconte qu’elle est originaire du NYAMIYAGA mais qu’après le début du génocide, elle et sa sœur se sont retrouvées sur la colline de NYABUBARE avec d’autres réfugiés tutsi. Elle raconte que des militaires et des Interahamwe ont attaqué la colline. Elle a entendu un Tutsi à côté d’elle dire : « C’est BIGUMA qui vient, c’est fini ». Les gendarmes ont tiré et Foïbe a vu de la fumée. Elle a perdu un de ses frères à NYABUBARE, KAYIHURA Juvénal. Elle et sa sœur se sont cachées dans des ravins jusqu’à la tombée de la nuit. Elles se sont ensuite dirigées vers leur cellule d’origine.
Une fois qu’elles ont retrouvé leur famille, à NYAMIYAGA, le groupe de réfugiés qui s’y trouvait a aussi essuyé plusieurs attaques avant d’être frappé par une attaque finale dirigée par des gendarmes et des militaires. Ils ont encerclé la colline et ont tiré avec des armes à feu sur les Tutsi. Foïbe a été blessée en recevant des coups de gourdins dans le dos au moment de cette attaque. A la fin de l’attaque, le soir, Foïbe s’est réfugiée dans les cadavres et y a passé la nuit pour ne pas se faire repérer.
Le lendemain, Foïbe raconte qu’elle est retournée chez elle et a trouvé sa maison incendiée et ses vaches tuées ou volées. Elle a cherché à retourner près des cadavres afin de trouver des survivants. Elle a trouvé le corps de sa mère, dépouillé de ses vêtements. Elle a également trouvé les corps de sa grande-sœur et de son frère. Elle a entendu des voix ordonner d’enterrer les cadavres pour cacher les preuves.
La témoin explique qu’elle s’est ensuite dirigée vers le domicile de sa tante maternelle qui a été tuée près de chez elle avec sa famille peu de temps après son arrivée. Foïbe est alors retournée chez elle et s’est cachée en contre-bas de sa maison dans un sillon pendant plusieurs jours avant d’être dénichée par des Interahamwe qui l’ont emmenée avec d’autres Tutsi pour être jetée dans la rivière.
Sur le chemin de la rivière, près de l’église des adventistes sur la route qui mène à GIKONGORO, le groupe a vu un véhicule arriver et les Interahamwe[1] ont dit : « Voilà BIGUMA ». Plus tard, Foïbe a été jetée sur la rive opposée de la rivière alors que la plupart des autres Tutsi étaient lancés dans l’eau et emportés par le courant. Après avoir erré pendant plusieurs jours, Foïbe est arrivée chez une cousine à MUSHIRARUNGU qui a tenté de soigner ses plaies qui commençaient à s’infecter. Sa cousine et son mari l’ont cachée des assaillants en la mettant sous un pressoir. Au bout d’un moment, le mari de sa cousine est revenu la chercher et tous deux ont été sauvés par les Inkotanyi[2] qui les ont pris en charge. Ils les ont soignés, lavés, et nourris. Aujourd’hui, Foïbe a toujours des cicatrices et reçoit toujours un traitement.

Audition de monsieur Philippe NDAYISABA, cité à la demande du ministère public, souhaite se constituer partie civile (CPCR) assisté par maître Domitille PHILIPPART.
Philippe NDAYISABA
Le témoin qui est entendu ce jour commence par préciser qu’en 1993 un recensement avait eu lieu au Rwanda et que cela pouvait avoir un lien avec le génocide qui allait être perpétré quelques mois plus tard.
Le génocide perpétré contre les Tutsi dans sa région commence plus tard qu’ailleurs dans le pays. Beaucoup de gens ont commencé à affluer de GIKONGORO ou d’ailleurs pour se réfugier au BURUNDI. Les barrières avaient été érigées sous les ordres des autorités locales, le bourgmestre Esdron NYAMWENDA ou le colonel Michel HABIMANA.
Un jour, un policier communal de RUSATIRA est venu dire aux personnes qui s’étaient rassemblées à ISAR SONGA[3] que seuls les Tutsi étaient recherchés. Il utilisait pour cela un mégaphone: les Hutu sont aussitôt retournés chez eux. C’est alors que les attaques ont commencé. Gendarmes et Interahamwe[1] attaquaient les Tutsi qui les repoussaient. Ces attaques ont duré cinq jours. Un hélicoptère est même venu survoler les réfugiés.
Colline où sont les réfugiés ISAR SONGA.
Le matin, des gendarmes sont venus en voiture jusqu’à l’étable de l’ISAR SONGA, sans attaquer le groupe des Tutsi.
Le 28 avril, a commencé une attaque de grande envergure, gendarmes et civils réunis. Ils ont installé un mortier sur le flanc de la voisine d’en face. Des tirs ont déchiqueté les réfugiés et leurs troupeaux. Le témoin évoque des morceaux de chair qui retombaient sur le sol, au milieu de la fumée et de la terre retournée.
Le mortier est placé en face, juste au-dessus des marécages, de l’autre côté de le route. Schéma de l’attaque à l’ISAR SONGA. Selon une photo projetée plus tard à l’audience, le mortier était plus à droite sur la colline.
Les gens qui avaient pu échapper au massacre se sont enfuis de nuit. Arrivés à MUYAGA, ils vont faire face à une attaque qui va diviser les rescapés en deux groupes. L’un sera décimé pendant que l’autre, sous la conduite de Tharcisse SINZI[4], finira par rejoindre le BURUNDI. C’est en juin que le témoin reviendra chez lui pour apprendre que sa femme et ses enfants ont été tués. Ses biens ont été pillés.
Le témoin a refait sa vie. Il s’est remarié et a aujourd’hui sept enfants.

Audition du capitaine Christophe CONSELIN, OCLCH, cité à la demande du ministère public.
En présence du capitaine Christophe COUTELIN, enquêteur au sein de l’OCLCH[5], qui a participé à des reconstitutions des faits à NYABUBARE, NYAMURE et à l’ISAR SONGA[3], monsieur le président fait projeter des photos prises lors de ces reconstitutions. Le témoin est invité à commenter ces illustrations. En plus des trois lieux cités ci-dessus, il sera question aussi de l’emplacement des barrières.

De la barrière de Kavumu, on aperçoit l’ancienne prison.

La défense interrogera le capitaine CONSELIN sur la crédibilité des témoins qu’il a eu à rencontrer. Il se doit de préciser que ce sont les juges qui transmettent la liste des personnes à interroger. Quant aux membres de l’OCLCH, s’ils ne reçoivent pas une formation spécifique pour ce genre d’enquête, il précise que chacun fait son maximum pour s’informer par des lectures ou autres moyens. L’avocat de la défense émet des doutes quant à la crédibilité à accorder à des témoins emprisonnés au Rwanda pour génocide. Le capitaine CONCELIN le rassure. Les questions posées aux témoins sont des questions ouvertes qui permettent des réponses non imposées.
Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public, fait préciser au témoin que toutes les photos ont été prises en présence des juges d’instruction français.
Pour une fois, l’accusé va répondre à des questions lors de la projection des photos. Il faut dire que ce qu’on lui demande n’a pas de rapport avec les faits qui lui sont reprochés.
Une audience quelque peu fastidieuse pour le public mais probablement importante pour les jurés. À l’avenir, peut-être serait-il bon, surtout lorsqu’il s’agit de la projection des cartes, d’utiliser un pointeur laser pour que le public puisse suivre avec intérêt les différentes explications.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑][↑]
2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑][↑]
3. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑][↑]
4. voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023.[↑]
5. OCLCH : Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité et les crimes de haine. C’est un service de police judiciaire spécialisé rattaché à la direction générale de la gendarmerie nationale ou de la police nationale. La mission principale est l’enquête qui est conduite seule ou en liaison avec des unités de la police nationale. Il y a aussi des missions d’appui et de soutien, de coordination de l’action des différents services. Ce service a été créé en 2013 pour répondre à la signature du Statut de Rome qui institue la Cour pénale internationale. Les magistrats font des demandes qui sont examinées par les autorités de ces pays relatives à des actes précis comme par exemple la demande de procéder à des investigations sur place en interrogeant des témoins. Les équipes de l’OCLCH se rendent en général 2 à 3 fois par an au Rwanda. Voir également les auditions du général Jean-Philippe REILAND, chef de l’OCLCH et Émilie CAPEILLE, directrice d’enquête, 15 mai 2023. [↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 14 juin 2023. J23
14/06/2023
• Audition de Jean-Marie Vianney KANDAGAYE, détenu.
• Audition de Léonard PFUKAMUSENGE.
• Audition d’Albert MUGABO, partie civile (CPCR).
• Audition de Chantal KAYIRANGA, partie civile (CPCR).
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Audition de monsieur Jean-Marie Vianney KANDAGAYE, détenu, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.
Jean-Marie Vianney KANDAGAYE est entendu en visio-conférence étant donné qu’il est détenu au centre pénitencier de NYANZA. Il commence par déclarer qu’il ne connaît pas le Philippe qu’on est en train de juger mais qu’il a entendu dire qu’il avait organisé des attaques.
Jean-Marie Vianney était inspecteur scolaire jusqu’en 1992, il a ensuite été enseignant à l’école primaire de KINAZI dans la commune de RUSATIRA jusqu’en mars 1994 où il a été nommé président du MRND[1]. Enfin, il a été nommé bourgmestre le 20 juin 1994.
Le président commence par lui demander s’il a été témoin de discriminations envers les Tutsi concernant l’accès à l’éducation et à l’enseignement. Il répond que selon lui, il n’y en avait pas, qu’il y avait une majorité d’enseignants Tutsi et que le concours d’entrée à l’école secondaire voyait réussir des Hutu comme des Tutsi. Le président s’étonne mais poursuit ses questions. Il demande au témoin de lui donner les noms des responsables administratifs et politiques dans la commune de RUSATIRA en avril 1994. Jean-Marie Vianney énumère les bourgmestres qui l’ont précédé en finissant par Vincent RUKERIBUGA qui était bourgmestre juste avant lui.
Le président demande ensuite au témoin ce qu’il sait du mouvement de jeunesse du MRND, les Interahamwe[2]. Le témoin dit qu’ils n’étaient pas très actifs dans sa localité puisque les partis majoritaires étaient le PSD[3] et le MDR[4], il dit aussi qu’il ne connaît pas la personne qui en était responsable. Le président encore étonné lui demande s’il connaît des noms d’assaillants et les noms des policiers municipaux dans sa localité ; il mentionne notamment Michel NKURUNZIZA, le lieutenant-colonel HABIMANA ou le bourgmestre Esdron NYAWENDA. Pour chaque nom cité, Jean-Marie Vianney répond qu’il les connaît mais qu’il ne les a pas vus pendant le génocide. Il répond globalement qu’il ne sait rien sur leur implication.
Le témoin avoue tout de même qu’il a participé à une réunion de sécurité mais, selon lui, elle avait simplement pour but de faire ériger des barrières pour contrôler les personnes qui entraient dans le pays sans documents d’identité.
Concernant les attaques dont il a été témoin ou auxquelles il a participé, le témoin mentionne une première attaque à SOGWE qui aurait commencé après que des Tutsi eurent frappé un homme du nom de Dieudonné. Les militaires seraient ensuite arrivés et auraient trouvé la population fâchée, ils auraient lancé une attaque mais selon le témoin, personne n ‘est mort au cours de cette attaque. Les assaillants auraient simplement fouillé les maisons sans les incendier ou les piller, faisant ainsi fuir les Tutsi.
Le témoin raconte ensuite l’attaque de l’ISAR SONGA[5]. Il explique que c’était un samedi. Les gendarmes sont venus jusqu’à la barrière du lieu qu’on appelait ARETE. Ils ont rassemblé les gens qui s’y trouvaient et leur ont dit qu’il fallait aller chasser les Tutsi à SONGA parce qu’ils craignaient une insécurité. Jean-Marie Vianney dit ensuite que les Tutsi réfugiés à l’ISAR SONGA ont tué un Hutu qui venait leur apporter de la nourriture et que c’est pour cette raison que les gendarmes avaient ordonné à la population d’aller tuer les Tutsi. Les gendarmes ont été les premiers à arriver sur les lieux et la population a marché environ trois kilomètres, arrivant donc après les gendarmes qui avaient déjà commencé à tirer sur le camp des réfugiés. Il n’a pas vu de gens mourir mais juste des Tutsi sortir en courant de SONGA. Il confirme que ce sont des gendarmes puisqu’ils avaient des tenues kaki et des bérets rouges, ils étaient environ dix gendarmes. Le témoin dit avoir entendu dire par la population autour que c’était BIGUMA qui avait amené les gendarmes.
Quand le président demande au témoin s’il sait combien de personnes sont mortes lors de l’attaque, il répond qu’il n’a pas cherché à savoir s’il y avait des morts parce qu’il ne pensait pas qu’il y aurait des conséquences et qu’on lui poserait des questions. Il n’a pas entendu d’explosions mais des tirs de balles. Le président lit au témoin ses déclarations au moment de ses auditions devant les enquêteurs du TPIR[6] et devant les enquêteurs français au cours desquelles il avait donné plus d’informations sur le rôle des gendarmes et sur BIGUMA. Ses réponses restent floues et il dit ne pas se souvenir.
Il dit qu’il y a bien eu un hélicoptère piloté par un militaire prénommé Xavier MUNYURANGABO. Il ne l’a pas vu survoler l’ISAR SONGA mais il a appris que ce militaire avait atterri chez son père avant de repartir à KIGALI.
Après plusieurs questions concernant BIGUMA, le témoin finit par dire qu’il n’a pas entendu le nom de BIGUMA le jour des faits mais plus tard, alors qu’il avait clairement affirmé l’inverse lors de ses auditions. Jean-Marie Vianney KANDAGAYE a été condamné à la peine de réclusion à perpétuité par la juridiction Gacaca[7] du secteur de GAHANA.
Au moment des questions des parties civiles, Maître PHILIPPART lui demande s’il sait que Pascaline, la fille d’Antoine NTAGUGURA et partie civile du CPCR, a été cachée chez lui par son épouse Xaverina MUKAMUVARA, et que c’est là qu’elle a appris l’arrestation de son père et de son frère. Il répond qu’il le sait mais qu’il ne sait rien de ce qu’il est advenu d’eux. Le témoin affirme qu’à la barrière sur la route ARETE qu’il a tenue à plusieurs reprises, toutes les personnes qui sont passées avaient leur carte d’identité Hutu et sont passées sans encombre.
Maître ALTIT, pour la défense, demande si le témoin s’est vu promettre un avantage en échange de son témoignage. Il répond qu’au moment où il a reçu sa convocation, quelqu’un lui a dit qu’il allait bénéficier d’un repas le jour de son témoignage mais qu’il ne l’avait pas encore reçu. La défense lui pose ensuite des questions concernant la collecte d’informations dont il a fait partie en prison en 2001 et le questionne sur sa fuite au Congo. Le témoin explique donc que les forces du FPR[8] sont arrivées le 28 juin et qu’il est parti le 30. Il s’est réfugié dans le camp de KASHUSHA jusqu’au 3 novembre 1994 date à laquelle il a fui le camp pendant qu’il était attaqué. Il est retourné au Rwanda le 16 décembre 1996 et a été arrêté le 25.


Audition de monsieur Léonard PFUKAMUSENGE, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.
En avril 1994, Léonard PFUKAMUSENGE habitait GITOVU, à HANIKA, à proximité de l’ISAR SONGA[5]. Il a travaillé à l’ISAR SONGA pendant huit ans jusqu’en janvier 1994. Le président LAVERGNE questionne le témoin sur les responsables administratifs de son secteur. Le témoin donne des noms et mentionne des militaires qui sont venus près de chez lui et qui ont ordonné d’ériger une barrière, de tuer les Tutsi qui y passaient et de prendre leurs biens. La barrière se trouvait à l’endroit dit GAKONI, à la frontière entre HANIKA et NYARUGUNGA, à environ cinq kilomètres.de l’ISAR SONGA.
Au début du génocide, Léonard, qui était Hutu, est parti se réfugier pendant deux jours à l’ISAR SONGA avec ses voisins Tutsi. Un homme est venu parmi les réfugiés pour dire aux Hutu qu’ils pouvaient rentrer chez eux et qu’ils n’étaient pas concernés. Léonard raconte qu’il a alors compris pourquoi on lui avait demandé d’ériger une barrière. Après qu’il fut rentré chez lui, il a vu d’autres barrières être érigées à tous les croisements, il a vu des Hutu brûler et piller les maisons.
Pendant le génocide, Léonard a tenu la barrière près de chez lui à plusieurs reprises. Il été témoin du meurtre d’une trentaine de Tutsi sur cette barrière, hommes, femmes, et enfants. Le témoin dit qu’à l’ISAR SONGA, avant la grande attaque, il a vu un militaire aller de temps en temps tirer sur les Tutsi puis repartir. Il a également vu un hélicoptère passer au-dessus de la colline vers 10h du matin deux jours avant la grande attaque.
Le jour du massacre de l’ISAR SONGA, Léonard était chez lui quand il a vu des gendarmes passer avec des fusils et des caisses de munitions. Ils lui ont dit de les rejoindre, et Léonard a alors rejoint un grand groupe de 100 à 200 Hutu en direction du camp des réfugiés Tutsi. Une fois arrivés sur place, un gendarme a donné au témoin une caisse qui contenait des balles. Pendant l’attaque, il s’est tenu à une dizaine de mètres d’une arme qui, selon lui, ressemblait à un mortier. Il a vu les gendarmes insérer les munitions qu’il tenait dans le tube de l’arme et tirer sur la colline. L’arme faisait beaucoup de bruit et de fumée. Il estime qu’entre l’arme et les personnes ciblées il y avait environ un kilomètre et demi. Il se souvient de les avoir vu tirer une dizaine de fois.
Une fois que les obus avaient été tirés, les civils et gendarmes se sont dispersés et les bruits de balle se sont fait entendre. Au cours des questions posées par la cour, le témoin confirme qu’il s’agissait de gendarmes puisqu’il les décrit comme portant des tenues proches de celles des militaires mais avec des bérets rouges. Il précise que l’attaque a commencé entre 15h et 16h et s’est terminée quand la nuit est tombée vers 17h30.
A la fin du génocide, Léonard n’a pas fui. Il a été arrêté le 27 février 1995 et transféré à la prison de NYANZA le 2 avril 1995. Il a été jugé et condamné en 2007 à une peine de 17 ans de réclusion. Il est sorti de prison le 2 avril 2012. Il finit par dire qu’il connaissait un BIGUMA, mais que celui-ci était son voisin, n’était pas militaire et qu’il était en prison avec lui..

Audition de monsieur Albert MUGABO, cité par le ministère public à la demande du CPCR, en visioconférence depuis KIGALI. Souhaite se constituer partie civile à l’audience, assisté par maître PHILIPPART.
Albert Mugabo
Le témoin dit avoir quitté son domicile le 21 avril, sa femme, une Hutu désirant rester avec ses trois enfants. Dans sa fuite vers le BURUNDI, il est arrêté par des gendarmes qui arrivaient de NTYAZO. Il se trouvait alors au lieu-dit KAMURETI, près du domicile de Philippe NDAYISABA.
Un autre véhicule à bord duquel se trouvait Joseph NKUSI, responsable de la sécurité, tente de rassurer les gens qui fuient: en réalité, les assaillants ne seraient que des « bandits » venus de GIKONGORO pour manger leurs vaches. A la vue d’un camion chargé de militaires, le témoin s’enfuit avec ses vaches. Il passe la nuit dans la forêt de NYARUGUNGA, près de l’église adventiste.
Un certain Samuel NDAYISABA arrive avec son frère et s’étonne de trouver des réfugiés à cet endroit. Il leur demande de partir avec leurs vaches, ordre qui leur sera réitéré au passage d’une barrière: « Allez rejoindre vos congénères à ISAR SONGA » leur dit-on. Plus de trois mille Tutsi sont rassemblés là selon le témoin. Des assaillants leur livrent bataille mais ils résistent. Le 25 et le 26 avril seront deux jours d’accalmie.
Le lendemain, un hélicoptère survole le groupe des réfugiés puis s’en est allé.
C’est le 28 que « des choses atroces » vont arriver. Beaucoup de militaires vont encercler l’ISAR SONGA[5]: ils portent des bérets rouges (NDR. Ce sont donc des gendarmes). Ils ont installé un engin en face, sur la colline BUREMERA. La population était là avec des armes traditionnelles. Les gendarmes ont alors tiré sur les réfugiés: les vaches, les corps des gens étaient « catapultés ». Le témoin réussit à fuir avec d’autres jusqu’à la rivière AKANYARU. Par chance, la nuit est tombée.
Arrivés chez KANTANO, ils croisent un nouveau véhicule de militaires qui veulent les tuer au bureau communal de MUYAGA. Tharcisse SINZI, un professeur de karaté (NDR. Il sera entendu le lendemain[9]) prend la tête du groupe et leur dit de se cacher dans la brousse. C’était entre minuit et une heure du matin.
Arrivés à l’AKANYARU, après avoir contourné des barrières près desquelles les tueurs dormaient, SINZI s’est mis à l’eau. Ils se sont encordés avec leurs vêtements, toujours sous la direction du professeur de karaté. Des cadavres entravaient leur fuite. SINZI a fini par traverser et il est revenu avec des militaires burundais et des piroguiers. Les militaires tiraient en direction du Rwanda pour protéger la traversée des rescapés.
Les questions vont permettre d’affiner les déclarations du témoin qui avoue avoir des problèmes de mémoire et de concentration. Il avouera, sur questions du président, que chaque mois, une certaine Thérèse vient le rencontrer pour parler avec lui, lui proposer des jeux et lui faire faire des exercices de respiration. Après avoir avoir vécu de tels événements, on ne peut qu’être traumatisé finira-t-il par reconnaître. De plus, il vit seul, ayant divorcé de sa femme qui avait participé au génocide.
Invité à dire s’il souhaite ajouter quelque chose à son témoignage, Albert MUGABO demande au président de ramener au Rwanda tous ceux qui ont tué les leurs et qui vivent à l’étranger.
Maître PHILIPPART lui pose quelques questions concernant les gendarmes et lui demande s’il a été blessé. Le témoin montre une cicatrice à l’épaule et déclare que toute sa famille a été tuée à l’ISAR SONGA.
Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public, lui fait redire que les militaires qu’il a vus portaient bien des bérets rouges et qu’ils dépendaient de la brigade de NYANZA.
Les questions de la défense ne permettront pas d’obtenir les précisions qu’elle souhaitait. Son ex-épouse n’a pas été jugée pour participation au génocide.
Le témoin ayant aperçu Tharcisse SINZI sur l’écran de la visioconférence lui adresse un signe auquel ce dernier va répondre: sourire de la cour et du public.

Audition de madame Chantal KAYIRANGA, partie civile déjà constituée (CPCR) assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Le témoin commence par dire que leur domicile a été attaqué par des Interahamwe[2] le 21 avril 1994: ils voulaient s’emparer de leur bétail. Les habitants des lieux se sont défendus. La maison familiale s’était remplie de personnes venues d’ailleurs: plus de 25 personnes s’étaient rassemblées. S’étant présentée à la paroisse du père canadien SIMART, ce dernier leur aurait savoir qu’il ne pouvait les accueillir. Chantal et sa famille décident donc de rejoindre l’ISAR SONGA[5].
Les réfugiés vont vivre là plusieurs jours difficiles: faim, soif, insécurité, pluie abondante. Ceux qui se hasardaient à aller chercher de quoi manger se faisaient tuer par les Interahamwe. Sa maman était devenue gravement malade et des jeunes hommes l’ont conduite dans un centre de santé.
Quelques jours après, un avion a tourné au-dessus des réfugiés. Le témoin précisera plus tard qu’il s’agissait d’un hélicoptère.
Le lendemain, les enfants de l’âge du témoin sont partis se laver dans la vallée. Ils ont entendu des tirs: les enfants s’étaient mis à pleurer.
Des gendarmes sont arrivés à la laiterie de l’ISAR SONGA. Les adultes leur lançaient des pierres mais les réfugiés commençaient à se sentir de plus en plus faibles.
« Nous nous sommes mis à courir, poursuit Chantal, avons traversé les collines en passant par MAYAGA pour tenter de rejoindre le BURUNDI ». Des Interahamwe sont arrivés à bord d’un véhicule et ont tiré en l’air. Les réfugiés se sont scindés en deux groupes: un prenant la direction du bureau communal, l’autre sous la conduite de SINZI[9].
Les Interahamwe promettent aux enfants qu’ils ne leur feront pas de mal. Une femme qui avait perdu son enfant remet une robe à son jeune frère. Le lendemain, les hommes vont être déshabillés et ont leur attachera les bras derrière le dos. Ils seront alignés…
Quant aux femmes et aux jeunes filles, il n’était pas question de les tuer. Il fallait les sauvegarder pour les violer ensuite. Sur question du président, Chantal avouera qu’elle était présente lors des viols. Les enfants, eux, étaient pris pour servir dans les maisons des Hutu. Placée chez une vieille femme qui va la maltraiter, elle sera ensuite confiée à une autre qui s’est bien occupée d’elle et de sa nouvelle compagne. Son frère, confié à un enseignant, sera aussi maltraité et finira par la rejoindre.
Cette vieille femme hutu s’occupera d’eux jusqu’à l’arrivée des Inkotanyi. Sa mère sera prise par des Interahamwe et violée.
Sur question du président, le témoin explique pourquoi leur famille avait fait le choix d’aller à l’ISAR SONGA: c’était un établissement public où on ne pouvait ni tuer les vaches de l’Etat, ni tuer les Tutsi.
Troupeau à l’ISAR SONGA.
Difficile de se reconstruire après de tels événements, reconnaît Chantal. Elle a pourtant fait des études secondaires et a fondé une famille: elle a cinq enfants et travaille dans une mutuelle de santé.
Maître PHILIPPART pose une question au témoin: « Votre mari Léopold est aussi partie civile dans ce dossier, pouvez-vous parler de ce qui lui est arrivé pendant le génocide? »
« Ils étaient 16 enfants dans sa famille et seulement 2 ont survécu. Sa famille a été tuée à NYABUBARE. C’est difficile aussi pour lui, mais la vie continue », répond-elle.
La défense tentera de la mettre en face de ses contradictions, surtout concernant ce qu’elle a dit à propos des gendarmes.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

1. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
2. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
3. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
4. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
5. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑][↑][↑][↑]
6. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
7. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]
8. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
9. voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023.[↑][↑]


Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 15 juin 2023. J24
16/06/2023
• Audition de Sapientia RUGEMANA, constituée partie civile.
• Audition de Chantal UWAMARIYA, constituée partie civile.
• Audition de Longine RWINKESHA, partie civile (CPCR).
• Audition de Tharcisse SINZI, partie civile (CPCR).
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Audition de madame Sapientia RUGEMANA, convocation en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître GISAGARA, en visioconférence depuis KIGALI.
Sapientia RUGEMANA commence son témoignage en parlant des discriminations dont elle a été témoin et qu’elle a subi au cours de ses études. En apprenant l’attentat contre l’avion du président à la radio le 7 avril 1994, Sapientia et sa famille se sont vite inquiétés parce que la, veille, son père était parti à KIGALI. Sa famille était composée de ses parents et de neuf jeunes enfants.
Quatre jours après l’attentat, Sapientia a vu des gens venir fouiller leur maison. Un jeune homme qui travaillait dans le commerce de sa mère est venu leur donner des informations sur la situation. Pendant plusieurs jours, Sapientia et sa famille passaient leurs journées couchées, et les nuits cachées dans les brousses. Un mercredi matin, le même jeune homme leur a dit que leurs noms étaient sur une liste de personnes qui allaient être tuées. La mère de Sapientia a décidé d’emmener ses enfants à NTYAZO d’où elle était originaire. Ils ont réussi à arriver à destination en passant par un marché dans la ville de NYANZA et en se fondant dans la foule.
Arrivés à NTYAZO, Sapienta et sa famille se sont réfugiés chez un oncle paternel qui leur a conseillé de fuir au BURUNDI. Alors qu’ils tentaient de suivre son conseil et de fuir, ils ont été arrêtés à une barrière et se sont dispersés. Sapienta et l’une de ses sœurs sont retournées chez leur oncle tandis que le reste de sa famille a réussi à rejoindre le BURUNDI. Le lendemain, les deux sœurs qui s’étaient retrouvées avec un grand groupe de réfugiés Tutsi se sont dirigées vers la colline de RWEZAMENYO.
Le lendemain matin vers 6h, des Interahamwe[1] armés de fusils ont attaqué la colline. Le groupe a fui vers la colline voisine, la colline de KARAMA. Dans l’attaque, la petite sœur de Sapienta, alors âgée de neuf ans, avait reçu des coups de pierre dans les côtes. La témoin raconte qu’elle s’est sentie très impuissante face à sa sœur qui lui demandait des soins et de la nourriture.
Dans la nuit, Sapienta a été réveillée par les cris des Interahamwe qui s’appelaient entre eux en disant « GP » et « Pawa ! Pawa ». C’était leur signe de ralliement. En fuyant, elle a été séparée de sa sœur, et après quelques jours de fuite, Sapienta s’est retrouvée à suivre un groupe de Tutsi qui se dirigeait vers l’ISAR SONGA[2]. Elle y a alors passé quatre jours pendant lesquels les Interahamwe tentaient régulièrement des petites attaques à la machette. La témoin raconte ensuite qu’elle a vu un hélicoptère de couleur kaki militaire passer au-dessus d’eux. Elle dit avoir cru que c’était un hélicoptère de l’État qui venait les aider. Elle et les Tutsi autour ont crié à l’aide, en vain.
Le jour de la grande attaque de l’ISAR SONGA vers 15h, Sapienta et sa cousine étaient en train de se laver. En entendant les bruits de tirs de balles et d’explosions, elles se sont couchées au sol comme on leur avait dit de le faire. Elles sont montées un peu plus haut sur la colline mais se sont retrouvées au milieu d’Interahamwe et de gendarmes en train de tuer. A ce moment, elle a été témoin d’une scène qui la hante encore aujourd’hui. Elle a vu un père et ses deux fils se faire dépouiller de leurs vêtements, se faire émasculer et être tués. Sapienta a couru pour leur échapper.
La témoin décrit les explosions, les bouts de chair humaine et des vaches qui mouraient dans ces explosions. Dans sa fuite, elle a suivi un groupe qui se dirigeait vers le BURUNDI. Ce groupe a été arrêté sur le pont de MYIRAMAGELI par des Interahamwe. Les tueurs ont dit aux Hutu de se lever et de rentrer chez eux. Plusieurs d’entre eux avaient suivi les Tutsi sans savoir qu’ils n’étaient pas recherchés. Les Interahamwe ont séparé les hommes des femmes et ont choisi des femmes à épouser parmi les Tutsi. Une femme qui avait des liens de parenté avec Sapienta et qui avait été choisie pour épouser un des Hutu a insisté pour qu’elle vienne avec eux. Les deux jeunes filles ont donc été emmenées chez cet Interahamwe et y ont passé plusieurs semaines pendant lesquelles elles s’occupaient des tâches domestiques.
Quand le FPR[3] s’est emparé de la région, elles ont accompagné l’Interahamwe et sa famille dans leur fuite vers GIKONGORO. Quand le groupe a été arrêté par des Inkotanyi[4], Sapienta leur a fait savoir qu’elle était Tutsi et a été ramenée chez elle quelques semaines après, une fois les combats terminés. Elle a pu alors retrouver sa famille qui est revenue du BURUNDI.
Quand son conseil lui demande à quoi ressemble sa vie maintenant, elle répond que, comme tous les Rwandais, elle a essayé de se reconstruire et qu’elle travaille aujourd’hui pour son compte afin d’offrir un futur à sa famille. Elle raconte son histoire à ses enfants petit à petit.
Colline où sont les réfugiés de l’ISAR SONGA.

Audition de madame Chantal UWAMARIYA, convocation en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître PARUELLE, en visioconférence depuis KIGALI.
Pendant le génocide, Chantal avait 9 ans. Sa famille, mais aussi les familles de son père et de sa mère étaient toutes voisines et habitaient à RUSATIRA près de l’ISAR SONGA. Elle habitait avec ses parents et ses 4 frères et sœurs. Un jour, elle a vu arriver une partie de sa famille qui venait de GIKONGORO. Elle mentionne notamment une autre partie civile, SINZI Tharcisse[5], son oncle. Sa famille a alors été attaquée et les adultes ont tenté de se défendre en barrant la route aux Interahamwe et en détruisant un pont qui les séparait.
La famille s’est dirigée vers l’ISAR SONGA. En arrivant sur la route qui sépare l’ISAR SONGA et la colline à côté, la colline de SAZANYE, ils ont vu des gendarmes armés passer dans une voiture SUZUKI avec un mégaphone. Ils étaient en train de sensibiliser la population pour les encourager à tuer l’ennemi. Les adultes autour de Chantal disaient que c’étaient des gendarmes de NYANZA. La témoin raconte qu’une fois arrivés sur la colline de l’ISAR SONGA, les conditions de vie étaient très difficiles. Chantal et sa famille sont retournés chez eux.
Après quelques jours, un matin, vers 7h, des Interahamwe ont attaqué leur domicile. Le père de Chantal a caché les enfants dans les faux-plafonds. En voyant les parents de Chantal, les Interahamwe les ont tués, ils ont lancé une grenade dans la maison et ont fini par la brûler. Le faux-plafond fait en roseaux s’est écroulé révélant les enfants cachés. Des enfants qui portaient des vêtements en nylon ont été pris dans les flammes sans pouvoir enlever leurs vêtements en feu qui restaient accrochés à leur peau. Une fois sortis de la maison, Chantal a entendu des gros bruits de tirs et d’explosions en provenance de l’ISAR SONGA. Elle a ensuite vu des Tutsi revenir blessés de l’ISAR SONGA qui lui ont raconté l’attaque. Chantal a perdu deux de ses frères à SONGA.
Après cette grande attaque, Chantal était seule et n’avait nulle part où aller. Elle a erré de famille en famille et de cachette en cachette. Elle a failli être tuée par des assaillants qui lui ont fait creuser sa propre tombe. Ils ont demandé à des enfants de la tuer mais ces derniers ont refusé de l’exécuter et lui ont dit de s’enfuir. Elle est donc vite partie et est ensuite arrivée chez un homme Hutu qui s’appelait GATERA et qui connaissait bien son père. Au moment de l’arrivée des Inkotanyi[4], elle a fui avec lui en direction de GIKONGORO. Alors que GATERA, lui-même très impliqué dans le génocide, voulait la tuer, une femme du nom de Domitille, qui vivait près de chez GATERA et d’un groupe d’Interahamwe, et qui cachait plusieurs enfants Tutsi, a prévenu Chantal et lui a dit de fuir avant qu’ils ne la tuent.
Après le génocide, Chantal a pu retrouver son petit frère de 8 ans, GATARI. Tous deux sont les seuls rescapés de leur famille. La témoin explique à quel point elle a été traumatisée par ce qui lui est arrivé. Elle dit qu’elle n’a jamais pu retourner dans sa localité natale à cause des souvenirs qu’elle en garde. Elle n’a pas non plus réussi à dire à ses enfants qu’elle était une rescapée du génocide, par peur qu’ils soient traumatisés, eux aussi.

Audition de madame Longine RWINKESHA, déjà constituée partie civile (CPCR), assistée par maître Domitille PHILIPPART, en visioconférence depuis KIGALI.
Lorsque le génocide a commencé, nous avons entendu le bruit d’un fusil. Nous avons fui vers ISAR SONGA[2] avec notre père, notre mère (MUKABARISA), et avec les autres membres de ma famille : Dieudonné RUTABINGWA, Georgette MUKAYIZIGA, Julienne UMUHIRE, Credo RUZINGANA, et Grâce MUKANDUHUYE, mes frères et soeurs. Nous avions une grande famille.
Dans un premier temps sont arrivés les Interahamwe[1] qui portaient des feuilles de bananiers. Ils étaient armés de machettes, de gourdins, de marteaux et de lances. Nous étions de nombreux Tutsi réfugiés à cet endroit. Ils ont commencé à nous tuer. Entre-temps nous ramassions des pierres que nous donnions aux hommes. Ils les lançaient sur les Interahamwe. Ils ont fini par être repoussés et sont repartis.
Cinq jours après, je pense, un avion est arrivé et a fait plusieurs tours au-dessus de nous et de l’ISAR. Cela a duré un moment. Il est reparti sans s’être posé. Un ou deux jours plus tard, des gendarmes et des militaires de NYANZA sont venus. Ils ne faisaient que tirer sur un très grand nombre de gens. Ils ont tiré plusieurs fois dans la journée.
Après avoir tué, beaucoup d’Interahamwe passaient parmi les corps avec leur machette. C’est à ce moment qu’ils m’ont trouvée et m’ont emmenée. Ils m’ont demandé de creuser ma propre tombe et de retirer mes habits. Ils m’ont donné une houe et j’ai creusé une fosse. Je me suis mise dedans. A ce moment-là, un véhicule est passé avec des gendarmes. L’un d’eux m’a sortie de la fosse puis m’a frappé.
J’ai été mise dans la partie arrière de la voiture puis emmenée là où se gendarme habitait. J’ai vécu longtemps avec lui. Il m’a séquestrée et m’a violée. J’ai eu un enfant, une fille qui est toujours à mes côtés aujourd’hui.
Lorsqu’ils ont appris que les Inkotanyi[4] arrivaient, ils ont fui jusqu’à GIKONGORO et le gendarme m’a abandonnée dans le camp de KIBEHO. Mon périple s’est arrêté là. J’ai appris que j’étais enceinte et j’ai accouché de cet enfant le 26 février 1995.
Sur questions du président, la témoin précise qu’elle habitait NTARE/KINAZI en 1994, qu’elle appartenait au clan des ABAGINA et quelle est la seule rescapée dans sa famille proche. Son clan comportait plus de 180 personnes.
Elle précise que les assaillants portaient des fusils et qu’il y avait une arme lourde mais comme elle était couchée parmi les cadavres, il lui est difficile d’être plus précise. Quant aux gendarmes, ils portaient des bérets rouges. Blessée pendant les attaques (elle marche aujourd’hui avec une béquille) elle garde beaucoup de séquelles de ces événements. Elle est aidée par le FARG[6] et est régulièrement soignée à l’hôpital de KANOMBE à KIGALI. Quant à sa fille, Evelyne ULIHO, elle est elle aussi fortement traumatisée.
Elle souhaite ajouter que ceux qui ont tué les siens puissent être punis.
Sur question de son avocate, la témoin précise que les cadavres qu’elle a vus avant de se rendre à SONGA, elle les a bien vu au centre de négoce ARETE. Elle ajoute qu’elle a refait sa vie, s’est mariée, à eu quatre autres enfants mais que son mari l’a abandonnée à cause de son handicap.
La défense pose des questions rapides sur l’heure de l’attaque (NDR. Des témoins ont dit que pour eux une heure pouvait leur paraître dix ans!), la couleur de l’hélicoptère, la tenue des gendarmes et des militaires : si elle a pu dire que les gendarmes venaient de NYANZA, c’est parce qu’ils se vantaient de leurs exploits (NDR. Elle était séquestrée chez un militaire.)

Audition de monsieur Tharcisse SINZI, déjà constitué partie civile (CPCR), assistée par maître Domitille PHILIPPART.
Tharcisse Sinzi
Je commence par la définition de mon nom. SINZI signifie « je ne sais pas ». Je suis né en tant que Tutsi dans la zone de BUTARE. Les Hutu de GIKONGORO étaient venus dans la zone de BUTARE en 1963. Un ami de mon père avait retrouvé mon père dans la forêt et lui avait demandé s’il pouvait me donner un nom. Il lui avait dit « SINZI ».
J’ai fait l’école primaire. Comme j’étais Tutsi, en 1974, je ne pouvais pas faire l’école secondaire. Je suis resté à la maison pendant 3 ans, chez mon père. En 1977, je suis parti au BURUNDI. Une fois là-bas, comme je venais de faire trois ans sans étudier, on m’a placé en 5e année de primaire.
J’ai commencé l’école secondaire quand ma promotion au Rwanda la terminait. J’ai fait le secondaire au Collège Saint-Albert, collège qui avait été fondé par et pour les Tutsi réfugiés au BURUNDI afin de leur permettre de pouvoir étudier..
En 1988, je suis rentré au Rwanda diplômé. J’avais commencé le karaté en 1978 au BURUNDI. J’ai eu la ceinture noire en 1984. Quand j’ai regagné mon pays, j’ai eu la chance d’avoir du travail à l’université nationale du Rwanda. Ils avaient un club de karaté et recherchaient un entraineur. J’ai eu ce poste. Je travaillais aussi en tant que laborantin dans le centre de recherche sur les plantes médicinales financé par les Belges.
Comme j’étais Tutsi, on m’avait fait signer un document comme quoi je n’avais pas le droit d’entrainer un Tutsi. Je ne pouvais entrainer que les Hutu et je ne pouvais pas ouvrir mon propre club en dehors de l’université. De manière générale, l’ethnie des athlètes était précisée sur leurs cartes d’identité[7].
En 1990, j’ai été considéré comme un Ibyitso[8], comme un complice du FPR. J’avais donné des cours d’orientation à l’école belge et à l’école française. Je n’ai pas été mis en prison car les familles des enfants sont venus manifester au parquet.
En 1994, quand l’avion d’HABYARIMANA est tombé, j’ai regagné ma colline natale, chez mon père. J’avais une femme et un enfant. J’ai quitté BUTARE pour aller chez mon père à SONGA. J’arrive chez mon père la nuit du 12 avril. Comme en 1959, 1963, 1973 et 1990, BUTARE n’a jamais été touchée par les massacres à la différence des autres préfectures. En 1959, GIKONGORO était séparé par la rivière MUWOGO et était proche de BUTARE.
Les massacres avaient commencé à GIKONGORO. La nuit où je suis arrivé chez mon père, des réfugiés tutsi arrivaient. Nous avons construit une barrière. La population, hutu et tutsi, était unie. La résistance a commencé le 13 avril sur la rivière de MWOGO. Parce que j’étais assez fort, j’ai organisé des réunions avec la population. Je leur ai expliqué que nous avions des bras, des jambes, le même sang, et que nous avions les mêmes armes traditionnelles. J’ai expliqué que nous allions lutter contre eux (les Interahamwe[1] de GIKONGORO). Nous avons résisté du 13 au 21 avril. Nous étions environ 300 personnes, solidaires.
Un groupe de gendarmes est arrivé du côté de GIKONGORO. Ils ont tiré avec des fusils. Le groupe dans lequel j’étais a fui (moi également) car c’était la première fois qu’on entendait des tirs. Nous sommes allés sur la colline SAZANGE, qui est la colline voisine de SONGA. Le premier groupe a pu traverser la route principale en direction de KIGALI et passant par BUTARE. Le second groupe a été repoussé. Le groupe qui a traversé la route principale s’est rendu à SONGA. Comme les attaques étaient fortes, nous avons décidé de continuer vers le BURUNDI. J’étais dans le premier groupe.
Arrivés de l’autre côté de SONGA, nous avons continué vers le BURUNDI. Nous avons été repoussés, et nous sommes revenus vers ISAR SONGA[2]. Nous sommes retournés à SONGA à 4h du matin, le 22 avril.
Une fois arrivé à SONGA, (je précise que je n’avais plus les membres de ma famille), j’ai réalisé qu’il fallait que je lutte pour ma vie. J’ai rassemblé tout le monde. Nous avons choisi un placement entre trois collines. De là nous avions une bonne visibilité sur les alentours.
Nous nous sommes organisés pour résister. Chaque jour, à partir de 8h du matin, nous avions des attaques des Interahamwe. Comme eux, nous avions des armes traditionnelles. Nous avons résisté du 22 au 27. Un hélicoptère est arrivé le 27. Il a survolé toute la masse et s’est rapproché de cette masse. Nous sentions l’air. Ils ont sorti leur tête et ont utilisé leur jumelle. Le 28 nous avons été massacrés.
Le 28, ils ont fait semblant de ne pas attaquer. Ils se déguisaient, enroulaient et cachaient leur fusil d’une nappe, ils avaient quelques choses sur la tête. Ils se rapprochaient de nous puis disparaissaient. A 16 heures, nous avons reçu des tirs qui faisaient beaucoup plus de bruit. On pouvait voir une centaine de personnes sauter. Ils ont bombardé les collines pendant 30 minutes, une seconde nous paraissait une année. J’avais une montre. Nous sommes partis en débandade, les oreilles bouchées, nous ne savions pas où aller.
Nous sommes partis dans l’une des vallées entre les collines que j’ai citées. Il n’y avait qu’un seul chemin. Les Interahamwe étaient placés sur une colline mais ils n’étaient pas assez nombreux pour nous arrêter. Il fallait donc qu’ils nous séparent. Nous étions tellement nombreux que si quelqu’un tombait, il était piétiné.
La nuit du 28, nous sommes arrivés sur une barrière qui était forte. Les Interahamwe avaient des arcs. Ils nous tiraient dessus. Nous les avons bombardé avec des pierres. Ils ont cru que nous étions armés mais ce n’était pas le cas. Nous avons pu les faire fuir.
Ensuite, nous sommes arrivés vers MUYAGA. Nous avons perdu le chemin. Il y avait un enfant de 13 ans qui nous expliquait que l’on pouvait voir le BURUNDI depuis la colline de MUYAGA. Il avait l’habitude de s’y rendre car sa tante vivait sur la colline. Nous avons décidé d’aller sur cette colline vers 9 heures pour y faire une pause.
On s’est séparé en deux groupes. Le groupe qui est passé sur la droite a été surpris par une barrière des Interahamwe et s’est fait tirer dessus. Nous, nous étions passés par la gauche, mais nous avons été stoppés par la clôture des champs du propriétaire. Après plusieurs heures de marche, nous avons atteint la rivière AKANYARU.
Il y avait beaucoup d’eau. Nous devions nager pour traverser. J’ai pu traverser, j’ai enlevé mes vêtements et je suis retourné vers mon groupe. Nous avons fait une corde avec les vêtements de tout le groupe. L’un des membres du groupe a voulu se pendre. J’ai tenté de le raisonner. Mon groupe n’avait pas compris qu’il fallait qu’il tienne le bout de la corde. Il pensait que j’allais les tracter.
Une fois de l’autre côté de la rivière, on s’est dit qu’il fallait trouver de l’aide. Il n’y avait pas de chemin. Cela nous a pris deux heures pour nous frayer un chemin à travers les papyrus. Nous pensions atteindre le BURUNDI. Nous avions perdu notre boussole. Nous sommes tombés sur deux chiens, quatre hommes et une femme et je les ai salués en burundais. Le problème était qu’ils m’ont répondu en kinyarwanda. Nous n’étions donc pas sûrs d’être arrivés au BURUNDI. J’ai alors fait un signe aux autres membres du groupe pour qu’ils s’apprêtent à attaquer au cas où les quatre hommes se montreraient hostiles. Ils avaient des machettes.
Ces quatre hommes nous ont dit qu’ils devaient nous conduire au chef du village. MATHIEU. Ce dernier voulait de l’argent en échange de son aide. Une station militaire a dit à MATHIEU que s’il manquait l’un des membres de notre groupe, son village allait en subir les conséquences. Après une heure, nous sommes revenus avec les militaires burundais. Il était quatre heures du matin. Nous avons retrouvé mon équipe. Mon groupe, qui en réalité n’avait pas d’argent, a dû céder des vêtements, des chaussures pour payer.
Je me suis remarié en 1998. J’ai eu des enfants, j’ai pu aller à l’université.
Une série de questions permettra au témoin de préciser quelques points restés un peu dans l’ombre. La défense, sentant avoir affaire à un témoin un peu plus « coriace » va perdre un peu ses nerfs.
Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain. Seront entendus deux témoins qui souhaitent se constituer partie civile à l’audience, puis, dans l’après-midi, un technicien en balistique, pour terminer par un dernier témoin de contexte, en visioconférence du Canada, Josias SEMUJANGA, à la demande du CPCR.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page

1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑][↑]
2. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑][↑][↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑][↑][↑]
5. voir l’audition de Tharcisse SINZI en fin de journée[↑]
6. FARG : Fonds d’assistance aux rescapés du génocide[↑]
7. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
8. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 16 juin 2023. J25
17/06/2023
• Audition de Marie INGABIRE, constituée partie civile.
• Audition de Gloriose MUSENGAYIRE, constituée partie civile.
• Audition de Pierre LAURENT, expertise balistique.
• Audition de Josias SEMUJANGA, professeur à l’Université de Montréal.
________________________________________

Audition de madame Marie INGABIRE, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître BERNARDINI, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président, en visioconférence depuis KIGALI.
Marie INGABIRE, partie civile au procès, avait 7 ans au moment du génocide. Elle, ses parents et sa fratrie de dix enfants habitaient près de la colline de RWEZAMENYO. Ils ont commencé par voir des réfugiés se diriger vers cette colline, puis à voir des maisons incendiées. La famille a alors décidé de fuir elle-même sur la colline. Marie est restée avec sa mère tandis que l’autre partie de la famille s’est séparée. Les Tutsi réfugiés à RWEZAMENYO ont vu venir plusieurs petites attaques qu’ils ont repoussées avec des pierres.
Au moment de la grande attaque de la colline de RWEZAMENYO, Marie a vu sa mère se faire découper devant ses yeux. Des Interahamwe[1] l’ont vue et au lieu de la tuer immédiatement, ils lui ont demandé de raccompagner un de leurs enfants qui était aveugle et qui les avait suivis. Elle a accepté mais l’a, en réalité, emmené près de chez elle pour pouvoir s’y cacher. En arrivant, Marie s’est cachée dans un champ derrière une maison voisine à la sienne. Elle a ensuite changé de cachette à plusieurs reprises.
Le récit de la témoin est interrompu par le président qui demande à ses conseils quel est le lien entre son récit et les faits qui nous concernent. L’avocat répond qu’elle est ensuite allée sur la colline de KARAMA qui est inclue dans l’OMA (NDR. Ordonnance de Mise en Accusation). Le président lui rappelle que cette cour d’assises est saisie par renvoi et qu’il convient de prendre en compte les faits évoqués dans l’arrêt de renvoi.
La partie civile reprend son témoignage. Elle raconte qu’elle est, en effet, ensuite allée sur la colline de KARAMA où elle y a retrouvé son père et quelques membres de sa famille. De nouveau, une grande attaque est venue décimer les réfugiés présents sur la colline. Marie a perdu son père, un de ses frères et sa femme qui était enceinte et d’autres membres de sa famille présents au moment de l’attaque. Elle a fui et s’est cachée dans des buissons jusqu’au lendemain matin. Elle a ensuite changé plusieurs fois de cachette pendant plusieurs semaines avant que les Inkotanyi[2] reprennent la région. Ils l’ont trouvée du côté de NYANZA, au lieu-dit ARETE. De sa famille, seulement quatre enfants ont survécu. Un frère, deux sœurs et elle.


Audition de madame Gloriose MUSENGAYIRE, souhaite se constituer partie civile à l’audience, assistée par maître BERNARDINI, convoquée en vertu du pouvoir discrétionnaire du président.
Gloriose, qui est aussi partie civile au procès, est la sœur de Marie, la témoin que nous venons d’entendre. Elle avait 15 ans en avril 1994. Son récit commence ainsi un peu de la même manière que celui de sa sœur. Elle précise cependant que deux de ses frères n’étaient pas avec eux au moment où le génocide a commencé, l’un avait notamment rejoint les Inkotanyi.
Après s’être cachés pendant plusieurs jours, Gloriose et le reste de sa famille ont été séparés de Marie et de leur mère et sont allés sur la colline de KARAMA. Arrivés à KARAMA, elle s’est séparée de sa famille le 28 avril, jour de l’attaque et est arrivée à l’ISAR SONGA[3] avec une de ses sœurs et sa cousine. Une grande partie de sa famille est morte à KARAMA.
Gloriose raconte ensuite qu’elle a vécu environ une semaine à SONGA. Un jour, elle a vu un hélicoptère passer au-dessus de la colline et, le jour suivant, a eu lieu la grande attaque de l’ISAR SONGA. Au moment de fuir, Gloriose a été retenue par une voisine qui était enceinte. Toutes deux se sont cachées dans des marécages, d’où elles entendaient les tirs et les explosions. Une fois la nuit tombée, des tueurs sont arrivés avec des chiens pour débusquer les derniers survivants. Après plusieurs jours à rester dans les marécages, la femme avec laquelle elle se cachait, Yvette MUKAWERA a senti des contractions arriver. Elles sont parties de leur cachette et sont arrivées dans la maison d’un homme qui a reconnu Yvette et qui leur a dit d’aller au centre de santé. C’est donc ce qu’elles ont fait, en suivant la route qu’il leur avait indiquée et, en passant une barrière, grâce à l’argent que le père de Glorieuse lui avait donné, elles ont pu continuer leur chemin.
Yvette a pu accoucher au centre de santé de RUYENZI et s’y reposer quelques jours. Puis, des Interahamwe sont venus dénicher les réfugiés au centre de santé, les ont fait sortir et descendre dans une fosse pour les tuer. Gloriose a alors levé la main pour se faire entendre et a prétendu être une Hutu pour que les Interahamwe ne la tuent pas. Elle a donné le nom de son voisin Hutu et a dit qu’elle était sa fille et qu’Yvette était la femme de son frère. La supercherie a fonctionné puisque les deux jeunes femmes ont pu retourner au centre de santé.
Après encore plusieurs jours, un nouveau groupe d’Interahamwe est arrivé pour se choisir des femmes Tutsi. Un des Interahamwe a choisi Yvette. Avant de partir avec lui, cette dernière a reconnu un assistant médical qu’elle connaissait et lui a demandé de prendre Gloriose avec lui. C’est ainsi que, pendant plusieurs semaines, Gloriose a vécu chez cet assistant médical et sa femme qui, elle, était hostile à l’idée d’abriter une Tutsi et a voulu la tuer plusieurs fois.
Une nuit, elle a entendu les militaires venir au domicile de l’assistant médical et dire que les Inkotanyi arrivaient. La famille a fui dans les jours qui ont suivi et Gloriose a été sauvée par les Inkotanyi. En revenant chez elle à la fin du génocide, elle a retrouvé les seuls survivants de sa famille, deux de ses frères, et deux de ses sœurs, dont Marie.
La défense remarque plusieurs liens de parenté entre la témoin et d’autres parties civiles au procès, et lui demande si elle a parlé des faits avec eux avant le procès. Gloriose répond qu’évidemment, ils en parlent entre eux tous les jours : « C’est notre vie, nous nous rappelons les nôtres ».


Audition de monsieur Pierre LAURENT, expertise balistique.
Mortier de 60 mm – DR
Monsieur Pierre LAURENT se présente comme ingénieur en expertise balistique. Il commence par expliquer ce qu’est un mortier 60, arme mentionnée sur les sites de NYABUBARE et de l’ISAR SONGA[3]. Il s’agit en fait d’un tube lisse, fixé sur un trépied posé sur le sol. Cette arme est facile à installer. Une journée de formation suffit, nous apprendra-t-il plus tard, pour manier cet engin qui tire des obus de 60 mm. La portée peut aller de 100 mètres à 1km200. Chaque obus pèse entre 1kg 200 et 1kg 400. Il n’explose qu’au moment où il touche le sol.
Le témoin va ensuite s’intéresser à chacun des deux sites concernés. Pour faire ses calculs, il s’est appuyé sur les coordonnées GPS fournis par les juges d’instruction. Comme le lui fera confirmer la défense et qui semble le lui reprocher, monsieur LAURENT ne s’est jamais déplacé au Rwanda.
A NYABUBARE, le témoin estime que le mortier avait été placé à moins de 500 mètres à vol d’oiseau de la colline où s’étaient massés les réfugiés. Il semblerait que ce soit la présence du militaire Pierre NGIRINSHUTI, lui-même armé, qui ait justifié l’intervention des gendarmes. Les villageois n’étaient pas arrivés à bout de la résistance des Tutsi. Les tirs ont été effectués à flanc de colline: les tireurs pouvaient voir ainsi ce qu’ils faisaient. Chaque obus mettait environ 8 à 10 secondes pour atteindre son but. Les rescapés qui n’avaient été que blessés ont été achevés par la population armée de machettes et de gourdins.
A l’ISAR SONGA, comme à NYABUBARE, les réfugiés se tenaient à flanc de colline, à environ 650 mètres du mortier. Si militaires et gendarmes sont intervenus, un seul mortier avait été installé sur la colline d’en face.
Le mortier est placé en face de la colline où sont les réfugiés de l’ISAR SONGA, juste au-dessus des marécages, de l’autre côté de le route. Schéma de l’attaque à l’ISAR SONGA. Selon une photo projetée précédemment à l’audience, le mortier était plus à droite sur la colline.
L’audition du témoin va se poursuivre par la projection d’un certain nombre de types d’armes.
Lance grenades évoqué par le témoin. Fusil Vektor R4 utilisés par les militaires et les gendarmes.
Monsieur LAURENT commente, explique. Il précise en particulier qu’il n’y a pas eu de tirs intensifs car il aurait fallu un camion d’obus. Par contre, la taille des obus confirme le fait qu’un témoin ait pu les transporter dans une boîte de 40 cm sur 20 cm. Les tirs étaient effectués à vue.
Sur question des avocats des parties civiles, le témoin précise que le bruit n’était pas énorme, qu’un peu de fumée se dégageait des tubes au moment des tirs, que la trajectoire des obus était perfectible et qu’on pouvait les suivre à l’œil nu.
Madame VIGUIER, pour le ministère public, pose une question sur le parcours professionnel du témoin: il est ingénieur en énergétique, artilleur de formation. Ce dernier précise qu’une seule personne peut utiliser le mortier. Il peut y avoir un chef de tir et un observateur, ce dernier ayant comme rôle de faire corriger le tir à l’œil nu.
La défense, quant à elle, s’étonne des affirmations que le monsieur LAURENT fournit à l’appui de ses explications. Ce dernier explique qu’il a eu connaissance d’un certain nombre de témoignages contenus dans le dossier.

Audition de monsieur Josias SEMUJANGA, professeur à l’Université de Montréal, témoin de contexte proposé par le CPCR, en visioconférence depuis MONTREAL.
Josias Semujanga, professeur à l’Université de Montréal.
Le témoin commence par dire qu’il se trouvait à Paris en avril 1994. Réfugié au BURUNDI en 1973, il quittera ce pays pour le CANADA en 1987. A Paris, il est surpris par la « naïveté » des gens qu’il rencontre alors que des massacres avaient déjà eu lieu à GIKONGORO dès le 12 avril. Les massacres de masse avaient déjà commencé avec les images des massacres provenant de l’église de la paroisse des Pères Pallotins au sud-est de GIKONDO.
En novembre 1994, à la lecture du livre de Colette BRAECKMAN, Histoire d’un génocide, il se dit surpris d’y trouver des stéréotypes d’une autre époque: les Hutu aimaient épouser les femmes tutsi « plus modernes » que les paysannes hutu.
Monsieur SEMUJANGA tente de démontrer alors comment une idéologie peut engendrer des pratiques sociales. La propagande invente alors la notion du « bouc émissaire ». Comment expliquer la participation massive de la population à de tels massacres?
Le témoin évoque le mythe fondateur du Rwanda. GIHANGA (du verbe qui veut dire « fonder ») avait trois fils: GAHUTU, GATUTSI et GATWA (ce qui renvoyait à des catégories sociales et non ethniques). On pouvait d’ailleurs changer de catégorie. 90% des Tutsi n’appartenaient pas à la classe dirigeante: ils vivaient comme les Hutu. Les paysans vivaient dans une grande précarité, soumis aux aléas climatiques. Quant aux possesseurs de vaches, ils étaient favorisés par le fait qu’ils pouvaient se déplacer au gré des pâturages.
Un roi dirigeait le pays, qui se tenait « au-dessus de la mêlée« . On lui attribuait une naissance « mythologique ». C’est lui qui nommait les trois chefs: celui du gazon, celui de la terre et celui des armes. Les conflits existaient, mais entre les lignages, pas entre Hutu et Tutsi. L’opposition Hutu/Tutsi va naître au moment de la colonisation.
Le roi YUHI MUSINGA, qui refuse de se faire baptiser va être écarté et exilé au Congo voisin. C’est son fils que le colonisateur choisir, MUTARA RUDAHIGWA qui, une fois baptisé va renoncer à tous les attributs anciens. Il ira jusqu’à consacrer le Rwanda au Christ Roi (NDR. Nom du collège de NYANZA, la capitale royale).
Dans les années 50, les élites vont à leur tour se définir comme HUTU et TUTSI. On assiste à la création de partis politiques: l’UNAR, monarchiste, et l’APROSOMA et le PARMEHUTU. Le Manifeste des BAHUTU, publié en 1957, développe une propagande hutu: les HUTU étant majoritaires doivent gouverner. Les TUTSI sont définis comme des étrangers et les HUTU considérés comme les premiers habitants du pays. Les colonisateurs belges soutiennent alors le PARMEHUTU (NDR. Parti du mouvement de l’émancipation hutu). Les TUTSI sont déplacés et, dès l’indépendance en 1962, ils deviennent des citoyens de seconde zone.
En 1973, lors du coup d’état du général HABYARIMANA, les TUTSI seront chassés de l’administration, des écoles, des universités. Se met en place une politique dite « d’équilibre ethnique » couplée avec un discours de paix. Naissent alors des dissensions entre HUTU du nord et HUTU du sud et du centre du pays. « Aux TUTSI on donne la paix, aux TWA les tôles et tout le reste est réservé aux HUTU » dira-t-on ironiquement.
Après le discours de LA BAULE, en juin 1990, les exilés tutsi, anciens réfugiés de la fin des années 50 qui avaient trouvé refuge en OUGANDA, reviennent au pays par les armes (1er octobre 1990). Au RWANDA, vont naître de nouveaux partis politiques. Pendant ce temps, HABYARIMANA se sectarise: le MRND[4] se retrouve avec la CDR[5] (extrémistes hutu), alors que les autres partis se définissent comme plus libéraux: le MDR[6], le PL[7], le PSD[8].
Les Dix commandements du Hutu (en référence au Manifeste des Bahutu) paraissent en décembre 1990 dans le journal extrémiste KANGURA[9]. Ils deviennent la « bible » des HUTU ». Tous les partis libéraux sont considérés comme l’ennemi, le TUTSI devenant « l’ennemi de l’intérieur ». Les mêmes partis libéraux vont se diviser en deux, chacun créant une section PAWA[10] (extrémiste). D’où l’utilisation de la gendarmerie et de l’armée.
Monsieur SEMUJANGA fait ensuite un parallèle entre la pratique traditionnelle de la chasse dans le Rwanda ancien et le comportement des Interahamwe[1] lors du génocide. Juste avant et pendant le génocide, la RTLM[11] sera un formidable outil pour briser la résistance que certains pouvaient avoir encore à tuer: « Même Dieu les a abandonnés » claironnera-t-elle.
En conclusion, le témoin rappelle que la propagande anti-TUTSI bat son plein, propagande qui ira jusqu’à éliminer les opposants hutu dès la nuit de l’attentat. Contrairement à ce qui a pu se passer en 1973, il faut encadrer la population pour que personne ne s’échappe. Le langage est désormais « souillé »: des termes qui autrefois n’avaient pas de sens péjoratif sont utilisés dans un sens négatif. On va jouer sur l’ambivalence des mots. (Gukora, travailler = tuer, Interahamwe = ceux qui combattent ensemble, mot qui avait un sens positif…)
Le négationnisme du génocide se construit en même temps qu’il se perpétue. Si tout le monde a tué, c’était pour venger la mort du président, il y a eu d’autres massacres, d’où la thèse du double génocide. les réseaux sociaux facilitent la propagation du négationnisme. A tel point que les négateurs rwandais célèbrent le 6 avril en oubliant la mort des HUTU d’opposition.
Et le témoin de s’interroger: « Pourquoi les gens des préfectures de GITARAMA et BUTARE n’ont-ils pas fui alors que le génocide n’était pas encore arrivé chez eux? »
De nombreuses questions seront posées au témoin. Monsieur le président revient sur le parallèle entre les récits de chasse traditionnelle et celle pratiquée par les Interahamwe, Concernant le sort réservé aux victimes (corps jetés dans les latrines, abandonnés aux chiens), monsieur SEMUJANGA précise que la profanation des corps est propre au génocide. Le rituel de la vengeance, dans le Rwanda ancien, se terminait par une réconciliation: on se donnait des femmes et des vaches, même si un mort ne pouvait pas resté impuni. Mais dans un état totalitaire, le citoyen a le choix entre le meurtre et le meurtre (référence à Hannah ARENDT).
Sur question d’un avocat des parties civiles, le témoin se défend d’avoir employé l’expression de « haine ancestrale » entre HUTU et TUTSI. C’est tout le contraire qu’il a voulu démontrer. C’est la propagande des élites qui a créé cet antagonisme en laissant entendre que HUTU et TUTSI étaient des « races » différentes.
Maître PHILIPPART, après avoir remercié le témoin, revient sur la stigmatisation de la femme tutsi (plusieurs témoins ont reconnu avoir été violées en 1994). Occasion donnée à Josias SEMUJANGA de rappeler que, dans le Rwanda ancien, après la réconciliation, on s’échangeait des femmes qui devenaient les médiatrices entre les deux camps. A partir de 1990, interdiction sera faite aux HUTU d’épouser une femme tutsi: il n’y a plus d’alliance possible entre HUTU et TUTSI. Le premier commandement du Hutu affirme que la femme tutsi est à la solde de l’ennemi: elle est belle et est donc considérée comme l’objet interdit mais qui attire toujours (voir les caricatures du journal KANGURA dans lequel la femme tutsi est toujours présentée comme une putain).
Caricature du journal Kangura : les femmes tutsi, responsables du ralliement des Blancs au FPR (source: francegenocidetutsi.org).
D’autres questions seront posées à monsieur SEMUJANGA. Monsieur le président rappelle qu’il se fait tard et qu’il serait bon de mettre fin à l’audition du témoin. Après l’avoir remercié, il porte à la connaissance des avocats et du public que deux témoins viennent de faire savoir qu’ils ne se présenteraient pas pour être entendus. Il s’agit de madame MANIER (production d’un certificat médical), dont le refus est pour le moins « regrettable » et du Père Eros BORILE.
Rendez-vous est donné à lundi matin 9 heures. La parole sera donnée aux représentants des parties civiles (Survie/Ibuka/CPCR)
Margaux GICQUEL, stagiaire du CPCR
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes

1. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑][↑]
2. Inkotanyi : combattant du FPR (terme utilisé à partir de 1990). Cf. glossaire.[↑]
3. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑][↑]
4. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑]
5. CDR : Coalition pour la défense de la République, parti Hutu extrémiste, créé en mars 1992, au moment des massacres de Tutsi dans le Bugesera. La CDR a également une milice, les Impuzamugambi., cf. glossaire[↑]
6. MDR : Mouvement Démocratique Républicain, voir glossaire[↑]
7. PL : Parti Libéral. Le Parti Libéral va se scinder en deux fin 1993 : la tendance de son président, Justin MUGENZI, rejoint le Hutu Power qui traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvements politiques. L’autre tendance sera anéantie le 7 avril 1994, voir glossaire[↑]
8. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
9. « Appel à la conscience des Bahutu » avec les 10 commandements » en page 8 du n°6 de Kangura, publié en décembre 1990.[↑]
10. Hutu Power (prononcé Pawa en kinyarwanda) traduit la radicalisation ethnique d’une partie des militants des mouvemertnts politiques. A partir de 1993, la plupart des partis politiques se sont disloqués en deux tendances : une extrémiste dite « power » (ex. MDR-POWER; MRND-POWER; PL-POWER, etc), et l’autre modérée, rapidement mise à mal. Cf. glossaire.[↑]
11. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 19 juin 2023. J26
20/06/2023
AUDITION DES PARTIES CIVILES :
• Pour l’association SURVIE, Laurence DAWIDOWICZ
• Pour l’association IBUKA France, Marcel KABANDA, président.
• Pour le CPCR, Alain GAUTHIER, président.
• Pour le CPCR, Dafroza GAUTHIER MUKARUMONGI, membre fondateur.
• Audition d’Éric GILLET (a été avocat des parties civiles dans les procès en Belgique).
• Audition d’Ignace MUNYEMANZI, témoin de personnalité.
________________________________________

Pour l’association SURVIE, madame Laurence DAWIDOWICZ.
Je m’appelle Laurence Dawidowicz, je suis kinésithérapeute et adhérente de l’association Survie qui s’est portée partie civile dans ce procès et que je représente ici.
Les avocats qui nous représentent pour ce procès Mes Sarah Scialom, Hector Bernardini et Jean Simon ont travaillé gracieusement pour porter notre voix et nous les remercions de leur engagement.
Je vais tout d’abord vous présenter SURVIE et ensuite les raisons qui nous ont conduits, en tant qu’association, à nous porter partie civile dans ce procès.
I – QUI EST SURVIE ?
SURVIE, c’est une association qui regroupe 900 adhérents répartis en 20 groupes locaux présents dans différentes régions de France. Nous avons deux salariés, qui sont financés par nos fonds propres, issus des cotisations des adhérents et de dons de personnes privées.
Survie a été créée au début des années 80, pour lutter contre les causes structurelles de la misère dans les pays du Sud.
Ses membres fondateurs ont lancé le « manifeste-appel contre l’extermination par la faim », une pétition signée par 55 prix Nobel à l’époque, et par de nombreux parlementaires français mais sans que cela ne débouche sur des actes contrairement aux mobilisations en Italie ou en Belgique…
Cette interpellation internationale plaidait en faveur d’une réforme de l’aide publique au développement pour que cette aide s’attaque véritablement aux racines de l’extrême misère et la famine dans les pays du Sud.
Et en France ?
Assez rapidement et dans la suite logique du manifeste, Survie a milité pour assainir les relations entre la France et les pays d’Afrique francophone, ce qu’on appelle la lutte contre la Françafrique.
C’est l’époque où le public a commencé à découvrir, notamment grâce à notre action, que des partis politiques français de premier plan bénéficiaient, pour leur financement, de fonds détournés par des dictateurs africains.
Autant d’argent qui échappait aux besoins criants des citoyens de ces pays et aggravait leur misère.
II – COMMENT SURVIE EN EST-IL VENU A S’INTERESSER AU RWANDA ?
Le Rwanda en 1993, c’est « Silence on tue »
• En 1992-93 les exactions contre les Tutsi ont pris une tournure massive.
• Les associations rwandaises de défense des droits de l’Homme ont beau être actives, leur travail de documentation des massacres n’a aucun effet sur le pouvoir en place.
• Réunies en un collectif, (le CLADHO), elles décident alors d’alerter leurs supports internationaux du risque de survenue d’un génocide des Tutsi du Rwanda.
• Là au moins, elles sont entendues. Par la Fédération Internationale des droits de l’Homme, la branche africaine de Human Right Watch et l’Union africaine des Droits Humains, qui envoient une mission d’enquête sur place.
• Jean Carbonare, qui était à l’époque président de Survie, fait partie de la délégation.
• Il a témoigné au JT de France 2[1], à son retour, des enquêtes des associations rwandaises, de ce qu’elles leur avaient montré mais aussi du soutien du gouvernement français au gouvernement en place au Rwanda. Bouleversé par ce qu’il a vu, il ne s’en est jamais remis.
• Jean Carbonare a rencontré la cellule africaine de l’Elysée pour lui remettre un pré-rapport de mission.
Mais là encore : silence radio, aucune réaction et pire, comme l’a bien montré le récent rapport Duclert[2], l’exécutif français continue à soutenir le régime Habyarimana, puis le Gouvernement Intérimaire Rwandais, responsable du génocide.
Quelle a été l’action de Survie pendant le génocide ?
D’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris. Ils ont multiplié les conférences de presse, les communiqués, mais aussi des manifestations symboliques, comme la marche en rond : ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Ils n’étaient pas nombreux ceux qui s’intéressaient au Rwanda en 94.
Et depuis ?
Le génocide des Tutsi a marqué un tournant pour notre association : depuis 1994, nous en avons fait un combat fondateur.
L’association a pris conscience du risque que ce génocide soit occulté, nié, et avec lui la mémoire des victimes, la culpabilité des auteurs et complices.
C’est pourquoi nous avons introduit la lutte contre la banalisation du génocide dans nos statuts.
… et nous l’avons traduit en actes
Dès octobre 94 François–Xavier Verschave qui succédera à Jean Carbonare comme président de Survie, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ».
Parallèlement, la déléguée du président, Sharon Courtoux recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.
Depuis 1994, le combat des militants se poursuit sur nos heures de liberté, de sommeil, nos weekends, nos soirées. Des milliers de personnes se sont relayées, certains qui connaissaient le Rwanda, d’autres qui avaient rencontré des rescapés, mais aussi des personnes qui portaient parfois dans leur histoire personnelle le refus de l’impunité.
Beaucoup de nos membres n’avaient pas 20 ans en 1994. Ils ont décidé, tout comme moi, que ce combat était le leur. Et qu’il fallait agir.
Avec d’autres associations nous avons créé la Coalition Française pour la Cour Pénale Internationale, et multiplier les pressions pour que partout la justice s’applique contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.
Nous avons en 2004 contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires. Nous avons continué à écrire, à publier, à rencontrer les simples citoyens lors de projections débats pour partager avec eux ce que nous avions appris, mais aussi nos questions, nos indignations.
Dans cette logique, nous avons changé les statuts de l’association pour pouvoir ester en justice.
III – POURQUOI SURVIE SE CONSTITUE-T-ELLE PARTIE CIVILE ?
Vous l’aurez compris, notre raison d’être à Survie, c’est de lutter contre l’impunité, l’impunité des pouvoirs publics comme celle des individus.
C’est cette même impunité qui a permis que le génocide d’avril 94 soit possible, car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient été ni arrêtés, ni jugés, ni condamnés. Nous sommes petits mais obstinés. Nous voulons que la justice soit rendue. Pour que le « Plus jamais ça » ne soit pas que des mots.
La France est hélas une terre d’accueil pour un grand nombre de personnes suspectées d’avoir commis ou d’avoir été complices de crime de génocide. Nous avons été parties civiles dès le premier procès d’un accusé rwandais en France, celui de Pascal Simbikangwa mais aussi celui des deux bourgmestres Octavien Ngenzi et Tito Baharira, puis, plus récemment, celui de Laurent Bucyibaruta.
Notre présence à ce procès n’est ni une revanche ni une vengeance mais une étape nécessaire pour faire avancer la vérité, pour obtenir justice, pour que les enfants des victimes ne tremblent plus au moindre son de sifflet, comme ceux des Interahamwe qui les pourchassaient, pour que les enfants des tueurs sachent que le cycle s’est arrêté là.
Peut-être aussi pour l’association avons-nous besoin de savoir que nous ne nous sommes pas mobilisés en vain. Que ce génocide restera dans la conscience de nos concitoyens et que maintenant, c’est un à jury citoyen que nous pouvons nous en remettre.


Pour l’association IBUKA France, monsieur Marcel KABANDA, président.
Marcel KABANDA est entendu en tant que président de l’association IBUKA France. IBUKA signifie « Souviens-toi » en kinyarwanda. Puisque la question a été posée au début du procès, le président demande à Marcel KABANDA de préciser la nature des liens entre les différents IBUKA et notamment entre IBUKA Rwanda et IBUKA France. Il répond que le seul lien est l’objet que les associations ont en commun, celui de la mémoire du génocide.
Le témoin présente ensuite le rôle d’IBUKA et les difficultés qu’ils peuvent rencontrer dans l’œuvre de mémoire, puisque les personnes qui ont vécu le génocide ne sont plus, pour la plupart. Il explique aussi qu’après le génocide les tueurs ont eu le temps de fuir et qu’avec le temps, la mémoire des survivants sur les faits et les visages de ces tueurs s’affaiblit.
La défense interroge le témoin sur les liens d’IBUKA France avec les autres associations IBUKA, et Marcel KABANDA est obligé d’expliquer à nouveau la distinction. Il lui demande ensuite le détails des apports financiers de l’association et s’il a déjà rencontré des difficultés avec la visite de témoins en prison. Marcel répond qu’il n’est jamais allé en prison, mais a rencontré des rescapés ou témoins libres (NDR. L’avocat de la défense se trompe manifestement de témoin. Ce sont les représentants du CPCR qui se rendent fréquemment dans les prisons rwandaises pour recueillir le témoignage des détenus). Enfin, la défense cite des passages d’ouvrages de professeurs sur les difficultés judiciaires concernant la vérité de certains témoignages comme le professeur GUICHAOUA. Marcel KABANDA répond que pour chaque témoignage, ce sont aux juges et à la cour d’apprécier leur véracité.

Pour le CPCR, monsieur Alain GAUTHIER, président.
J’interviens en tant que président du CPCR. L’association a été créée en 2001 et a pour but de poursuivre les personnes suspectées d’avoir participé au génocide des Tutsi et qui vivent sur le sol français. La France a la possibilité de juger au vu de la loi de compétence universelle. J’interviens aussi en tant que famille de victimes puisque la famille de mon épouse a été exterminée. Je tiens à remercier notre avocate, Domitille PHILIPPART, qui nous a aussi assistés dans ce procès et dans d’autres affaires.
Je commence ma déposition assez loin dans le temps, en 1961. J’étais en 5ème, et un missionnaire Père Blanc est venu projeter un documentaire « Charles LWANGA et les martyrs de l’OUGANDA ». À la fin de la projection, j’ai griffonné sur un papier ces quelques mots :« Je veux être comme vous ». Il m’a répondu : « Tu es en 5ème, passe ton bac et on verra ». Si je rapporte cette anecdote qui peut vous paraître banale, c’est parce que, en 1994, c’est dans la paroisse « Charles LWANGA et les Martyrs de l’OUGANDA » à NYAMIRAMBO que ma belle-mère, Suzana MUKAMUSONI, sera assassinée le 8 avril au matin.
Plus tard en 1968, je rentre à la faculté de Théologie catholique de STRASBOURG. Après deux ans d’études, c’est l’heure de faire mon service militaire. Je m’engage pour deux ans. L’évêque de BUTARE, monseigneur Jean-Baptiste GAHAMANYI, avait besoin de coopérants. Quand j’arrive à BUTARE, l’évêque me nomme professeur de français à SAVE, c’est une colline à dizaine de kilomètres au nord de BUTARE. SAVE est la première paroisse du Rwanda fondée en 1990. Le roi avait envoyé les missionnaires sur cette colline car les habitants avaient une mauvaise réputation.
Je passe deux années dans cet établissement en tant que professeur de Français. J’entraîne aussi l’équipe de football. Là-bas, je me trouve dans une situation assez bizarre, il y un groupe de professeurs rwandais dont Straton GAKWAYA, un jeune prêtre qui sera assassiné le 7 avril au Centre Christus à KIGALI, et Boniface NKUSI aussi tué pendant le génocide. Et il y avait aussi un Hutu royaliste, Xaveri NAYIGIZIKI. A côté de ce groupe il y avait une congrégation de frères flamands, les VANDALES (c’est leur vrai nom) qui avaient été chassés du CONGO, ils se mêlaient peu aux autres. A la fin de 1971, l’un d’eux va écrire une lettre anonyme à mes parents pour dénoncer mon mauvais comportement. L’auteur, finalement dénoncé, sera expulsé du Rwanda par l’évêque de BUTARE. J’apprendrai plus tard que l’évêque m’avait placé dans cet établissement pour créer des liens entre les groupes, ça n’a pas été possible.
La seule distraction sur cette colline où étaient implantés de nombreux établissements scolaires, c’était le football. On avait créé une équipe d’enseignants qui sillonnait la région pendant le week-end : on m’avait d’ailleurs affublé d’un surnom : KANYAMUPIRA. Le 1er mai 1972, on part au BURUNDI pour deux matchs. Mon passeport était périmé, donc je pars accompagné d’un commerçant grec de BUTARE qui me dit : « Ne t’en fais pas, je connais tout le monde ». Effectivement, on passe la frontière sans problème. Après quelques kilomètres, on est arrêté par des militaires lourdement armés qui finissent par nous laisser passer. Cela se produira plusieurs fois avant d’arriver à BUJUMBURA, sans que personne ne nous donne d’explication. On apprendra, à notre arrivée, qu’un coup d’état s’est produit dans la nuit : des camions de cadavres sillonnent la ville. Comme je n’avais pas de papiers, on s’est caché au Grand séminaire et après avoir obtenu un laisser passer de l’ambassade de France, nous sommes partis en convoi, huit jours plus tard, escortés par les militaires burundais, jusqu’à la frontière du ZAÏRE, près de la ville d’UVIRA, pour rentrer au RWANDA par CYANGUGU. Mon retour à SAVE a été bien fêté.
En juillet 1972, je dois quitter le RWANDA et je reprends mes études à Nice, en Lettres modernes, et l’année suivante à l’Université de Grenoble, mon académie d’origine. En 1973, les Tutsi sont chassés de l’administration, des collèges, des universités, dont mon épouse qui se réfugie au BURUNDI. À l’été 1974, Henri BLANCHARD, curé de SAVE quand j’étais au RWANDA, et qui est venu en congés, me dit qu’une jeune demoiselle vient le voir à Ambierle, près de Roanne, dans la Loire. Je l’avais connue à SAVE et, de mon ARDÈCHE voisine, je vais voir DAFROZA. Après lui avoir rendu sa visite le Noël suivant à BRUXELLES, nous commençons notre histoire commune. Nous nous marions en 1977 et nous aurons trois enfants. Nous avons passé plusieurs séjours au Rwanda jusqu’en 1989. Les attaques du FPR rendaient les visites difficiles.
En février 1993, après l’intervention sur France 2 de Jean CARBONARE[1], c’est la date de notre premier engagement. J’écris à François Mitterrand pour lui demander ce que la France fait au Rwanda. Je reçois une lettre de l’Élysée, une autre du Ministère des Affaires Etrangères pour dire qu’ils font le maximum pour ramener la paix au RWANDA. Le 4 aout 1993, nous fêtons les accords d’Arusha à BRUXELLES. En février 1994, mon épouse part rendre visite à sa mère qui lui dit, alors que la situation est tendue à KIGALI, de rentrer en France. On ne la reverra plus.
Le 7 avril 1994, il y a l’attentat contre l’avion du président. Je l’apprend par la radio, je réveille mon épouse, elle a au début une réaction enthousiaste mais je lui dis : « Attention, les Tutsi peuvent en faire les frais ». Le lendemain, je téléphone au Père BLANCHARD à la paroisse où ma belle-mère et ses cousins se sont réfugiés et j’apprends que ma belle-mère a été assassinée dans la matinée, dans la cour de la paroisse. Le soir, rentré à la maison, je dois annoncer la terrible nouvelle. DAFROZA se met à hurler au point que je dois aller expliquer la situation à nos voisins. Notre fils EMMANUEL, onze ans, lancera ces mots : « Maman, je te vengerai ».
Commence alors notre combat quotidien. Dans la presse, j’écris aux journaux pour dénoncer ce qui se passe au RWANDA. Le journal La Croix publie un de mes appels au secours. Je suis le premier à annoncer l’accueil d’Agathe HABYARIMANA en France avec de l’argent et un bouquet de fleurs. Nous répondons aux fax des rescapés de l’hôtel des Milles collines. Pendant cette période, nous organisons une manifestation à Reims avec un slogan : « Rwanda, la honte ».
Deux enfants du cousin de mon épouse, Jean-Paul et Pauline, sept et onze ans, sont retrouvés par la Croix Rouge à BUJUMBURA et nous mettons tout en œuvre avec le Ministère des Affaires étrangères pour les accueillir. Ils arrivent le 14 août. La famille passe de trois à cinq enfants. En aout 1996, on retourne au Rwanda, on trouve peu de survivants, le silence s’impose, les seules personnes de notre famille, ce sont des réfugiés qui étaient au CONGO. Au cours de cette année, nous allons commencer à réunir des premiers témoignages, à titre individuel. Mon épouse avait une cousine rescapée de la Sainte-Famille à KIGALI qui nous as permis de récupérer des témoignages de rescapés. On les remet à un avocat qui était sur l’affaire MUNYESHYAKA qui était visé par une plainte depuis 1995. Après plus de vingt ans de procédures, il finira par bénéficier d’un non-lieu définitif, au grand désespoir des rescapés.
Au printemps 2001, c’est le premier procès à BRUXELLES : les Quatre de BUTARE, parmi les accusés, il y a un ancien ministre et chef d’une entreprise d’allumette à BUTARE, un professeur d’université et deux religieuses. Nos amis à l’initiative de la plainte, à la fin du procès, nous interpellent : « Et vous, qu’est-ce que vous faites en France ? » Dès la fin du procès nous réunissons un certain nombre d’amis et nous créons le CPCR. Nous allons nous constituer partie civile dans six plaintes qui « dormaient » sur le bureau de la juge d’instruction: l’abbé Wenceslas MUNYESHYAKA, le docteur Sosthène MUNYEMANA qui sera jugé en novembre, Laurent BUCYIBARUTA, ancien préfet de GIKONGORO, jugé et condamné l’an dernier[3], Fabien NERETSE, que nous avions retrouvé à Angoulême sous un faux nom et qui sera extradé vers la Belgique et condamné, Cyprien KAYUMBA et Laurent SERUBUGA.
Rapidement nous avons travaillé sur de nouvelles plaintes. Chaque fois que nous apprenions la présence en France d’une personne suspectée d’avoir participé au génocide des Tutsi, nous nous rendions sur place et nous allions à la recherche de témoins dont les témoignages allaient servir à nourrir la plainte que nous soumettions à des juges d’instruction. La première, c’est celle contre Agathe HABYARIMANA, le 13 février 2007 : elle vit toujours en France, sans avoir eu de titre de réfugié ou de séjour et vit à COURCOURONNES, dans la banlieue de parisienne. Nous avons déposé une trentaine de plaintes, elles ont toutes été suivies d’une information judiciaire. Les juges d’instruction ont toujours pris très au sérieux les plaintes que nous avons déposées. Cinq affaires se sont terminées par des non-lieux.
Nous nous rendons souvent au Rwanda. Les témoins sont des rescapés, mais les rescapés ne sont pas toujours les meilleurs témoins parce, souvent, ils se cachaient. Nous rencontrons des prisonniers, soit libérés, soit nous nous rendons en prison pour recueillir leurs témoignages. Ce n’est pas une faveur que l’on nous fait, tous ceux qui souhaitent rencontrer des prisonniers demandent l’autorisation au parquet général de KIGALI et au directeur des prisons. C’est ce qu’on fait et c’est ce qu’on a fait dans le cadre de cette affaire. Maintenant, le parquet préfère les extraire de la prison et les amener au parquet où ils peuvent nous donner leurs témoignages. Voilà le travail qu’on fait.
Une autre date me revient en mémoire, c’est juin 2004. On est averti qu’une fosse commune va être ouverte à NYAMIRAMBO, à la paroisse. Ma belle-mère a été tuée près de là, nous y allons, ils ouvrent la fosse devant nous. Les gens qui creusent doivent aller doucement quand on voit des os.. On voit rapidement apparaître le corps d’un jeune homme en tenue de basketteur, puis des os, des crânes que mon épouse va observer attentivement pour tenter de trouver des indices qui lui permettraient de reconnaître sa maman. En vain. On enlève les corps, ils sont lavés, on met des bassines d’eau, on les nettoie avec des brosses à dents, on les fait sécher au soleil et ensuite on les met dans des cercueils : on pourra les inhumer dignement au mémorial de GISOZI, à KIGALI.
Photos des victimes au mémorial de Gisozi à Kigali.
En 2012, il y a la création du pôle crimes contre l’humanité au TGI[4] de Paris. Avant, il fallait déposer les plaintes au domicile des accusés. Par exemple, nous avions retrouvé les traces de l’ancien sous-préfet de GISAGARA, Dominique NTAWUKURIRYAYO, à CARCASONNE, où il travaillait au service du diocèse. On nous avait dit qu’il n’était pas à l’adresse que nous avions indiquée et un an après, il a été arrêté à cette adresse précise. Dans mon établissement scolaire, je faisais partie d’une commission qui donnait des réductions aux familles nécessiteuses. Je tombe sur le nom d’un Arsène NTEZIRYAYO, je me rends compte qu’il s’agit du fils du dernier préfet de BUTARE. Sa femme était venue s’installer dans la banlieue rémoise et avait déclaré, au moment de l’inscription, que son mari était « prisonnier politique » à ARUSHA alors qu’il y avait été condamné pour génocide.
Pour l’affaire HATEGEKIMANA, en 2013, nous trouvons dans notre courrier une lettre anonyme qui disait que ce monsieur travaillait à l’université de Rennes 2. Des détails précis nous permettaient de commencer notre enquête. Il y avait aussi un deuxième nom, celui de monsieur Ignace MUNYEMANZI qui sera entendu dans l’après-midi. Le gros de nos activités, c’est de nous consacrer à la poursuites des personnes en France. Et nous avons aussi des activités en rapport avec l’éducation, nous intervenons régulièrement dans des collèges, lycées, et universités. Les professeurs ont maintenant le droit de choisir le génocide comme point d’approche. Je regrette l’absence de madame MANIER, parce que j’aurais aimé qu’elle explique ce qu’elle a dit sur nous dans les écoutes téléphoniques. Elle prétend que je connais celui qui aurait trahi son mari et que je l’aurais payé grassement. Nous recevons beaucoup d’attaques sur les réseaux sociaux.
Nous regrettons aussi la décision de la Cour de cassation qui refuse d’extrader vers le Rwanda les personnes visées par des mandats d’arrêt internationaux, ce qui encombre la justice française. Ce refus est pour nous un scandale. Les enquêtes sont de plus en plus difficiles, beaucoup de témoins sont morts, rien que dans le cadre de ce procès, il y en a trois qui sont décédés. La mémoire est défaillante. Certains témoins ont encore peur de témoigner. On doit prendre beaucoup de précautions pour recueillir les témoignages des rescapés qui souhaitent nous rencontrer dans des lieux secrets. De plus en plus de tueurs sortent de prison, et rejoignent leurs collines, ce qui inquiète les rescapés. Se pose aussi au Rwanda un gros problème de santé mentale.
Je remercie Florence PRUDHOMME et Michelle MULLER qui s’évertuent à publier des témoignages de rescapés, Les Cahiers de mémoire[5]. Le crime de génocide est un crime contre l’humanité dont on ne se remet pas.

A la fin de l’audition d’Alain GAUTHIER, le président LAVERGNE donne lecture de la lettre anonyme dont il vient d’être question.
Seul maître ALTIT, pour la défense, va poser des questions au témoin, pendant 45 minutes.
QUESTIONS DE LA COUR :
PRESIDENT : Il me semble qu’avant la plainte, un article avait été publié dans le Ouest France ?
Alain GAUTHIER : Oui mais je ne me souviens plus de la date.
QUESTIONS DE LA DEFENSE :
ME ALTIT : Vous avez dit dans votre audition (D652) : « On a reçu un jour une lettre anonyme…. ». Comment savez-vous que c’était des étudiants de Rennes et des rescapés ?
Alain GAUTHIER: Ce sont des déductions que j’ai faites parce qu’il était question de Rennes 2 et que l’accusé continuait à harceler ces personnes. Ça reste une lettre anonyme.
ME ALTIT : Ce qui semble frappant c’est l’abondance de détails concernant l’accusé, son adresse, son prénom, certains faits sur sa naturalisation. Comment se fait-il que des étudiants aient accès à ces dossiers ?
Alain GAUTHIER : Si ce sont des étudiants, c’est possible, moi je l’ai simplement reçue.
ME ALTIT : Hum!
Alain GAUTHIER : à deux ou trois reprises.
ME ALTIT : Votre premier réflexe c’est de demander si c’est vrai, si ce n’est pas dangereux, vous pesez le pour et le contre ?
Alain GAUTHIER Pas plus que quand on découvre une personne par un autre moyen. Nous nous sommes déplacés rapidement sur les lieux des massacres au Rwanda, nous avons recueilli les témoignages, une fois qu’on a les témoignages on essaie de les regrouper, et puis ils nous servent à rédiger la plainte, nous n’avons pas trop de raisons de douter. Ça nous est toutefois arrivé d’écarter des témoignages peu crédibles.
ME ALTIT : Vous n’avez pas peur d’être manipulé et que ça soit écrit par des représentants des services du Rwanda ?
Alain GAUTHIER : Ça fait près de vingt-cinq ans de travail et d’expérience, toutes nos plaintes ont été suivies de l’ouverture d’une information par un juge d’instruction. Je ne comprends pas votre question sur l’accès au dossier.
ME ALTIT : Quand vous recevez la lettre ?
Alain GAUTHIER : A mon souvenir c’est au cours l’été 2013.
ME ALTIT : le 13 août 2013 vous êtes au Rwanda, c’est rapide au Rwanda ?
Alain GAUTHIER: Si les témoignages datent du mois d’août, c’est donc que nous avons dû la recevoir avant.
ME ALTIT : Un mois avant ? Deux mois avant ?
Alain GAUTHIER: Je ne sais pas, certaines dates sont claires dans mon esprit, d’autres moins.
ME ALTIT : Vous avez dit que vous avez déposé une trentaine de plaintes ?
Alain GAUTHIER : oui.
ME ALTIT : Donc vous êtes intervenus dans plusieurs dossiers en France ?
Alain GAUTHIER: Pas dans tous, on n’est pas au courant de toutes les informations judiciaires ouvertes par le Parquet depuis 2019. Je sais qu’il y en a une où on a été informés et on nous a demandé si on voulait nous constituer Partie Civile. Sinon, c’est le CPCR qui a déposé toutes les plaintes depuis 2001. Sans le CPCR, il n’y aurait pas eu de procès en France si nous n’avions pas fait ce travail là.
ME ALTIT : Le journal Libération a fait sa Une sur un monsieur qui est venu témoigner. Vous l’avez vu ?
Alain GAUTHIER: Oui je l’ai vu.
ME ALTIT : Vous avez donné des informations ?
Alain GAUTHIER: J’en ai donné au journaliste il y a des mois, voire des années.
ME ALTIT : Il y a un témoin qui vient donner des informations et il est accusé dans la presse, vous comprenez que ça pose problème ?
Alain GAUTHIER : Ce n’est pas moi qui l’ai publié et on ne m’a pas demandé mon avis.
ME ALTIT : Quel est votre budget annuel ?
Alain GAUTHIER: Pendant longtemps nous avons fonctionné sur le budget familial. Le budget, je ne peux pas le donner, je ne suis pas trésorier, mais lors du premier procès nous avons obtenu une aide du gouvernement rwandais. Depuis, nous avons reçu une aide relativement importante d’une fondation danoise, et sinon nous fonctionnons avec les cotisations des adhérents et les dons.
ME ALTIT : Quel est votre budget par an ?
Alain GAUTHIER: 20 000€, sans aucune certitude.
ME ALTIT : 20 000€ ?
Alain GAUTHIER : De la somme reçue par la fondation dont je viens de parler, il nous reste un fond de fonctionnement un petit fonds. On a aussi des avocats qui nous défende pro bono.
ME ALTIT : Vous avez un petit fonds qui s’ajoute à un budget annuel. Ce petit fonds c’est combien ? Vous avez prêté serment!
Alain GAUTHIER : Non, maître, je suis partie civile, je n’ai pas prêté serment. (NDR. L’avocat se sent un peu gêné par cette méprise). Je ne suis pas obligé de le dire.
ME ALTIT : Combien de fois allez-vous au Rwanda par an ?
Alain GAUTHIER Trois ou quatre fois par an, en moyenne.
ME ALTIT : Qui paie ?
Alain GAUTHIER: L’association, nous n’avons pas de frais importants sur place. Nous ne logeons pas à l’hôtel.
ME ALTIT : Vous avez une voiture qu’on vous prête ?
Alain GAUTHIER : oui, par des proches.
ME ALTIT : Vous dites dans votre audition que vous travaillez de manière étroite avec IBUKA ?
Alain GAUTHIER : Nous avons travaillé en lien avec le responsable IBUKA NYANZA qui a témoigné dans ce procès.
ME ALTIT : En lien avec IBUKA Rwanda ?
Alain GAUTHIER: Je viens de vous dire le président local d’IBUKA qui est partie civile. Je ne vois pas pourquoi il en déferrerait à IBUKA national.
ME ALTIT : Vous envoyez au juge d’instruction les éléments qui sont des déclarations faites par des personnes que vous avez rencontrées, pourquoi n’avez-vous pas joint les procès Gacaca[6] auxquels les témoins font allusion, ça nous aurait beaucoup aidé.
Alain GAUTHIER: Ce n’est pas toujours facile de les obtenir rapidement et quand on les récupère, ils ne sont pas d’une grande précision: il y a le nom des juges, la sanction, le nom de la personne.
ME ALTIT : C’est toujours utile pour savoir.
Alain GAUTHIER : L’œuvre de justice, ce n’est pas nous qui la faisons, ce sont les juges d’instruction et cette est rendue aujourd’hui. Dans quelques jours, lors du verdict, sera donnée une « vérité judiciaire ».
ME ALTIT : L’été 2013, vous partez au Rwanda. Le 13 août 2013, vous allez à la prison de NYANZA et vous entendez des détenus? (il cite des noms).
Alain GAUTHIER : C’est correct, mais quand nous sommes arrivés, on nous a fait venir des prisonniers et ils ont mis par écrit leurs dépositions. Parfois on nous les fait rencontrer seul à seul. Nous sommes souvent deux, mon épouse et moi. Eux, par contre, sont toujours seuls avec nous.
ME ALTIT : Vous êtes avec qui ?
Alain GAUTHIER: Je suis avec mon épouse.
ME ALTIT : Et pas de partie civile ?
Alain GAUTHIER: Je ne me souviens pas.
ME ALTIT : Vous avez écrit au parquet du Rwanda en disant : « Je veux entendre telle ou telle personne« ?
Alain GAUTHIER : on a demandé si on pouvait entendre des gens emprisonnés à la prison de MPANGA.
ME ALTIT : vous savez combien il y a de détenus ?
Alain GAUTHIER : je ne sais pas combien ils sont, je sais qu’il y a des étrangers, des Libériens et des Sierra-Léonais. MPANGA est une prison moderne aux normes internationales.
ME ALTIT : Je veux comprendre pourquoi vous écrivez que vous allez voir des détenus de NYANZA.
Alain GAUTHIER: Comment voulez-vous qu’à la prison de NYANZA, il n’y ait pas de prisonniers originaires de NYANZA.
ME ALTIT : c’est un pari ?
Alain GAUTHIER: C’est une déduction logique.
ME ALTIT : Le procureur vous autorise à aller en prison ?
Alain GAUTHIER : Il connaît le travail qu’on fait depuis des années, il nous donne cette autorisation.
ME ALTIT : A quel titre vous vous présentez ?
Alain GAUTHIER : Au titre de président du CPCR.
ME ALTIT : Vous n’êtes pas procureur, vous n’êtes pas avocat ?
Alain GAUTHIER: Je vous ai répondu, je demande l’autorisation, on me la donne. Il y a d’autres associations qui vont en prison rendre visite aux détenus.
ME ALTIT : Mais ils ont des statuts ?
Alain GAUTHIER: Nous aussi on a des statuts, ils ne peuvent pas être plus clairs.
ME ALTIT : Vous vous présentez aux prisonniers ?
Alain GAUTHIER: C’est comme ça qu’on fonctionne, avec l’aval des autorités judiciaires et carcérales du Rwanda.
ME ALTIT : Ce dernier demande au directeur de la prison …
Alain GAUTHIER : C’est comme ça que ça fonctionne.
ME ALTIT : Votre épouse a-t-elle des liens avec un membre du gouvernement ?
Alain GAUTHIER: J’attendais la question, j’ai vu que vous aviez versé un article au débat, un article qui dit: « Alain GAUTHIER avoue être en famille avec James KABAREBE » (NDR. Ancien ministre de la Défense, aujourd’hui conseiller auprès du Président de la République). Pour « avouer » il faut se sentir coupable. J’ai reconnu tout simplement la vérité. Y a-t-il une honte à cela? C’était suite à une question d’une avocate de la défense dans un autre procès que cet article « malveillant » a été publié. J’ai reconnu que monsieur KABAREBE avait épousé une cousine de mon épouse.
ME ALTIT : Vous avez la nationalité rwandaise ?
Alain GAUTHIER oui, et française. J’ai obtenu la nationalité rwandaise en 2009.
ME ALTIT : Vous avez été récompensé par le président KAGAME ?
Alain GAUTHIER : Oui, on a obtenu une décoration, par le président KAGAME. La médaille IGIHANGO. Mais on en a reçu une aussi de la ville de Reims.
ME ALTIT : Dans la prison, ils sont quatre à témoigner ?
Alain GAUTHIER: oui, certains sont venus et ont dit : « Nous savons ce que vous faites, on n’a pas envie de vous parler».
ME ALTIT : Ensuite, certains restent et d’autres s’en vont ?
Alain GAUTHIER: Ils ont été répartis dans une salle et ils ont écrit leurs déclarations.
ME ALTIT : Vous savez que la plupart ne savent ni lire ni écrire ?
Alain GAUTHIER : Ceux qu’on a rencontrés savaient lire et écrire.
ME ALTIT : Je comprends le processus, mais il y a un « Hic ». Vous savez que les autorités rwandaises sont critiquées à cause des conditions de détention des prisonniers ?
Alain GAUTHIER : Je lis comme vous, mais on a les mêmes conditions dans certaines prisons françaises.
ME ALTIT : Des personnes qui ne vous connaissent pas, comment savez-vous qu’elles vont vous dire la vérité ? (de nommer l’association IBUKA)
Alain GAUTHIER: C’est vous qui le dite, je ne suis pas membre de cette association malgré tout le respect que j’ai pour eux. Ces témoignages, nous les remettons à des juges d’instructions qui enquêtent à leur tour lors de commissions rogatoires.
ME ALTIT : Au vu du rapport de 2021 du Haut-commissariat au Droits de l’Homme des Nations Unies, vous n’avez pas peur que ces gens vous disent des choses qu’on leur a soufflées ?
Alain GAUTHIER: c’est vous qui le craignez.
ME ALTIT répète question.
Alain GAUTHIER: par rapport à certains témoignages, nous sommes méfiants. Nous n’avons pas fourni tous les témoignages parce que certains nous paraissaient pas suffisamment crédibles.
ME ALTIT : ils vous donnent leurs témoignages écrits ?
Alain GAUTHIER: Dans ce cas-là, oui.
ME ALTIT : Donc vous n’avez pas d’échange, on vous remet les témoignages ?
Alain GAUTHIER: Le directeur les regroupe, atteste de leur véracité par un tampon de la prison.
ME ALTIT : Est-ce que parmi ces noms que je donne, il y a des gens que vous aviez déjà croisés lors d’affaires précédentes ?
Alain GAUTHIER: Je ne vois pas.
ME ALTIT : Israël ? Vous ne l’avez rencontré nulle part ailleurs ?
Alain GAUTHIER: Non. Il est en prison.
ME ALTIT : Lameck ?
Alain GAUTHIER : pareil.
ME ALTIT : même avant ?
Alain GAUTHIER: non, même avant.
ME ALTIT : Mathieu ?
Alain GAUTHIER: pareil.
ME ALTIT : Vous dites dans votre audition : « Des détenus que nous n’avons pas prévu de rencontrer viennent ». Comment ça se passe ?
Alain GAUTHIER : je n’ai pas plus d’explications à vous donner.
ME ALTIT : Y a-t-il parmi les détenus en général, des détenus qui sont les émissaires des autorités et qui vont chercher à droite à gauche dans une prison des personnes pour témoigner contre quelqu’un ?
Alain GAUTHIER : Non, je n’ai pas connaissance de cela.
ME ALTIT : Vous avez parlé de prisonniers qui ont refusé de vous parler. Pour qu’ils refusent de vous parler, vous les connaissiez ?
Alain GAUTHIER: Nous n’avons pas les noms, mais c’était un intellectuel qui parlait très bien français.
ME ALTIT : Vous leur dites quoi ?
Alain GAUTHIER: J’ai dit : « Je sais que vous avez des connaissances sur la personne contre laquelle nous désirons porter plainte, vous ne voulez pas me parler, j’en prends acte ». Et il est parti.
ME ALTIT : Il y avait des gens qui ont écrit pour eux ?
Alain GAUTHIER : Certains sont des illettrés, et ils ont besoin que quelqu’un prenne leur témoignage sous la dictée.
ME ALTIT : Les personnes remplissent leur papier, vous dites que, de votre point de vue, personne ne les a préparés ?
Alain GAUTHIER: Je pense que non.
ME ALTIT : Vous êtes avec votre femme ?
Alain GAUTHIER: Oui, nous partons le plus souvent possible ensemble. Il est possible que le représentant d’IBUKA à NYANZA, Canisius KABAGAMBA, ait été présent ce jour-là, je ne me souviens plus. Mais on est souvent seuls, tous les deux.
ME ALTIT : A votre connaissance, y a-t-il déjà eu des témoignages préfabriqués ?
Alain GAUTHIER: c’est ce que la défense prétend.
ME ALTIT : Ce n’est pas vrai.
Alain GAUTHIER : Si, c’est ce qu’on nous répète tout le temps.
ME ALTIT : vous savez qui paie les vêtements des personnes qui viennent ici ?
Alain GAUTHIER: pas du tout. Cette question a-t-elle beaucoup d’intérêt dans l’affaire qui nous concerne ?
Malgré la longueur de cet épisode, nous avons cru bon de transcrire cet « interrogatoire » dans sa quasi-totalité afin de montrer la difficulté qu’il peut y avoir parfois à « affronter » la défense. C’est un véritable bras de fer. Le CPCR est leur cible favorite.

Pour le CPCR, madame Dafroza GAUTHIER MUKARUMONGI, membre fondateur.

Je suis née au Rwanda le 04/08/1954 à Astrida, devenue Butare, après l’indépendance. Je suis retraitée, ingénieur chimiste de formation. Je suis née dans une famille d’éleveurs Tutsi à l’ouest de Butare à une dizaine de kilomètres du Burundi voisin dans une région qui s’appelle NYARUGURU. Mes parents sont arrivés dans la région peu de temps avant ma naissance, sur cette colline de Rwamiko qui se trouvait dans l’ex-préfecture de GIKONGORO. Une partie du berceau familial de mon père habitait cette région. C’était de grandes familles d’éleveurs essentiellement, ils habitaient non loin les uns des autres, sur quatre ou cinq collines, beaucoup de tantes et oncles, beaucoup de cousins et cousines, ils aimaient se retrouver pour des événements familiaux.
Mais ce bonheur de l’enfance fut éphémère car très vite et très tôt la violence s’est invitée dans ma vie de petite fille et dans nos familles dès cette année 1959.
Et, aussi loin que remontent mes souvenirs de petite fille, deux événements restent gravés dans ma mémoire :
Je me souviens de cet instant où mon père vient annoncer à la maison la mort du roi Mutara III Rudahigwa, je devais avoir autour de cinq ans. Je vois les grandes personnes bouleversées et ma mère qui s’essuie les yeux… mais ce n’est que plus tard que je comprendrai la portée de cet événement…
Un deuxième événement, plus proche de nos familles, et qui doit se situer dans le courant de l’année 1960, fut l’assassinat de mon instituteur de l’école primaire, à coups de hache, décapité, (on apprendra cela plus tard) : il s’appelait Ludoviko, en français Louis. Il était très aimé sur notre colline. Un voisin est venu souffler quelque chose à l’oreille de ma mère. Je la vois paniquée, catastrophée, déstabilisée, et cachant ses larmes…
Depuis cet assassinat, un premier regroupement familial avec les familles tutsi les plus proches dont celle de mon cousin RUHINGUBUGI qui habitait au-dessus, va avoir lieu. La peur était perceptible, le monde semblait s’être arrêté ! En début de soirée, deux employés de chez ma tante paternelle sont arrivés. Je vois encore ma mère ramasser quelques petites affaires et les mettre dans de grosses malles. Je comprends avec mes yeux d’enfant que la situation n’est pas normale. Pendant la nuit, nous sommes partis à pied chez mon oncle NGENZI à environ trois Kilomètres, avec tous les occupants de la maison. Un deuxième regroupement familial venait de commencer.
Dès le lendemain, ou le surlendemain, notre maison et celles des familles voisines tutsi furent pillées et brûlées. Nous avons tout perdu ! Je ne suis jamais retournée à Rwamiko jusqu’à ce jour… ! Nous avons échappé à la mort une première fois. Une grande période d’errance commençait pour nous et pour les Tutsi de notre région.
Et c’est en ces années-là, de 1959 à 1962, que nos familles tutsi de la région vont fuir en masse et se réfugier au Burundi, voisin, nous habitions à peine à vingt kilomètres de la frontière.
L’année 1963 fut une année meurtrière et sanguinaire dans notre région de Gikongoro. Au moins 20 000 morts. André RUSSEL, philosophe, parle du « petit génocide de Gikongoro », dans le journal Le Monde daté du 6 février 1964 :
« Le massacre d’hommes le plus horrible et le plus systématique auquel il a été donné d’assister depuis l’extermination des Juifs par les nazis ».
A 9 ans, je dois la vie sauve à l’église de Kibeho où nous avons trouvé refuge avec ma mère, ma famille proche et d’autres Tutsi de notre région. Les miliciens ne massacraient pas dans les églises à l’époque, ce qui ne fut pas le cas en 1994 où ce tabou a volé en éclat et où les églises sont devenues des lieux de massacres de masse, et des lieux d’exécution. Nous avons échappé à la mort une deuxième fois.
À la suite de ce massacre de la région de Gikongoro, beaucoup de rescapés de nos familles ont été déplacés dans la région du Bugesera, au sud-est de Kigali. C’était à l’époque une région peuplée de bêtes sauvages, une région inhospitalière, sans eau potable, une région où sévissait la mouche tsé-tsé. Des familles entières ont été décimées sans possibilité de soins. Il a été question du Bugesera devant cette Cour d’assise à propos du massacre de 1992.
Les Tutsi, contraints à l’exil en 1963, ayant survécu à la mouche tsé-tsé, ayant survécu aux massacres de 1992, vont périr en masse en 1994. Il n’y a presque pas eu de survivants dans la région du Bugesera. Le génocide les a emportés en masse. Les survivants se comptent sur les doigts d’une main.
Nous avons même été réfugiés à l’intérieur de notre propre pays.
Je suis allée en pension très jeune, de la 3ème à la 6ème primaire, chez les religieuses de la congrégation BENEBIKIRA de KIBEHO, avec d’autres enfants tutsi dont ma cousine Emma. Nos parents nous avaient mis à l’abri, pensaient-ils. Nous avons appris à nous passer d’eux très tôt, trop jeunes…à nous passer de la douceur familiale.
Nous étions des citoyens de seconde zone, nous Tutsi, avec nos cartes d’identité sur lesquelles figurait la mention « Tutsi ».
Nous étions des étrangers chez nous.
Plus tard, après mes années de collège à Save, à 12 kilomètres de Butare, quand j’entre au Lycée Notre-Dame des CITEAUX à Kigali à environ 130 kilomètres, je devais me munir d’un « laisser passer » délivré par la préfecture. Je n’étais pas la seule. Au fameux pont de la Nyabarongo, au pied du Mont Kigali, nous devions descendre du bus pour y être contrôlés et présenter nos laisser-passer, nous les Tutsi, au vu de notre faciès…. Cette opération pouvait prendre des heures. Nous étions insultés, voire brutalisés, parfois, humiliés, et tout cela reste gravé dans nos mémoires…
Nous avons grandi dans cette ambiance de peur et d’exclusion, avec la révolte au fond de nous … ! Enfant, notre mère nous a appris à nous taire, à nous faire petit, pas de vague : à l’école, au collège, au lycée, dans la rue, à l’église, partout, il ne fallait pas se faire remarquer, il fallait se taire, baisser les yeux, essayer de passer inaperçu…!
J’ai eu la chance d’aller à l’école et de poursuivre une scolarité normale. Beaucoup de Tutsi, surtout des garçons, ne pouvaient pas accéder à l’école secondaire de l’État et à l’université. C’était la période des quotas. Le témoignage de SINZI devant cette cour d’assises[7] est un exemple parmi beaucoup d’autres, il a dû s’exiler au BURUNDI pour pouvoir faire ses études secondaires.
Et c’est en ce début 1973 que j’ai quitté mon pays pour me réfugier au Burundi après la période des pogroms de cette époque. Cet épisode a été évoqué devant cette Cour d’assises. Chassés des écoles, des lycées, des universités, de la fonction publique d’Etat, et autres emplois du secteur privé, les Tutsi vont de nouveau se réfugier dans les pays limitrophes et grossir les effectifs de réfugiés Tutsi des années précédentes, ceux de nos vieilles familles d’exilés depuis 1959.
J’entends encore notre mère nous dire, en ce début février 1973, avec ma sœur, qu’il fallait partir et le plus vite possible. Elle avait peur de nous voir tuées ou violées sous ses yeux, nous dira-t-elle plus tard… Ce fut une séparation très douloureuse, j’ai hésité… Je me souviens de ces moments si tristes, si déchirants… à la nuit tombée, où il fallait partir si vite, sans se retourner, les yeux pleins de larmes !
Après notre départ, notre mère fut convoquée par le bourgmestre de notre commune, un certain J.B KAGABO, et mise au cachot communal. On lui reprochait son manque de civisme, à cause de notre fuite. Elle en sortira le bras droit en écharpe, cassé, nous dira-t-elle plus tard. Je me sentais coupable d’avoir fui, et de l’avoir abandonnée !
Je vous épargne le récit de ce périple en pleine nuit à travers les marais de la KANYARU, le fleuve qui sépare le Rwanda et du Burundi. Vous en avez entendu parler tout le long de ce procès. Nous avons quitté BUTARE à deux véhicules, de modèle utilitaire, je ne me souviens pas de la marque, entassés, 6 par 6 par véhicule. Nous avons longé la piste en terre sous les collines du MAYAGA, le long de l’AKANYARU qui mène jusqu’au lieu de passage. Une traversée interminable en deux jours, où le groupe de nos amis de Butare, nous ayant précédés, n’aura pas la chance d’arriver, ils ont été sauvagement assassinés par les passeurs, ces piroguiers qui voulaient prendre leur maigre butin… Nous avons eu de la chance, les hommes de notre groupe étaient plus forts et plus nombreux et nous avons pu regagner le nord du BURUNDI, près de KIRUNDO, au bord de l’épuisement, mais sans trop de dégâts. Cette traversée revient souvent dans mes rêves ou mes cauchemars, nous avons vu la mort de très près. Nos corps en portent encore les stigmates. Nous avons échappé une troisième fois à la mort avec ma sœur.
C’est avec beaucoup d’émotion que j’ai revu cet endroit, lorsqu’on est allé à NTYAZO où on s’est arrêtés au bord de la KANYARU pour les besoins de cette enquête . Je n’ai pas vraiment reconnu l’endroit. A l’époque, la rivière AKANYARU était pleine et débordait jusqu’aux premières habitations et les papyrus étaient très hauts contrairement à l’année dernière. L’AKANYARU était infestée d’hippopotames en février 1973. En revanche, j’ai reconnu cette grosse colline du BURUNDI qui se dresse en face et dont la montée était interminable, nous étions épuisés .
Un camp du HCR nous attendait près de KIRUNDO avec ses bâches bleues comme seul abri de fortune. Nous n’avons pas été accueillis les bras ouverts par nos frères burundais, je m’en souviens. Vivre un exil forcé est une expérience unique dont on ne sort jamais indemne. Elle conditionne le reste de votre vie !
Après quelques jours au camp de KIRUNDO, environ six semaines, un premier tri est effectué parmi les réfugiés pour rejoindre la capitale Bujumbura. Je fais partie du premier voyage avec ma sœur. Je ne resterai à Bujumbura que sept mois, pour ensuite rejoindre mon frère aîné, François, réfugié en Belgique depuis le début des années 60. J’ai pu poursuivre mes études.
Mon statut, depuis le Burundi, est celui de réfugiée politique, « Titre de voyage » délivré par le HCR et les restrictions que ce document imposait à l’époque. J’obtiendrai en 1977 la nationalité française après notre mariage.
De 1977 à 1989 ce sont des années sans histoires, une vie de famille ordinaire avec nos trois enfants. Nous avons pu retourner au Rwanda régulièrement voir ma mère et les familles qui s’y trouvaient encore avec mon passeport français.
Notre dernier voyage en famille, à Butare, date de l’été 1989, notre plus jeune, Sarah, avait un an. Au cours de cet été 89, nous avons profité de ces vacances à Butare pour visiter nos familles réfugiées au Burundi. Je me souviens encore de cet incident où lorsqu’on arrive à la KANYARU, au poste frontière avec le BURUNDI, la police va nous arrêter. Elle va laisser passer tous les véhicules, sauf le nôtre. Ils nous ont fait attendre une journée presque entière, avec nos jeunes enfants ! Nous avions des papiers en règle, des passeports en règle, tout était en ordre, mais ils vont trouver le moyen de nous humilier, une fois de plus, sans autre explication, j’étais révoltée ! Cela me rappelait mes années lycée au pont de la NYABARONGO, mais je n’étais plus seule, nos enfants subissaient sans rien comprendre !
La guerre éclata entre le FPR et le gouvernement de HABYARIMANA le 1er octobre 1990 et nous ne pouvions plus aller au Rwanda, visiter ma mère.
Le FPR attaque par le nord du pays. Les nouvelles du pays nous arrivaient des différentes sources, notamment par les rapports des ONG. Certains ont été évoqués par les témoins de contexte dès les premières semaines de ce procès. Mon frère suivait de très près l’évolution politique du pays via le front. Il avait aussi beaucoup d’amis militants des droits de l’homme sur place, entre autres Fidèle KANYABUGOYI et Ignace RUHATANA, ses amis, membres fondateurs de l’association KANYARWANDA. Ils seront tous les deux sauvagement assassinés en 1994 avec la quasi-totalité des membres de l’association KANYARWANDA.
En cette fin février 1994, je pars seule au Rwanda pour voir ma mère qui se reposait en famille à Kigali chez Geneviève et Canisius, mes cousins. Ils habitaient Nyamirambo, près de la paroisse St-André. Ils avaient une pharmacie. Canisius et Geneviève, sa femme, avaient fui comme moi en 1973. Nous étions au Burundi ensemble. Ils avaient ensuite quitté le Burundi pour regagner le Zaïre à la recherche de meilleures conditions de vie. Ils reviendront ensuite au Rwanda dans les années 80 lorsque le Président Habyarimana a incité les réfugiés tutsi à revenir pour reconstruire le pays. Certains de nos amis et membres de notre famille sont rentrés d’exil à ce moment-là, et ils n’échapperont pas au génocide de 1994. Ils ont été emportés en masse.
Je me rends donc au pays, en cette fin février 94, ce fut : « un voyage au bout de la nuit » ! J’arrive à Kigali le jour du meeting du parti MDR qui avait lieu au stade de Nyamirambo, sur les hauteurs de notre quartier, sous le Mont Kigali. A la sortie du stade, c’étaient des bagarres entre milices de la CDR, du MRND, du MDR, et du PSD, mais on s’en prenait surtout aux Tutsi, les boucs-émissaires de toujours ! C’est une période où la RTLM, la Radiotélévision des Mille Collines, était à l’œuvre. Elle diffusait nuit et jour ses messages de haine, d’horreur et d’appel aux meurtres en citant des listes de Tutsi à tuer ainsi que leur quartier de résidence.
A Kigali, durant cette période, des Tutsi étaient attaqués à leur domicile, et étaient tués, sans aucun autre motif si ce n’est être des complices du FPR !
Dans la nuit du 21 février 1994, le ministre des Travaux publics, GATABAZI Félicien, le président du parti PSD, est assassiné. Il était originaire de Butare. On a évoqué cet assassinat devant cette Cour d’assises. En représailles, les partisans de GATABAZI ont assassiné BUCYAHANA, le leader de la CDR, le parti extrémiste, près de Butare, à MBAZI exactement, alors qu’il partait à Cyangugu d’où il était originaire. Très rapidement, certains quartiers de Kigali étaient quadrillés et attaqués. Je pense au quartier de GIKONDO où habitait BUCYAHANA mais aussi ma tante Pascasie et ses enfants et petits-enfants. Ils ont subi des représailles, ainsi que les autres Tutsi du même quartier. Les Interahamwe de GIKONDO étaient connus pour être des plus extrémistes, réputés aussi pour leur cruauté. En ces mois de février et mars, et dans la ville de Kigali, des Tutsi ont fui dans les églises, et dans d’autres lieux qu’ils croyaient sûrs, comme au Centre Christus, le couvent des Jésuites. Beaucoup de nos familles tutsi et amis y ont trouvé refuge : ils y passeront quelques jours. Cette semaine fut particulièrement meurtrière à Kigali alors qu’ailleurs, dans le pays, il y avait un calme relatif. A Nyanza, les témoins-rescapé-e-s nous ont parlé des menaces et des intimidations qu’ils ont subies à la suite de l’assassinat de BUCYANA, le leader de la CDR. Les Tutsi ont dû quitter leur domicile pour trouver des cachettes en attendant le calme.
J’évoque toujours cette période avec beaucoup de tristesse. J’aurais aimé faire exfiltrer ma famille, certains d’entre eux, ceux que je pensais être les plus exposés, comme Canisius, pour qu’ils puissent quitter Kigali ! Mais il était déjà trop tard… ! Moi, comme d’autres, nous avons échoué… Kigali était bouclée par toutes les sorties, on ne passait plus quand on était Tutsi ! La tension était à son maximum !
Nous ne sortions pas de la maison, cette semaine-là, sauf une fois, au petit marché de Nyamirambo, tout prêt, avec ma cousine, pour un petit ravitaillement. Mon cousin dormait à l’extérieur quelque part et rentrait au petit matin…. C’est une semaine où on entendait des cris, des hurlements, des attaques à la grenade dans le quartier qui rythmaient ces journées sans fin !
Tous les jours on subissait des provocations de miliciens, avec des projectiles sur le toit de la maison. De gros pneus brûlaient à longueur de journée devant la pharmacie, dans le caniveau, sur le boulevard. Je me souviens de la quinte de toux que cela provoquait chez ma mère qui était asthmatique, et nos yeux étaient irrités par cette fumée épaisse d’hydrocarbures et de plastiques.
Je me souviendrai toujours des conseils trop naïfs de ma cousine Geneviève qui me disait de ne porter que des pantalons, on ne sait jamais, car elle et les autres femmes portaient des caleçons longs sous leur pagne ! Comme si cela pouvait éloigner les violeurs… !
L’insécurité était totale dans le quartier de St-André et ailleurs dans Kigali. Nyamirambo était réputé pour être habité par beaucoup de Tutsi. Ma mère était très inquiète, et elle me dira qu’il faut partir le plus vite possible, comme en 1973. « Cette fois-ci, tu as ton mari et des enfants, il ne faut pas que la mort te trouve ici et que l’on périsse tous en même temps » ! Elle ne se faisait plus d’illusion ! Par l’aide d’un ami, j’ai pu avancer ma date de retour… !
Je venais d’échapper à la mort pour la 4ème fois.
Moi, j’ai sauvé ma peau, mais pas eux !
Avant de quitter le pays, j’ai appelé ma famille de Butare et leur ai conseillé de fuir le plus vite possible. Dans leur naïveté, ils m’ont répondu que ce sont des histoires politiciennes de Kigali et que ça ne pouvait pas se produire à BUTARE où le calme régnait. Ils étaient confiants grâce à la bonne gouvernance du préfet J.B HABYARIMANA. La préfecture de Butare n’avait pas connu de massacres depuis 1959, le professeur Josias SEMUJANGA nous a expliqué les raisons devant cette cour d’Assises.
Le retour en France en ce mois de mars 1994 fut très dur, avec ce sentiment de culpabilité qui ne me quittait jamais. Je me sentais coupable et lâche de les avoir laissés, de les avoir abandonnés dans ces moments critiques… ! Nous prendrons des nouvelles régulièrement par l’intermédiaire d’un ami. Au vu de l’insécurité grandissante, ma famille a fini par se réfugier à la paroisse St-André pendant la semaine qui a suivi mon retour.
Alain, se met à alerter de nouveau : il écrit à François Mitterrand, mais c’est un cri dans le désert ! Il ne sera pas entendu à l’image de l’appel de Jean Carbonare sur France 2, après le massacre des BAGOGWE, sur le plateau de Bruno Masure !
Le 6 avril 1994, je ne me souviens plus exactement de cette soirée en famille. Je me souviens surtout de la matinée du 7 avril, très tôt, le matin, où Alain qui écoutait RFI m’a annoncé la chute de l’avion et la mort du président Habyarimana. Dans la foulée, je téléphone à mon frère à Bruxelles pour avoir des nouvelles fraîches. Mais avant même de quitter la maison pour aller au travail, je reçois un coup de fil d’une compatriote journaliste, Madeleine MUKAMABANO, qui m’annonce l’attaque du couvent des Jésuites à Remera, à Kigali, et de la famille Cyprien RUGAMBA, un historien, ami de la famille. Mon frère m’apprend également le sort incertain des personnalités de l’opposition dont celui de Madame UWILINGIYIMANA Agathe, Premier ministre. Je connaissais Agathe jeune, nous étions sur les mêmes bancs au lycée notre Dame et elle était de la région de BUTARE comme moi, on prenait le même bus pour aller au Lycée.
Avec le voyage que je venais de faire, j’ai compris que la machine d’extermination était cette-fois ci en marche !
Au matin du 7 avril, peu avant 6 heures, nous apprendrons que des militaires ont investi la maison à Nyamirambo. La pharmacie est pillée et tous les occupants sont priés de sortir, les mains en l’air, dans la cour intérieure entre la maison d’habitation et la pharmacie. Ils devaient être autour d’une douzaine avec les amis et visiteurs qui n’avaient pas pu repartir chez eux au vu de la situation. Ils vont réussir en ce matin du 7 avril à rejoindre l’église Charles LWANGA, de l’autre côté du boulevard, moyennant une somme d’argent ! D’autres Tutsi du quartier les rejoindront. Ils passeront cette première journée du 7 ainsi que la nuit dans l’église.
Le 8 avril, dans la matinée, peu avant 10 heures, des miliciens accompagnés de militaires attaquent l’église. Ils demandent aux réfugiés de sortir. Des coups de feu sont tirés, des grenades explosent, des corps tombent et jonchent le sol de l’église, tandis que d’autres réfugiés tentent de s’enfuir vers l’extérieur en empruntant les escaliers pour rejoindre les habitations !
Ma mère, Suzana MUKAMUSONI, âgée de 70 ans, est assassinée de deux balles dans le dos au pied de ces escaliers, dans la cour de l’église. Notre voisine, Tatiana, tombera à ses côtés aussi avec son petit-fils de deux ans qu’elle portait dans le dos. Les trois sont mortellement touchés, ils ne sont pas les seuls, d’autres victimes sont allongées dans la cour, tuées ou grièvement blessées, comme Gilberte, plus connue dans la famille sous le petit nom de Mama Gentille, la femme d’un de mes cousins, l’une des occupants de la maison au matin du 7 avril : elle sera évacuée par la Croix Rouge vers l’hôpital de Kabgayi.
Nous apprendrons plus tard que grâce à une pluie abondante qui s’est mise à tomber, les miliciens et les militaires se sont éloignés pour se mettre à l’abri. Pendant ce temps-là, les survivants de l’église parviendront à atteindre le presbytère et à s’y réfugier. Ce jour- là, mes deux cousins en font partie.
C’est en fin de journée du 8 avril que j’apprendrai la mort de ma mère. Alain a réussi à joindre au téléphone un des prêtres de la paroisse, le père Otto MAYER, qui lui demande de rappeler en fin de journée. C’est le curé de la paroisse, le Père Henry BLANCHARD, qui lui apprendra le décès de maman. Mon corps m’abandonne en apprenant la nouvelle : je ne me souviens plus de la suite de cette soirée du 8 avril.
Des quatorze occupants de la maison de Nyamirambo, seule Gilberte, alias mama Gentille, survivra à l’attaque du 8 avril avec des blessures par balle. Mon cousin Canisius KAGAMBAGE sera fusillé chez les frères Joséphites le 6 juin 1994 chez qui il était parvenu à se cacher avec plus de soixante-dix autres Tutsi dont cinq frères Joséphites. Nous avons retrouvé sa dépouille lorsque la fosse de chez les Frères a été ouverte, grâce à sa carte d’identité dans la poche de son pantalon. Quant à ma cousine Geneviève, elle sera tuée le 10 juin, à quatre jours d’intervalle, avec la centaine de réfugiés de la paroisse St-André ! Elle sera jetée dans une fosse commune d’un quartier de Nyamirambo, avec les autres, dont une centaine d’enfants. Ils ont été jetés vivants pour beaucoup d’entre eux, comme à Nyamure ou Karama et ailleurs dans Nyanza. Les miliciens y ont mis des pneus et les ont brûlés avec de l’essence. Et lorsque la fosse a été ouverte en 2004, on n’a pas trouvé de corps, juste des bouts de rotules et quelques mâchoires ! Nous avons même été privés de leurs dépouilles.
Devant cette Cour d’assises, vous avez écouté beaucoup de rescapé-e-s qui cherchent à savoir où se trouvent les restes de leur famille, comme Primitive, la fille de Pierre Nyakarashi, qui a interpellé l’accusé pour lui demander où se trouvent les restes du corps de son papa[8]. Difficile d’entamer un travail de deuil…!
Je me souviendrai toujours de ce mois de juin 2004, 10 ans après le génocide, où nous avons dû repartir précipitamment, au Rwanda, lorsqu’une amie nous a annoncé qu’une fosse commune avait été identifiée à la paroisse St-André. D’après certains récits, ma mère pouvait se trouver dans celle-là avec ceux qui avaient été assassinés le même jour. Nous partons tous les deux pour Kigali sans nos enfants. Nous y étions pour les commémorations quelques semaines auparavant. L’ouverture de la fosse s’est faite en présence des familles venues de partout : du Canada, d’Afrique du Sud, des USA et d’ailleurs. Quelques rescapés de Nyamirambo et amis proches étaient là également.
Ce sont des moments difficiles pour les familles et les proches : difficile de contenir ses émotions. C’est un stress bien particulier entre des cris et des crises de nerfs. Il arrive même que l’on se chamaille autour de ces fosses du désespoir où chacun croit reconnaître ses proches Chacun va scruter le moindre signe distinctif, un habit, un bijou, une chaussure…. Des odeurs qui ne vous quitteront plus jamais, elles restent imprimées pour toujours dans votre cerveau !
De cette fosse de la paroisse St-André, deux corps seulement ont été formellement identifiés, il s’agit d’un jeune joueur de basket de 20 ans, Emmanuel, je crois, reconnu par son frère. Son corps entier va apparaitre, en tenue de sport, maillot orange fluo, numéro 14 : il semblait dormir d’un sommeil profond, la tête enfoncée dans le sol rouge sableux de cette terre de la paroisse St-André. L’autre corps était celui d’un jeune enfant de 7 ans, identifié par son cousin, grâce aux habits qu’il portait ce jour- là.
Pour ma part, je me contenterai d’un bout de bracelet en cuivre et d’un chapelet comme unique signes distinctifs, en espérant que c’étaient ceux de ma mère. Je les ai ramenés à Reims pour les montrer à nos enfants !
En 1994, au RWANDA, les Tutsi n’ont pas été enterrés, ils ne sont pas morts sereinement, ni paisiblement, ils sont morts dans des souffrances atroces, affamés, assoiffés, humiliés, décapités, brûlés vifs, chassés comme des gibiers, leurs corps dépecés ont été jetés à moitié vivants ou à moitié morts dans des énormes trous, dans des latrines, dans la rivière MWOGO, des corps mangés et déchiquetés par des chiens, par des rapaces, des corps profanés et niés. Les TUTSI de Nyanza, de NYABUBARE, de NYAMURE, de KARAMA, de SONGA et partout dans cette région du MAYAGA ont subi le même sort.
Tous ces lieux martyrs, tous ce sang versé, le sang des innocents qui n’avaient commis d’autre crime que d’être nés TUTSI
Nos morts hantent toujours nos esprits, en particulier certains, les enfants surtout, emportés dans leur innocence, emportés sans rien comprendre. Difficile de les oublier. Souvenez-vous de ce bébé à peine né à NYAMURE, qui n’a pas eu le temps de voir le jour…souvenez-vous de ces enfants dépecés de NYABUBARE sous les yeux hagards de François HABIMANA. Je pense souvent aux enfants de mon cousin Vianney, tué avec sa femme Christine, à REMERA, à Kigali, près de l’aéroport. Ce sont eux qui nous accueillaient lorsqu’on arrivait en vacances. Leurs cinq enfants seront jetés vivants dans les latrines de leur maison où ils vont agoniser pendant une semaine en appelant des secours qui ne sont jamais arrivés ! Voilà le genre de récit que nous entendons dans les Gacaca.
Du côté de ma mère, près de BUTARE, aucun survivant retrouvé à ce jour ! Des familles entières disparues à jamais, vous en avez entendu parler devant cette cour d’assises. ! Des lieux méconnaissables, des maisons complètement rasées, des herbes qui ont poussé, des arbres arrachés, rien n’a survécu et toute trace de vie a été effacée… c’est le génocide ! Compter nos morts, c’est s’exposer au vertige et à ce gouffre toujours prêt à nous engloutir !
Il est impensable d’imaginer que de toutes ces vies qui ne demandaient qu’à vivre, il ne reste rien… !
Le génocide c’est le mal absolu. Le mal dont on ne guérit jamais.
Chacun essaie d’y survivre à sa manière, à sa façon, pour éviter de disparaître à son tour.
Après le génocide, pourtant, une seconde vie a commencé avec ce « passé qui ne passe pas ». Notre première vie s’est arrêtée brutalement un jeudi 7 avril 1994 nous laissant un héritage très lourd. Notre seconde vie, chaotique parfois, est peuplée de nos fantômes familiaux, de nos êtres si chers ; et de ces immenses vides abyssaux. Elle sera celle d’une « mémoire trouée », celle de l’ « abîme et du néant » nous laissant dans un silence assourdissant.
Le génocide nous a définitivement abîmés.
Aujourd’hui, nous célébrons leur souvenir, leur souvenance. Nous célébrons leur mémoire. Nous sommes les héritiers de cette mémoire, nous sommes les témoins de cette histoire, que nous devons écrire à l’endroit. Nous sommes les passeurs de cette mémoire, notre « Mémoire » , la mémoire du génocide des Tutsi.
« Ibuka, souviens-toi !
Souvenez-vous de la joie d’Apollonia CYIMUSHARA, venue déposer devant cette cour d’assises[9], une promesse qu’elle a faite à sa famille, les ABAJIJI, ces résistants de KARAMA. Elle est venue honorer leur mémoire en tant que survivante de cette hécatombe.
Avec cet héritage, nous sommes devenus des êtres singuliers.
Pour ma génération marquée par plus de 30 années de lutte contre l’impunité, nous avons une énorme responsabilité. Au Rwanda, on a pu tuer les Tutsi sans être inquiété de 1959 à 1994. L’impunité était la norme. Des rescapé-e-s sont venus ici demander la justice. Cette justice qui contribue à réhabiliter les victimes, à honorer leur mémoire et à leur donner une sépulture digne. Cette justice est salutaire pour nous tous. Elle est une arme contre l’oubli, une arme contre le négationnisme dont nous avons été témoins devant cette cour d’assises. Tout le monde se souvient de ce Jean Marie Vianney KANDAGAYE qui n’a pas vu un seul mort à SONGA, peut-être deux tout au plus, lorsque Monsieur le président de la cour a insisté.
« Survivre au génocide et survivre ensuite au déni de nos existences, c’est devoir survivre une deuxième fois ».
Les témoignages donnés devant cette cour sont une démonstration, ils sont une preuve indélébile de ce qui s’est passé à Nyanza et sur ces collines martyres de NYABUBARE, de NYAMURE, de KARAMA, de SONGA et aux alentours. Nul ne pourra le nier, nul ne pourra dire que cela n’a pas eu lieu. C’est aussi le rôle de ces procès d’assises.
Pour terminer, je voudrais me souvenir de deux familles de Nyanza, celle de Raphaël MUREKEZI alias FATIKARAMU, un de mes nombreux cousins, et celle d’Antoine NTAGUGURA, ses voisins et amis, les deux ont été évoqué lors des débats devant la cour.
Je voudrais aussi me souvenir d’un petit garçon de la famille, Olivier MURENZI, 10 ans, tué à une des nombreuses barrières de Nyanza.
Evoquer leur vie pour qu’ils retrouvent leur visage, évoquer leur vie pour les habiller un peu et rassembler tous ces morceaux éparpillés, désarticulés, démembrés, souillés et dénudés.
Evoquer leur vie, c’est les sortir de l’anonymat de ces fosses communes où les tueurs les ont jetés, ces « tombes sans noms », pour les ressusciter un peu.
Ces victimes sont restées silencieuses pendant ce procès, et elles ne viendront pas à la barre pour réclamer justice, faute d’avoir survécu, faute d’avoir pu être identifier dans ces nombreux charniers dont celui du stade de Nyanza où a été jeté Raphaël et ses trois enfants : Régis, Muriel et Solange.
Je connaissais Raphaël MUREKEZI, petit, chez l’oncle NGENZi où beaucoup de cousins de tous âges aimaient se retrouver. Il était plutôt de l’âge de mon frère aîné François.
Josepha et Fatikaramu
Raphaël MUREKEZI alias FATIKARAMU a fait ses études secondaires au Groupe scolaire de BUTARE. Il aurait bien voulu aller à l’université mais c’était la période des quotas. Il est allé ensuite enseigner au Collège des Humanités Modernes de Nyanza devenu l’école des Sciences de Nyanza par la suite. Grand joueur de football au Club Rayon Sports de NYANZA, c’est ici qu’il fut surnommé FATIKARAMU, littéralement : « prend un crayon ». Prendre un crayon pour noter le nombre de buts marqués (il en marquait beaucoup) de peur de les oublier…
En 1973, il se maria, et comme beaucoup de Tutsi intellectuels, il a dû quitter le pays pour se réfugier au BURUNDI.
C’est après le coup d’état de Habyarimana en juillet 1973 que FATIKARAMU est rentré au pays. En rentrant, il a constaté que l’Etat l’avait exproprié et avait pris ses biens. Mais comme c’était quelqu’un qui vivait en bonne entente avec tout le monde, les autorités hutu de l’époque l’ont aidé à récupérer sa maison et ses biens.
Plus tard, les professeurs du secondaire comme lui qui n’avaient pas fait des études universitaires ont été reclassés pour enseigner dans les écoles primaires. Josépha, sa femme, était aussi institutrice. Raphaël, le sportif, était très aimé à Nyanza, il était l’ami des jeunes et des moins jeunes. Il était membre fondateur, avec d’autres, comme Antoine NTAGUGURA, son ami, de l’école ESPANYA, une école secondaire des parents de NYANZA.
La famille NTAGUGURA Antoine et la famille FATIKARAMU étaient très amies et voisines. Elles habitaient dans le quartier dit « GAKENYERI » près de l’orphelinat de Nyanza pour ceux qui connaissent ces lieux.
Au début du génocide vers le 22/04/1994, les familles d’Antoine et de FATIKARAMU sont allées se cacher à RUSATIRA. FATIKARAMU était avec trois de ses cinq enfants (Régis-Murielle-Solange) et Antoine également avec trois des cinq leurs (Pascale, Pascal, Eugène). Ils ont été dénoncés et ce sont les gendarmes de Nyanza qui sont venus les chercher en compagnie du grand Interahamwe KANDAGAYE. Ils ont été emmenés à Nyanza pour y être tués près du stade. Pascaline qui était cachée par la femme de KANDAGAYE (à l’insu de ce dernier), l’a entendu se vanter de leur exploit le soir, disant que « les chefs des cafards de Nyanza étaient morts ».
Chez les FATIKARAMU, seuls ont survécu les deux garçons, Olivier qui était à Kigali et le petit dernier, Pacifique, caché par une voisine hutu de Nyanza.



Antoine NTAGUGURA était avec ses deux plus jeunes fils, Pascal et le cadet Eugène ainsi que Jean Paul, le fils de leur voisin, Enoch.
Josépha serait parvenue à aller jusqu’à BUTARE où elle a été tuée le jour de la libération de Butare, le 4 juillet, par ceux-là mêmes qui l’avaient cachée avant de fuir.
Quant à Anastasia NTAGUGURA, elle a continué à travailler à l’hôpital et on ne sait pas quand elle a été tuée. Chez les NTAGUGURA, seule Pascale a survécu après un long périple !
Anastasia et Antoine Ntagurura. Les quatre garçons : Pascal, Eugène, Placide et Pacifique. En bas à droite : Pascale dite Pascaline et sa maman.
Je voudrais aussi rendre un hommage à un petit garçon de la famille : Olivier MURENZI. La famille habitait Kigali. Mais comme le génocide avait commencé à Kigali, la maman, Justine, en compagnie de ses quatre enfants, est allée se mettre à l’abri à Nyanza, chez des amis, pensait-elle… Le petit dernier, Benjamin, n’avait que deux mois, et était sur le dos de sa maman pendant toute cette errance. Comme les autres, Justine a dû chercher refuge ailleurs et son long chemin de croix l’a conduite à l’orphelinat du Père SIMONS à CYOTAMAKARA. C’est lors d’une opération où le FPR est venu libérer cet orphelinat, en pleine nuit, qu’Olivier, et un autre petit garçon, ne sachant pas ce qui se passait, ont eu peur et se sont enfuis vers Nyanza où ils seront tués à une des nombreuses barrières.
Le dernier anniversaire du petit Olivier
Olivier était un petit garçon de dix ans, très aimant, très peureux ; peur de la punition, peur du noir, raconte sa sœur. Il aimait partager, surtout dans cet orphelinat où il n’y avait plus grand-chose à partager et où la famine s’était installée durablement…le peu d’eau qu’il pouvait trouver, il en partageait les moindres gouttes, se souvient sa sœur ADUHIRE. C’était un petit garçon très pieux. Il fut enfant de chœur à la cathédrale St-Michel de KIGALI. Durant leur fuite, quand il croisait les tueurs, il ouvrait sa bible et se mettait à dire son chapelet, raconte sa maman, et elle a eu l’impression que ce geste anodin d’Olivier les a protégés longtemps… Aîné des quatre enfants, il se sentait déjà responsable de sa fratrie dès son jeune âge. Très protecteur, surtout avec sa petite sœur qu’il allait attendre à la sortie de sa classe tous les jours en attendant que les parents arrivent. Nous nous souvenons du petit Olivier, de cette vie fauchée avant d’éclore… !
Je n’oublie pas, ô combien j’ai été bouleversée de voir le couple Aloys GAKUMBA et Costasie NYIRUMURINGA, dont les photos ont été projetées par Sabine UWASE, leur petite fille qui a survécu[10].
Aloys Gakumba et Costasie Nyirumuringa.
La tante de Sabine, Germaine BENEGUSENGA, était une amie d’enfance et je connaissais très bien ses parents, les GAKUMBA, chez qui je suis allée en vacances lors de nos années de collège.
Ibuka , ibuka, ibuka, souviens-toi,
« …N’oubliez pas que cela fut, non, ne l’oubliez pas,,,, », Primo Lévi.
Mes remerciements vont à la cour,
Mes remercîments à Domitille PHILIPPART, notre avocate, qui nous accompagne depuis toutes ces années, elle a porté ce dossier, de bout en bout. Elle s’est rendue à NYANZA à plusieurs reprises, et ces collines du MAYAGA n’ont aucun secret pour elle !
A tous les membres du CPCR, sans qui ce travail ne serait pas possible.
Aux rescapés de notre famille qui ont compris très tôt l’indispensable travail de la justice, et son exigence. Leur contribution dès 1996 a été déterminante.
Je voudrais remercier tout particulièrement, « by’umwihariko » Canisius KABAGAMBA, responsable d’IBUKA à Nyanza, à l’époque, pour sa disponibilité, pour son dévouement sans faille, il n’a pas ménagé ses efforts pour que justice soit faite.
Et, pour finir, comme à chaque fois, ma profonde affection à nos enfants dont l’immense générosité nous a aidés à poursuivre ce travail de Mémoire et de Justice. Il n’est pas facile d’avoir des parents comme nous. Ils nous ont acceptés sans jamais nous juger, sans jamais nous rejeter, bien au contraire, ils nous ont entourés de leur soutien, de leur amour. Nous ne les remercierons jamais assez.

Audition de monsieur Eric GILLET (a été avocat des parties civiles dans les procès en Belgique), en visioconférence depuis le Tribunal judiciaire de TARBES.
Éric GILLET est avocat et a travaillé pendant des années avec la FIDH[11] au Rwanda. Il commence son audition par une déclaration spontanée dans laquelle il annonce être allé au Rwanda en 1991 pour la première fois à la demande d’un comité de défense des droits de l’homme de parties civiles qui s’était constitué en Belgique à la suite de l’emprisonnement des Ibyitso[12], des complices du FPR. Puis il s’est de nouveau rendu au Rwanda avec la FIDH pour enquêter sur des disparitions et sur un massacre au nord du pays. Un rapport a été publié en 1993 sur des violations de droits humains dans tout le pays, rapport qui décrit ce qui sera le mode opératoire du génocide, c’est-à-dire des acteurs étatiques et médiatiques affirmant que les Tutsi avaient élaboré un plan pour massacrer les Hutu.
Le témoin raconte ensuite comment des accords tels que les accords d’ARUSHA ont été signés entre le FPR et le gouvernement rwandais pour mettre en place un système de multipartisme. Éric GILLET et son équipe trouveront des notes qui prouvent l’existence dès lors d’un plan génocidaire, mentionnant des livraisons d’armes et la création d’une radio libre, la RTLM[13]. Le témoin évoque ensuite les premiers signes de préparation du génocide en janvier 1994, l’attentat contre l’avion du président HABYARIMANA le 6 avril 1994 et l’assassinat des soldats belges de la MINUAR[14] le 7 avril 1994. Éric GILLET mentionne le procès KIBUNGO en Belgique en 2005 qui a été un procès révélateur concernant la préparation du génocide et l’attaque contre l’avion du président HABYARIMANA.
Le témoin a ensuite fait partie d’une équipe de la FIDH mobilisée à BUTARE, avec Alison Des Forges, ce qui a abouti à la rédaction de l’ouvrage « Aucun témoin ne doit survivre : le génocide au Rwanda »[15]. Dans leur ouvrage, l’équipe de la FIDH démontre comment le génocide des Tutsi a été une entreprise d’Etat. Toutes les composantes de l’État ont été impliquées, notamment l’armée et la gendarmerie. On peut parler d’une économie du génocide, c’est toute l’économie qui a été mise au service du génocide puisque l’État a financé le génocide et a fait en sorte que les commerçants mettent leur logistique à la disposition des Interahamwe[16]. Monsieur GILLET explique que les embargos ont été détournés de quelque manière que ce soit et que plusieurs pays, dont la France, ont enfreint cet embargo. Le Rwanda a reçu des armes jusqu’à la fin du génocide.
Le président pose quelques questions au témoin concernant les exactions du FPR et monsieur GILLET affirme qu’en effet il y a eu des déplacements forcés au nord du pays et des opérations militaires qui ont visé des zones occupées par des civils. La distinction n’a pas été suffisamment faite. Le président LAVERGNE interroge le témoin sur un phénomène qu’il a commencé à évoquer, celui des accusations en miroir. C’est la pratique employée par les dirigeants Hutu avant et au moment du génocide qui vise à accuser les Tutsi de ce qu’ils faisaient eux-mêmes. Cette pratique avait pour but de justifier le génocide et de le présenter comme un « génocide préventif ». C’est une technique de propagande qui datait déjà de l’Allemagne nazie.
Maître AUBLE, conseil de l’association IBUKA, demande au témoin s’il peut parler de l’instrumentalisation qui est faite sur la parole des rescapés. Il répond qu’au moment des premiers procès, des universitaires ont affirmé que des témoins mentaient et étaient préparés avant leurs auditions. Le témoin dit qu’il n’a cependant jamais rencontré de tels problèmes et qu’il convient de croiser les différents témoignages et les différentes sources. Il explique que le Rwanda est un pays très bureaucratique, et ce, depuis sa colonisation. Beaucoup de procès-verbaux et de retranscriptions de réunions ont pu appuyer les témoignages et prouver le projet et l’intention génocidaire.
Le ministère public interroge le témoin sur le fonctionnement des barrières. Il répond qu’en réalité les barrières étaient utilisées avant le génocide mais qu’elles ont été particulièrement efficaces au moment des massacres. Le témoin confirme que la gendarmerie était très impliquée dans le génocide partout dans le pays. Il confirme aussi que certains Tutsi étaient épargnés parfois de manière assez inexplicable, et qu’il n’est pas étonnant que des Tutsi aient pu être épargnés au sein même d’une gendarmerie.
Sur la particularité de la préfecture de BUTARE, Éric GILLET explique que la préfecture avait un grand nombre de Tutsi, et une plus grande tolérance à leur égard. Elle avait également à sa tête le préfet Jean-Baptiste HABYARIMANA qui a repoussé le début du génocide. C’est pour ces raisons que la préfecture a résisté pendant un temps à la propagation des massacres et il a fallu qu’une sensibilisation par le chef de l’État soit faite pour « rattraper le retard ».
La défense interroge le témoin sur les conditions de détention des prisonniers au Rwanda après le génocide, on apprend sans surprise qu’il y a eu des situations de surpopulations carcérales pendant un temps. Puis Maître GUEDJ remet en cause la parole du témoin qu’il semble estimer peu objective.


Audition de monsieur Ignace MUNYEMANZI, témoin de personnalité cité par le ministère public à la demande de la défense.
Déclarations spontanées :
J’ai décidé de venir témoigner pour Philippe HATEGEKIMANA pour trois raisons :
• J’étais enquêteur au TPIR[17] et je sais comment cela s’est passé.
• Je suis témoin de l’histoire tragique au Rwanda
• Je connais l’accusé depuis 1999 et je connais son humanité
Questions :
Président : vous dites que vous avez été enquêteur au TPIR, vous avez connu Philippe HATEGEKIMANA en 99 et que vous connaissez son humanité ?
Ignace MUYEMANZI : tout à fait
Président : Que voulez-vous dire quand vous parlez de votre poste d’enquêteur eu TPIR ?
Ignace MUYEMANZI : Propos incompréhensibles. Je n’étais pas obligé de témoigner pour Philippe HATEGEKIMANA, mais je le connais et ce garçon que j’ai côtoyé pendant 20 ans, je ne vais pas le laisser comme cela.
Président : On va essayer de séparer les choses, votre connaissance de l’accusé notamment, vous ne le connaissiez pas avant ?
Ignace MUYEMANZI : Pas du tout.
Président :Vous connaissez Nyanza ?
Ignace MUYEMANZI : Pas du tout.
Président : Ce que vous dites, c’est « faites attention, ne jugez pas sous le coup de l’émotion, il peut y avoir des témoins qui parlent sous le coup de l’émotion, on sait que des témoignages se sont avérés inexacts et n’ont pas acquis la conviction des juges au TPIR ». Mais vous dites également que (de) la situation à Nyanza et la situation personnelle de BIGUMA, quand il était au Rwanda, vous ignorez tout ?
Ignace MUYEMANZI : tout à fait.
Président : Par ailleurs, il y a eu des acquittements au TPIR ?
Ignace MUYEMANZI : Oui
Président : Je ne sais pas si vous savez, nous avons entendu une centaine de personnes dans ce procès, ce n’est donc pas un seul témoignage sous le coup de l’émotion, ce sont plusieurs témoignages que nous avons pu analyser. Nous allons voir tout cela avec le plus grand sérieux. Vous avez travaillé comme enquêteur pour une équipe de la Défense, pas au bureau du Procureur. Le système en vigueur au TPIR n’a pas son équivalent en droit français, nous on n’a pas d’enquêteur pour la Défense. Ce que vous avez pu faire à Arusha n’est pas concevable en France. Vous-même, quelle était votre situation pendant le génocide, où étiez-vous et quelle était votre « background », votre parcours ? Vous êtes formé en matière de police judiciaire ?
Ignace MUYEMANZI : non
Président : Que faisiez-vous pendant la période du génocide ?
Ignace MUYEMANZI : Au Rwanda, j’étais coordinateur national du programme des travaux publics. Avant cela, j’ai fait autre chose. Je suis ingénieur agronome. Dans les années 90/94, j’étais directeur d’un projet appelé « marchés ruraux ». C’est ma dernière fonction au Rwanda
Président : Vous travailliez où ?
Ignace MUYEMANZI : Les bureaux étaient à Kigali mais j’allais de temps en temps sur le terrain, dans des endroits autour de Kigali. Avec la guerre, on nous avait dit de limiter les déplacements sur le terrain.
Président : Ces projets c’étaient essentiellement dans le domaine agricole ?
Ignace MUYEMANZI : Oui mais pas seulement. Le génie agronome au Rwanda ne faisait pas seulement l’agriculture. On faisait aussi la gestion de l’eau ** pas très audible***. J’appliquais les concepts que j’avais appris au Canada et aux USA.
Président : Vous étiez par exemple chargé de veiller à la bonne utilisation des fonds ?
Ignace MUYEMANZI : Pas que. On a remarqué que les hommes accaparaient beaucoup les fonds et ils touchaient donc plus d’argent que les femmes. Ça par exemple c’était un des volets que nous développions. On travaillait avec le BIT[18].
Président : En 94, vous êtes où ?
Ignace MUYEMANZI : À Kigali.
Président : Qu’est-ce qui se passe pour vous ?
Ignace MUYEMANZI : Je suis marié avec trois enfants. Le 6 avril, on apprend la chute de l’avion. C’est la panique générale, on entend des coups de feu à gauche et à droite. Le premier réflexe que j’ai c’est d’appeler le consul du Canada pour l’informer. Le 7 avril, on apprend que des gens sont tués. Le consul m’a dit de prendre mes précautions parce que lui était dépassé par les évènements. Nous sommes restés à la maison chez moi pendant une semaine. Je suis originaire de Cyangugu, une région relativement calme. Je me suis dit que la seule solution était de me rendre chez moi, dans ma région. J’ai fui Kigali le 12 pour aller à Cyangugu. J’ai vu la situation sur les barrières partout où on passait, on voyait les cadavres, c’était la terreur. On utilisait tous les moyens pour pouvoir s’échapper, on donnait de l’argent. La chance que j’ai eu, c’est que j’avais des enfants dans la voiture qui pleuraient beaucoup, on essayait d’attirer la sympathie. On a pu passer.
Président : Sur vos CNI[19] il était marqué Hutu ou Tutsi ?
Ignace MUYEMANZI : Je suis Hutu.
Président : Vous voyez des cadavres partout ?
Ignace MUYEMANZI : C’était le 12 avril, donc pas partout, on ne les voyait pas tout le temps. Comme je travaillais pour la coopération canadienne, j’avais une immatriculation pour les expatriés. Quand j’arrivais, certains pensaient que j’étais expatrié et donc je passais facilement.
Président : Donc vous rejoigniez Cyangugu à quelle date ?
Ignace MUYEMANZI : le 12 avril.
Président : Vous mettez une journée pour arriver ?
Ignace MUYEMANZI : Oui
Président : Combien de temps restez-vous à Cyangugu ?
Ignace MUYEMANZI : Jusqu’au mois de juillet, après on traverse vers le Zaïre. Quand j’arrive, la situation est relativement calme. Plus le temps passe et plus la situation devient critique, à ce moment on décide de partir.
Président : De toute façon, juillet c’est l’évacuation générale ?
Ignace MUYEMANZI : ** inaudible**
Président : Vous quittez le Rwanda, vous passez au Zaïre, vous restez combien de temps ?
Ignace MUYEMANZI : Je suis resté au Zaïre un an et puis on est partis à Kinshasa.
Président : Kinshasa c’est toujours le Zaïre ?
Ignace MUYEMANZI : Oui mais on était à Bukavu et après on est partis à Kinshasa.
Président : Chez qui êtes-vous à Kinshasa ?
Ignace MUYEMANZI : Il y avait un membre de la famille qui étudiait là-bas la théologie, il nous a logés.
Président : Vous restez combien de temps ?
Ignace MUYEMANZI : ***
Président : Quand vous traversez le pays pour aller à Cyangugu, vous voyez des gendarmes sur les barrières ?
Ignace MUYEMANZI : Je n’en ai pas trouvé. Sauf à Butare je voyais du trafic avec les gendarmes.
Président : Sur les barrières avant Butare, vous ne voyez aucun gendarme ?
Ignace MUYEMANZI : Je n’ai pas vu.
Président : À Cyangugu, vous restez presque trois mois ? Comment est la situation ?
Ignace MUYEMANZI : ** inaudible **
Président : Cela se situe vers la fin de votre séjour ?
Ignace MUYEMANZI : C’était vers le mois de mai-juin, je ne sais plus.
Président : Je suppose qu’il devait y avoir beaucoup de gens intéressés pour quitter le Rwanda et aller au Zaïre ?
Ignace MUYEMANZI : Pas du tout, les gens pensaient que la situation allait se calmer et qu’on pouvait rentrer chez nous. Cette volonté de partir est venue plus tard je pense.
Président : Donc les gens qui pensaient rester au Zaïre, vous avez connu beaucoup de gens qui étaient réfugiés qui ont obtenu de fausses CNI[19] ?
Ignace MUYEMANZI : Non, je ne connais pas.
Président : Ce n’était pas quelque chose de courant d’obtenir des fausses CNI ?
Ignace MUYEMANZI : Franchement, je ne sais pas.
Président : Vous finissez par quitter le Zaïre pour le Togo puis la France, vous arrivez en France quand ?
Ignace MUYEMANZI : En 1998.
Président : Quand est-ce que vous faites la connaissance de Philippe HATEGEKIMANA ?
Ignace MUYEMANZI : Je suis arrivé en France en 98. J’ai demandé mon statut de réfugié. On m’a proposé ensuite d’aller dans un centre d’hébergement provisoire, j’ai choisi d’aller en Bretagne. J’y suis allé en 99. J’arrive là, je suis accueilli par le directeur du centre d’hébergement. Il avait reçu une lettre de mon ancien directeur de CADA[20] à Asnières. Il m’a exposé la situation pour les réfugiés rwandais, il m’a dit que c’était explosif parce qu’il y a des gens qui ont vécu des drames, et il fallait essayer d’apaiser la tension. J’ai rencontré plusieurs personnes. On me parle de quelqu’un qui s’appelle Philippe, qu’il est bien. Il passe souvent au foyer pour jouer avec les enfants, … on fait une association ensemble de danse traditionnelle pour essayer d’assainir, de se retrouver et de parler de nos malheurs. L’association avait pour objectif l’intégration et la solidarité entre les Rwandais. Philippe HATEGEKIMANA a rejoint l’association, il nous a expliqué les bienfaits de la danse. Philippe se donnait à fond dans cela. J’ai été impressionné. C’est grâce à lui que l’association s’est développée, on a fait des tournées dans la Bretagne. Après il est devenu vice-président. En 2013, on a appris que le nouveau président cherchait des noises à Philippe et qu’il ne le pardonnerait jamais. Cela étant, Philippe est venu me voir avec un fax qu’il venait de recevoir de l’université. Le fax précisait qu’il y avait un génocidaire qui travaillait à la faculté de Rennes, que les victimes du génocide ne le supportaient pas. Des dénonciations terribles. Le fax avait été envoyé depuis un bureau qui est à 500m de la faculté de Rennes. On était tous consternés de ce fax. C’est cette façon de Philippe de vouloir arranger les choses qui lui a causé ce mal. Dans le fax il était marqué que Philippe avait du sang « dans les mains », c’est une traduction littérale du kinyarwanda. C’est sorti dans Ouest France. Philippe pleurait, c’est la première fois que je le voyais pleurer. Philippe, il a le même défaut que tous les Rwandais de ne pas montrer ses sentiments. Il a dit que ce qui l’attriste c’est qu’on dise que lui, il avait tué tous ses amis. Je lui ai dit que c’était dans le journal et que ça allait passer. Il était comme mort-vivant. Il a déposé une plainte à la police et il m’a dit qu’on allait voir. Il était attristé que ses amis puissent penser qu’il est génocidaire. Dans mon intime conviction, j’étais sûr qu’il n’en était rien. Le fax portait l’en-tête de l’association IBUKA qui a répondu que le fax était un faux et que Philippe n’était pas connu et qu’ils se réservaient le droit de poursuivre l’auteur. Vers 2018 ou 2019, Philippe me dit qu’il cherchait de nouveaux projets car la retraite approchait. Il dit qu’il voulait aller au Cameroun avec sa fille. Il m’appelle un peu après et il me dit que sa fille a un projet qui marche bien. *** J’apprends par la presse qu’un génocidaire a été arrêté par la police au Cameroun et qu’il allait être extradé. Là j’étais choqué. Philippe en cavale, je me suis dit que ce n’était pas possible. Je me suis dit avec mon intime conviction qu’il fallait que je témoigne. Je sais que témoigner pour la Défense c’est un risque mais pour mon intime conviction je dois le faire. Je le connais suffisamment bien, j’ai vu le génocide.
Président : Vous nous avez fait part de votre conviction. Mais Philippe HATEGEKIMANA vous a parlé de ce quI s’est passé à Nyanza en 94 ?
Ignace MUYEMANZI : il m’a dit qu’il y avait des tensions avec lui et ses responsables qui le soupçonnaient d’être pro-FPR[21]. Après, il y a un officier de chez lui, un officier burundais je crois, qui avait aussi les mêmes problèmes dans l’armée, qui a fait appel à Philippe. Il est parti, dans la fin du mois d’avril je crois et que malheureusement quand il est parti après, les massacres à Nyanza se sont déroulés. Il m’a dit que c’était triste, que ça lui fendait le cœur que ces gens soient tués mais que s’il était resté, il aurait été tué avec eux.
Président : Il y a effectivement un fax avec l’en-tête IBUKA qui a été envoyé, il y a une main courante déposée auprès de la police de Rennes. Il y a aussi eu un courrier anonyme qui a été envoyé au CPCR. Dans ce courrier anonyme, ils visent Philippe HATEGEKIMANA mais il vous vise aussi. Vous saviez que vous étiez visé ?
Ignace MUYEMANZI : Non
Président : Il parle de vous dans des termes qui ne sont pas très flatteurs car on vous décrit comme vivant à Rennes, originaire de Cyangugu, que vous travailliez au ministère de l’Intérieur pour un projet canadien, que vous habitiez à Kigali en bas de la Sainte Famille. Il est précisé que vus contrôliez les barrières dans le KIYOVU des Pauvres avec des milices originaires de Cyangugu et vous êtes accusé d’avoir pillé et tué dans votre quartier. Après, vous allez à Cyangugu et vous faites pareil. Il n’a pas été donné de suite sauf erreur de ma part.
Président : Vous nous dites qu’il n’y a eu aucune suite et que vous n’avez pas fait l’objet de poursuites judiciaires en France, mais il fallait que vous le sachiez.
Ignace MUYEMANZI : Ok
Assesseur 1 : Je remonte en arrière, vous expliquez que le 12 avril, vous partez de chez vous avez vos enfants. On sait que très rapidement il y a eu des barrières et qu’il était impossible de les passer sans présenter une CNI[19] sans la mention Hutu. Les Tutsi ou ceux qui n’avaient pas de CNI ne passaient pas. Vous, vous expliquez qu’on ne vous a pas demandé de CNI et que vous avez réussi à passer parce que les enfants à l’arrière de la voiture pleuraient. Cela va très à l’encontre de ce qu’on a entendu ?
Ignace MUYEMANZI : Dans l’histoire traumatique de notre pays, les récits peuvent varier, chacun raconte ce qu’il a vécu. Je possédais une voiture immatriculée expatrié, ça me donnait un certain avantage. Aussi, si vous aviez un billet ou quoi ça marchait. Pour les CNI, je crois que d’après ce que j’ai vu, elles n’ont sauvé personne. De ce que j’ai vu, il y a des gens qui ont été tués qui avaient pu avoir la CNI. Quand tu es connu au niveau du village, on ne va pas te demander ta CNI.
Assesseur 1. : Quelqu’un qui avait une CNI Hutu et qui était connu comme Tutsi on le tuait ?
Ignace MUYEMANZI : Oui c’est cela
Assesseur 1. : Mais quelqu’un que l’on ne connaissait pas et qui avait la mention Hutu, on ne le tuait pas ?
Ignace MUYEMANZI : Non, mais il faut savoir que beaucoup étaient illettrés aussi.
Assesseur 1. : Mais monsieur, quand vous allez de Kigali à Cyangugu, vous n’êtes pas connu sur toutes les barrières, alors ? Quand on a une CNI Tutsi, on est tué ?
Ignace MUYEMANZI : oui
Assesseur 2 : Vous dites que vous arrivez à Cyangugu, entre ce moment et votre départ pour le Zaïre, votre récit est un peu succinct, vous dites que vous avez caché des enfants, que vous les faites passer au Zaïre, mais pour le reste, qu’est-ce qu’il se passe ? De quoi avez-vous été témoin, qu’est-ce que vous avez vu ? D’autant que vous êtes resté environ trois mois, sur une zone qui a été un peu épargnée au départ, mais le génocide est arrivé. Dans votre bouche finalement, on n’a rien entendu.
Ignace MUYEMANZI : La 2ème semaine du mois d’avril, il y avait un officier à Cyangugu qui était très actif, qui tuait des gens. Cet officier a été condamné, il a été mis en prison. Il faisait des tournées partout pour inciter les gens à massacrer. Sur ma colline on s’est indigné et finalement le bourgmestre a dit qu’il voulait que tout le monde puisse essayer de se mobiliser pour éviter que ce monsieur amène les massacres dans notre région. Dans cette réunion, il y avait un monsieur qui s’est levé et qui a dit : « Je ne veux pas participer à une réunion où il y a des complices ». Le bourgmestre a dit qu’il fallait surveiller et rester chez nous parce que ce monsieur était plus fort que nous. Le jour suivant, ce monsieur a dit qu’il fallait massacrer les intellectuels. On m’a dit qu’on voulait me massacrer. On nous a dit de faire le moins de déplacements possibles À ce moment, le préfet de Cyangugu est venu chez moi, il m’a dit que j’étais la cible numéro 1 parce que j’étais contre les milices. Le préfet m’a dit : « Ignace, la situation est compliquée ». Des personnes ont été ensuite massacrées. Parmi elles, il y avait des gens qui étaient chez moi.
(NDR. C’est étrange, on dirait qu’il n’est lui-même pas du tout convaincu de ce qu’il dit).
Quand tu vois tout cela, tu ne fais rien, tu te dis que tu te tais.
Président : vous faites des allers-retours entre Cyangugu et le Congo pour voir l’épouse de cet homme ?
Ignace MUYEMANZI : oui, mon père.
Président : Il n’y avait pas de téléphone ?
Ignace MUYEMANZI : non, pas à cette époque.
Président : Et vous, vous dites que la situation est suffisamment sûre pour faire des aller-retours ?
Ignace MUYEMANZI : notre région, on est vraiment juste à côté de la frontière et chez nous il n’y avait rien. Il avait confié ses biens à mon père.
Président : C’étaient des voyages d’affaire en quelque sorte ?
Ignace MUYEMANZI : Oui
Assesseur suppléant. : Vous avez dit tout à l’heure que vous avez vu l’accusé pleurer et qu’il était chagriné lorsqu’il a eu connaissance de l’article. Vous pouvez expliquer pourquoi il n’a pas déposé plainte et pourquoi il n’a pas demandé un droit de réponse au journal ?
Ignace MUYEMANZI : C’est moi qui lui ai dit de déposer plainte et en fait il a déposé une main courante. Je ne sais pas pourquoi il ne l’a pas fait
Assesseur suppléant. : Vous avez été entendu le 15/11/2019, lorsqu’il vous a été demandé, concernant le passé de Philippe HATEGEKIMANA (1022/4) vous a-t-il fait part de cette expérience traumatisante et de son parcours d’exil ?
Ignace MUYEMANZI : non, il ne m’a rien confié, à part qu’il était gendarme ».
Président : Là, vous avez plus de points à développer, est-ce que vous avez retrouvé la mémoire ou est-ce que vous avez eu davantage d’informations ?
Ignace MUYEMANZI : inaudible
Président : tout à l’heure vous avez expliqué qu’il vous a dit qu’il était parti fin avril-mai ?
Ignace MUYEMANZI : Oui, mais sur son expérience traumatisante il ne m’en a pas parlé.
Président : Ça, vous n’avez pas pensé à le dire devant les gendarmes ?
Ignace MUYEMANZI : Euh, non, je ne sais pas.
Assesseur Supplémentaire : vous avez également donné son grade tout à l’heure.
Ignace MUYEMANZI : non, je ne l’ai pas dit.
Assesseur Supplémentaire : Si, vous en avez parlé tout à l’heure.
Ignace MUYEMANZI : Je ne connaissais pas son grade, vraiment.
Un certain nombre d’autres questions seront posées au témoin et qui permettront d’obtenir quelques précisions.

Demandes de la défense en fin de journée.
Après plusieurs lectures de pièces du dossier, la défense, par le biais de maître ALTIT, adresse au président plusieurs demandes. La défense demande ainsi que l’affaire soit suspendue, le temps que plusieurs actes soient transmis et ajoutés au dossier. Elle souhaite que des demandes soient faites pour obtenir des extraits de jugements de toutes les Gacaca[6] évoquées dans le dossier. La défense fait aussi la demande que soit versé le télégramme de KAYITANA utilisé dans le cadre d’une affaire devant le TPIR[17]. La défense demande d’ordonner une nouvelle expertise balistique afin d’observer une éventuelle présence de cratères dans le sol aux endroits des attaques sur plusieurs collines. Maître ALTIT demande enfin à ce que la plaidoirie de la défense soit reportée au 12 juillet afin qu’elle dispose de plus de temps pour se préparer.
Le président répond en disant qu’un procès d’assise doit respecter le principe de la continuité des débats. Ce à quoi maître ALTIT répond qu’il doit aussi laisser à la défense un délai raisonnable pour défendre l’accusé correctement. Maître PHILIPPART est entendue du côté des parties civiles et explique que selon les parties civiles, la défense souhaite seulement trouver des excuses pour gagner du temps. Concernant les jugements des Gacaca, les demandes sont peu précises et ne mentionnent pas de décisions en particulier, de dates ou de noms. Elle rappelle ensuite que chaque témoin qui a été auditionné a précisé au début de son audition, s’il avait déjà été entendu ou condamné par une juridiction, et qu’à ce stade des débats, la défense n’avait effectué aucune demande. Elle décide de le faire alors que nous en arrivons à la fin des débats. Pour les autres demandes, Maître PHILIPPART s’interroge également sur leur utilité. Les deux avocates générales du ministère public plaident chacune en contestant ces demandes et le président sursoit à statuer. Il rendra compte de sa décision demain.
NDR. Il est clair que ce sont là des demandes dilatoires que monsieur le Président LAVERGNE ne pourra que rejeter. La défense le sait, mais elle fait tout pour gagner du temps et retarder la fin du procès.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
Un grand merci aussi à Emma RUQUET (stagiaire d’IBUKA) et à Sarah MARIE (avocate stagiaire auprès de maître Domitille PHILIPPART) pour la prise de notes qu’elles nous transmettent chaque jour pour nous permettre de rédiger ces comptes-rendus.
1. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑][↑]
2. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
3. voir Procès Laurent BUCYIBARUTA[↑]
4. TGI : tribunal de grande instance[↑]
5. Cahiers de mémoire, Kigali, 2014 et Cahiers de mémoire, Kigali, 2019, publiés par l’association « Rwanda Avenir » dans les Classiques Garnier[↑]
6. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑][↑]
7. voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023[↑]
8. Voir l’audition de Primitive MUKAWAYEZU, 6 juin 2023.[↑]
9. Voir l’audition d’Apollonia CYIMUSHARA, 13 juin 2023.[↑]
10. Voir l’audition de Sabine UWASE, 25 mai 2023.[↑]
11. FIDH : Fédération Internationale pour les Droits Humains. [↑]
12. Ibyitso : présumés complices du FPR (Front Patriotique Rwandais). Cf. Glossaire.[↑]
13. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]
14. MINUAR : Mission des Nations Unies pour l’Assistance au Rwanda, créée le 5 octobre 1993 par la résolution 872 du Conseil de sécurité pour aider à l’application des Accords d’Arusha. Voir :
Focus : le contexte immédiat du génocide – les accords d’Arusha[↑]
15. Aucun témoin ne doit survivre. Le génocide au Rwanda, Human Rights Watch, FIDH, rédigé par Alison Des Forges, Éditions Karthala, 1999[↑]
16. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
17. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑][↑]
18. BIT : Bureau international du Travail[↑]
19. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑][↑][↑]
20. CADA : Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile[↑]
21. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 20 juin 2023. J27
22/06/2023
• Délibéré sur les demandes déposées la veille par la défense
• Lecture d’un document saisi chez l’accusé (notes manuscrites)
________________________________________
• Audition de Philippe OUDY (psychologue expert)
• Déclaration spontanée de l’accusé.
• Audition de René Gaspard BIZIMANA.
• Audition de Déogratias MAFENE (ancien gendarme tutsi).
• Audition de Daniel ZAGURY (expertise psychiatrique).
________________________________________

Délibéré sur les demandes déposées la veille par la défense.
La défense a fait la demande que soient communiqués les extraits des décisions des juridictions Gacaca[1] de évoquées au cours du procès. La défense fait aussi la demande que soit versé le télégramme K0026 d’un dossier devant le TPIR[2]. De plus, la défense a demandé d’ordonner une expertise balistique concernant les tirs de mortier.
La cour a délibéré sans le concours des jurés. Bien que la défense ait précisé qu’elle adressait ces demandes au président, ce dernier a réuni la cour.
Sur les extraits de jugement des GACACA
La cour considère que les demandes sont indéterminées, elles ne précisent ni la date ni les parties concernées. Ce sont des demandes tardives, et la quasi-totalité des témoins ont indiqué au début d’audition, s’ils ont fait l’objet de condamnations. La défense en était parfaitement informée et n’a pas estimé nécessaire à ce moment, de demander ces extraits. La cour considère que la mesure sollicitée n’est pas nécessaire et sa mise en œuvre nécessiterait la demande d’une mesure d’entraide pénale internationale, dont le résultat est incertain et qui impliquerai le renvoi de l’affaire à une date ultérieure qui serait contraire aux exigences de délais raisonnables.
Sur la demande relative au télégramme e monsieur KAYITANA devant le TPIR
La cour relève que le texte figure dans une transcription des débats dans une affaire devant le TPIR, et qu’il n’est donc pas nécessaire de faire la demande d’obtention de ce télégramme. Cette demande nécessiterait de faire appel au mécanisme résiduel du tribunal pénal international pour le Rwanda : le résultat est incertain et serait incompatible avec l’exigence de délais raisonnables.
Sur la demande balistique
Les faits remontent à plus de 29 ans. La demande ne semble pas nécessaire et là encore sa mise en œuvre nécessiterait de reporter l’audience à une date ultérieure. Le résultat serait incertain et entraînerait des délais importants incompatibles avec les exigences de délais raisonnables.
Sur le report des plaidoiries de la défense
La défense demande que le président ordonne qu’un délai supplémentaire lui soit accordé pour préparer ses plaidoiries en fixant la date au 12 juillet. Le président indique que la date a été fixée de longue date et que ça équivaudrait à interrompre les débats. Le procès devant la cour d’assise est soumis au principe de la continuité des débats en application de l’article 307 du Code de procédure pénale : « Les débats ne peuvent être interrompus et doivent continuer jusqu’à l’arrêt de la cour d’assise ». Il appartient à la défense de prendre toutes ses dispositions pour préparer sa défense dans les temps. La demande est donc rejetée.

Lecture par monsieur le président LAVERGNE d’un document saisi chez l’accusé. Ce sont des notes manuscrites. Nous en donnons la transcription quasi intégrale.
• Pourquoi avoir changé de nom?
• Les tueries qu’on parle à NYANZA (sic)
• Harcèlement depuis juin et novembre 2012, dossier en appui.
• Est-ce que je peux signaler les harcèlements actuels à la police pour demander (mot illisible).
• Que dois-je dire aux journalistes si jamais ils se pointent devant moi?
• Pour le changement de nom dont on parle, effectivement je l’ai fait en prenant un nom plus proche du mien avec les mêmes significations, HAKIZIMANA, tout cela pour protéger ma petite famille, et surtout les gamins. Et puis je n’ai pas changé le nom de ma commune ni mon prénom et le nom de mes enfants. Tout cela a été fait pour obtenir le droit d’asile qui n’est pas facile à obtenir pour ceux qui avaient servi à la gendarmerie ou armée. Raison pour laquelle je ne l’ai pas signalé. Il fallait à tout prix trouver un moyen pour sauver ces jeunes gamins. Avant de fuit le pays en juillet 1994, j’étais adjudant-chef gendarme à KIGALI au Gpt. J’ai travaillé comme sous-officier de compagnie de NYANZA vers décembre 1993 au 18 avril 1994. J’avais pour fonction de gérer les gendarmes au sein de la compagnie (…) Quand je vois que monsieur GAUTHIER me traite de génocidaire avant la 21ème commémoration du génocide rwandais et pose plainte contre moi est devenu monnaie courante (sic) et la technique de KIGALI reste la même et aussi pour monsieur GAUTHIER de faire entrer de l’argent et aussi au gouvernement rwandais de continuer à harceler tous ceux qui ont des opinions contraires à les leurs (sic). Une occasion aussi pour montrer qu’il traque les génocidaires. J’ai appris qu’il s’est rendu au Rwanda ces derniers mois pour rencontrer les (mot illisible) de NYANZA pour monter un dossier contre moi. Il a fait le tour des prisons de MPANGA et NYANZA pour chercher les témoins à charge contre moi en leur promettant qu’ils seront libérés ou qu’ils bénéficieront de la réduction des peines et surtout en donnant l’argent à leurs familles. Toutes les charges contre moi ont été montées en toutes pièces dans la prison de MPANGA et ce n’est pas une surprise car c’est comme ça que procèdent monsieur GAUTHIER et le gouvernement rwandais pour avoir les éléments en charge (sic) qui sont plus solides et convaincants pour nous faire arrêter. Comment peut-on continuer à croire à monsieur GAUTHIER qui se cache derrière le CPCR pour continuer à gagner sa belle vie en utilisant des mensonges graves et sauvages.
• Dans sa plainte, il parle des massacres commis à NYANZA par moi-même. Là je dis que ce sont des mensonges montés de toutes sortes (sic). Après la mort du président HABYARIMANA j’ai été muté au groupement de KIGALI et je suis sûr que le télégramme de mutation existe.
• L’accusé parle ensuite de sa mise à disposition du colonel RUTAYISIRE qui vit en Belgique et de ses engagements associatifs. Il accuse ensuite Epiphane HANYURWIMANA de l’avoir trahi à cause de ses opinions politiques. Il aurait échappé à un guet-apens: il a reçu un gros caillou sur son pare-brise et a déposé plainte. Et d’ajouter: « Et voilà que ça débouche sur la plainte de GAUTHIER contre moi. »
• GAUTHIER dit que l’on se cache, ça fait 21 ans qu’il y a eu génocide, je n’ai jamais été inquiété ni par Interpol ou quoi que ce soit.
• L’accusé évoque ensuite les fonctions qu’il exerçait à NYANZA. Il ne sait rien sur les barrières.
• Les témoins à charge sont des gens qui sont préparés en avance, au début on leur demande de dire qu’ils aimeraient voir celui qui leur a fait très mal et que c’est à partir de cela qu’ils pourront faire leur deuil. On leur demande de pleurer devant les enquêteurs pour montrer qu’ils sont très chagrinés par les leurs qui sont morts. (…) Fin du texte peu compréhensible).

Audition de monsieur Philippe OUDY, psychologue expert.
J’ai examiné M. MANIER le 16 octobre 2019 à la maison d’arrêt de Nanterre. Il était en bon état général sur le plan somatique, il avait une hypertension artérielle. Lors de sa fuite au Rwanda il a eu peur à plusieurs reprises. Le contact s’est établi facilement, sans réticence. Climat de coopération. Le discours est correctement organisé, suffisant pour qu’il puisse s’exprimer. Il fait preuve d’une intelligence qui fonctionne harmonieusement. Il a connu un cursus sans à-coups majeur. Il a poursuivi sa carrière jusqu’à sa fuite précipitée du Rwanda en 1994.
Il décrit des interactions familiales conformistes, décrit des interactions chaleureuses avec ses parents. Il ne mentionne aucune doléance envers son environnement familial. Il semble être correctement intégré. Il s’est marié quand il avait 36 ans. Il décrit une vie de couple et une vie familiale harmonieuse. Pas de thématique ou de processus dissociatif sous-jacent.
Sur les faits, je peux lire la déclaration qu’il a faite et qui résume bien son propos : « Je ne reconnais pas du tout les faits ». Il donne un récit dans lequel il s’exonère de toute responsabilité. Il déclare ne pas avoir pris parti et se présente en victime d’agresseurs du FPR[3] qui l’auraient poursuivi, lui et sa famille.
Sur le plan psychologique, il se décrit comme un homme intelligent. L’analyse date de 25 ans après les événements qui se sont déroulés dans un contexte particulier dans lequel les effets de groupe ont pu jouer.
Concernant justement les effets de groupe, il ressort des analyses qu’il y avait des groupes en conflit. La situation émotionnelle et le comportement agressif s’alimente par une perception de groupe qui définit l’autre comme le mauvais objet à éliminer, comme l’objet d’une légitime réformation et agression.
En conclusion, l’examen psychologique m’a mis en présence de quelqu’un qui ne présente pas d’aliénation. Il est capable de donner et de répéter un récit spécifique et détaillé. Sa personnalité ne montre aucune discordance. Malgré un récit dans lequel il a perdu des proches, je ne trouve pas de syndrome psycho traumatique. Il nie toute participation aux faits, donc l’étude de ses éventuelles motivations est impossible.
QUESTIONS DE LA COUR
PRESIDENT : Donc je comprends qu’il dispose de toutes ses facultés intellectuelles, il est adapté, il n’a pas de problème, et il dit être la victime des agissements du FPR, et la victime de dénonciations qu’il considère comme mensongère ?
P. OUDY : Oui.
PRESIDENT : et si les faits qu’on lui reproche s’avéraient exacts, ce qu’il a pu dire à cet égard serait complètement conscient ?
P. OUDY: Oui.
PRESIDENT : Il n’y a pas d’occultation involontaire ?
P. OUDY : Non.
PRESIDENT : Il vous a dit que tout était lisse dans sa vie familiale, il fait état de bonnes relations avec ses parents. On a appris que son père était polygame.
P. OUDY : Je pense que ce n’est pas un élément original.
PRESIDENT : C’est quelqu’un qui a un surnom, son surnom c’est BIGUMA. La signification telle que je l’ai comprise est « ça n’aboutit pas ». C’était un surnom qui avait été aussi celui d’un de ses instructeurs, c’est assez obscur. Dans ses capacités d’adaptation, il peut faire des déclarations qu’on peut qualifier de mensongère. Par exemple, pour venir en France, il va user d’une fausse identité, faire de fausses déclarations aux services de l’OPFRA[4], qui sont déconnectées de la réalité. Il explique qu’il agit par soucis de protection des siens en disant : « Quand on fait un dossier de demande d’asile, il faut convaincre, je demandais la protection ». C’est quelqu’un qui est très adapté ?
P. OUDY : Très adapté.
PRESIDENT : Vous l’avez vu en octobre 2019, c’est quelqu’un qui a un régime de détention particulier parce qu’il est placé en isolement. Il a peu d’activités, je crois qu’il fait de la musculation, ne fait l’objet d’aucun incident. Il est en isolement depuis presque quatre ans, c’est compliqué.
P. OUDY : C’est l’image qu’il veut donner de lui-même.
PRESIDENT : On n’entend aucun membre de sa famille. Une des filles au Cameroun n’a jamais été entendue, un des fils a dit que c’était un père extraordinaire, un autre fils, Gilbert, a fait l’objet d’écoutes téléphoniques qui révèlent qu’il aurait été témoin de certains actes de violence, de barrières. Quand il faut être entendu, il a refusé toute audition. Madame Manier, elle, a des discours parfois assez variables, elle a mis en avant des difficultés de santé pour dire qu’elle ne pouvait pas se déplacer et dire qu’elle ne peut pas non plus être entendue en visioconférence. Est-ce que ça suscite des interrogations sur le cloisonnement ?
P. OUDY : Oui, c’est étonnant. Il est difficile d’en tirer des conclusions.
JUGE ASSESSEUR : Est-ce que, selon vous, sa personnalité laisse une place à une analyse critique des faits ?
P. OUDY : (pas entendu la réponse).
QUESTION DES PARTIES CIVILES
Me GISAGARA : Est-ce que tout le monde est capable d’empathie ?
P. OUDY : Ça dépend de la façon dont on a été élevé dans son enfance et des circonstances.
Me GISAGARA : Par rapport à l’accusé vous avez senti quelque chose là-dessus ?
P. OUDY : je n’ai pas senti de particulière froideur avec M. Manier.
QUESTIONS DU Ministère Public
MP : Sur le récit tel qu’il vous a été présenté par M. MANIER, pour son expérience à la gendarmerie, cote DC/4, il dit : « J’étais adjudant-chef de la gendarmerie, c’était très bien ». Vous confirmez ?
P. OUDY : Il était satisfait de son parcours professionnel.
MP : Vous avez relevé un élément sur le traumatisme sur la peur de mourir, il l’a relié en se présentant comme victime d’agresseurs sous le sigle FPR. Je n’ai pas relevé que cette peur de mourir ai été reliée à autre chose ?
P. OUDY : Non.
MP : Cet épisode se situe après la fuite du Rwanda, est-ce que M. MANIER vous a évoqué dans son récit des éléments sur des menaces qu’il aurait reçu de Hutu extrémistes ?
P. OUDY : Il m’a dit : « Il y avait des exactions envers tout le monde, ils tiraient sur nous, les infiltrés du FPR ». Peut-être que c’était avant les camps aussi. Il a dit qu’il avait été poursuivi.
MP : Vous avez dit qu’il était très adapté, le sentiment qu’on a c’est quelqu’un qui ne réagit pas beaucoup, qui est très en retrait, très dans le contrôle. Est-ce que ce contrôle ou retrait vous l’avez constaté ?
P. OUDY : Retrait non, parce qu’il s’exprimait sans réticence, maintenant, c’est un discours où il y a peu d’affect, peu d’engagement. Je ne parlerais pas de retrait.
QUESTIONS DE LA DEFENSE
Me DUQUE : Est-ce qu’il vous a parlé des problèmes de santé de sa femme ?
P. OUDY : Je ne m’en rappelais pas.
Me DUQUE : Il vous a parlé de sa peur de la mort ?
P. OUDY : Oui, c’est ça.
Me DUQUE : Est-ce qu’il vous a parlé de la mort de sa mère ?
P. OUDY : J’ai compris que des proches avaient été tués mais il n’a pas précisé, ou exprimé de sentiment particulier à cette époque.
Me DUQUE : Vous avez parlé d’un effet de groupe mais vous avez aussi dit que l’étude de ses motivations n’est pas possible. C’est contradictoire ?
P. OUDY : Ce n’est pas contradictoire parce que c’est moi qui parle d’effet de groupe. Il était dans un groupe opposé à un autre donc il a subi un effet de groupe.
Me DUQUE : A-t-il nié l’existence d’un génocide ?
P. OUDY : Il n’en a pas parlé.
Me DUQUE : Il a utilisé le mot génocide ?
P. OUDY : Oui.
Me GUEDJ : On a parlé de retrait, vous avez dit que l’accusé ne débordait pas d’émotions, vous avez déjà travaillé sur le Rwanda avant ce rapport ?
P. OUDY : Ce n’est pas moi qui ai parlé de retrait.
Me GUEDJ : Vous avez parlé d’un groupe qui s’opposait à un autre. Vous avez fait des recherches sur le Rwanda avant le rapport ?
P. OUDY : Non.
Me GUEDJ : Aviez-vous travaillé sur la culture rwandaise ?
P. OUDY : Non.
Me GUEDJ : pas audible
P. OUDY : J’ai dit qu’il était limité en termes d’affect.
Me GUEDJ : On peut penser que c’est lié à sa culture de gendarme ?
P. OUDY : Je ne sais pas comment interpréter la culture de gendarme.
Me GUEDJ : Quelqu’un qui est dans les ordres, qui est une figure d’autorité ?
P. OUDY : Une déformation confessionnelle (?), c’est possible. Je l’ai plutôt interprété comme quelqu’un qui a des difficultés à exprimer de l’affect
Me GUEDJ : Comment vous le voyez ?
P. OUDY : Dans ses réponses, c’était très automatique.
Me GUEDJ : Hier un témoin a parlé de l’accusé et a dit qu’il avait pleuré en apprenant son accusation, vous pensez que vous pouvez manquer une dimension du personnage ?
P. OUDY : C’est possible qu’il manque une dimension du personnage. Sa situation est très particulière sur le plan émotionnel. Peut-être que ses émotions se sont manifestées par des larmes.

Déclaration spontanée de l’accusé.
Alors que monsieur Philippe HATEGEKIMANA se mûre dans le silence depuis le début de son procès, semblant même ne pas s’y intéresser, il a décidé de faire une déclaration. Sortant quelques feuillets de sa poche, il déclare:
Monsieur le Président, je vous remercie de me donner la parole. Je suis enfermé depuis le 10 mai 2023 derrière ce box. J’entends toutes ces personnes m’accuser de crimes inimaginables. La plupart de ces personnes, je ne les connais pas. Sur leurs récits, vous avez pu voir leur incohérence, et le fait que tous ces récits sont contradictoires entre eux. Je n’en peux plus, tout cela est au-dessus de mes forces. C’est pourquoi j’ai décidé de ne pas m’exprimer en dehors de cette courte déclaration, comme j’en ai le droit. J’ai entendu des choses atroces, j’ai vécu cette période. Je compatis sincèrement aux souffrances endurées par les victimes. Le génocide à l’encontre des Tutsi a existé et j’en ai été le témoin, mais je n’ai rien à me reprocher. Au contraire, j’ai risqué ma vie pour sauver des personnes menacées, notamment François KABURIMBO, sa femme et sept enfants ; le beau-frère du secrétaire général dit IYAMUREMYE. À l’époque, j’ai fréquenté une autre femme dont j’ai eu une fille, cette femme est Tutsi. Je ne voulais pas en parler parce que la société au Rwanda est très traditionnelle à ce niveau-là. Pour le reste, je n’étais pas à NYANZA à la fin du mois d’avril 1994 ni au mois de mai 1994. À cette époque, j’étais militaire, c’était la guerre, j’étais avec le colonel RUTAYISIRE qui me donnait des missions de renseignements que la hiérarchie lui ordonnait d’exécuter. C’était le chaos, le FPR attaquait partout, il y avait des massacres partout.
Monsieur le Président, cela fait plus de cinq ans que je subis des accusations injustes, que je suis en détention. Ma vie est détruite, ma vie est ruinée. Mais je comprends que votre rôle c’est de découvrir la vérité et de rendre justice. Alors je sais que dans peu de temps, la justice sera dite et mon innocence éclatera au grand jour. Reconnaître mon innocence ce n’est pas nier le génocide et ce n’est pas nier la souffrance des victimes. C’est tout simplement accepter de reconnaître la complexité de la situation de l’époque. Je suis épuisé, ça fait cinq ans que ça dure. Tout ce que je devais dire je l’ai dit au juge d’instruction. En attendant, mes avocats sont là pour me représenter et parler en mon nom, lorsqu’ils s’expriment c’est moi qui parle.

Audition de monsieur René Gaspard BIZIMANA, cité à la demande de la défense.
DECLARATION SPONTANEE
Je connais Philippe MANIER sous le nom d’HATEGEKIMANA depuis 1978. J’étais élève sous-officier. Lui, il venait de terminer ses études. Il était sous-officier aussi. En premier lieu, on s’est connu dans les sports. On était des athlètes. Moi je représentais l’école des sous-officiers, et lui il représentait là où il était affecté parce qu’il venait de terminer sa formation.
Mes premières impressions sur lui étaient qu’il était un homme souriant. Quelquefois, dans les compétitions, lui, il était conciliant, il disait qu’il faut se concentrer sur la compétition pour réussir. L’objectif c’était avoir des points. Après ça, il mettait de l’ambiance là où il était. Certains disaient : « On ne sait pas s’il peut s’énerver ou pas ». Il prêchait l’amour entre les gens. La vie sociale ? Je n’ai pas vécu avec lui parce que j’étais dans un corps d’armée différent. On se rencontrait seulement dans le sport. Il était moniteur d’éducation physique et a fait ses études en Belgique. Je l’ai remplacé pour devenir moniteur d’éducation physique à mon tour. On a évolué ensemble. C’était dans notre fonction d’organiser les compétitions là où on était. Pendant les compétitions, on organisait des échanges, il était quelqu’un qui accomplissait sa mission, il le faisait sans hésitation. Quelquefois il avait la responsabilité auprès des instructeurs officiers. Il disait quelle tache doit être faite sans défaillance.
Dans les années 79/80/81 jusqu’en 1985, j’étais à BUTARE, c’est là où j’étais instructeur, lui était dans le corps de gendarmerie. Moi, dans ces années-là, j’ai fait une formation à l’ESO[5], lui était souvent dans des formations militaires, je l’ai connu dans ces activités.
Dans les années 90, on n’était pas ensemble quand l’année a commencé, jusqu’au moment où il y avait la trêve en 1992/1993, le temps des cesser-le-feu, c’est là qu’on a commencé à se rencontrer. On pouvait bouger, on s’est rencontré à KIGALI où j’étais affecté. On avait des connaissances communes, on disait que la guerre nous empêchait de continuer nos activités sportives. Ce n’a pas été sans répit. La guerre a repris. On a perdu le temps de se voir à cause de la guerre. Nous sommes sortis de notre pays et nous avons traversé la frontière pour se réfugier à l’extérieur, chacun avait pris son chemin mais, chacun cherchait des informations sur ses amis, pour savoir qui était encore en vie. Quand je suis arrivé en France, en 2002, lui était déjà là, il a appris que je j’étais arrivé, il est venu me voir. Il était content de nous revoir après tout ce temps. Il a dit : « Il y a beaucoup de gens qui ne sont plus en vie qui étaient des membres de notre spécialité de sport ». Il disait : « Tu es en vie, moi aussi, on remercie le Seigneur ». On disait, c’est comme ça, il faut écouter s’il y a des informations à suivre. Si tu veux faire autre chose, il y aura des formations. C’est lui qui m’a encouragé à faire des études en France. Malheureusement, j’ai appris qu’il avait été arrêté pour des faits de tueries, de génocide et tout ça, je ne sais pas comment je peux qualifier ça. Je n’étais pas vraiment tranquille. Je ne sais pas les faits qui lui sont reprochés.
Sur questions du président, le témoin parle des démarches qu’il a effectuées pour obtenir la nationalité française. Il n’a pas eu à mentir, n’a pas changé de nom, n’a pas caché qu’il avait été militaire.
Interrogé sur ses activités à l’ESM[6] de KIGALI, il est difficile de lui faire dire qu’il y a eu un génocide: » D’après les informations, il y a eu des tueries. Moi je ne peux pas dire s’il y a eu un génocide. Il y a eu la guerre et des tueries qui est devenu le génocide après. Avant les tueries je ne connaissais pas le mot génocide. »
Concernant la délocalisation de l’ESM à NYANZA, le témoin dit n’avoir fait qu’une escale dans cette ville avant de continuer sa route vers KIGEME. Il n’a pas eu le temps « d’écouter » si des Tutsi avaient été tués là! Il évoque ensuite sa fuite au ZAÏRE par la ville frontière de CYANGUGU. Aux barrières, il passait sans problème. Il a entendu dire que des gens se faisaient arrêter.
Le témoin affirme avoir traversé la frontière sans ses armes qui étaient confiées à ceux qui s’occupaient de la logistique. A KASHUSHA, il a revu BIGUMA. La vie était compliquée à cause des militaires congolais qui gardaient les camps. Et puis, il y a eu les attaques du FPR en 1996. Il décide alors de traverser la forêt congolaise: il mettra dix-sept mois pour atteindre le Congo Brazzaville.
Ils réussiront à atteindre le fleuve OUBANGUI à une localité appelée « Congo Belge » et des passeurs les aideront à rejoindre le Congo Brazzaville. Ils trouvent là une situation de guerre entre SASSOU NGESSO et ISUBA. Des membres de MSF les aideront à poursuivre leur route (NDR. On ne sait pas très bien où ce périple les a conduits, le témoin restant assez évasif dans son récit.) Toujours est-il qu’un « bienfaiteur », un prêtre espagnol, les aidera à trouver des papiers, « Des « vrais ou faux papiers » tente monsieur le président. Une question qui n’obtiendra pas de réponse précise.
Quand il est arrivé en France, le témoin était un peu perdu. Il a alors reçu la visite de Philippe HATEGEKIMANA.
Maître PARUELLE tentera bien de lui arracher quelques précisions sur son lieu d’habitation à KIGALI, à REMERA, près du Stade AMAHORO, sur ses activités les premiers jours du génocide, il faut lui tirer les vers du nez et les indications qu’il donne restent floues.
Maître EPOMA voudrait savoir si, après l’attentat, on a consigné les FAR[7]. Sans vraiment répondre à la question, monsieur MUNYEMANZI précise qu’à KIGALI c’est la MINUAR et les Casques Bleus belges qui commandaient. A l’ESM, il a subi des pilonnages, des coups de feu ont été tirés sur la RTLM[8]: des obus tombaient même sur l’ESM. Quant à la mort des dix Casques Bleus belges au Camp KIGALI le 7 avril, il n’en sait rien!
Maître GISAGARA s’étonne des propos du témoin qui a dit qu’en 1994 il ne connaissait pas le mot génocide. Surpris aussi que ce dernier évoque des « tirs des deux côtés »! Et le témoin de déclarer son attachement au pays qu’il a quitté: » Si la paix revient, je retournerai au Rwanda. »
Madame VIGUIER, pour le ministère public, demande au témoin s’il connaît un alias à l’accusé. « C’était un ami au départ. Je savait qu’on l’appelait BIGUMA mais comme il était mon supérieur, je ne pouvais pas utiliser son alias.
La défense aura peu de questions à poser. Elle permet au témoin de dire qu’il ne nie pas l’existence d’un génocide, sans préciser qui en ont été les victimes.

Audition de monsieur Déogratias MAFENE, ancien gendarme tutsi, cité à la demande du ministère public, en visioconférence depuis KIGALI.
Déogratias MAFENE est un retraité de l’armée, entendu en visio-conférence à cause de problèmes de santé. Il a travaillé à la gendarmerie de NYANZA en tant qu’infirmier avant 1991, période à laquelle il a été muté à KIGALI. Il a ensuite été à l’Ecole des sous-officiers et est revenu à la gendarmerie de NYANZA en juillet 1993. Il a donc travaillé avec Philippe HATEGEKIMANA dans la gendarmerie. A la fin du génocide, il a rejoint les forces du FPR et y est resté jusqu’en 2014.
Le témoin, dont l’état de santé semble un peu faible, prend son temps pour expliquer son parcours. Le président propose de lui lire ses déclarations précédentes afin de gagner du temps et de lui éviter l’effort. Maître GUEDJ s’insurge en demandant au président de laisser le témoin s’exprimer seul. Les parties lui expliquent que le témoin est malade et le président lui demande de se calmer avant de poursuivre l’audition.
Au cours des questions qui lui sont posées, Déogratias explique qu’il avait une carte d’identité avec la mention Tutsi mais qu’il l’a jetée en 1993 puisqu’elle lui causait des difficultés. Assez rapidement, le témoin affirme que c’est BIGUMA qui dirigeait les gendarmes quand ils allaient tuer des Tutsi. Il voyait les gendarmes partir du camp de la gendarmerie et revenir en se vantant d’avoir tué des Tutsi et pillé leurs biens. Sur le capitaine BIRIZUNZIRA, le témoin dit qu’il se comportait différemment de BIGUMA, il organisait les tueries en cachette, il ne se montrait pas. Il donnait des instructions quand il se trouvait dans son bureau.
Pour la date de la mutation de l’accusé à KIGALI, il dit qu’il n’est parti qu’après les massacres puisque c’est lui qui envoyait les gendarmes de rang inférieur pour aller tuer. Il a entendu parler par les gendarmes et les membres de la population des massacres des collines de NYAMURE et de l’ISAR SONGA. A la demande du président, le témoin cite le nom de collègues qui ont participé aux massacres tels que GAHUTU qu’on surnommait ICYURWARA, le caporal NTIDAKUNZE, le caporal MYUKIYAJYANBERE, le catcheur, MUSAFIRI, César.
Quand on lui montre l’accusé dans le box, il dit reconnaître Philippe HATEGEKIMANA, qui lui, ne le reconnaît pas. Déogratias a entendu l’accusé à l’époque du génocide, dire qu’il fallait exterminer les Tutsi, et il confirme qu’il avait une arme qu’il portait à la ceinture.

Audition de monsieur Daniel ZAGURY, expertise psychiatrique de l’accusé.
Le témoin dit avoir rencontré l’accusé à la prison de NANTERRE. Malgré sa détention à l’isolement, il ne se plaignait pas de sa situation. Il niait tous les crimes qu’on lui reproche. Selon sa version des événements, ce sont les gendarmes qui empêchaient de tuer. Lui-même était en danger car on le considérait comme un « homme modéré, trop mou » et il était donc menacé. Comme il l’a toujours prétendu, il a été muté 15 jours après l’attentat.
Monsieur HATEGEKIMANA supporte mal ces accusations. Il ne présente aucun antécédent judiciaire. Il raconte à l’expert sa vie au Congo, sa traversée de la forêt vers le Congo Brazzaville où il trouvera de l’aide dans un couvent.
À Rennes où il a fini par s’installer, il a été agent de sécurité, pratique le football et le footing. Il a créé avec d’autres une association « culturelle », AMIZERO au sein de laquelle il a eu des problèmes avec un certain Épiphane.
Il évoque sa formation de gendarme et dénonce les responsables politiques dans ce qui s’est passé au Rwanda. Il aurait été menacé pour sa bienveillance envers les Tutsi.
L’entretien qu’il a eu avec le psychiatre s’est bien passé, le contact a été bon. Selon monsieur ZAGURY, le détenu semblait prendre son mal en patience.
Monsieur ZAGURY fait remarquer, en s’appuyant sur son expérience (il a rencontré une dizaine de Rwandais) que le récit de l’accusé se superpose à celui de ceux qui sont dans son cas: « Ils racontent tous la même histoire, mènent une vie tranquille en France, ont vu leurs enfants poursuivre leurs études. » Il ne présente aucun trouble psychiatrique, manifeste peu d’affect (un homme, ça pleure à l’intérieur!).
Madame AÏT HAMOU rapporte au docteur qu’un témoin avait dit que BIGUMA avait pleuré en apprenant qu’il était poursuivi. Le psychiatre précise que ce n’est pas anormal mais que c’était avant son incarcération.
A maître LOTHE qui s’étonne qu’on puisse dire qu’ils ont tous la même histoire, monsieur ZAGURY répond que la dizaine de Rwandais qu’il a vus, dont certains sont peut-être condamnés, racontent le même type d’histoire. Les nazis disaient la même chose.


Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

1. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]
2. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
3. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
4. OFPRA : Office français de protection des réfugiés et apatrides[↑]
5. ESO : École des Sous-Officiers de BUTARE[↑]
6. ESM : École supérieure militaire.[↑]
7. FAR : Forces Armées Rwandaises[↑]
8. RTLM : Radio Télévision Libre des Mille Collines – cf. Focus : LES MÉDIAS DE LA HAINE[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 21 juin 2023. J28
22/06/2023
• Audition de Régine WANTRATER (psychologue clinicienne)
• Suite de l’audition de Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI,
MUNSI depuis sa naturalisation française.
• Suite de l’audition de Lameck NIZEYIMANA.
• Interrogatoire de l’accusé.
________________________________________

Audition de madame Régine WANTRATER, psychologue clinicienne, témoin de contexte citée par le ministère public à la demande d’IBUKA.
Régine WAINTRATER est psychologue clinicienne, elle a notamment écrit plusieurs ouvrages sur la mémoire des rescapés de génocides et de grands traumatismes. Elle a commencé à travailler avec les témoignages des survivants de la Shoah, puis du génocide arménien, et enfin du génocide au Rwanda. Elle a été contactée par IBUKA et est allée plusieurs fois au Rwanda. Elle reçoit parfois des rescapés en suivi psychologique.
Elle commence par parler du processus de témoignage pour les survivants. Elle le décrit comme un moment crucial, attendu et aussi redouté pour les rescapés. Le témoignage dans le cadre d’un procès est une étape indispensable car c’est la reconnaissance par le droit de ce qu’il leur a été infligé. Il est important pour des survivants de venir dans un endroit où le droit va être appliqué alors qu’ils ont vécu un génocide, phénomène où règne l’arbitraire. Il y a donc une crainte de repenser à ces moments et il y a aussi une crainte de ne pas donner un témoignage satisfaisant.
Concernant la mémoire traumatique, Régine WAINTRATER la décrit en commençant par la distinguer de la mémoire ordinaire. Avec la mémoire traumatique on n’oublie pas. La témoin explique ensuite que la soutenance traumatique se manifeste par une hypermnésie ou bien pas un oubli total. On l’explique par le mécanisme de la dissociation cognitive. Pour éviter de devenir fou, le moi se plie en deux parties. Il y a une partie qui agit en « pilote automatique ». Ainsi il arrive que quand des survivants reviennent sur les lieux des événements traumatiques, ils ne comprennent pas comment ils ont pu survivre ou faire certaines choses pour sauver leur vie. C’est un mécanisme d’auto-défense. Le « moi » ne se réunit pas dans l’après événement. Le survivant doit affronter ses deux parties. C’est comme s’il y avait une partie qui se détachait et qu’il fallait vivre avec. Cette mémoire n’obéit pas à une cohérence. Or, ce qu’on demande au témoin, c’est de la cohérence, qu’il expose un récit. On va donc se retrouver avec des témoignages parfois contradictoires. Le temps juridique n’est pas le même que le temps du génocide. Ce dernier est un temps incohérent. Le témoin ne vit plus dans ce temps commun.
Au cours des questions du président et des parties civiles, la témoin dit que la mémoire peut être à la fois très floue et aussi très précise, la mémoire traumatique et la mémoire ordinaire peuvent coïncider.
La défense, par Maître GUEDJ, interroge la témoin sur le phénomène de contamination de la mémoire ou la conscience modifiée. Elle répond que cela peut arriver dans une situation comme la nôtre mais que la temporalité n’est pas la même et que ces incohérences ne sont pas fondamentales. La défense l’interroge ensuite sur son travail avec IBUKA. Elle répond qu’elle a été contactée par IBUKA il y a 10 ans à l’occasion d’une conférence commémorative à l’UNESCO. Elle précise qu’elle ne traite pas des rescapés d’IBUKA et que ses deux voyages au Rwanda n’ont pas été payés ou organisés par l’association mais qu’elle a été accompagnée par des membres de l’association. Elle précise également qu’elle n’y est pas allée dans le but de recueillir des témoignages mais dans un but personnel, d’échange et de connaissance.
Maître GUEDJ interroge Madame WAINTRATER sur le phénomène de dissociation chez les témoins et elle répond que c’est une constante quelle que soit la culture, que des contradictions dans un récit n’impliquent pas qu’il y ait une dissociation et le corrige en rappelant que la dissociation n’est pas une pathologie.


Audition de monsieur Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI, MUNSI depuis sa naturalisation française, entendu le 22 mai 2023. Le témoin n’avait pu être soumis aux questions des parties[1].
Jean-Marie-Vianney NZAPFAKUMUNSI, aujourd’hui devenu MUNSI, avait été entendu le lundi 22 mai. Le président avait dû suspendre l’audience avant la fin de son audition. Il revient donc aujourd’hui pour finir de répondre aux questions de la défense. Maître ALTIT l’interroge sur sa fuite du Rwanda et sur sa vie au sein d’un camp de réfugiés. Le témoin donne des informations sur la structure du camp et sur les bâtiments. Il décrit des affrontements à KIGALI entre le FPR et les forces armées rwandaises avant et après le 7 avril 1994. Il prétend que les forces de l’armée rwandaise n’avaient que peu de munitions et que le FPR, lui, était bien armé. Il affirme ensuite que selon ce qu’il a entendu, c’était le FPR qui a tiré sur l’avion du président HABYARIMANA puisqu’à l’endroit de l’attentat, il y avait des traces de missiles russes et que l’armée rwandaise n’avait pas de missile russe. Il le sait parce qu’il a fait un mémoire de recherche à la fin de ses études militaires sur le ravitaillement de l’armée rwandaise.
Jean-Marie-Vianney NZAPFAKUMUNSI dit ensuite qu’à KIGALI, le FPR violait régulièrement les cessez-le-feu établis entre eux et les FAR et que les différentes milices des partis politiques s’affrontaient violemment entre elles. La défense interroge le témoin à plusieurs reprises sur les exactions du FPR qui répond à chaque fois que le FPR massacrait et causait la fuite de milliers de réfugiés.

Monsieur le président souhaite faire la lecture d’un document sous scellées, retrouvé chez l’accusé lors des perquisitions. En voici la teneur.
Le président fait la lecture d’une note qui a été retrouvée chez l’accusé par les enquêteurs français et qui ressemble à une liste de choses à faire. Il demande à l’accusé s’il reconnaît cette écriture. Philippe HATEGEKIMANA répond que non et que ce n’est pas la sienne. Sur cette liste qui n’est pas complètement lisible, on peut tout de même déchiffrer les inscriptions suivantes :
• Mettre choses dans l’ordre avant de trouver des témoins
• Problèmes dans l’association
• GAUTHIER patriotique, INYENZI
• Fonction sous-officier
• Relations Tutsi et Hutu
• Montrer côté humain
• Impact majeur
• Trouver une cause pour le changement de nom
• Mentir pour avoir les papiers
Le président demande à l’accusé s’il a une idée de qui a rédigé ce document, il répond que non. Le président insiste et lui demande ce que veut dire « projet de papa » (NDR. Indication mentionnée en en-tête) mais Philippe HATEGEKIMANA reste encore une fois silencieux.


Audition de monsieur Lameck NIZEYIMANA, entendu le 24 mai 2023. Il est convoqué à nouveau, les parties n’ayant pas eu le temps de l’interroger[2]. En visioconférence depuis KIGALI.
Maître Domitille PHILIPPART: vous avez évoqué la venue de BIGUMA à la barrière RUKARI autour des 20/21 avril. A cette occasion, vous avez parlé du meurtre d’un certain NGABONZIZA, mort qui aurait été donnée en exemple. Vous vous souvenez des morts à cette barrière, et pourquoi celle de NGABONZIZA en particulier?
Le témoin: Il n’a pas été le seul à être tué. Je me souviens de cette première victime parce que cette mort a servi de détonateur (NDR. Désormais, on pouvait tuer sans peur).
Madame AÏT HAMOU, pour le ministère public: Vous avez dit que les tueries ont commencé le 22 avril « chez vous« . « Chez vous », c’est où?
Le témoin: C’est à RUKARI, secteur RWESERO.
Madame AÏT HAMOU: BIRIKUNZIRA et BIGUMA vous ont incité à tuer les Tutsi, comment plus précisément?
Le témoin: Le 23 avril, moi et d’autres personnes sommes allés à la barrière de RUKARI. Les deux gendarmes nous ont trouvé à la barrière avec d’autres gendarmes. Le responsable de cellule, MATABARO, avait demandé à tous devenir à cette barrière. Nous avons répondu présents car les massacres avaient commencé. Nous avons hésité car nous n’avions pas l’habitude de tuer.
Madame AÏT HAMOU: BIGUMA est-il déjà venu seul à cette barrière?
Le témoin: J’ai revu BIGUMA chez l’autre conseiller Gervais TWAGIRIMANA pour récupérer une carte d’identité hutu[3]. Le témoin confirme que des Tutsi ont bien été tués dans le champ d’avocatiers de la gendarmerie.
Maître GUEDJ, pour la défense: inutile de vouloir faire un compte-rendu exhaustif de cet épisode qui va durer près de trois heures, entrecoupé de quelques incidents avec monsieur le président et le ministère public.
Maître GUEDJ va pilonner le témoin d’une multitude de questions pour le prendre en défaut, jusqu’à le traiter de « menteur ». L’avocat commet beaucoup d’approximations dans l’interprétation des propos que le témoin a eu à tenir lors de ses différentes auditions. Ce qui va provoquer l’irritation de monsieur le président et des avocates du ministère public.
Il n’est d’ailleurs pas sûr que le témoin comprenne toutes les questions qui lui sont posées. Il arrive que monsieur le président demande à l’avocat de les formuler autrement, plus simplement.
Madame VIGUIER reprend l’avocat à son tour: le ton monte si bien que le président intervient à nouveau pour calmer les esprits et demander à l’homme de loi de « respecter » le témoin.
Imperturbable mais passablement énervé, maître GUEDJ a bien l’intention de poser les questions qu’il veut, comme il le veut. Il poursuit son interrogatoire qui commence à devenir insupportable pour beaucoup. L’avocat sait qu’il tient là son dernier témoin du procès, il ne veut pas lâcher prise. Au bout de trois heures d’interrogatoire, il finira par rendre les armes.

Pour clôturer la journée, monsieur le président propose aux parties de tenter de poser des questions à l’accusé bien qu’il ait annoncé qu’il ne parlerait pas[4]. Parole tenue. Malgré les nombreuses questions posées, tant par les avocats des parties civiles que par le ministère public, monsieur HAREGEKIMLANA/MANIER répondra invariablement qu’il ne souhaite pas s’exprimer. A une seule reprise, il se laisse surprendre par madame AÏT HAMOU et déclare: « Je ne suis pas BIGUMA ».
Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain à 9 heures pour entendre une dernière partie civile et tenter de faire fléchir l’accusé. Peu de chance qu’il y arrive. Il devra probablement se contenter de faire la lecture de certains passages des auditions de l’accusé. La journée de vendredi sera consacrée aux plaidoiries des parties civiles.

Margaux GICQUEL, stagiaire
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
Avec la participation de Emma RUQUET et de Sarah MARIE

1. voir l’audition de Jean-Marie Vianney NZAPFAKUMUNSI, MUNSI depuis sa naturalisation, ancien lieutenant colonel de gendarmerie, 22 mai 2023 [↑]
2. voir l’audition de Lameck NIZEYIMANA, 47 ans, assaillant, barrière de RWESERO, 24 mai 2023[↑]
3. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]
4. Voir la déclaration spontanée de l’accusé, 21 juin 2023.[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, jeudi 22 juin 2023. J29
22/06/2023
• 0bservations concernant la liste des questions qui seront soumises aux membres du jury
• Audition d’Adélaïde MUKANTABANA (association CAURI)
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En début d’audience, maître KARONGOZI annonce huit nouvelles parties civiles.
Monsieur le président demande aux parties si elles ont des observations concernant la liste des questions soumises la veille, questions qui seront soumises aux membres du jury.
Maître PHILIPPART souhaite que la Cour d’assises puisse se prononcer sur les massacres qui ont été perpétrés à KARAMA: pour elle, le fait que l’accusé ne soit pas poursuivi pour ces faits résulterait d’une « erreur » des juges d’instruction. Elle demande donc au président de formuler une question sur ces faits. (NDR. Cette demande voit le ministère public s’y opposer suite à l’intervention de madame VIGUIER). Elle demande aussi que Philippe NDAYISABA soit reconnu comme victime de l’ISAR SONGA.
Monsieur le président signale qu’il modifiera l’intitulé des questions: au lieu de dire: « Monsieur HATEGEKIMANA a-t-il commis... » il préfère la formulation: « Monsieur HATEGEKIMANA est-il coupable de… »
Maître BERNARDINI dit qu’il s’associe à la demande de l’avocate du CPCR. Pour lui, concernant NYAMURE et KARAMA, il faut lier les faits.
Madame VIGUIER, pour le ministère public, dit à la cour: « Vous n’êtes pas tenu de juger tous les crimes de la commune de NYANZA. La cour n’est pas saisie pour les crimes de KARAMA. Il n’y a pas eu d’investigation sur les faits de cette colline: c’est là l’erreur. Monsieur MANIER n’a pas été interrogé sur KARAMA. L’accusé a le droit de savoir ce qu’on lui reproche pour préparer sa défense. » Position que la défense va bien évidemment partager avec le ministère public, les faits de KARAMA n’étant pas visés par l’OMA.
Après une heure et demie de délibéré, la cour revient. Elle confirme que les crimes commis à KARAMA ne seront pas pris en compte. La cour retiendra la « complicité de crimes contre l’humanité ».

Audition de madame Adélaïde MUKANTABANA, représentant l’association CAURI.
Le témoin commence par signaler qu’elle est Tutsi, identité dont on ne parlait pas en famille. De continuer en disant que la chasse aux Tutsi a commencé en 1959. Elle a exercé la profession d’enseignante.
En 1990, après l’attaque du FPR, les Tutsi ont été victimes d’injures, leurs maisons ont été cambriolées: on les considère comme complices du FPR, comme des ennemis de l’intérieur. Ce climat de haine continuera pendant trois ans.
Le 17 juin le témoin sera évacuée vers le BURUNDI par un médecin. En attendant, elle reste à son domicile avec ses deux jeunes enfants (des jumeaux) et une de ses filles? Ses autres enfants, réfugiés chez leurs grands-parents, seront tués à NYANGE.
Dés 1994, le témoin viendra à Bordeaux, chez sa sœur. Elle obtiendra la nationalité française en 2005.
En 2002, elle participe à la création d’IBUKA France et crée l’association CAURI avec monsieur Gilles DUROUX. Ils déposeront une plainte contre monsieur Sosthène MUNYEMANA. En 2004, CAURI se rapproche de SURVIE Aquitaine.
Le témoin termine sa déposition par ces mots: « Je me tiens debout devant vous au nom des miens, au nom des militants de CAURI. J’ai foi en la justice. »
Aucune question ne sera posée au témoin.
Après avoir communiqué les décisions de la Cour, monsieur le Président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain 9 heures pour les plaidoiries des parties civiles.
Alain GAUTHIER
Margaux GICQUEL
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, vendredi 23 juin 2023. J30
26/06/2023
Plaidoiries des parties civiles :
• Maître Matthieu QUINQUIS, avocat de la LICRA.
• Maître Jean SIMON, avocat des associations Survie et Cauri.
• Maître Hector BERNARDINI, avocat des associations Survie et Cauri.
• Maître Domitille PHILIPPART, avocate du CPCR.
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Maître Matthieu QUINQUIS, avocat de la LICRA
« Par bonheur ». Deux mots, deux petits mots. Par. Bonheur.
Dans ma bouche ils sont anodins, inoffensifs.
Dans celle de celui qui les a déposés devant vous, le 22 mai dernier, ils l’étaient beaucoup moins. Déposés d’un ton calme. Déposés sans une note de malaise. Ils disaient tout de la pensée et du positionnement de celui qui les a tenus, ces deux mots.
Vous vous souvenez de lui. Vous l’entendez, vous aussi, cet homme.
D’une voix sereine, marquée par un accent particulier qui mêlait les couleurs des collines rwandaises à celles de son refuge italien, Hormisdas NSENGIMANA répondait alors au Bâtonnier Gilles PARUELLE.
A la question de savoir s’il avait vu, autour des barrières installées à Nyanza, quelques cadavres ou quelques blessés, il répondait tranquillement ceci : « Je n’en ai pas vu, par bonheur. »
« Par bonheur. »
Après s’être refusé à parler de « génocide », préférant user d’euphémismes négationnistes, évoquant des « troubles », remémorant une situation « très tendue », voilà donc les mots que choisissait ce prêtre pour évoquer sa propre expérience des tueries et massacres.
Témoin de personnalité, témoin de la défense, c’est cet ami que l’accusé a appelé à la rescousse pour vous assurer de sa moralité et du rôle qu’il n’aurait pas joué au mois d’avril 1994 au Rwanda.
Chacun ici, au terme de huit semaines d’audience, appréciera. Et vous, vous jugerez.
* * *
Monsieur le Président,
Mesdames, Monsieur de la Cour,
Mesdames et Messieurs les jurés,
Je représente ici la LICRA. La ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme. La LICRA et seulement la LICRA.
Avec ma consœur Sabrina GOLDMAN, je n’assiste ni représente aucun survivant. Je n’assiste ni représente aucun parent, aucun enfant de victime massacrée.
Assis derrière nos confrères et consœurs qui portent, parfois depuis de nombreuses années, ces voix et ces histoires, nous avons pris place sur ces bancs pour porter devant vous trois idées.
La première de ces idées est que la place de la Licra est bien ici.
Depuis sa création, en 1927, la Licra a toujours observé et pris part aux procès de génocides et crimes contre l’Humanité.
De Nuremberg, d’où l’un de ses fondateurs, Joseph Kessel, rapportait dans l’Europe d’après-guerre, l’impitoyable mécanique génocide nazie, aux procès de tous ceux qui ont précédé Philippe MANIER dans ce box pour être jugés des crimes commis au Rwanda, la Licra a toujours été là.
La place de la Licra est ici parce que l’objet social de l’association est de lutter contre toutes les formes de racisme.
Or au terme de ce procès, vous l’aurez compris, le crime de génocide est l’idéologie raciste en action, dans son expression la plus aboutie et la plus fatale, aussi.
Le génocide commis au Rwanda n’a pas surgi de nulle part.
Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé sur le conditionnement des esprits par la classification, la stigmatisation et la détestation de l’autre ;
Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé sur la volonté d’établir un ordre politique raciste, de mettre en œuvre une mécanique sociale fondée sur la discrimination ;
Il est l’aboutissement sanglant d’un projet politique d’extermination des Tutsis fondé sur la déshumanisation totale des Tutsi, devenus un corps étranger, un corps animal, un corps malade dont il faudrait se méfier et se séparer.
Alors, de cette façon, le génocide n’est pas une fureur soudaine, un accès de folie, ce n’est pas une série de meurtres ou d’assassinats ordinaires (l’idée serait-elle seulement possible ?).
C’est plus exactement le déploiement raisonné d’une pensée raciste, donc mortifère, en actes d’exécution et de liquidation, donc meurtriers.
Il est du rôle et du devoir d’une association universaliste comme celle que je représente d’être présente pour en combattre toutes les expressions.
La deuxième idée que je veux porter devant vous est qu’en faisant œuvre de justice, vous ferez œuvre de mémoire.
Je vous parlais précédemment de Joseph Kessel. Durant le procès de Nuremberg, il écrivait justement que tout le procès avait pour but : « […] de mettre tout à coup les criminels face à face avec leur forfait immense, de jeter pour ainsi dire les assassins, les bouchers de l’Europe, au milieu des charniers qu’ils avaient organisés, et de surprendre les mouvements auxquels les forcerait ce spectacle, ce choc. »
Sur les bancs de la partie civile, on est revenu sur cette idée.
Sur les bancs des parties civiles, nous avons cessé de placer nos attentes et nos espoirs entre les mains des criminels qui comparaissent.
Philippe MANIER nous a confirmé qu’hélas, nous avions raison.
Ce sont donc entre vers les témoins, les victimes que nous nous tournons entièrement.
Et vous l’aurez peut-être noté, c’est en tout cas quelque chose qui n’a cessé de m’interpeller de procès en procès, nombre de victimes concluent leurs témoignages en disant « et c’est ici que s’est terminé pour moi le génocide ».
S’il s’agit chaque fois de récits intimes, de violences personnelles, de souffrances individuelles, ils se joignent les uns aux autres pour intégrer un immense cortège auquel nous devons nous aussi faire face.
L’universalisme que défend la LICRA poursuit précisément cet objectif d’inscrire chacun de ces récits dans une histoire collective, notre histoire.
Je sais que vous prendrez votre part dans la réalisation de ce projet, que soutient la compétence universelle et qu’a décidé d’assumer, non sans peine, ni difficulté, la justice française.
La troisième idée que je veux défendre ici est que l’envergure d’un crime n’épuise pas la responsabilité de chacun de ses auteurs.
Vous pouvez certainement vous interroger sur le sens que peut avoir la recherche d’une responsabilité individuelle en présence de crimes de masse, tels que le génocide et le crime contre l’Humanité.
Crime de masse, évidemment, parce qu’il y a une multitude de victimes.
Crime de masse aussi parce qu’il y a multiplicité d’auteurs et de complices.
De la même manière qu’il faut lutter pour que la mémoire de chaque victime ne s’étouffe dans cette nuée de cadavres, nous devons ferrailler pour que la responsabilité de chaque bourreau ne se dissipe dans la meute qu’ils ont formé.
Il est justifiable, il est justifié, il est juste de tenir chaque individu qui participe à un génocide personnellement et individuellement responsable de ce crime collectif.
C’est ici un des sens de ce procès : empêcher l’impunité.
Ici, pendant plusieurs jours, des témoins sont venus répéter le rôle, la part et l’influence que Philippe MANIER, alors HATEGEKIMANA, a exercé sur les barrières et sur les collines.
Ils sont venus raconter l’aplomb avec lequel il s’adressait aux habitants, à ceux qu’il allait transformer, dans les minutes et heures qui suivront, en d’authentiques assaillants et farouches assassins.
Ils sont venus insister sur les mots et sur les gestes dont il a usés pour déterminer les plus incertains des Hutus à suivre l’exemple, son exemple, pour les résoudre à emprunter la voie, sa voie ; celle qui devait menait des centaines et des milliers d’âmes Tutsi vers la mort la plus horrible que nous puissions imaginer.
C’est bien cela, celui-là, que vous devrez juger.
Bien sûr, pour mener à bien votre office, pour juger Philippe MANIER, vous auriez pu espérer recevoir de sa part quelque indication, à tout le moins un début d’explication, fut-il bricolé.
Il aurait pu vous expliquer pourquoi autant de témoins, autant de victimes indiquent l’avoir vu, l’avoir entendu sur les lieux des tueries, il aurait pu préciser le rôle qu’il a joué dans la compagnie de gendarmerie de Nyanza, à compter du 6 avril 1994.
Il aurait pu vous détailler aussi toutes les précautions et les mesures qu’il a prises pour, sinon éviter, du moins limiter, l’entreprise génocide qui allait bientôt se déployer. Lui, le gendarme qui s’est décrit si facilement comme modéré et ainsi marginalisé.
Philippe MANIER a cependant choisi de se murer dans le silence.
A l’issue de plusieurs semaines durant lesquelles nous avons été, sur les bancs des parties civiles, bien en peine de comprendre la stratégie et l’axe de défense, il a donc choisi de ne pas « commenter ».
Encore une fois, le choix des mots.
Quoi qu’il en soit, c’est son droit. C’est votre droit, Monsieur.
Votre décision n’enlèvera toutefois pas à ce procès, à votre procès, l’un de ses sens, celui d’apporter quelques éléments de réponse et de compréhension à l’atrocité des crimes qui vous sont reprochés.
A défaut d’aide de la part de l’accusé, Mesdames, Messieurs, vous devrez aller chercher les réponses ailleurs.
Vous irez les chercher dans les voix de toutes celles et ceux qui, au prix parfois d’un pénible voyage, et toujours d’un coûteux souvenir vous ont confié leur mémoire et le récit de ces jours de tueries, de ces semaines de fuite, de ces mois de sang.
Vous irez les chercher dans tous ces témoignages regorgeant de sincérité. Une sincérité qui a éclaté plus violemment qu’aucun autre jour dans le cri brûlant de Charlotte UWAMARIYA à l’évocation du massacre de sa sœur, dans son cri, mais aussi dans son ombre quittant effondrée cette salle d’audience.
Finalement, vous irez chercher les réponses aux questions qui vous sont posées chez ceux qui, sans contrepartie, ont bien voulu vous les donner.
Loin d’être insignifiant, le silence de Philippe MANIER marque l’écart qui ne cesse de se creuser entre celles et ceux qui ont le courage de faire face et celui qui se dérobe.
Nul ne peut douter de quel côté de ce gouffre se situe la vérité.
* * *
Au terme de ce procès, c’est encore la voix d’Hormisdas NSENGIMANA que je veux convoquer devant vous. Elle me semble dire tellement de ce qui s’est joué ici. De l’image qu’a tenté de donner l’accusé et que tous ses amis appelés à témoigner ont finalement, malgré eux, malgré lui, achevé d’écorner[1].
Rappelez vous une dernière fois cette interrogation de Monsieur le Président et l’échange qui s’ensuit : « Est-ce qu’il y a eu des massacres à Nyanza et aux alentours ? »
Le témoin de répondre : « Écoutez, moi personnellement, je ne suis pas sorti pour voir s’il y avait des massacres ou pas. Mais tout le monde sait qu’il y a eu des massacres, j’en ai entendu parler. »
« Qui a été massacré ? »
« Des Tutsis. » concède difficilement le témoin.
« Par qui ont-ils été massacrés ? » insiste alors le président.
Hormisdas NSENGIMANA, refusant l’évidence, refusant l’Histoire, refusant la vérité, se contentait de répondre : « Vous m’amenez très très loin là. »
Oui, Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés, l’examen attentif des faits reprochés à l’accusé nous a ensemble amené très très loin.
Très très loin dans le noir.
Pendant de longues semaines, au fil des témoignages, nous avons effleuré les rives du malheur des victimes et ressenti la profondeur du vide qu’ont créé autour d’eux les tueurs.
Comme son ami, Philippe MANIER a refusé ce voyage harassant.
Il a refusé d’y aller.
Il a refusé de replonger dans ses souvenirs.
Il a refusé de se confronter à ses crimes.
Dans votre décision, dont je ne doute ni du sens, ni de la portée, vous le contraindrez à lever ce regard qu’il a ici trop souvent tenu baissé,
Vous le contraindrez à faire face à son passé.
Car c’est ici l’un de vos pouvoirs, et soyez en justes maîtres :
Imposez les faits à ceux qui les contestent,
Imposez la vérité à ceux qui la nient,
Imposez la justice à ceux qui la fuient.


Plaidoirie de maître Jean SIMON, avocat des associations Survie et Cauri.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs de la Cour, Mesdames et Messieurs les jurés,
J’interviens aux côtés de mes confrères Sarah SCIALOM et Hector BERNARDINI dans ce dossier où nous avons l’honneur d’assister des parties civiles personnes morales, deux associations SURVIE et CAURI, et plusieurs parties civiles personnes physiques dont certaines sont venues déposer à cette barre ou ont été entendues par visioconférence.
Dans un premier temps, je veux vous dire quelques mots sur les deux associations que nous assistons, l’association SURVIE, sa représentante Laurence DAWIDOWITZ est venue déposer lundi dernier, et l’association CAURI dont la représentante, Madame Adélaïde MUTAKANTABANA est venue hier elle aussi pour vous exposer l’objet et les actions de l’association dont elle est présidente.
SURVIE est une association créée il y a un peu plus de 30 ans. Son premier objet consistait à lutter contre la misère et la faim dans le monde en dénonçant l’indifférence généralisée face à des mécanismes de domination économique, politique, militaire.
L’association a donc évolué et Survie a été amenée à militer pour assainir les relations entre la France et les pays africains.
Survie a conservé ses méthodes d’interpellation tant de l’opinion publique que des responsables politiques pour obtenir des réponses institutionnelles.
Une mission internationale se constitue avec des représentants de la Fédération Internationale des droits de l’Homme (FIDH), de la branche africaine de Human Right Watch (HRW), et de l’Union africaine des Droits Humains.
Mon confrère Éric GILLET que la Cour a entendu en a fait partie, Jean CARBONARE, à l’époque président de Survie, également.
Jean CARBONARE est connu pour son interview au journal télévisé de Bruno MASURE sur France 2 qui alerte dès le 28 janvier 1993 du risque de génocide au Rwanda[2].
Il rentre alors d’une mission d’enquête internationale organisée par la FIDH et dont le rapport révèle l’ampleur des massacres à caractère génocidaire perpétrés au Rwanda de 1991 à 1992[3] ainsi que leur caractère organisé, chaque offensive du FPR entraînant en représailles des crimes commis sur les civils Tutsi.
Cette intervention est restée célèbre en raison de l’émotion de l’intervenant, ému aux larmes, qui lance des cris alarmants en évoquant qu’un génocide se prépare et qu’il est nécessaire d’agir au plus vite. Malheureusement, cette émotion n’aura pas suffi, et Jean CARBONARE a été par la suite très critique sur l’attitude du pouvoir français évoquant « passivité » et « complaisance »
La défense s’est fait forte de rappeler que Monsieur CARBONARE avait occupé des fonctions auprès du gouvernement rwandais après le génocide et qu’il avait pu être le conseiller de Paul KAGAME mais sans rappeler les fonctions que Jean CARBONARE a occupé puisqu’il avait été en charge du programme de relogement et de reconstruction pour les victimes du génocide dont les maisons avaient été brûlées et Jean CARBONARE a très vite quitté ses fonctions de conseiller préférant retrouver son entière liberté d’action.
A leur retour, SURVIE s’est inquiétée du silence qui a suivi l’intervention de ce dernier lors du journal de 20h sur France 2, mais aussi ses rencontres avec la cellule africaine de l’Elysée pour remettre le pré-rapport de mission, puis a été effaré de constater que l’exécutif français continuait à soutenir le régime HABYARIMANA puis le Gouvernement Intérimaire, le GIR.
SURVIE a énormément évolué pendant et après le génocide, ce combat est devenu fondateur.
La mobilisation a commencé dès le génocide
Durant le génocide, d’avril à juillet 1994, les adhérents de Survie et leurs amis se sont mobilisés, dans les groupes locaux comme à Paris : conférences de presse, communiqués, actions concrètes comme la marche en rond qui a eu lieu aux Invalides, à Paris mais aussi dans d’autres villes. Ils tournaient en rond pendant des semaines pour dénoncer un monde qui ne tournait pas rond à être ainsi indifférent au pire.
Dès octobre 94, François–Xavier VERSHAVE, qui succédera à Jean CARBONARE comme président de Survie à partir de l’assemblée générale de 1995, a écrit un premier livre « Complicité de génocide ? ».
Parallèlement, la déléguée du président, Sharon COURTOUX, recevait des témoignages de rescapés et de leurs familles vivant en Europe.
Je profite de cette plaidoirie pour saluer la mémoire de François-Xavier VERSHAVE, président, et de Sharon COURTOUX, membre fondatrice et membre d’honneur de l’association Survie, dont elle accompagna l’évolution pendant 30 ans, d’un mouvement tiers-mondiste militant pour une aide au développement plus efficace (au travers d’une « loi de Survie », largement soutenue mais jamais votée) à l’association que nous connaissons aujourd’hui.
La lutte contre la banalisation du génocide a été introduite dans les objectifs statutaires de Survie.
Le refus de l’impunité également avec l’idée suivant laquelle les crimes contre l’humanité et le crime de génocide (ou le crime d’être né) heurtent si brutalement nos valeurs, qu’ils sont considérés comme les crimes les plus graves qui ne peuvent rester impunis et ce quelle que soit la nationalité de l’auteur, quel que soit le lieu de l’infraction et quel que soit le temps qui a pu s’écouler depuis la commission de ces crimes.
Survie a participé à la Coalition Française pour la cour Pénale internationale (CFCPI), et multiplié les pressions pour que la Cour Pénale Internationale existe, pour que la justice existe contre les bourreaux qui ont commis ou facilité des crimes contre l’humanité.
En 2004, Survie a contribué à une Commission d’Enquête Citoyenne sur les responsabilités de la France au Rwanda en 1994, avec de nombreux partenaires.
Survie écrit, publie, organise des conférences, sensibilise, informe, dénonce, réfléchit et agit.
Survie participe à des procès comme son objet statutaire le lui permet.
Depuis plus de 29 ans, SURVIE lutte pour que de tels actes ne se reproduisent pas, et cette lutte passe par le combat pour la vérité et la justice, contre l’impunité et le silence.
Être partie civile dans de tels procès c’est mettre la lutte contre l’impunité au cœur de l’action de l’association.
La conséquence de l’impunité pour les tueurs et pour ceux qui les ont armés, c’est un encouragement à perpétrer à nouveau le crime, à utiliser à nouveau la haine comme moyen de gouverner.
Le génocide d’avril 94 a été possible car les meurtriers des tueries précédentes n’avaient pas été arrêtés, jugés, condamnés.
Survie pose un regard radical et exigeant sur la politique de la France en Afrique.
Cette exigence est aussi celle de justice.
CAURI partage le même objet statutaire.
CAURI est une association sœur de SURVIE, partenaire naturel, qui était d’ailleurs auparavant SURVIE AQUITAINE
Les thèmes de SURVIE et de CAURI sont communs : la sensibilisation de la lutte contre l’impunité mais aussi contre la banalisation du génocide et contre le négationnisme, continue aujourd’hui afin de transmettre cette expérience aux plus jeunes, d’informer de sensibiliser, de tirer des leçons et de rappeler l’importance de la justice.
De se dire que la mobilisation de 1994 a servi à ce que ce génocide reste dans la conscience de nos concitoyens
Au passage, merci à tous les adhérents et militants de Survie qui nous accordent une grande confiance et notamment ceux qui sont venus assister à cette audience, François, Laurence et Jacques tout particulièrement.
CAURI reprend le combat de cette femme, Adélaïde MUKANTABANA, qui a vu sa famille exterminée, ses enfants mourir chez leurs grands-parents qui a perdu son tonton Emmanuel à Nyanza.
La valeur de cette parole est essentielle, centrale, déterminante.
Et encore plus dans ce dossier qu’un autre.
• Une centaine d’auditions de témoins, de parties civiles, certaines durant des heures entières.
• Nous sommes dans un dossier avec des faits qui remontent à 29 ans, ce qui suppose que l’acte d’accusation se fonde principalement sur des témoignages et qu’à la différence des dossiers communs, nous n’avons pas d’écoutes téléphoniques ou de vidéo surveillance, de géo localisation ou d’éléments purement techniques qui permettent de mettre en évidence des éléments matériels incontestables,
• Nous sommes qui plus est devant la Cour d’assises où le principe qui règne est celui de l’oralité des débats.

Comment ne pas parler de l’histoire de la famille d’Erasme NTAZINDA, le maire de Nyanza[4], et de Marie INGABIRE, et de Gloriose MUSENGAYRE, ses cousines germaines qui ont témoigné devant votre Cour[5].
Marie, seulement âgée de 7 ans à l’époque des faits, sa sœur Gloriose quant à elle âgée de 15 ans.
Leurs parents et la majeure partie de leur fratrie de 10 frères et sœurs, exterminés alors qu’ils fuyaient en ordre dispersé la maison familiale dans la plus grande panique, sur la colline de KARAMA, fuyant de collines en collines et terminant hagards sur le site de l’ISAR SONGA.
Leur histoire qui nous révèle que les 4 frères et sœurs survivants du génocide mettront plus de 18 mois à se retrouver après.
Il a été difficile pour les parties civiles de venir déposer à cette barre.
Cette parole des parties civiles est essentielle.
Madame WAINTRATER, psychologue clinicienne[6], a évoqué les efforts gigantesques réalisés par ces personnes afin de trouver la force de dire, de raconter, de décrire l’ensemble de leur chemin de croix, de leur calvaire humain à travers les visions d’émasculation, d’éventration pour tuer les bébés Tutsi, de supplication d’une mère pour qu’on l’achève et sauve sa fille en bas âge regardant sa mère agoniser dans une mare de sang.
Je lisais récemment un ouvrage de Denis SALAS, d’un magistrat français qui est intervenu au procès dit du Vendredi 13 novembre 2015.
Il écrivait quelque chose que j’ai trouvé très pertinent et qui traite plus spécifiquement du viol au sujet duquel il relève notamment que seule une approche narrative peut mettre en lumière l’expérience humaine singulière des victimes d’une violence intime.
Je considère que cette formule s’applique parfaitement aux faits de génocide et de crimes contre l’humanité ; c’est bien dire à quel point le récit, la formulation des faits subis, la parole apparaissent comme essentiels, non seulement pour caractériser les faits mais aussi pour libérer les rescapés.
Effectivement, pour les victimes, le fait d’être à même de raconter, de décrire, de dire la succession d’évènements hautement traumatiques qu’elles ont subi est le seul moyen pour elles de parvenir à mettre en lumière leur expérience humaine singulière des victimes de crimes qui, par nature, vont dénier leur fondement même, leur humanité.
Cette parole est essentielle.
La parole des témoins l’est tout autant.
En effet, comme vous l’avez compris, le dossier repose sur des témoignages.
Au travers des questions qui ont pu être posées par la défense de l’accusé, on a parfaitement compris qu’on allait tout faire pour tenter d’écarter par tous moyens les témoignages à charge qui viennent mettre en cause l’accusé des crimes les plus graves.
Lors du témoignage de Madame WAINTRATER, la défense a posé la question de la contamination des témoignages, à savoir que celui qui n’avait peut-être pas exactement vu la même chose qu’une autre personne, en en parlant avec cette dernière pouvait être amené à modifier ses déclarations ou même à penser avoir vécu un évènement qu’on lui avait raconté.
Cette contamination a été décrite par la psychologue clinicienne comme un phénomène naturel qui touche n’importe qui mais qui peut être encore plus prégnant quand on est témoin d’actes aussi graves.
Ce qui est intéressant c’est surtout le fait qu’on va essayer de vous faire considérer que dans l’hypothèse où un témoignage serait affecté du début de la moindre contamination, il faudrait écarter ce témoignage dans son intégralité, il faudrait le rejeter, ne pas le prendre en compte, l’annuler et non pas chercher à le traiter.
• Cela supposerait que vous preniez chaque témoignage seul, indépendamment des autres, sans le recouper avec les autres dépositions qui peuvent justement permettre de confirmer ou de corroborer des éléments factuels.
• Cela supposerait également que vous accordiez du crédit au fait que si un témoin avait eu des déclarations discordantes sur une distance ou un métrage, sur les dates exactes des faits ou sur l’heure exacte de leur commission ou sur la description d’un véhicule, sur le point de savoir si un véhicule pouvait contenir 8 ou 10 personnes, sur sa couleur ou sur le point de savoir s’il était doté d’une simple ou d’une double cabine ou si une colline comptait 3, 4 ou 5000 réfugiés, serait suffisant pour considérer que le témoignage serait intégralement inefficient et à écarter totalement.
• Ce serait aussi admettre que la Cour ne remplit pas son devoir, sa mission qui réside justement dans le fait d’écouter, de poser des questions, de soupeser, de recouper, d’analyser, et, au final de retenir, de filtrer ou d’écarter.
Non, votre cour ne se laissera pas entraîner dans un tel raisonnement radical et remplira sa mission d’examen, de recoupage, de mise en perspective, d’interprétation et de volonté de cohérence.
Cette défense est une posture, la posture de celui qui préfère se cantonner à critiquer la parole de l’autre plutôt que de tenter de se défendre en apportant ses explications et une réelle contradiction et j’y reviendrai.
Comment ne pas relever la parole des témoins cités par la défense, des témoins cités au titre de la personnalité, où on a pu souvent constater que ces personnes semblaient ne pas connaître le mot génocide, ou avoir les plus grandes difficultés à l’utiliser, ce qui encore une fois interroge vraiment sur le positionnement de l’accusé.
En effet, comment comprendre pour celui qui dit reconnaître la réalité de l’existence du génocide et qui n’a donc rien à gagner en partant sur des thèses suivant lesquelles, face aux déclarations des parties civiles, des rescapées ou des familles de victimes, face aux dépositions des témoins sur les faits, face aux accusations qui pèsent sur lui alors même qu’il se prétend comme innocent et n’ayant rien à se reprocher, face aux dépositions de ses proches de l’accusé comme sa femme, face aux questions qui se posent légitimement dans un procès d’assises, qu’avons-nous eu ?
Le silence de l’accusé.
Certes, c’est l’exercice d’un droit.
Le droit au silence.
Un droit réside dans la faculté qu’on laisse à celui qui en bénéficie ou qui en jouit de l’exercer ou non.
Très bien que l’accusé puisse exercer ses droits.
Il faut bien comprendre et rappeler qu’il s’agit d’un choix de l’accusé.
Comme ne pas revenir sur la déclaration spontanée de Monsieur BIGUMA MANIER dans laquelle il a livré ses explications, ses raisons pour lesquelles il a décidé de garder le silence.
Rappelez-vous cette déclaration spontanée qui était une lecture.
Il a déclaré qu’il était au-dessus de ses forces de s’exprimer, il a reconnu qu’il y avait eu un génocide au Rwanda, il a dit compatir aux souffrances des victimes mais il a surtout déclaré qu’il n’avait rien à se reprocher dans les faits pour lesquels il est accusé, que son innocence allait bientôt être révélée au grand jour !
Il est même allé plus loin en indiquant avoir sauvé des personnes Tutsi, révélant pour la première fois avoir entretenu une relation extraconjugale avec une femme Tutsi qui lui aurait donné un enfant qu’il aurait essayé de sauver également …
Il nous a dit qu’il compatissait au sort des victimes, alors que, sauf erreur de ma part, cette compassion ne s’est jamais manifestée au cours de cette audience où il n’a pas formulé un mot en ce sens après les déclarations des parties civiles ou des témoins malgré les nombreuses heures d’audition de personnes racontant dans les larmes les séries d’atrocités subies.
Les experts psychologues ont relevé qu’il était dénué d’affects, il me semble qu’il nous l’a démontré au cours de cette audience, et pire encore il est en réalité apparu comme dénué de compassion, et j’irai même jusqu’à dire dénué de courage et de sincérité.
L’accusé a fait le choix de s’en tenir à ces quelques mots d’explications.
Ce choix lui a permis de ne pas se confronter aux questions des parties civiles, du Ministère Public et de la Cour.
Ce choix s’est fait au détriment des parties civiles qui, elles, ont fait les plus grands efforts pour monter à la barre., et se tenir devant vous.
Ce choix s’oppose à l’oralité des débats, ce choix de défense de celui qui n’aurait rien à se reprocher et qui chercherait, lui, face à la pire des accusations, à démontrer son innocence, ce choix s’est fait aussi au détriment de la manifestation de la vérité
Ce choix est la suite logique de celui qui a tout fait pour fuir ses responsabilités comme il a fui son pays.
L’exercice de ce droit au silence passe mal pour les parties civiles qui viennent pour la plupart se tenir devant vous parce que leurs proches ont été privés de tout exercice de leurs droits fondamentaux et n’ont pu se défendre face à leurs condamnations au silence éternel.
Ce choix de l’accusé intégrera vos réflexions au moment où vous devrez délibérer.
La question sera celle de savoir comment la Cour interprétera ce choix, Mesdames et Messieurs les jurés, Monsieur Le Président, Mesdames et Monsieur de la Cour, vous aurez vous à déterminer ce que ce moyen de défense inspire à votre raison conformément aux dispositions de l’article 304 du Code de procédure pénale.
L’article 304 du Code de procédure pénale qui est à mon sens le plus beau des textes de notre loi et qui détermine votre tâche, votre mission, votre devoir et notamment de vous décider d’après les charges et les moyens de défense suivant votre conscience et votre intime conviction.
L’ensemble des parties civiles que j’assiste avec Hector BERNARDINI à qui je vais céder la parole, comme moi-même, sommes confiants dans le fait que votre Cour sera à la hauteur de l’exigence de justice qui vous est réclamée.

Plaidoirie de maître Hector BERNARDINI, avocat des associations Survie et Cauri.
Monsieur le Président, Mesdames et Monsieur. de la Cour
Mesdames et Messieurs les Jurés
Je vais m’exprimer dans l’intérêt de clients que j’ai L’HONNEUR de représenter avec mes confrères Sarah SCIALOM et Jean SIMON que vous venez d’entendre et que je ne remercierai jamais assez de m’avoir fait confiance pour le seconder dans des dossiers d’un tel poids :
• L’association SURVIE
• L’association CAURI / la « petite-sœur » girondine de SURVIE,
• Sa présidente, Adélaïde MUKANTABANA dont nous avons entendu hier le témoignage poignant, plein de souffrance et empreint d’une grande dignité[7].
• Érasme NTAZINDA, vous vous souvenez du Maire de Nyanza, celui qui prône l’unité du peuple rwandais par le travail de mémoire et de vérité[4],
• Gloriose MUSENGAHIRE et Marie INGABIRE ses cousines germaines[5] qui ont vécu l’horreur de KARAMA et de l’ISAR SONGA, ainsi que les frères, sœurs et parents d’Érasme qui ont tous souffert d’avoir perdu la petite dernière de la famille, Stéphanie DUKUZEMARYA, massacrée sur la colline de KARAMA, alors qu’elle n’avait que 10 ans et qu’elle se trouvait en vacances chez ses cousins.
• Enfin, nous portons la voix de Madame Yvonne MUKANTAGANA, la sœur d’Innocent SAFARI, ce jeune tutsi enlevé par la gendarmerie alors qu’il tentait de traverser l’AKANYARU pour rejoindre le Burundi voisin comme tant de victimes et de rescapés de ce dossier.
• Yvonne est aussi la sœur de notre correspondant et ami Diogène BIDERI, docteur en droit, auteur d’une thèse sur le viol comme arme du génocide, éminent membre du barreau de Kigali qui n’a pas souhaité se constituer partie civile, car il a depuis accédé à la magistrature au Rwanda. Nous portons aussi sa voix.
Nous portons la voix de ces quatorze parties civiles. La voix des vivants, mais aussi la voix de leurs morts, de leurs disparus.
Honorer leur mémoire c’est pour eux participer à l’œuvre de Justice.
La Justice et la Vérité pour faire en sorte que cela ne se reproduise plus.
Lutter contre l’impunité et le négationnisme qui sont « les deux jambes de tout génocide » disait hier matin Adélaïde à la barre.
Car la communauté des Hommes pourrait récidiver, si elle ne comprenait pas ce qui s’est réellement passé avant et pendant le génocide, et si après chacun n’acceptait pas sa part de responsabilité.
Pour plagier Josias SEMUJANGA – le Professeur émérite de l’université de Montréal que nous avons entendu en visioconférence vendredi dernier[8] – les parties civiles que nous représentons ne sont pas là pour pleurer, pas là pour crier, mais là pour comprendre et se faire comprendre.
* * *
En préambule, j’aimerais prendre un peu de hauteur et vous expliquer pourquoi il est important de rétablir certaines vérités historiques / ici / à Paris / en 2023 / et que chacun puisse prendre sa place dans le récit français du génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda en 1994.
Le Professeur SEMUJANGA qui a passé sa vie à analyser les discours, à décortiquer la façon dont les récits impactent la société, en particulier les récits portant sur le génocide, nous a rappelé que toutes les communautés humaines ont un récit fondateur.
La nation rwandaise d’aujourd’hui a un récit fondateur qui repose désormais sur le mythe de l’unité à l’époque de la monarchie Tutsi, sur l’Ubumwe – l’Unité – ses corollaires, la commémoration du génocide et la réconciliation nationale
Ce récit du génocide a été construit notamment par les témoignages des trop rares rescapés, ceux des tueurs, par les juridictions rwandaises spécialisées, les Gacaca, les travaux d’Ibuka et de la CNLG, la Commission Nationale de Lutte contre le Génocide…
Ce grand récit est clair. Même s’il est constamment ajusté et précisé.
Il est particulièrement détaillé en ce qui concerne la gendarmerie, précis et circonstancié sur le rôle qu’a tenu BIGUMA dans la perpétration du génocide.
Je fais notamment référence à l’ouvrage intitulé Histoire du Génocide dans le district de Nyanza qui est au dossier de la procédure et dont nous avons longuement parlé lors de l’audition d’Érasme NTAZINDA…
Je vous cite deux morceaux choisis parmi une vingtaine d’occurrences du nom de l’accusé :
« L’adjudant-chef HATEGEKIMANA Philippe alias BIGUMA a fait ériger cinq barrières tout près de la laiterie de Nyanza. Il a demandé à la population de tuer tout Tutsi qu’ils allaient trouver et de manger son bétail et de brûler sa maison. Il a fourni deux bidons remplis de bière de banane et des caisses de limonade à ceux qui tenaient ces barrières. » p. 99
« L’adjudant-chef HATEGEKIMANA Philippe alias BIGUMA de Nyanza en compagnie du bourgmestre HATEGEKIMANA Didace sillonnaient la commune pour voir comment les instructions de tuer les Tutsi étaient mises en pratique. » p. 128
Vous l’aurez compris : le récit fixé par les Rwandais est accablant pour l’accusé.
Il en ressort que BIGUMA menait les gendarmes sur la colline de NYAMYAGA, à l’étang de NYAMYAGA et sur la colline de KARAMA, bien entendu. Ces faits ne sont pas dans le cadre fixé par l’arrêt d’accusation. Sont hors de la saisine de la Cour.
Dès lors, la vérité judiciaire qui ressortira de cette audience ne portera que sur la pointe émergée de l’iceberg, une toute petite portion des faits qu’on lui reproche.
Et c’est pourquoi Mesdames et Messieurs les jurés vous devrez être particulièrement attentifs à l’examen de ce qui est reproché à l’accusé à NYAMURE, à NYABUBARE et à l’ISAR SONGA.
* * *
Ce que je veux souligner dans mon propos c’est : comment le récit historique rwandais est – aux heures les plus sombres de l’histoire du Rwanda – entremêlé à celui de la France. C’est ce récit français du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda qu’il faut sans cesse corriger…
La France, pays des Droits de l’Homme, aurait dû être un phare dans la Nuit rwandaise. Mais il n’en fut rien.
Depuis le 26 mars 2021, et la publication du rapport de la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi dit « Rapport Duclert »[9], il est désormais une vérité historique que la France porte des « responsabilités lourdes et accablantes » dans la perpétration du génocide.
Il n’est pas trop tard pour donner l’exemple. A la lumière de ce rapport, il est naturel qu’elle reste pionnière dans l’exercice de la compétence universelle pour juger les génocidaires.
Plus qu’un élément de contexte, le rôle de la France au Rwanda est désormais un prisme à travers lequel la Cour doit examiner les faits qui la saisissent.
Et avec le recul que nous apportent 30 ans de travaux de recherche, on peut aujourd’hui mieux comprendre dans quelle mesure la France a formé, entraîné et armé les gendarmes rwandais – parmi lesquels l’accusé – avant, pendant et après le génocide. C’est mon premier point.
On a tous en mémoire le témoignage du général VARRET[10] au sujet de la commande passée par le chef d’état-major de la gendarmerie, le colonel RWAGAFILITA, pour la fourniture d’armes lourdes, de mortiers, de bazookas, de fusils mitrailleurs, des mitrailleuses, des grenades, des obus et des munitions.
« C’est pour liquider les Tutsi ! » lui aurait précisé le colonel RWAGAFILITA lors d’un entretien seul à seul avec le général VARRET !
Nous sommes début-1991
Devant cette même cour d’assises, le général VARRET a lu une correspondance du lieutenant-colonel ROBARDEY, disant que ce dernier n’avait jamais démenti que cette demande et cet entretien avaient bien eu lieu.
On comprend mieux aujourd’hui comment l’accusé a certainement été entraîné à Ruhengeri au maniement d’armes de guerre – made in France – par des instructeurs français du Détachement d’Assistance Militaire et d’Instruction de la Gendarmerie (ou DAMI-Gendarmerie) …
On comprend mieux aujourd’hui comment la Gendarmerie de Nyanza a probablement pu bénéficier du soutien de l’un des quatre hélicoptères Alouette, gracieusement mis à la disposition de l’état-major de la Gendarmerie par la France.
Hélicoptère utilement mis à profit lorsqu’il a fallu faire une mission de reconnaissance à l’ISAR SONGA, un repérage de l’organisation de la résistance menée héroïquement par Tharcisse SINZI[11].
Un repérage pour positionner au mieux le mortier de 60mm qui sera utilisé le lendemain par les gendarmes pour bombarder la colline, avant que gendarmes et miliciens de concert aillent finir le « travail » avec leurs armes à feu et leurs machettes.
On comprend mieux comment l’instruction stratégique et tactique des gendarmes rwandais par certains experts français de la guerre contre insurrectionnelle, leur a permis de mener l’extermination des Tutsi avec une si grande efficacité.
On se souvient des témoignages de rescapés qui relataient que les miliciens aux barrières les incitaient à aller se réfugier à l’ISAR SONGA.
Attention ! Je ne prétends pas que les militaires français étaient animés d’une quelconque intention génocidaire.
Comprenez-moi bien.
Alors que les militaires français sur le terrain pensaient simplement aider un pays allié à se défendre contre une force rebelle extérieure, dès l’incursion du FPR fin-1990 et le lancement de l’opération Noroit par la France,
En fait, les Français étaient en train de donner des outils d’une redoutable efficacité à des forces armées qui sont aux mains d’extrémistes hutu qui préparaient déjà l’extermination des Tutsi.
Les trois piliers de la guerre contre-insurrectionnelle telle qu’elle a été théorisée par les Français et enseignée au haut commandement des forces armées rwandaises : 1. le déracinement et la concentration des populations rurales dans des camps ; 2. l’armement des populations civiles et la constitution de milices ; 3. afin d’isoler les forces rebelles au sein de la population, la mise en œuvre de techniques de manipulations socio psychologiques, la propagande.
C’est mon dernier point, les travaux d’historiens comme Vincent DUCLERT et de chercheurs comme François GRANER ont mis en lumière une rhétorique élyséenne et militaire qui confine à la propagande anti-FPR.
Pour légitimer sa propre position géopolitique, et son soutien au gouvernement HABYARIMANA puis au gouvernement intérimaire de Théodore SINDIKUBWABO et de Jean KAMBANDA, les autorités françaises ont semé des graines dans les média et l’opinion française, cultivé certains préjugés ce qui malheureusement servira de terreau aux négationnismes, parmi lesquels les principaux arguments de défense de l’accusé.
Le négationnisme du génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda en 1994 prend de nombreuses formes, parfois très subtiles, insidieuses. Et je ne voudrais pas que certaines de ces idées négationnistes viennent vous contaminer au moment de vous retirer pour délibérer.
J’en mentionnerai d’abord certaines pour mieux les écarter, juste pour m’assurer qu’elles ne s’instillent pas dans l’esprit des jurés. Enfin je terminerai mon propos par la stratégie de défense de l’accusé qui est aussi nauséabonde, qu’elle est inopérante juridiquement.
La première forme de banalisation du génocide est très européenne, presque néo-colonialiste. C’est celle que le Professeur SEMUJANGA appelait l’endémisme africain. Cette idée selon laquelle il y a une sorte de sauvagerie et de violence propres au continent africain. Que l’on s’y massacre habituellement et qu’ici en France on ne devrait pas s’en émouvoir.
C’est vite oublier le nazisme et la Shoah. Les Européens sont tout à fait capables de pires atrocités.
La deuxième forme de négationnisme qu’il convient d’écarter à priori, c’est celle qui consiste à dire que l’extermination des Tutsi est une génération spontanée, un mouvement chaotique d’une frange de la population contre une autre. C’est aussi une grave erreur historique. Cette forme de négationnisme n’a pas vraiment contaminé ce dossier. Quoique…
On le sent poindre lorsque l’Abbé Hormisdas NSENGIMANA, ancien directeur du Christ-Roi, nous explique qu’il traverse trois barrières pour aller du Collège au marché pour faire ses courses et qu’il n’a pas vraiment vu de morts, ni d’arrestation de Tutsi, ni d’enlèvement à ces barrières[1]…
Il écoute la radio mais n’y entend pas les appels au « travail », à l’extermination des Tutsi.
Bref, le génocide se produit ici ou là, de façon spontanée, sporadique mais pas sous sa fenêtre, pas à l’incitation des plus hautes autorités de l’État.
Enfin précision,
Négationniste s’il en est,
Hormisdas NSENGIMANA, cité par la défense est quand même celui qui refuse de parler de génocide et se limite à dire que la question a été tranchée par le TPIR[12], et qu’il ne souhaitait pas revenir dessus.
Et lorsque je lui demande, s’il avait entendu parler de réunions de sécurité auxquelles l’accusé BIGUMA avait participé, Hormisdas NSENGIMANA a répondu à la cour la chose qui suit :
« Il a été beaucoup question de ces réunions de sécurité lors de mon procès. Le procureur n’a pas pu produire un seul témoin qui a dit que j’en ai fait partie »
Ce témoin faisant ensuite le lien avec la dernière forme de négationnisme, la plus subtile, celle que la défense de BIGUMA fait sienne : la thèse du « double génocide », des génocides (au pluriel) ou pire des « massacres interethniques ».
« Pourquoi vous sentiez-vous menacé et avoir pris la fuite ? », lui demandais-je. Réponse : « Le FPR aussi tuait. »
Le FPR / Les crimes de guerre du FPR / Ce serait donc cela l’argument massue de la défense pour faire innocenter BIGUMA.
Tandis qu’au Rwanda les discours haineux des partisans du mouvement Hutu Power opèrent un glissement entre l’ennemi FPR et le Tutsi, les Inyenzi, ces cancrelats qu’il convient d’exterminer,
Chez les Français de l’opération Noroit, le lieutenant-colonel ROBARDEY qui supervise le DAMI-Gendarmerie est chargé de collecter des informations sur les massacres et exactions du FPR.
Il reprend l’expression « Khmers noirs » qui va être diffusée au sein du Service d’Information et de Relation Public des Armées.
L’expression sera ensuite reprise le 28 mars 1993 sur les ondes de France inter par le colonel DELORT, le commandant opérationnel de Noroit et plus largement ensuite reprise par les médias.
En coulisse, au sein de la cellule Afrique de l’Élysée, cette diabolisation du FPR vise à contrecarrer le rapport de la commission internationale d’enquête composée d’humanitaires dont faisait partie Éric GILLET et Jean CARBONARE de janvier 1993 dont mon confrère Jean SIMON vous a parlé.
Cette diabolisation du FPR qui a beaucoup occupé la défense pendant ce procès flirte avec la propagande des extrémistes hutus qui cherche à propager l’accusation en miroir : tuer l’ennemi avant que ce soit lui qui vous tue.
Ou pour reprendre les termes du discours de Léon Mugesera prononcé lors du rassemblement MRND[13] du 22 novembre 1992 :
« Celui à qui vous ne couperez pas le cou, c’est celui-là même qui vous le coupera »
De la diabolisation du FPR, la défense glisse doucement vers la thèse du double génocide.
Cette théorie a aussi malheureusement fait florès dans l’opinion française, manipulée.
Les exemples sont nombreux mais je n’en évoquerais qu’un, l’ordre de mission de l’opération Turquoise du 22 juin 1994, qui commence par cette phrase :
« L’ASSASSINAT DES PRÉSIDENTS RWANDAIS ET BURUNDAIS SURVENU À KIGALI LE 6 AVRIL 1994 A DÉCLENCHÉ UNE NOUVELLE FOIS DE TRÈS GRAVES AFFRONTEMENTS INTERETHNIQUES. »
Nous sommes le 22 juin, tous les grands massacres ont eu lieu. Murambi, Kigali. Les humanitaires et les journalistes savent tout et on vient nous parler de « massacres interethniques ». Plus loin,
« IL SEMBLE QUE LE FPR SE SOIT ÉGALEMENT LIVRÉ À DES EXÉCUTIONS SOMMAIRES ET À DES ACTIONS D’ÉPURATION À L’ENCONTRE DES HUTU. »
C’est à un général français que l’on doit ce chef d’œuvre de désinformation.
Et le 8 novembre 1994, dans son discours prononcé au sommet franco-africain de Biarritz, François MITTERRAND évoquera les génocides rwandais (au pluriel).
A supposer que la France se soit réellement trompée en 1994 / ce n’est pas le cas on le sait aujourd’hui / Mais admettons que nous nous soyons trompés / avec le recul que nous donne l’histoire, continuer à parler de double génocide, ou de massacres interethniques, en 2023, confine au négationnisme le plus abject.
Tous les historiens et chercheurs qui ont témoigné ici nous ont dit le contraire.
Stéphane AUDOUIN ROUZEAU est venu exprimer avec nuance le concept de la victime parfaite[14].
On voudrait qu’elle n’ait fait que subir sans répliquer. Comparant ce qu’il reconnait volontiers comme des crimes de guerre du FPR à la réaction des résistants à la libération qui ont exécuté des milliers de collaborationnistes à la Libération.
Que la défense ne vienne pas mardi nous parler de massacre dans les camps de réfugiés hutu en exil alors qu’on a entendu de la bouche de Stéphane AUDOUIN ROUZEAU que ces camps étaient la reconstruction de proto-états génocidaires, armés et organisés, avec leur administration en exil.
L’accusé lui-même et Augustin NDINDILIYIMANA[15] ont évoqué le fait que les services de renseignement avaient été reconstitués dans leur camp, les informaient de la progression du FPR.
Les crimes commis par le FPR lors de la reconquête sont à déplorer. Mais ce n’est pas le sujet !
Mais pour la défense, c’est comme si un évènement dramatique postérieur allait atténuer la responsabilité pénale de l’accusé dans son rôle dans le massacre des réfugiés de NYAMURE, de NYABUBARE ou de KARAMA en avril 1994. Comme si les crimes allégués du FPR au Congo en 1996 expliquaient, justifiaient ou excusaient le rôle de BIGUMA dans l’érection des barrières et le suivi des consignes des génocidaires à Nyanza en avril 1994.
C’est incomparable / Sans rapport avec le sujet / Et sans aucune incidence sur la responsabilité pénale de l’accusé.
La logique génocidaire, c’est le fait de déchirer les fiches de naissance et les actes d’état civil pour casser la généalogie des Tutsi, nous a rappelé Alain VERHAAGEN[16].
La logique génocidaire, c’est l’extermination des enfants pour empêcher la reproduction / Faire disparaitre une génération / La pratique systématique du viol et la volonté d’infecter les femmes Tutsi du SIDA, nous a rappelé Hélène DUMAS[17].
Décimer des familles entières et exécuter les enfants réfugiés dans les champs de sorgho. Les noyer dans les fosses septiques ou les faire manger par les chiens, pour qu’il n’y ait pas de dépouille, ni de sépulture sur laquelle se recueillir.
« C’est pire que la profanation » disait Josias SEMUJANGA.
On ne peut comparer les représailles et crimes de guerre du FPR avec les crimes atroces dont il a été question tout au long des débats, sans se livrer à une forme de négationnisme.
Mesdames, Messieurs les jurés, ne vous laissez pas contaminer par toute tentative de banalisation des actes que vous avez à juger.
* * *
Aujourd’hui, mes confrères de la partie civile, moi-même ne portons pas seulement la voix d’associations citoyennes et de personnes physiques rescapées des massacres ou parents proches de disparus, mais celles de milliers d’individus, de centaines de milliers d’individus…
J’aimerai conclure avec ces mots de l’écrivain Isaac BASHEVIS SINGER, prix Nobel de littérature qui a fui la Pologne en 1935 face à la montée du nazisme :
Les morts ne vont nulle part / Ils sont tous là /
Chaque personne est un cimetière / Un vrai cimetière /
Où reposent nos grands-mères et nos grands-pères /Le père, la mère, l’épouse et l’enfant…
Tout le monde est là… Tout le temps.


Plaidoirie de maître Domitille PHILIPPART, avocate du CPCR.
Introduction sur le CPCR + nos parties civiles personnes physiques.
J’ai l’honneur de représenter le CPCR ainsi que 54 personnes physiques, rescapés ou famille de victimes.
C’est toujours avec une certaine émotion et beaucoup d’humilité que je prends la parole en leur nom. Alain et Dafroza sont dans la salle et je sais combien c’est un procès important pour eux. Et puis parce que je sais qu’au Rwanda, les parties civiles ont le cœur tourné vers Paris en attendant votre verdict.
La mission du CPCR et la spécificité du dossier Philippe Manier :
Alain Gauthier est venu vous parler du travail du CPCR lundi matin[18], c’est l’engagement d’une vie qui a pris au fil des années une dimension et une ampleur particulière :
• Lorsqu’aucune enquête n’était ouverte sans plainte avec constitution de Partie Civile : ils en ont déposé une trentaine.
• Ensuite, parce que jusqu’à la création du Pôle génocide et crimes contre l’humanité en 2012, les Juges d’Instruction saisis de ces plaintes n’avaient pas les moyens matériels de les instruire.
Pendant tout ce temps, ils étaient sur le terrain à essayer de récolter des témoignages, des éléments qui pourraient alimenter les plaintes qu’ils déposaient.
Cette démarche leur a été reprochée à l’audience par la défense, mais elle est nécessaire, vous ne pouvez pas déposer une plainte qui ne repose sur rien.
Sans leur travail, il n’y aurait pas eu d’instruction d’ouverte contre des personnes suspectées d’avoir participer au génocide pendant plus de 20 ans.
Une plainte bien sur ça ne peut être une enquête aboutie. Leur travail est d’allumer la mèche et faire en sorte que la justice se mette en mouvement.
Encore aujourd’hui, à l’heure du Pôle et des enquêteurs spécialisés, et au-delà du dépôt de nouvelles plaintes, leur travail a tout son sens.
Ils sont un pont entre les victimes et la justice française : l’une de leur mission, Alain vous l’a dit, c’est d’aider les personnes qui souhaitent se constituer partie civile.
Dans le présent dossier, ils ont été très présents et actifs auprès des parties civiles : Ils leur ont donné les moyens de se constituer et d’être entendus pendant l’instruction, ils les ont informées de l’évolution de la procédure en cours, ont assuré un suivi et les ont es lors des audiences : quinze parties civiles entendues au procès, les dernières semaines ont été intenses.
Et après le procès, ils retourneront au Rwanda, pour leur expliquer le verdict, quel que soit le sens de celui-ci.

***
Ces victimes, et tant d’autres pendant ces sept semaines, ont témoigné de l’Histoire du Génocide dans la sous-préfecture de Nyanza, autrefois Nyabisindu, l’horreur de ces crimes ne vous a pas été épargnée.
Alors que cela fait presque quinze ans maintenant que je travaille sur ces dossiers, il y a deux semaines, après le témoignage d’Apollinarie[19], j’ai cru que je n’y arriverais pas.
Cette manière de se débarrasser de l’Autre, du voisin, si proche, qu’il faut s’en débarrasser de manière absolue.
Cette violence inouïe, l’insoutenable créativité de la cruauté, de l’humiliation, de l’asservissement…
Je ne vous referai pas le récit de tout ce que ces victimes ont subi. Parler de cette violence inouïe quand on ne l’a pas vécue, on ne sait pas si on trouverait les mots. Notre champ lexical de la violence paraît soudain limité pour parler de telles atrocités.
Vous avez pu les voir, ces âmes solitaires, Odette, Albert, Apollonia, seuls rescapés de ces grandes familles qui vivaient ensemble sur les collines du MAYAGA – La liste de leurs morts est interminable comme le disait lundi DAFROZA[20].
L’immensité du crime peut paraître démesurée au regard de cet homme que vous avez à juger. Mais c’est cela le temps de la justice, remettre l’immense tragédie qui est rentrée dans cette salle à l’échelle de l’accusé, Philippe HATEGEKIMANA.
Rendre la justice, c’est mettre en parallèle les histoires des bourreaux et des victimes dans un travail de personnalisation. (Tout au long de l’audience, les parties civiles ont essayé de redonner à certaines de ces dernières un nom et un visage, pour donner corps à tous ces disparus).

***
La remise en cause des témoignages.

Avant de vous parler de l’accusé, je voudrais d’abord revenir sur la prise en compte de la parole des parties civiles qui sont venues déposer leur fardeau devant vous : la prise de parole est difficile, elle ravive les traumatismes, elle nécessite d’évoquer l’humiliation, et de surmonter le sentiment de culpabilité d’avoir survécu.
Elles sont aussi des témoins des faits et à ce titre elles s’exposent en première ligne à la stratégie de défense de l’accusé.
L’un des points majeurs qui a été au centre des débats, c’est la prétendue manipulation des témoignages.
C’est la petite musique dont je vous parlais le premier jour ! La défense vous a répété à longueur de temps pendant ces sept semaines d’audience que ces témoignages ne valaient rien, qu’ils n’étaient pas fiables. Lundi, on vous a même dit à ce sujet que ce dossier « reposait sur du sable ».
Cette décrédibilisation systématique participe de la stratégie de mise en miroir qui vous a été décrite par les témoins de contexte, cette semaine encore par Éric GILLET[21]) : on assiste à une inversion des valeurs, on impute à la partie adverse ce dont on est accusé. On fait des victimes des persécuteurs. Les témoins mentent et refuseraient de reconnaître l’innocence.
C’est la rhétorique de l’accusé depuis le début de l’instruction « pour le FPR, si tu n’es pas mort, c’est que tu es un génocidaire ». On a pourtant eu des contre-exemples de Hutu présents au moment du génocide et qui vivent au Rwanda aujourd’hui et ont leur liberté de parole : Monsieur Charles MPORANYI, homme d’affaires reconnu au Rwanda[22], Le colonel Calixte KANIMBA[23].
La décrédibilisation de la parole des témoins et des rescapés est un mécanisme de défense quasi systématique depuis les premiers procès : à Bruxelles, en France, au TPIR – Déjà, en 2001, lors du procès dit de Butare, l’un des accusés parlait de « conspiration du mensonge »
On nous parle de témoins manipulés par le pouvoir rwandais ? Des détenus qu’on prépare à venir témoigner ?
Pourtant certains détenus ont montré une grande liberté dans leur propos : certains sont venus vous dire qu’en fait ils ne savaient plus très bien s’ils avaient vu ou non l’accusé, qu’ils doutaient. D’autres, comme Jean Marie Vianney KANDAGAYE[24], ont pu affirmer qu’il n’avait vu que deux morts à SONGA !
Ce sont plutôt des témoins à charge qui ont posé des questions pour leur sécurité – comme par exemple Jean Damascène MUNYESHYAKA[25] ou Samson MATAZA[26].

Laetitia HUSSON, ancienne juriste au TPIR a été interrogée sur ce sujet[27] :
• Le TPIR a rejeté la très grande majorité des accusations de corruption des témoins, que ce soit à charge ou à décharge, et elle a rappelé que le seul cas de condamnation pour faux témoignage est un témoin de la défense qui avait menti pour accuser à tort les autorités rwandaises d’avoir mis la pression sur lui.

Le TPIR a en effet eu l’occasion de se prononcer plusieurs fois face à ce type d’accusation et la réponse de la juridiction est toujours la même : cet argument ne peut prospérer en l’absence d’élément établissant que le témoin a effectivement été conditionné.
J’avais donné lecture du passage du jugement du prêtre Hormisdas NSENGIMANA sur le témoin qui prétendait que Israël DUSINGIZIMANA et Mathieu NDAHIMANA avaient reçu des avantages pour témoigner :

« (…), selon JMM1, certains assaillants ont accepté de coopérer avec le Procureur afin d’obtenir des avantages.
La Chambre n’est pas convaincue que ce témoignage de seconde main démontre que les autorités pénitentiaires du Rwanda ont accordé des avantages à tel ou tel témoin à charge en échange de sa déposition contre NSENGIMANA. Elle a néanmoins tenu compte de cette possibilité d’une manière générale lors de l’appréciation des complices présumés. »

Des conclusions dans le même sens avaient pu être prises dans une autre affaire, celle de « Z » le beau-frère du Président Juvénal HABYARIMANA s’agissant d’un témoin dont la crédibilité était contestée en raison de son appartenance à IBUKA (NDR. Il s’agit de monsieur ZIGIRANYIRAZO, frère d’Agathe HABYARIMANA, actuellement en résidence surveillée au NIGER, dans l’attente de trouver un pays d’accueil. La France a refusé de l’accueillir.) Le TPIR s’est refusé « à voir dans la simple appartenance à IBUKA un motif propre à fonder des conclusions défavorables sur la crédibilité du témoin ». A ses yeux, « des conclusions de ce type ne sauraient être dégagées que sur la base d’éléments de preuve établissant qu’un témoin a EFFECTIVEMENT été conditionné ».
Rien de tel n’a pu être démontré par la Défense dans le cadre de ce procès. On s’est contenté de lancer en l’air l’argument en espérant qu’il en retombe quelque chose.

***
De manière générale, on a assisté dès les premiers jours du procès à une défense qui, il faut le dire, s’est montrée très révisionniste.
On vous a parlé de l’attentat contre l’avion du Président Juvénal HABYARIMANA, on vous a parlé des attaques des camps au Congo, on vous a parlé de l’avancée du FPR pendant le génocide, des morts qu’il aurait pu faire, et du fait que c’était la guerre.
Et on a eu l’impression à cette audience qu’on voulait systématiquement renvoyer les deux camps dos à dos et que dans ces conditions il serait normal qu’il y ait des morts des deux côtés.
On insiste depuis ce matin, mais comprenez que c’est absolument insupportable !
Quelle est la conclusion qu’on veut que vous en tiriez ? Que les Tutsi l’auraient bien cherché ? Qu’ils se seraient vengés ensuite et que cela mériterait donc qu’on relativise les crimes dont il est question dans ce procès ?
Sur le plan politique, historique on peut poser la question des agissements du FPR, mais le fait d’opposer systématiquement aux personnes assassinées pendant le génocide les crimes des soldats du FPR avant ou après la guerre, c’est poursuivre l’assimilation à l’ennemi, au complice de ces innocents exterminés, ces enfants, ces vieillards.
Mon confrère Hector BERNARDINI vous en a parlé en détail.
Car quel est le lien entre ces soldats du FPR, quoi qu’ils aient fait, et les victimes du génocide, si ce n’est qu’ils étaient Tutsi ?
On continue de justifier la rhétorique du « tuons les tous avant qu’ils ne nous tuent ! » qui a permis le génocide.
Surtout, au-delà de la question de savoir si on est déjà dans le négationnisme, est ce que cela permet en quoi que ce soit d’échapper à sa responsabilité pénale ?
Ça n’a aucun sens dans une enceinte judiciaire. Les crimes des uns ne sauraient justifier ceux des autres. La responsabilité de l’attentat contre l’avion, des attaques des camps au Congo, ne saurait se confondre avec la responsabilité des massacres et de l’extermination des Tutsi qui est la seule question qui vous occupe.
***
Sur les témoignages fiez-vous à ce que vous avez constaté :
Les témoins ont passé le filtre de l’instruction. Les juges d’instruction vont maintenant systématiquement sur le terrain, ils entendent des témoins, des parties civiles, font des confrontations, des remises en situation.
Des non-lieux il y a en a eu et il y en aura sûrement encore. Donc si les juges d’instruction avaient constaté ce que la défense dénonce, nous ne serions pas là.
Il ne s’agit pas de dire que les témoignages ne présentent jamais de difficulté, mais vous avez les clés pour les surmonter.
De manière générale, les témoins font bien la distinction entre ce qu’ils ont vu au moment des massacres, ce qu’ils ont entendu à ce moment-là ou plus tard dans les Gacaca ou en prison, et si nécessaire le Président leur a posé ces questions. Donc vous avez les informations nécessaires pour faire la différence entre des informations directes ou rapportées.
Les contradictions existent, les juges d’instruction le savent, et ont décidé en connaissance de cause de se fonder sur ces témoins pour prononcer la mise en accusation.
Vous saurez j’en suis sûre, faire la part des choses. Vous n’entrerez pas dans la logique de défense de comptable dont mon confrère Jean SIMON vous a parlé ce matin.
***
Sur les faits :
Le temps de la justice, c’est le temps de l’individualisation, c’est se poser la question de savoir quels comportements ont rendu cela possible. Le génocide est un crime pensé, un crime d’appareil, dans lequel il y a des rouages, des décideurs et des exécutants.
Après un mois et demi d’audience, la centaine de témoins que nous avons entendus, je voudrais vous dire comment nous pensons que l’accusé s’est inscrit dans cette immense machine génocidaire.
Je ne vais pas vous faire une démonstration de culpabilité, ce n’est pas mon rôle.
Mais, après avoir été assise comme vous pendant ces centaines d’heures dans cette salle, je ne peux pas vous laisser partir après cette journée de plaidoirie sans vous dire ce que nous avons compris de la place de Philippe HATEGEKIMANA dans ce crime d’État.
L’exécution du génocide a été l’œuvre concertée d’une chaîne meurtrière qui a nécessité l’intervention de tout l’appareil étatique : le Gouvernement intérimaire, les préfets, les bourgmestres, mais aussi les forces armées, les FAR, et la gendarmerie.

Philippe HATEGEKIMANA a assuré l’exécution du génocide à tous les stades avant son départ à Kigali.
Sous son impulsion et avec sa participation, la gendarmerie de Nyanza a été l’un des rouages de cette machine à exterminer des milliers de Tutsi.
Dans les jours qui ont suivi le discours du Président SINDIKUBWABO, des barrières sont érigées et les premières arrestations ont lieu dans Nyanza, on perquisitionne les maisons et on arrête les Tutsi les plus en vue pour lever toute opposition au génocide et montrer l’exemple.
• Philippe HATEGEKIMANA a donné les instructions nécessaires pour l’érection des barrières.
Sur les barrières, il y a deux choses que je voudrais vous dire :
D’abord, quand l’accusé a reconnu qu’il passait aux barrières pour procéder au ravitaillement, il a indiqué que les gens devaient surveiller s’il y avait des infiltrés du FPR !
Il affirmait en effet devant le Juge d’instruction que ces barrières étaient vouées à assurer la sécurité. Vous savez maintenant ce que cela veut dire : ce renversement du langage évoqué par Hélène DUMAS[17]. et Josias SEMUJANGA[8].
Quand l’accusé dit cela, il justifie l’érection des barrières dont on sait qu’elles ont été si meurtrières. Il est encore dans le discours génocidaire. Rappelez-vous la définition de l’ennemi par l’Etat Major des armées le 21 septembre 1992 : l’ennemi principal est le Tutsi de l’extérieur et de l’intérieur et toute personne qui apporte son concours à l’ennemi principal : le complice.
Les barrières serviront à enfermer les victimes dans les frontières de leur colline, c’est l’étau qui se resserre. De nombreux proches de nos parties civiles seront tués à ces barrières dont des enfants, parmi eux le petit Olivier MURENZI, 10 ans que Dafroza vous a montré en photo lundi[20].

Ensuite, aux barrières, les gendarmes ont incité directement aux massacres. Ils ont donné l’exemple. Ils ne laissent aucune ambiguïté sur l’utilisation qui doit être faite des barrières.
Quelque chose m’a vraiment frappée, je ne sais pas si vous avez remarqué, mais plusieurs civils qu’on a entendus et qui étaient aux barrières se souviennent avec précisions du premier meurtre, qu’ils ont vu, qu’ils ont commis, et ne vous donnent souvent plus aucun nom de ceux tués ensuite aux barrières :
• Lameck NIZEYIMANA[28] se souvient de la venue de BIGUMA à la barrière et de l’exemple donné avec la mort de NGABONZIZA, sur lequel un gendarme a tiré sur ordre de BIGUMA et BIRIKUNZIRA. Il nous a raconté comment il pouvait y avoir une certaine réticence quand on leur a demandé de l’achever avec un bâton et comment les gendarmes leur ont dit qu’il fallait frapper la tête et non le bas du corps.
On leur a donné un exemple, on leur fait comprendre qu’il n’y aura pas de conséquences : que les autorités étaient du côté des tueurs.

• Alfred HABIMANA[29], se souvient du meurtre d’Epiphanie, sa voisine, magistrat, qu’ils sont allés chercher chez elle et qui a été tuée à la barrière de KU CYAPA, après que les gendarmes envoyés sur ordre de BIGUMA sont venus les voir à la barrière.
Il explique que les gendarmes étaient armés et qu’on ne pouvait pas discuter leurs ordres. Le frère du témoin, Cyprien, a été tué pour ne pas avoir exécuté les ordres des gendarmes.
C’est là que les interdits sautent pour de bons ! Les civils voient les gendarmes tuer devant leurs yeux. Ces citoyens Hutu auront vaincu leur peur de tuer, et ils recommenceront encore et encore sans garder de souvenirs précis de ceux qu’ils ont tués.
Des témoins nous a raconté comment, à compter du 22 avril, on avait commencé à incendier les maisons, à tuer des gens avec des fusils, et on pillait les maisons de ceux qui avaient été tués.
La « Chasse aux Tutsi » est lancée ! Ainsi qu’à tous ceux qui s’opposent aux massacres.
Parmi les personnes recherchées et tuées ces premiers jours, il y a des prêtres, des juges, des commerçants, des professeurs : vous avez entendu les noms d’Antoine NTAGUGURA, Raphaël FATIKARAMU (évoqué par Déogratias MAFENE[30] et Angélique TESIRE[31] qui est venue nous dire qu’il avait été traqué et exécuté par les gendarmes une fois retrouvé, leurs familles sont parties civiles).
On neutralise ceux qui pourraient être un frein aux massacres :
• Le Sous-préfet et le commandant de gendarmerie libèrent au contraire ceux que le bourgmestre de Nyanza, Jean Marie Vianney GISAGARA, membre du PSD[32], a fait arrêter dans les premiers jours.
• L’OPJ[33] au Parquet de Nyanza, RUGEMA, qui avait procédé à des arrestations, est tué le 21 ou le 22 (Emmanuel RUBAGUMYA nous dit la veille de la mort de NYAGASAZA et Odoratta nous dit dans la nuit du 22 avril)
• Azarias MPIRWA, conseiller de secteur de Gahondo opposé au massacre a été traqué par les gendarmes (Nathaniel NTIGURIRWA)
• Dans cette traque au Tutsi, celle du bourgmestre de NTYAZO, Narcisse NYAGASAZA (dont le frère est partie civile) est l’exemple qui marquera le plus la population. Le bourgmestre vous a été décrit comme un homme fédérateur, modéré, s’opposant aux massacres.
Philippe HATEGEKIMANA s’est occupé personnellement de son cas.

Primitive MUJAWAYEZU a assisté à cette arrestation. La fille de Pierre NYAKARASHI, ancien policier communal. Elle est dans le groupe derrière le bourgmestre. Ce ne sont pas les militaires burundais qui lui ont tiré dessus, ils étaient de l’autre côté et tiraient en l’air. C’est une balle tirée par les gendarmes, sous les ordres et en présence de BIGUMA qui a atteint Primitive. Elle les as vu arriver à bord du pick-up et doubler son groupe jusqu’au centre Akazarusenya, son père a été enlevé sous ses yeux et roué de coups.
Des ordres ont été donnés par les gendarmes pour tuer ceux qui tentaient de traverser. Contrairement à ce qu’ont dit certains témoins, il y a bien eu des morts ce jour-là. Les trois frères de Primitive et sa mère ont été tués à ce moment-là par la population, deux des frères d’Emmanuel NSENGIMANA, enlevé dans le pick-up avec le bourgmestre un peu plus haut sur la route qui va de MUYIRA à MBUYE, ont été tués aussi. Seul un de ses frères et sa sœur Agnès MUSABIMANA (qui est partie civile) ont réussi à traverser ce jour-là.
Le bourgmestre et les Tutsi enlevés en même temps que lui n’ont pas été tués sur le bord de la rivière et c’est à dessein. Ils ont été emmenés depuis les confins de la commune de NTYAZO jusqu’à la gendarmerie, puis à MUSHIRARUNGU pour être exposés à la population, tués publiquement.
Sur ce chemin macabre, Philippe HATEGEKIMANA est identifié plusieurs fois car il a ramené le bourgmestre tel un trophée, en faisant en sorte d’être vu, que la population comprenne le signal :
-À quelques kilomètres de l’arrestation, sur le retour de l’AKANYARU, à MUKONI, dans la cellule de MBUYE, Silas SEBAKARA le voit lorsqu’il s’arrête pour ordonner à la population d’aller arrêter les Tutsi qui s’enfuient vers le Burundi. Il le reconnaîtra formellement à l’instruction sur planche photographique.
-Mathieu NDAHIMANA le voit passer et le reconnaît lorsqu’il s’arrête à GATI, au niveau d’un cabaret sur la route de MUYIRA à Nyanza.
-Angélique TESIRE, Didace KAYIGEMERA, Israël DUSINGIZIMANA le voient revenir à la gendarmerie.
C’est après ce meurtre, une fois que toutes les autorités de l’Etat qui s’opposaient ont été éliminées (Le préfet de Butare JB HABYARIMANA a été limogé quelques jours plus tôt) que les massacres de grandes ampleurs vont avoir lieu dans la commune.
• En une semaine à compter de cette date vont à avoir lieu l’ensemble des grands massacres dans la sous-préfecture de Nyanza: et Philippe HATEGEKIMANA va intervenir pour venir à bout de l’ensemble des lieux de résistance sur les collines où sont réfugiés les Tutsi.
A NYABUBARE, il sera appelé en renfort pour venir à bout du militaire retranché Petero NGIRINSHUTI, auprès duquel des familles entières sont réfugiées notamment celle de Marie-Jeanne MUKANSONEYE et Odette MUKANYARWAYA, sa nièce.
Je voudrais revenir plus spécifiquement sur le témoignage de François HABIMANA[34].
C’est sur cette colline de NYABUBARE que le 23 avril, lors de la grande attaque, François HABIMANA va faire la connaissance de BIGUMA et va quitter la colline grâce à lui.
François HABIMANA, vous l’avez vu, est encore traumatisé par la scène à laquelle il assiste : mis de côté par BIGUMA car il s’est avancé les mains en l’air, il croise le gendarme MUSAFIRI qu’il connaît. Il prétend être Hutu et de la famille de son beau-frère Vincent MUNYARUYONGA.


Il va être épargné grâce à ce mensonge auquel Philippe HATEGEKIMANA croira – il va le voir le soir chez son beau-frère pour le saluer car ce dernier lui a confirmé qu’il était Hutu- et il va voir sous ses yeux BIGUMA donner l’ordre de tuer le groupe de Tutsi duquel François s’est désolidarisé.
François HABIMANA croit reconnaître Philippe HATEGEKIMANA sur la planche photo, 25 ans plus tard, il hésite entre la photo 4(Philippe HATEGEKIMANA) et 7, mais le reconnait lors de l’audience et cette scène est confirmée par Esdras SINDAYIGAYA, assaillant de NYABUBARE, qui a reconnu également Philippe HATEGEKIMANA sur planche photo pendant l’instruction.
Ce qui se joue là, c’est la démonstration du pouvoir de vie ou de mort dont disposait Philippe HATEGEKIMANA.
Son autorité est conservée contrairement à ce qu’il vous a dit, tant auprès des gendarmes que de la population locale : à partir du moment où BIGUMA aura ordonné à François de se mettre sur le côté, personne ne remettra son ordre en doute.
Dans le même trait de temps, il ordonne à un gendarme de se saisir d’un fusil R4 (une arme automatique) et d’exécuter le groupe qui accompagnait François. Ils seront exécutés sur le champ ! Parmi eux se trouvaient un neveu de François.
Quel que soit l’ordre de BIGUMA, il est exécuté.
En l’espèce Philippe HATEGEKIMANA a pensé que François HABIMANA était Hutu, mais de manière générale, ceux qui avaient la possibilité de sauver des Tutsi étaient les plus puissants et ceux qui ont prêté allégeance sans ambiguïté à la politique génocidaire, vous en avez eu des exemples à l’audience :
• Mathieu NDAHIMANA, par exemple, a indiqué qu’il avait pu sauver sa femme Tutsi et ses deux belles-sœurs car il a participé activement aux massacres.
• Ou encore Jean-Damascène MUNYESHYAKA dont on a compris à la fin de sa déposition qu’il était en fait issu d’une famille Tutsi (son père avait changé d’identité). Sa mère a été épargnée car il était un Interahamwe[35] actif, de même que son frère Vincent SINDAYIGAYA qui était secrétaire du MRND[13] dans le secteur.
Il faut que vous sachiez que le fait d’avoir secouru à un moment donné des Tutsi ne dit rien de votre positionnement par rapport aux tueries, contrairement à ce qu’a expliqué le père Hormisdas NSENGIMANA qui prétend avec une terrible mauvaise foi que Philippe HATEGEKIMANA était modéré et ne pouvait être extrémiste car il aurait eu des relations Tutsi et aurait aidé une famille Tutsi.
C’est tellement faux !
En réalité, la majorité des accusés qui ont comparu devant cette Cour d’Assises depuis le premier procès en 2014 et qui ont été condamnés avaient des proches Tutsi qu’ils ont sauvés.
On vous l’a dit, les familles mixtes sont extrêmement courantes, et dans ce contexte de proximité, certaines personnes qui ont participé activement au génocide peuvent avoir commis des actes de sauvetage et des gestes ciblés d’assistance. On épargne un voisin, une épouse, un ami en raison d’une relation antérieure ou simplement pas proximité sociale ou par intérêt financier.
Si tant est qu’il ait sauvé qui que ce soit, ce qui n’est pas démontré, Philippe HATEGEKIMANA ne sauve pas n’importe qui…
MPORANYI est Hutu, et la famille avec huit enfants de François MVUYEKURE dit KABULIMBO , dont l’accusé a reparlé lundi, est un commerçant fortuné de Butare, proche de l’État major de la gendarmerie, du Général NDINDILIYIMANA et du Colonel RUTAYISIRE.

La protection qu’on pouvait accorder était bien souvent la contrepartie du pouvoir qu’on avait. Ces personnes, sur lequel Philippe HATEGEKIMANA avait le droit de vie et de mort selon qu’il décidait ou non d’intervenir.
Et personne n’est venu à cette audience vous dire qu’il lui devait la vie.

• Quatre jours après le massacre de NYABUBARE, et sur quatre jours, auront lieu les terribles massacres de NYAMURE – ISAR SONGA – et KARAMA.
Dans cette région du MAYAGA, dans les communes de NYANZA et de NTYAZO, peu de gens ont fui avant le 20 avril.
Josias SEMUJANGA nous l’a dit et Erasme NTAZINDA (actuel maire de Nyanza) également, il n’y avait pas le même historique de violence comme il a pu y avoir dans les décennies précédentes ailleurs au Rwanda.
La population Tutsi était beaucoup plus importante que dans le reste du pays, ces grandes familles, ces clans sont restés sur leurs collines, ensemble, unis avec les Hutu au moins au début. Et la résistance s’est organisée.
Entre le 23 et le 27 avril, les réfugiés sont attaqués par les assaillants civils, mais ils résistent, avec les moyens du bord, des jets de pierres et quelques armes traditionnelles pour certains.
Le 27 avril, la colline de NYAMURE, est prise d’assaut par la population locale et les gendarmes armés de fusils. (Le conseil de Valens BAYINGANA vous en a parlé).
Vous avez entendu Julienne NYIRAKURU[36] qui du haut de ses dix ans a vu les gendarmes arriver près de l’École et de l’Église de NYAMURE, là où d’autres témoins l’ont vu aussi.
Elle identifie BIGUMA car elle a entendu son nom du chef des Interahamwe, SEMAHE qui est son voisin.
Elle est marquée par cette scène qu’elle voit alors qu’avec d’autres enfants ils s’étaient approchés innocemment des véhicules.
Malgré son jeune âge, cette scène où elle prendra peur à cause des armes qu’elle voit décharger des véhicules, est gravée dans sa mémoire.
Peut-être se trompe-t-elle sur la couleur du véhicule.
Peut-être se trompe-t-elle sur l’endroit précis où les gendarmes ont commencé à tirer, mais l’arrivée des véhicules elle s’en souvient.
Le 28 avril c’est l’assaut de l’ISAR SONGA : Vous devez vous souvenir de Tharcisse SINZI qui avait entrepris d’organiser la résistance sur cette colline[11]. Il vous l’a dit, il est convaincu que s’ils étaient restés civils contre civils, ils auraient réussi à sauver le plus grand nombre.
Mais comme à NYABUBARE, Philippe HATEGEKIMANA va de nouveau envoyer un mortier 60 mm, une arme de guerre qui sera utilisée pour venir à bout des hommes, des femmes et des enfants réfugiés sur cette colline. Les gendarmes seront identifiés par plusieurs témoins, tirant sur la colline.
Philippe NDAYISABA, Albert MUGABO, Chantal MUKAYIRANGA, Rosette UWAMBAZA fuiront sous les bombardements, sous la conduite de Tharcisse SINZI.
Je voudrais quand même vous dire quelques mots de KARAMA, même si Philippe HATEGEKIMANA n’est pas accusé pour cette attaque spécifiquement.
Les faits qui se sont déroulés à KARAMA et ont été évoqués lors de l’audience donne d’une part des indications sur les prémisses de l’attaque de NYAMURE : sur la tension qui monte contre la population Tutsi dans ces collines, le 27 avril Mathieu NDAHIMANA envoie son courrier à Adalbert MUHUTU pour demander du renfort pour venir à bout des Tutsi de la colline de KARAMA. Il indique qu’ils ont déjà des fusils et des grenades provenant de la gendarmerie de Nyanza.

On sait que Vincent SINDAYIGAYA, alias COMPAGNIE, le Frère de Jean Damascène MUNYESHYAKA va chercher BIGUMA et les gendarmes en renfort.
Le même jour a lieu l’attaque de NYAMURE.
Et d’autre part, avoir une vue d’ensemble sur ces massacres donne aussi des indications sur le plan concerté :
Le plan concerté qui doit être caractérisé dans le cadre du crime de génocide se traduit des circonstances factuelles que vous avez à juger. Ce plan apparaît à l’examen des faits : les massacres sont coordonnés, voire simultanés dans tous ces endroits de la commune de NTYAZO.
Il y a une identité du mode opératoire : on retrouve la même mécanique meurtrière sur toutes ces collines. Les attaques sont d’abord lancées par la population civile, les rescapés de ces collines que vous avez entendues évoquent des attaques quotidiennes, un harcèlement des Interahamwe.
Puis, parce que la résistance est trop forte, des attaques de grande envergure sont lancées, orchestrées par les gendarmes.
– Un hélicoptère survole KARAMA et l’ISAR SONGA.
– Les collines sont encerclées par la population,
– Les gendarmes cassent la résistance en employant des armes de guerre : ils tirent massivement à l’aide de fusils automatiques, un témoin a parlé de « pluie de balles » ou d’armes lourdes (des STRIM évoqué à NYAMURE et KARAMA et un mortier 60 à l’ISAR SONGA et NYABUBARE) et la population mobilisée traque et achève les survivants.
KARAMA c’est le dernier lieu de résistance. C’est l’assaut final.
Les Tutsi de KARAMA, ces ABAJIJI et les derniers réfugiés de NYAMURE et ISAR SONGA qui avaient pu par miracle échapper aux massacres, ont été exécutés et pourchassés avec une cruauté inouïe. Charlotte, Apollinarie, Apollonia vous ont décrit leur calvaire.
Mathilde AUBLE en a parlé ce matin, mais c’est important, Il faut que vous le sachiez, le caractère systématique des viols qui ont suivi ces attaques est ressorti pendant cette audience pour la première fois devant une Cour d’Assises dans un dossier de génocide. Il démontre la préparation des esprits à bafouer tous les interdits.
Certaines victimes en ont parlé pour la première fois. C’est un acte de courage et c’est aussi un acte de confiance face à la justice.
Entre le 27 avril et le 1er mai, ce sera l’anéantissement des Tutsi sur les collines dans la commune de NTYAZO : Elles restent vides de Tutsi encore aujourd’hui, de toutes ces grandes familles, vous l’avez constaté, il ne reste qu’une poignée de survivants.
L’accusé affirme qu’il aurait été écarté vers Kigali car il ne participait pas aux massacres. Au contraire, ce que nous savons à l’issue de cette audience, c’est que s’il est parti à Kigali c’est que le « travail » était terminé.

***
Enfin, sur son positionnement et attitude à l’audience :
Philippe HATEGEKIMANA affirme qu’il aurait été un modéré qui ne cautionnait pas les massacres – C’est en contradiction absolue avec ce que sont venus vous dire tous les témoins à l’audience – c’est également en contradiction avec son comportement pendant ces sept semaines.

On n’a jamais vu un accusé aussi absent de son procès : pendant près de deux mois, on a eu un accusé terriblement détaché qui n’a jamais été capable de montrer son humanité, de la spontanéité, voire de la mémoire. Il n’a reconnu personne, (à part quelques gendarmes).
Seul l’accusé connaît la vérité sur qui il est et il vous l’a refusée.
Il n’a surtout jamais eu aucune réaction.
Il a entendu des témoignages atroces, on a eu l’audience la plus difficile depuis le début de ces procès, ces femmes violées… l’une a été l’esclave sexuelle d’un gendarme dont elle a eu un enfant, il n’a pas levé un sourcil. Il est absolument incapable d’empathie à l’égard des Tutsi, il ne partage pas leur histoire.
A mille lieux de l’homme hypersensible décrit par son ami Ignace MUNYEMANZI.
Est-ce que c’est une manière de réagir si, comme il le dit, il était opposé aux massacres et a subi la participation de quelques gendarmes extrémistes ?
Son attitude est effrayante ! Cette manière de se défendre est, je le pense sincèrement, un aveu.

Conclusion.
Vous ne ressortirez pas de ce procès comme vous y êtes entrés.
Je vous le disais en introduction, le procès est le moment de l’individualisation.
Vous n’oublierez pas certains visages, vous n’oublierez pas certaines histoires.
Vous n’oublierez pas les survivants, Primitive, Julienne, Léopold, Philippe, François, Charlotte, Longine, Apollonia, Apollinarie… et toutes leurs familles exterminées qu’ils vous ont confiées.
Vous savez même maintenant le dire en Kinyarwanda : IBUKA
J’aimerais partager avec vous ce qu’ a écrit Boubakar Boris Diop dans Murambi le livre des ossements : « Il ne suffit pas de compatir aux souffrances des victimes pour donner du sens au fameux « plus jamais ça » : il est tout aussi essentiel de connaître en détail les circonstances de la tragédie et même les motivations des génocidaires ».
Connaitre le détail, comprendre les motivations, c’est le rôle de la justice.
Les victimes peuvent accorder le pardon, le CPCR vous l’a dit, leur action n’est guidée ni par la haine, ni par la vengeance.
Mais que vaudrait ce pardon sans la justice.
Vous avez sûrement pu être étonnés des remerciements souvent appuyés et multiples des parties civiles, mais ils sont sincères : ils sont le reflet de l’impunité qui a prévalu pendant toutes ces années avant 1994 au Rwanda, on n’était pas jugé pour avoir tué un Tutsi.
Cette justice c’est vous qui la rendrez. Dans quelques jours vous direz au nom du peuple français et aussi quelque part un peu pour le peuple rwandais, si l’accusé s’est bien comporté ou s’il a failli aux lois guidées par l’Humanité toute entière.

Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page

1. Voir l’audition de l’abbé Hormisdas NSENGIMANA, cité à la demande de la défense, 22 mai 2023.[↑][↑]
2. Le 28 janvier 1993, Jean Carbonare prévient à la fois l’Élysée et le public au JT de 20 heures de France 2: « On sent que derrière tout ça, il y a un mécanisme qui se met en route. On a parlé de purification ethnique, de génocide, de crimes contre l’humanité dans le pré-rapport que notre commission a établi. Nous insistons beaucoup sur ces mots. »[↑]
3. Rapport de la commission internationale d’enquête sur les violations des droits de l’Homme au Rwanda depuis le 1er octobre 1990, janvier 1993.[↑]
4. Voir l’audition d’Érasme NTAZINDA, maire de NYANZA, 22 mai 2023[↑][↑]
5. Voir les auditions de Marie INGABIRE et Gloriose MUSENGAYIRE, 16 juin 2023[↑][↑]
6. Voir l’audition de Régine WANTRATER, psychologue clinicienne.[↑]
7. Voir l’audition d’Adélaïde MUKANTABANA, représentant l’association CAURI.[↑]
8. Voir l’audition de Josias SEMUJANGA, professeur à l’Université de Montréal, 16 juin 2023[↑][↑]
9. La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994 – Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021.[↑]
10. Voir l’audition du général Jean VARRET, 25 mai 2023.[↑]
11. Voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023.[↑][↑]
12. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
13. MRND : Mouvement Républicain National pour la Démocratie et le Développement, ex-Mouvement révolutionnaire national pour le développement, parti unique de 1975 à 1991 fondé par Juvénal HABYARIMANA.[↑][↑]
14. Voir l’audition de Stéphane AUDOUIN-ROUZEAU, 11 mai 2023.[↑]
15. Voir l’audition d’Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale rwandaise.[↑]
16. Voir l’audition d’Alain VERHAAGEN, universitaire belge spécialiste du Rwanda, 11 mai 2023.[↑]
17. Voir l’audition d’Hélène DUMAS, historienne, 11 mai 2023.[↑][↑]
18. Voir l’audition d’Alain GAUTHIER, président du CPCR.[↑]
19. Voir l’audition d’Apollinarie GAKURU, 9 juin 2023.[↑]
20. Voir l’audition de Dafroza GAUTHIER MUKARUMONGI, membre fondateur du CPCR, 19 juin 2023.[↑][↑]
21. Voir l’audition d’Éric GILLET (a été avocat des parties civiles dans les procès en Belgique[↑]
22. Voir l’audition de Charles MPORANYI, 2 juin 2023.[↑]
23. Voir l’audition de Callixte KANIMBA, colonel de gendarmerie à la retraite, 22 mai 2023.[↑]
24. Voir l’audition de Jean-Marie Vianney KANDAGAYE, 14 juin 2023.[↑]
25. Voir l’audition de Jean-Damascène MUNYESHYAKA, 8 juin 2023.[↑]
26. Voir l’audition de Samson MATAZA, 5 juin 2023.[↑]
27. Voir l’audition de Laetitia HUSSON, juriste internationale, 12 mai 2023.[↑]
28. Voir l’audition de Lameck NIZEYIMANA, 24 mai 2023[↑]
29. Voir l’audition d’Alfred HABIMANA, 24 mai 2023[↑]
30. Voir l’audition de Déogratias MAFENE, ancien gendarme tutsi, 20 juin 2023.[↑]
31. Voir l’audition d’Angélique TESIRE, ancienne gendarme tutsi, secrétaire du capitaine BIRIKUNZIRA de la brigade de NYANZA, 17 mai 2023.[↑]
32. PSD : Parti Social Démocrate, créé en juillet 1991. C’est un parti d’opposition surtout implanté dans le Sud, voir glossaire[↑]
33. OPJ : officier de police judiciaire.[↑]
34. Voir l’audition de monsieur François HABIMANA, 5 juin 2023.[↑]
35. Interahamwe : « Ceux qui combattent ensemble » ou « qui s’entendent », mouvement de jeunesse et milice recevant une formation militaire, créé en 1992 par le MRND, le parti du président HABYARIMANA. Voir FOCUS – Les Interahamwe.[↑]
36. Voir l’audition de Julienne NYIRAKURU, 9 juin 2023.[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, lundi 26 juin 2023. J31
26/06/2023
REQUISITOIRE DU MINISTERE PUBLIC
La journée était dédiée aux réquisitions du ministère public. Les deux avocates générales du parquet, Madame VIGUIER et Madame AIT HAMOU se sont réparties la parole tout au long de la journée.
Madame l’avocate générale Céline Viguier a commencé par une introduction qui a permis de faire le bilan de ces deux mois d’audience : « 106 personnes entendues, des débats longs, tendus et difficiles, 288h de débats pour être exacte. Nous avons conscience de la difficulté pour les jurés d’entendre des faits complexes qui se sont déroulés à l’autre bout du monde, et d’avoir été le réceptacle de récits horrifiants ». Puis Madame l’avocate générale a souhaité éclaircir trois points.
Le premier concerne le rôle de l’accusation, qui consiste en l’analyse objective de la procédure d’instruction qui leur est soumise et dans la défense et le soutien de l’accusation devant la cour.
En deuxième lieu, le ministère public a souhaité exposer les raisons qui permettent d’expliquer pourquoi un génocidaire rwandais est jugé en France. Les juridictions françaises ont compétence pour juger de tels crimes sur le fondement de leur compétence universelle qui découle notamment d’une résolution du Conseil de sécurité des Nations Unies portant création du TPIR[1]. (NDR. Il ne faut pas oublier que la Cour de cassation a toujours refusé de répondre positivement aux mandats d’arrêt internationaux émis par les autorités rwandaises. D’où tant de dossiers qui encombrent la justice française.) Madame Viguier a fait, à ce stade, un point sur les difficultés qui peuvent découler d’une affaire de génocide au Rwanda jugée en France et notamment sur la question de la fiabilité des témoignages que la défense a tendance à attaquer. Madame Viguier a rappelé qu’au TPIR, seulement une affaire avait révélé un faux témoignage qui avait été en réalité initié par la défense.
Concernant le troisième point abordé, l’avocate générale du parquet détaille les règles de procédures et la loi applicable à notre affaire. Elle rappelle que la procédure française est bien distincte de la procédure anglo-saxonne que l’on retrouve notamment dans les juridictions internationales et que la défense n’a eu de cesse d’essayer d’intégrer aux audiences, en opérant notamment des contre-interrogatoires des témoins et en reprochant à un témoin de ne pas respecter la présomption d’innocence du son client. Madame Viguier s’est attelée à définir, selon le droit français, les crimes dont est accusé Philippe MANIER, c’est-à-dire, le crime de génocide, le crime contre l’humanité, et le crime d’entente.
Les avocates générales du ministère public décident de diviser leur réquisition en quatre parties.

Le contexte dans lequel s’est commis le génocide et le rôle de la gendarmerie dans la réalisation de ce génocide.
Madame AIT HAMOU a rappelé l’histoire des Tutsi au Rwanda, de l’arrivée des colons belges jusqu’au génocide en 1994. Elle a ainsi expliqué les différentes méthodes utilisées pour discriminer les Tutsi et en arriver à un plan concerté et à une solution finale. On retrouve parmi ces méthodes l’assignation à l’identité[2], les mesures discriminatoires dans l’éducation et dans l’administration, et l’utilisation de la presse et de canaux de propagande. Puis, elle a fait un point sur la particularité de la préfecture de BUTARE avant et pendant le génocide.

La mise en œuvre du génocide dans la gendarmerie de NYANZA.
Madame AIT HAMOU a présenté la gendarmerie rwandaise. Elle a été créée par un décret en 1974 et possédait deux types de missions, des missions ordinaires qui consistaient en la prévention et répression de l’insécurité sur l’ensemble du territoire, puis des missions extraordinaires un peu moins encadrées. La compagnie de gendarmerie de NYANZA relevait de la gendarmerie de la préfecture de BUTARE et couvrait tout le ressort de la sous-préfecture de NYANZA, qui comprenait entre 30 000 et 50 000 habitants et était estimée à une centaine d’effectifs. L’adjudant-chef HATEGEKIMANA a été affecté à la gendarmerie de NYANZA en 1993. Il y occupait un rôle proche de celui d’un directeur des ressources humaines, il affectait les tâches aux gendarmes dans tout le ressort de la compagnie. L’accusé dit, lui, avoir été muté avant le début des massacres, alors que de nombreux témoins l’ont vu à la gendarmerie, en fonction, jusqu’à la deuxième quinzaine du mois de mai 1994. Les avocates du ministère public précisent ensuite le nombre de témoins qui ont désigné l’accusé comme étant BIGUMA, puisque celui-ci a nié à plusieurs reprises détenir ce surnom, tout comme il l’a aussi admis à plusieurs reprises.

Les scènes de crimes et de massacres pour lesquelles M. MANIER est accusé.
Le ministère public va ensuite énumérer les faits pour lesquels Philippe HATEGEKIMANA est accusé et, pour chaque fait ou scène de crime, va énumérer les témoins qui l’accusent ou qui l’ont vu et/ou reconnu. Pour rappel, il est accusé d’avoir participé et animé des réunions de sécurité ayant pour but de sensibiliser la population au génocide. Il est aussi accusé d’avoir mis en place et contrôlé des barrières, organisé des patrouilles, enlevé lui-même et ordonné l’exécution du bourgmestre de NTYAZO, Narcisse NYAGASAZA et d’avoir soit lui-même, soit par ses ordres, tué plusieurs groupes de Tutsi. Enfin il est accusé d’avoir coordonné et participé aux massacres sur les collines de NYABUBARE, NYAMURE et sur le site de l’ISAR SONGA.

L’analyse juridique des faits et les conséquences pénales pour l’accusé
Les avocates générales rappellent que l’existence du génocide a fait l’objet d’un constat judiciaire par le TPIR et par les juridictions françaises. En droit français, on peut être auteur d’un génocide soit en commettant le génocide soi-même, soit en faisant commettre ces actes par une personne sur laquelle on exerce une autorité. Pour le crime contre l’humanité, les modes de responsabilité sont classiques, une personne est auteure si elle commet le crime elle-même, ou complice si elle le commet par aide ou assistance. Pour tous les faits qui lui sont rapprochés, Philippe HATEGEKIMANA est accusé d’être lui-même auteur du crime de génocide et complice de crimes contre l’humanité pour avoir ordonné la commission d’infractions et de crimes. Pour la qualification du crime d’entente, c’est la première fois qu’une cour d’assise française est saisie pour la qualification de ce crime sur de tels faits.
Concernant la qualification de l’élément intentionnel de l’accusé, Madame VIGUIER précise que si Philippe MANIER a mentionné avoir sauvé des familles Tutsi, il a aussi admis qu’il l’avait fait parce qu’il exécutait des missions données par son supérieur hiérarchique. Elle demande que les jurés, lors des délibérations, prennent en compte la personnalité de l’accusé depuis les faits. En l’espèce, au regard de sa tentative de fuite au Cameroun, au regard de sa déclaration orale la semaine passée affirmant que les témoins qui ont été entendus devant la cour ont tous menti, et au regard de son comportement pendant toute la durée du procès, l’accusé ne semble montrer aucune ou peu de traces de remords. « Ce n’est pas un « petit poisson », ce n’est pas un simple exécutant mais un maillon fondamental de la mise en œuvre du génocide », des Tutsi au Rwanda en 1994 » a-t-elle conclu.
Le ministère public demande à la cour et aux jurés de condamner l’accusé à la peine de réclusion criminelle à perpétuité.
Margaux GICQUEL
Alain GAUTHIER
Jacques BIGOT pour les notes et la mise en page
1. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
2. Les cartes d’identité « ethniques » avait été introduites par le colonisateur belge au début des années trente : voir Focus – la classification raciale : une obsession des missionnaires et des colonisateurs.[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mardi 27 juin 2023. J32
27/06/2023
PLAIDOIRIES DES AVOCATS DE LA DEFENSE
Ce 32ème jour d’audience était consacré aux plaidoiries de la défense qui est composée de quatre avocats: maître GUEDJ, maître DUQUE, maître ALTIT et maître LOTHE.
Maître ALTIT a commencé cette plaidoirie avec une introduction qui permet de résumer dans les grandes lignes les arguments de défense mis en avant depuis le début de ce procès. Il invite ainsi la cour à saisir la complexité du contexte rwandais ayant mené au génocide : « Il faut éviter tout raccourci, amalgame, se méfier du simplisme, de la caricature et éviter le piège de juger ce qui est loin dans le temps et l’espace ». Maître ALTIT explique ensuite que le contexte qui a été présenté aux jurés n’est pas complet et qu’il est en réalité plus complexe que ça. L’interprétation de ce contexte par la défense vise donc à dire que les barrières ont seulement été érigées dans un but préventif, afin de préserver la sécurité des citoyens et de leurs biens, contre les étrangers et contre le FPR[1] et que des assassins ont profité de ces barrières pour commettre des crimes. Elle vise aussi à dire que les gendarmes de NYANZA étaient en trop petit nombre pour arrêter le génocide.
Maître ALTIT dit que cette réalité si complexe ne nous a rien dit sur qui était réellement l’accusé. Il poursuit en dressant le portrait de Philippe HATEGEKIMANA qu’il présente comme quelqu’un qui ne disposait d’aucun pouvoir pour prévenir et arrêter le génocide et qui a tout fait pour tenter de sauver les Tutsi. Il demande alors comment juger alors qu’on ne sait rien de la société rwandaise et du chaos qui a précédé le génocide, chaos qui a évidemment, selon la défense, été généré par les attaques du FPR. Et dans ce chaos, il était difficile pour des gendarmes d’aller contre des ordres du haut commandement.
Maître ALTIT aborde ensuite la question des faux témoignages dont on a déjà tant entendu parler. Il affirme que le Rwanda est une dictature et que les témoins sont à la merci des puissants. Les témoignages sont contradictoires et donnent des versions différentes de mêmes faits, et puisque les descriptions faites du mortier 60 ont varié d’un témoin à l’autre, et en présence de doutes, la cour et les jurés se doivent d’écarter tout témoignage qui mentionnerait ce mortier[2]. Maître ALTIT s’attaque ensuite à l’accusation et à la cour qui selon lui, n’ont fait venir que des témoins à charge sans exercer de contrôle critique sur leur crédibilité. Ils seraient immédiatement partis du postulat que les témoins disent la vérité. Le président, quant à lui, n’aurait pas pallié les manquements de l’instruction en refusant les demandes d’actes tardives de la défense. Maître ALTIT explique que l’accusation et notamment le juge d’instruction ont manqué de sens critique et de rigueur en ne questionnant pas les méthodes du CPCR pour obtenir des témoignages. Pourtant il se livre à citer l’audition d’Alain GAUTHIER datant du lundi 19 juin, au cours de laquelle ce dernier a expliqué une nouvelle fois le processus utilisé afin de demander les témoignages de détenus auprès des directeurs des prisons[3]. Maître ALTIT questionne de nouveau le caractère anonyme de la lettre reçue par le CPCR informant de la situation de Philippe MANIER.
Il demande alors pourquoi c’est Philippe HATEGEKIMANA qui se trouve dans le box de l’accusé aujourd’hui, et répond en disant qu’il était simplement là et qu’il n’est qu’un « bouc émissaire entraîné dans un rapport politique qui nous dépasse ». Ce rapport politique serait celui du régime rwandais dictatorial qui, dans son besoin de légitimité, cherche à s’ériger en défenseur des victimes et de la justice.
C’est ensuite au tour de maître DUQUE de s’exprimer à la barre. Elle commence par dire que si la défense a été qualifiée par les parties de négationnistes, ce n’est pas le cas : « Comprendre un génocide qui a fait presque un million de morts, c’est comprendre que l’histoire n’est ni blanche, ni noire ». Elle explique qu’ensuite que le fait pour l’accuser de décider de garder le silence n’est pas un aveu de culpabilité, mais son droit. Dans une tentative d’humanisation de l’accusé, Maître DUQUE explique qu’il a été difficile pour lui de passer ces cinq dernières années à l’isolement à la maison d’arrêt de Nanterre, et que contrairement à ce que la presse dépeint, il a exprimé de la tristesse à plusieurs reprises lors des témoignages, qu’il a essayé de cacher en couvrant son visage, pour ne pas pleurer. Ce serait donc simplement une timidité et une difficulté à exprimer ses sentiments qui sont à l’origine de sa froideur. Elle dit : « Cette vitre qui nous sépare empêche de voir son vrai visage ».
Maître DUQUE s’exprime sur la responsabilité de l’accusé concernant les barrières dans la sous-préfecture de NYANZA, notamment pour les barrières de l’AKAZU K’AMAZI, et de BUGABA. Elle explique ainsi que les barrières sont à distinguer des points de contrôle. La gendarmerie était seulement en charge des points de contrôle tandis que les barrières, elles, étaient contrôlées par des miliciens. Pour la défense, des gendarmes extrémistes pouvaient se glisser aux barrières, et les gendarmes comme BIGUMA essayaient de dissuader ces gendarmes extrémistes. Maître DUQUE va ensuite procéder à l’énumération des témoins à charge concernant les barrières et va tenter de les décrédibiliser un par un en affirmant à chaque fois, soit que ces témoins n’ont rien vu personnellement, soit qu’ils se contredisent, soit qu’ils mentent : dans tous les cas, ces témoignages ne sont pas fiables et ne peuvent être pris en compte.
La défense mentionne ensuite un prétendu risque de contamination entre les témoins puisque plusieurs d’entre eux étaient ensemble lors des remises en situation. Dans ces conditions, la défense demande d’acquitter l’accusé pour son rôle aux barrières.
Maître LOTHE prend la suite et commence le même exercice mais pour les attaques sur la colline de NYAMURE et sur le site de l’ISAR SONGA[4]. Il explique que pour NYAMURE, 18 personnes ont été entendues dont 11 parties civiles. Pour l’ISAR SONGA, 12 parties civiles ont été entendues, et toutes, soit n’ont jamais entendu parler de BIGUMA, soit ont entendu qu’il était responsable par d’autres personnes, soit se contredisent. Maître LOTHE fait lui aussi état de la présence de faux témoignages dans le dossier sans vraiment la prouver pour autant. Il indique pourtant que dans une affaire de génocide au Rwanda, la présence de faux témoignages est « quasiment de notoriété publique ».
Enfin, c’est Maître GUEDJ qui prend la parole. Lui, est chargé de nous parler de l’exécution du bourgmestre Narcisse NYAGASAZA. Il s’attelle au même raisonnement pour ces faits, en s’attardant particulièrement sur le témoin Israël DUSINGIZIMANA[5] qu’il juge douteux puisqu’il était l’un des témoignages cités dans la plainte du CPCR et qu’il est beaucoup intervenu au Rwanda auprès de détenus pour les encourager à avouer leur culpabilité devant les juridictions Gacaca[6] (NDR. Contrairement à ce que prétend maître GUEDJ, Alain GAUTHIER n’a pas refusé d’expliquer les méthodes du CPCR. Il ment. Se reporter aux questions que son confrère a posées au président du CPCR lors de son audition[3]) Puis Maître GUEDJ répète les mêmes arguments que ses confrères concernant le manque de crédibilité des témoignages. Il insiste sur le fait que le Rwanda est un régime autoritaire et que dans les prisons rwandaises, on torture et on tue. Il s’adresse à la cour et au président en disant qu’ils auraient dû couper court aux témoignages des témoins qui mentaient au lieu de les remercier pour leurs témoignages.
Maître GUEDJ adresse une critique aux témoins de contexte qui ont été cités et qui selon lui, soit n’y « connaissent pas grand-chose, soit travaillent avec des parties civiles ». Il mentionne notamment Hélène DUMAS[7] qui n’avait pas répondu à sa question sur la nature autoritaire du gouvernement rwandais. Il cite cependant encore une fois les professeurs REYNTJENS et GUICHAOUA qui s’étaient prononcés sur la question des faux témoignages dans des affaires au TPIR[8].
Maître GUEDJ quitte alors son banc pour s’installer à la barre. Plus près des jurés, il tente de leur mettre la pression, de leur donner mauvaise conscience s’ils venaient à condamner son client. Il les met en garde contre une « instrumentalisation du pouvoir rwandais » (sic). Il va même jusqu’à critiquer le président LAVERGNE sur sa façon de conduire les audiences.
Maître GUEDJ tente ensuite de convaincre que Philippe HATEGEKIMANA n’était pas présent dans la région de NYANZA au moment des meurtres. Il explique que le colonel NDINDILIYIMANA, qui a été entendu en visioconférence[9], a parlé de la mutation de BIGUMA à KIGALI mais sans préciser de date. Cependant il a mentionné un événement, celui de l’instauration du gouvernement provisoire. Or, maître GUEDJ dit que cette instauration a eu lieu en avril.
Enfin, dans une conclusion, maître GUEDJ argue que la défense a eu des moyens restreints puisque leur client bénéficie de l’aide juridictionnelle, qu’ils n’ont donc pas eu les moyens d’aller enquêter sur place. Quand ils ont fait des demandes d’actes, de pièces, d’expertises, celles-ci ont été refusées au motif qu’elles intervenaient trop tard dans la procédure, c’est-à-dire au cours du procès. Concernant les témoins, un seul trouve grâce à ses yeux, Tharcisse SINZI dont il loue l’honnêteté et la constance de ses déclarations[10]. Par contre, il se demande pourquoi ce dernier s’est constitué partie civile. Il va même jusqu’à parler d’un « abus de constitution de partie civile » à son sujet. Etonnant!
Maître GUEDJ dit avoir l’impression d’être dans un dossier ou l’accusation était acquise. Pour conclure, il félicite les jurés pour leur effort et leur attention et leur relit le serment des jurés qui indique que les jurés doivent suivre leur conscience et leur intime conviction. Il ajoute : « Vous devrez juger l’accusé sans préjugé, suivre votre conscience et votre intime conviction en toute impartialité. ». Maître GUEDJ finit sa plaidoirie en demandant à la cour et aux jurés d’acquitter Philippe HATEGEKIMANA de l’ensemble des charges.

Monsieur le président suspend l’audience et donne rendez-vous au lendemain 9 heures. La parole sera donnée à l’accusé, pour le cas où il voudra bien parler, et la cour se retirera pour délibérer. Le verdict devrait être annoncé en fin de journée.

Margaux GICQUEL, stagiaire, que je saurais trop remercier pour son travail à nos côtés.
Alain GAUTHIER, président du CPCR
Jacques BIGOT, pour les notes et la mise en page
Nos remerciements, aussi, à Sarah MARIE, élève avocate au cabinet de maître PHILIPPART, et à Emma RUQUET, pour leurs prises de notes quotidiennes.
1. FPR : Front Patriotique Rwandais[↑]
2. Voir la description de ce mortier et de son utilisation dans les attaques lors de l’audition de Pierre LAURENT, ingénieur en expertise balistique, le 16 juin 2023. Certains témoins parlent d’un « gros fusil » ou d’un « tube » qui faisait « beaucoup de bruit et de fumée », les vaches, les corps des gens étaient « catapultés ».[↑]
3. voir l’audition d’Alain GAUTHIER, président du CPCR, 19 juin 2023.[↑][↑]
4. ISAR Songa : Institut des sciences agronomes du Rwanda[↑]
5. voir l’audition d’Israël DUSINGIZIMANA, conseiller de secteur, en visioconférence de KIGALI, cité à la demande du ministère public, détenu. 31 mai et 2 juin 2023.[↑]
6. Gacaca : (se prononce « gatchatcha »)
Tribunaux traditionnels au Rwanda, réactivés en 2001 et opérationnelles à partir de 2005, en raison de la saturation des institutions judiciaires pour juger des personnes suspectées de meurtre pendant le génocide. Composées de personnes élues pour leur bonne réputation, les Gacaca avaient une vocation judiciaire et réconciliatrice, favorisant le plaider coupable en contrepartie de réduction de peines. Près de 2 millions de dossiers ont été examinés par 12000 tribunaux gacaca avant leur clôture officielle le 18 juin 2012.
Cf. glossaire.[↑]
7. Voir l’audition d’Hélène DUMAS, historienne, 11 mai 2023.[↑]
8. TPIR : Tribunal Pénal International pour le Rwanda, créé à Arusha (Tanzanie) par la résolution 955 du Conseil de Sécurité des Nations Unies, le 8 novembre 1994 (en anglais ICTR).[↑]
9. Voir l’audition d’Augustin NDINDILIYIMANA, ancien chef d’état-major de la gendarmerie nationale rwandaise.[↑]
10. Voir l’audition de Tharcisse SINZI, 15 juin 2023.[↑]

Procès HATEGEKIMANA/MANIER, mercredi 28 juin 2023. J33 – VERDICT
28/06/2023
Avant les délibérations qui se prolongeront toute la journée à huis clos, la parole est donnée à l’accusé qui fait une courte déclaration :
« J’ai confiance en votre jugement. Je sais que vous écouterez la raison et votre cœur. »

VERDICT rendu à 20h50 : Philippe HATEGEKIMANA, MANIER depuis sa naturalisation est condamné à la peine de réclusion criminelle à perpétuité pour crime de génocide et crime contre l’humanité.
Le détail des motivations de cette décision sera publié ultérieurement.
Voir également la revue de presse.

Réclusion criminelle à perpétuité pour Philippe MANIER
01/07/2023
Dans l’indifférence quasi générale et dans le silence assourdissant de la plupart des grands médias nationaux (que les journalistes présents veuillent bien m’excuser, leurs articles ont été répercutés sur notre site) la Cour d’assises de Paris, après deux mois d’audiences, a condamné monsieur Philippe HATEGEKIMANA/MANIER, alias BIGUMA à la réclusion criminelle à perpétuité pour GENOCIDE et crimes contre l’Humanité, pour sa participation au génocide des Tutsi au Rwanda en 1994.
On peut s’étonner qu’une telle décision ait pu passer inaperçue. Il est vrai que notre pays est actuellement en proie à de nouveaux démons qui génèrent inquiétude et révolte, que la situation internationale, depuis plusieurs mois, n’a pas de quoi nous réjouir, que ce génocide a été perpétré loin de chez nous et il y a bientôt trente ans, toujours est-il qu’une condamnation, en France, pour GENOCIDE, le crime contre l’Humanité le plus grave, ne devrait pas être passée sous silence.
Les rescapés du génocide des Tutsi comptent pourtant sur la justice pour tenter d’apaiser leurs souffrances et se reconstruire. Les témoignages entendus lors de ce procès nous ont prouvé que le chemin de croix de ceux qui ont survécu continue. Que peuvent penser les jurés, qui ont passé près de deux mois à entendre les récits les plus terribles, et qui ont jugé en notre nom à tous, de voir que la décision qu’ils ont prise, en leur âme et conscience, soit à ce point ignorée? Qu’ils soient ici remerciés.
Le 13 novembre, commencera, toujours devant la Cour d’assises de Paris, le procès de monsieur Sosthène MUNYEMANA, médecin urgentiste à Villeneuve-sur-Lot. Un autre médecin, monsieur Eugène RWAMUCYO, devra lui aussi comparaître devant la cour d’assises pour GENOCIDE. Sans oublier les procès en appel de Claude MUHAYIMANA, de Laurent BUCYIBARUTA et probablement de Philippe MANIER. Une abondance d’affaires lasserait-elle nos concitoyens, laisserait-elle de marbre tous ceux qui ont le devoir d’informer?
Pour le CPCR et les autres parties civiles présentes à ce procès, le combat continue.
Alain GAUTHIER, président du CPCR

Procès HATEGEKIMANA/MANIER – Feuille de motivation de la cour d’assises
05/07/2023

Voici les principaux éléments ayant convaincu la cour et le jury de reconnaître Philippe HATEGEKIMANA devenu MANIER coupable de crimes de génocide et de crimes contre l’humanité. Le présent document précise les raisons qui ont conduit la cour à considérer que l’énormité des crimes dont il est personnellement responsable ne peut être sanctionnée que par une peine de réclusion criminelle à perpétuité. Ses défenseurs ont annoncé qu’il fait appel[1].

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A lire également :
• Présentation du procès
• Réclusion criminelle à perpétuité pour Philippe MANIER
• Le procès à travers les médias

1. Selon une dépêche de l’AFP publiée par Le Monde le 4 juillet 2023.[↑]
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024