Fiche du document numéro 33281

Num
33281
Date
Mardi 12 décembre 2023
Amj
Auteur
Fichier
Taille
1078882
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Titre
La traque des génocidaires du Rwanda : vie et confessions des époux Gauthier
Soustitre
Dafroza et Alain Gauthier se sont confiés en longueur à France Bleu Champagne-Ardenne. Depuis près de trente ans, ils traquent les génocidaires rwandais. Une vie entre deux pays et les palais de justice.
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Page web
Langue
FR
Citation
Dafroza et Alain Gauthier, les chasseurs de génocidaires

Le train Paris-Reims est en retard de trente minutes. Un minuscule grain de sable dans le quotidien mouvementé des époux Gauthier. Dafroza et Alain arrivent de la capitale. Depuis le 14 novembre, ils assistent tous les jours au procès de Sosthène Munyemana, un médecin suspecté d'avoir participé au génocide des Tutsis au Rwanda en 1994.

Le couple de Rémois n'a pas peur de le dire : ils sont "très fatigués". Le procès du moment, le sixième en France concernant le génocide des Tutsis, n'est pas n'importe lequel. La cour d'assises de Paris juge en ce moment Sosthène Munyemana : "C'est un grand homme, reconnaît Dafroza. Un docteur, un gynécologue."

A 68 ans, il est jugé pour génocide, crimes contre l'humanité, participation à une entente en vue de la préparation de ces crimes ainsi que pour complicité. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité. Dafroza liste les chefs d'accusation : "On lui reproche d'avoir signé une motion soutenant le gouvernement génocidaire de Jean Kambanda. On lui reproche aussi d'avoir participé et organisé des rondes pour empêcher les Tutsis de fuir. Lui, dit qu'il faisait ça pour les protéger. Pour finir, il détenait les clefs d'un local près de Butare, ma ville natale, où il remplissait une sorte de fosse commune avec les corps des Tutsis massacrés." Sosthène Munyemana conteste les faits. Son procès est exceptionnel puisque c'est aussi celui dont le dossier d'instruction est le plus ancien en France concernant le Rwanda : la première plainte date de 1995. Les époux Gauthier attendent le verdict pour le 19 décembre. Depuis le début des audiences, chaque soir, Alain écrit des comptes-rendus avec l'aide de Margot, une étudiante en droit : "C'est important. Je sais qu'au Rwanda, les francophones les lisent avec attention. Mais quel boulot…"

Inlassablement, tous les jours depuis bientôt trente ans, Alain et Dafroza plongent dans la monstruosité du génocide de 1994. Une fois de plus, ce procès ouvre grand les portes de l'horreur : "Un homme a témoigné, là, il y a quelques jours face à la cour, raconte Alain. C'était un Hutu. Sa femme, une Tutsi. Pendant le génocide, des hommes lui ont ordonné de tuer sa femme sinon ils exécuteraient leurs enfants. Alors, pour ne pas avoir de sang sur les mains, littéralement, il a creusé un trou et enterré sa femme vivante à l'intérieur." Silence. Alain regarde Dafroza : "C'est trop affreux pour être entendable n'est-ce pas ?" lance-t-elle. Des histoires comme celle-ci, ils en ont entendu tellement.

"On est des petites mains de la justice"



"Les chasseurs de génocidaires", voilà le surnom des époux Gauthier qui se considèrent plutôt comme "des petites mains de la justice". Mais attention, "on n'est pas des juges d'instruction" répète Alain. C'est un reproche qu'ils entendent trop souvent face aux avocats de la défense : "On nous dit qu'on ne ramène que des témoignages à charge. C'est normal, on est partie civile. Ce n'est pas notre boulot de défendre les accusés."

Alors comment travaille ce couple ? Depuis le début de leur traque des génocidaires, Dafroza et Alain ont la même technique : "On entend parler qu'untel présumé génocidaire habite en France. La seule solution est de partir sur place, au Rwanda. Sur les lieux-mêmes des crimes. Ensuite, on se promène sur les collines et on cherche des rescapés. On leur demande s'ils acceptent de se confier, voire s'ils acceptent aussi, en tant que victime, de se constituer partie civile à nos côtés." Les époux cherchent aussi le témoignage des tueurs : "Ils sont soit en prison, soit dans la nature. Certains acceptent de nous parler." Puis vient le temps d'écrire la parole, tout à la main : "On est de la vieille école…" Ces périodes d'enquête leur demandent de se rendre au moins trois ou quatre fois par an au Rwanda.

Les palais de justice, le quotidien d'Alain et Dafroza Gauthier

Parfois, Dafroza doit faire un long travail de traduction avant de remettre ces pièces à leurs avocats. Ces témoignages sont joints au dossier des plaintes. Ensuite, la justice travaille : "C'est harassant, sait Alain. Mais l'instruction, puis trouver une date de procès, enchaîner les audiences, circuler entre tous les recours… C'est comme ça." Ce labeur a été légèrement simplifié pour les Gauthier et leurs six cabinets d'avocats depuis 2012, date à laquelle un pôle spécialisé dans les crimes contre l'humanité a été créé au Tribunal de Grande Instance de Paris : "Avant, on devait déposer plainte dans chaque ville où résidait un présumé génocidaire."

Avec cette méthode, ils ont par exemple fourni une vingtaine de témoignages supplémentaires au procès de Sosthène Munyemana. Tout cela demande aussi beaucoup d'humanité : "On n'arrive pas comme ça avec nos gros sabots, ironise Dafroza. On tisse des liens avec les gens, on s'apprivoise, on est en empathie. C'est très humain. D'ailleurs, on rend toujours visite aux témoins après les procès. On met un point d'honneur à partager une bière ou une brochette avec eux. Alain est parfois surnommé 'L'ami des rescapés'. Il participe à beaucoup d'émissions de télé rwandaise. Notamment une qui s'appelle 'Majuscule'."

Alain prend du recul : "Je n'en tire aucune gloire, mais je suis persuadé que sans nous, il n'y aurait jamais eu de procès pour génocide en France." Une vie de combat intrinsèquement liée à leurs histoires personnelles. Alain a tout juste 22 ans quand il part enseigner le français au Rwanda. Hasard, l'un des établissements dans lequel il remplace un autre professeur est l'école de Dafroza. Elle devra quitter son pays dès l'âge de 18 ans, direction le Burundi puis la Belgique.

Les débuts du combat de Dafroza et Alain



Quelques semaines avant le début du génocide des Tutsis, Dafroza quitte le Rwanda. Elle sent que le pire est à venir. Sur place, elle laisse presque toute sa famille : "Le 7 avril 1994, tout bascule. Ça meurt de partout. Ma mère est assassinée le 8 avril. On ne demande des nouvelles de personne car on sait que tout le monde est mort. Le Rwanda est un cimetière à ciel ouvert." Dafroza livre ses émotions. Alain la regarde, ne parle pas. La voix de la franco-rwandaise reste posée : "Les trois mois de génocide, je ne les raconte pas. Je n'ai pas encore de mots suffisamment forts. Peut-être qu'un jour j'y arriverai ? Quoiqu'il en soit, durant cette période, je suis un zombi."

Dafroza va de manifestation en manifestation. Toujours des tracts à la main pour alerter. Alain inonde les médias d'articles. Ils crient partout où cela est possible qu'un drame est en cours en Afrique.

Au Rwanda, Dafroza et Alain ont entendu des centaines de témoins

En 1996, Dafroza et Alain retournent pour la première fois au Rwanda. Leurs enfants sont avec eux. Les époux vont tomber sur deux rescapées de la famille de Dafroza. Elle l'avoue : "Je ne le raconte pas souvent..." Face au couple rémois, deux femmes : Gilberte et Anastasia : "On s'est assis face à elles. Elles nous ont tout raconté. On les a écoutées pendant des heures... Gilberte, blessée, est la seule rescapée d'un groupe de douze réfugiés qui se cachait dans une petite maison de Nyamirambo. Anastasia, venait de l'église de la Sainte-Famille à Kigali. On a été boulversé. C'est entré en nous pour toujours. Il y avait tellement de morts autour de nous. Croyez-moi, on n'a jamais compté les morts. On ne compte que les survivants et ils n'étaient pas nombreux." L'ONU estime aujourd'hui à un million le nombre de morts durant le génocide des Tutsis au Rwanda qui a commencé le 7 avril 1994 pour se terminer en juillet de la même année.

Après avoir reçu "cette énorme baffe" des témoignages des rescapés, Dafroza et Alain vont en entendre d'autres. Chaque récit, ils le notent. Les carnets se remplissent. Tout cela est spontané, pour l'instant sans réelle conséquence. En 2001, la Belgique juge pour la première fois des génocidaires rwandais. Dafroza et Alain assistent à ce procès. Des amis à eux sont à l'origine de ce moment historique de justice. Dernier jour d'audience : le couple sort de la salle avec leur fille dans les bras. Alain s'y voit encore : "Je m'en souviens très bien. On fonce vers nos amis. Ils nous disent : 'Et vous alors, qu'est-ce que vous faites en France ?' Après ça, on a enchaîné." Quelques mois plus tard, toujours au cours de l'année 2001, l'association "Collectif des parties civiles pour le Rwanda" est fondée par les Gauthier avec une poignée d'autres membres.

Après chaque procès, Dafroza et Alain retournent au Rwanda discuter avec les témoins interrogés

Pour commencer leur quête de justice, ils n'ont rien d'autre que leur motivation : "On n'a jamais ouvert un bouquin de droit ! Au début, affronter la justice, c'est comme affronter une montagne : on ne sait pas si on arrivera au bout. C'est compliqué." Chaque jour de leur vie est consacré au Rwanda. La poursuite des génocidaires les obsède : "On faisait ça en parallèle de nos emplois à temps plein", rembobine Dafroza. Elle, est ingénieure chimiste. Lui, professeur de français et chef d'établissement, notamment à Reims où il a dirigé le collège Jeanne d'Arc puis le collège Sacré-Cœur. Même combat pendant les vacances : "À chaque fois, on allait au Rwanda. Les enfants s'amusaient. Nous, on écoutait, on notait." Marié depuis 1977, le couple s'engage complètement dans la traque des génocidaires rwandais. Aujourd'hui, un constat s'offre à eux : "Depuis le 7 avril 1994, il n'y a pas eu un jour sans qu'on ne parle du génocide."

L'ennemi des Gauthier : le temps



Alain est né le 7 octobre 1948 dans le village ardéchois de Saint-Désirat. Il a 75 ans. Dafroza est née à Butare au Rwanda le 4 août 1954. Elle a 69 ans. Presque la moitié de leur vie est consacrée à la poursuite des génocidaires rwandais. Chaque jour est une course aux témoignages, à la vérité et à la dignité. C'est aussi une course contre-la-montre. "Le temps perdu ne sera jamais rattrapé, reconnaît Alain. Le premier procès français pour juger un génocidaire rwandais date de 2014. Le génocide des Tutsis est finalement assez proche de notre époque. Mais les témoins se font rares."

Plusieurs raisons à cela : le temps passe, les victimes et les coupables disparaissent. Le pardon est aussi une cause de silence : "Il y a une volonté de réconciliation au Rwanda, explique Dafroza. Les gens ont pardonné. Le pays et les églises l'ont demandé. Certains Rwandais ne veulent donc plus parler des choses atroces." Alain regrette cette démarche : "Seule la justice peut réparer les cœurs. C'est ça que souhaitent les rescapés : ils réclament justice."

Trois à quatre aller-retour par an au Rwanda pour les époux Gauthier

Récemment, mercredi 6 décembre, la mort de Laurent Bucyibaruta rappelle aux époux Gauthier la course qui les oppose au temps. Cet ex-préfet rwandais avait été condamné par la cour d'assises de Paris en juillet 2022 à vingt ans de réclusion criminelle pour complicité de génocide et de crimes contre l'humanité. Il avait fait appel de cette décision et depuis attendait un nouveau procès. Dafroza lâche fermement : "Il est donc mort innocent." Laurent Bucyibaruta vivait à Saint-André-les-Vergers, dans l'Aube, depuis plus de vingt ans.

Grâce à leurs efforts, sept hommes ont pu être jugés en France. Le premier, en 2014, le militaire Pascal Simbikangwa, condamné à 25 ans de réclusion criminelle pour génocide et complicité de crime contre l'humanité. Jugement confirmé en appel en 2016. Les ex-maires de Kabarondo (Rwanda) Octavien Ngenzi et Tito Barahira, condamnés à la réclusion criminelle à perpétuité en 2016 pour génocide et complicité de crime contre l'humanité. Jugement confirmé en appel en 2018. L'ancien chauffeur Claude Muhayimana, condamné en 2021 à quatorze ans de prison pour complicité de génocide. Il a fait appel de la décision. L'ancien gendarme, Philippe Hategekimana, condamné à la réclusion criminelle à perpétuité en juin 2023. Ses avocats ont fait appel, le procès se déroulera en novembre 2024 selon Alain Gauthier. Enfin, Eugène Rwamucyo, médecin suspecté d'avoir dirigé des enfouissements de corps de Tutsis pendant le génocide, en attente d'une date pour un procès devant la cour d'assises de Paris.

Le travail d'Alain et Dafroza est encore titanesque : ils ont en tout déposé 29 plaintes dans d'autres dossiers (sans compter celles citées précédemment qui ont amené à des procès). Les enquêtes continuent. "J'estime facilement à 200, le nombre de génocidaires rwandais sur le sol français, explique Dafroza. Beaucoup ont pu fuir grâce à la complicité de la France au lendemain du génocide." Alain rajoute : "La plupart des fuyards sont des hommes avec des moyens. En plus, ils n'ont jamais été vraiment inquiétés puisque la justice française n'a jamais voulu les extrader vers le Rwanda pour qu'ils y soient jugés, malgré les mandats d'arrêt internationaux."

La transmission des mémoires du génocide des Tutsis



Une scène reste encore en tête d'Alain. Le 29 novembre 2023, la Cour de Justice de la République s'apprête à rendre le jugement dans l'affaire de prise illégale d'intérêts du ministre de la Justice, Eric Dupond-Moretti. Il y a des caméras partout. Sauf qu'à quelques pas du ministre, se déroule le procès de Sosthène Munyemana. Alain s'approche des journalistes et les interpelle : "Vous savez qu'à côté de vous il y a un procès pour génocide ?" Certains tournent le regard. "Vous savez le mot génocide fait peur, insiste Dafroza. Personne n'a envie d'entendre ce mot. Même si on ne connaît pas la définition exacte, on sait que c'est grave. Les gens préfèrent reculer quand ils entendent ça."

D'autant que les audiences des procès auxquels participent les Gauthier sont compliquées à supporter : "Certaines femmes avouent avoir été violées pour la première fois, appuie Dafroza. Vous vous rendez compte ? Et après, ces femmes-là rentrent seules, chez elles, dans leurs petits appartements. Qui les aide ? Personne. Les victimes font peur. C'est pour cela que certaines ne veulent pas témoigner. Mieux vaut ne rien dire que de ne pas être cru." Même eux ont du mal à supporter ces longues audiences : "Je ne m'y habituerai jamais, souffle Alain. J'ai toujours des problèmes de santé après ces procès. Sûrement une conséquence physique du mal psychologique qu'on subit dans ces moments." Dafroza, elle, est toujours tendue face aux jurés de la cour d'assises : "Je les regarde, les scrute. Je veux être sûre qu'ils comprennent bien l'histoire du génocide rwandais. Mon pays est minuscule et assez inconnu des Français."

Des lueurs d'espoir demeurent : les jeunes. Depuis le début de leur combat, le couple multiplie les conférences dans les collèges, les lycées et les universités. Dafroza est toujours admirative des élèves : "On sent qu'ils ont énormément travaillé avant d'arriver face à nous. Ils ont des connaissances très pointues. Leurs professeurs sont bons ! Je sens que tout ça s'améliore depuis le rapport Duclert. L'histoire s'écrit et s'enseigne."

Une continuité dans le combat des Gautier qui les soulage : "Se lever pour aller aux procès est de plus en plus dur, grimace Dafroza. On sait pourquoi on le fait. Parfois, je me dis : 'J'abandonne'. Mais quelques heures plus tard, je repars ! L'essentiel, c'est tout ce qu'on a initié."

Que trouve-t-on dans le sillage de Dafroza et Alain Gauthier ? Déjà, un artiste franco-rwandais Gaël Faye (auteur du livre Petit Pays prix Goncourt des lycéens en 2016) : "Il a réussi à ouvrir complètement la porte aux jeunes générations." Il y a aussi tout l'engrenage judiciaire : "Le parquet de Paris a ouvert lui-même des enquêtes sur des génocidaires, se félicite Dafroza. C'est un signe fort." Au point que le couple rémois en est certain : "Même après notre mort, des gens continueront. On peut au moins se dire qu'on a apporté une pierre à l'édifice de la dignité des rescapés."

Dans quelques mois, le monde commémorera les trente ans du génocide des Tutsis au Rwanda. Pour l'occasion, une exposition sera organisée en février 2024 à la maison des associations de Reims en partenariat avec Dafroza et Alain Gauthier. Leur retour à Reims s'est fait exceptionnellement pour la projection d'un documentaire sur eux : "Rwanda, à la poursuite des génocidaires" de Thomas Zribi durant l'événement Kiosques.

On n'a jamais pris de vraies vacances depuis avril 1994 constate Dafroza
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024