Fiche du document numéro 34097

Num
34097
Date
Mercredi 17 avril 2024
Amj
Auteur
Fichier
Taille
204298
Titre
Beata Umubyeyi Mairesse, la passeuse d’histoires
Soustitre
Cette écrivaine franco-rwandaise publie « Le Convoi », le récit de son expérience du génocide des Tutsis par les Hutus, il y a trente ans.
Nom cité
Nom cité
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Lieu cité
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Il lui a fallu quinze ans pour pouvoir mettre des mots sur son histoire. En janvier dernier, Beata Umubyeyi Mairesse a publié Le Convoi (Flammarion), l’année du 30e anniversaire du génocide rwandais. « C’est le génocide des Tutsis du Rwanda », corrige-t-elle. Elle y raconte son histoire, celle d’une adolescente rwandaise de 15 ans, sauvée avec sa mère par un convoi humanitaire. Beata fait partie du millier d’enfants exfiltrés en juin 1994, à force de négociations avec le gouvernement rwandais, par l’ONG suisse Terre des hommes. Ces enfants embarquent dans plusieurs convois successifs en juin 1994 en direction de la frontière burundaise. En 2020, en possession de quatre photos qui ne quittent pas son smartphone, Beata décide de retrouver ses compagnons d’infortune pour pouvoir leur transmettre ces preuves de leur sauvetage. Elle part aussi sur les traces de ses bienfaiteurs.

C’est la première fois que Beata écrit à la première personne. Jusque-là, elle préférait s’abriter derrière les personnages de ses livres. « Mon histoire, je ne la trouvais pas digne d’un livre, confie-t-elle. J’ai le sentiment d’avoir été très chanceuse par rapport aux autres survivants, ni violée, ni “machettée”. Mais la prise de conscience que notre sauvetage inouï avait été réalisé par une poignée de personnes, avec presque rien, et que cette histoire n’avait été écrite nulle part m’ont convaincue de témoigner à mon tour. Il me fallait aussi exprimer ma gratitude. » Cachée avec sa mère dans une chambre d’hôtel, l’adolescente est débusquée par deux tueurs hutus le 7 juin 1994. Alors que l’un d’eux, les mains couvertes de sang, pointe une pique de brochette sous son menton, elle se fait passer pour française. De père polonais et de mère rwandaise, Beata est métisse, avec la peau claire, immédiatement désignée comme « blanche » par les tueurs. Elle parle parfaitement le français, appris à l’école internationale belge de Butare.

Sa mère la regarde incrédule. Ce jour-là, les rôles s’inversent. C’est sa fille qui veillera dorénavant sur elle. « Je suis rentrée dans l’âge adulte de façon prématurée », reconnaît-elle. Sentant que son stratagème fonctionne, elle en rajoute pour sauver sa peau : « François Mitterrand est votre ami, si vous tuez une Française il sera en colère contre vous et cessera de vous aider. » Accrochée au radiocassette qu’elle reçoit pour ses 15 ans, l’adolescente est au courant du soutien de la France au gouvernement rwandais. Elle écoute sans relâche les informations. Ce goût de la radio ne quittera plus cette fan de podcasts, accro à France Culture.

Si son instinct de survie l’a sauvée, on est frappé en la rencontrant par la sérénité qu’elle dégage. Sa voix est posée, chaque mot est choisi. « Beata, c’est la force tranquille depuis qu’on est petites », raconte Annick Kayitesi Jozan, son amie d’enfance.

Le jour où elle a failli mourir, l’adolescente a fait du français « son nouveau passeport ». Beata arrive en France le 5 juillet 1994. Le couple belge qui a aidé sa mère à financer ses études devient sa famille d’accueil. Dès le mois de septembre, elle rentre en seconde à Lille, dans un internat catholique. Sa mère retourne au Rwanda à la recherche des survivants. La bienveillance de son entourage n’empêche pas les cauchemars. Comme lorsqu’elle était enfant à Butare, courant sans cesse à la bibliothèque ou au centre culturel français, la jeune fille solitaire se réfugie dans les livres. Mais fini les classiques qu’elle aimait dévorer avant la guerre. Beata se plonge dans les récits de la Shoah. Elle lit Imre Kertesz, Primo Levi, Elie Wiesel, Charlotte Delbo… et trouve « des mots qui ont la forme exacte de (sa) solitude. Grâce à eux, j’apprivoise mon silence », écrit-elle. Pendant vingt ans, elle se taira, comme de nombreux survivants de la Shoah. « À part ma famille d’accueil et deux personnes au lycée qui m’ont demandé de leur raconter, personne ne m’interrogeait, confie-t-elle. Mon récit semblait inaudible. Comme si les autres craignaient une intrusion dans leur normalité et qu’il fallait les protéger. » Seule la psychothérapie lui fournit alors un espace où parler.

Son arrivée en France est aussi le début d’un cheminement. « Je me retrouvais avec deux nouvelles identités, j’étais devenue noire et survivante d’un génocide », raconte Beata qui découvre en France la littérature afro-caribéenne. Avec ce sentiment d’être « toujours un peu à côté », dans un entre-deux. Comme lorsqu’elle était enfant à Butare, l’une des deux seules métisses de la ville. Cette quête la mène il y a dix ans vers l’écriture. « S’il y a un livre que tu voudrais lire mais qui n’a pas encore été écrit, alors tu dois l’écrire » : Beata aime citer cette phrase de Toni Morrison pour expliquer la genèse de son premier livre, Ejo, un recueil de nouvelles. En kinyarwanda, cela veut dire « hier et demain ». Dans ses livres, Beata raconte l’avant et l’après-génocide, et rend hommage à la culture rwandaise transmise par les femmes de sa famille. À ces proverbes qui émaillent la tradition orale. « Le cou est le couvercle du chagrin », peut-on lire en exergue de son roman qui raconte les traumatismes d’une famille sur trois générations. Ce proverbe dit le poids des non-dits et des silences. Dans ses nouvelles et ses poèmes, elle évoque les totems, les contes, les clans. « J’écris depuis cette frontière que l’on habite lorsqu’on est métisse, comme une passeuse entre deux mondes », confie Beata.

Si l’écriture est « aussi une façon d’être utile aux autres », elle n’a pas attendu de prendre la plume pour « rendre au monde un peu de l’aide reçue à l’adolescence ». Après Sciences Po et un master en coopération internationale et action humanitaire, Beata part avec MSF au Cameroun. De retour en France, elle s’engage dans la cité. À Bordeaux, sa ville d’adoption depuis quinze ans avec son époux Yann, physicien, elle se consacre à la lutte contre le sida, à la prévention du suicide et aux femmes en situation précaire. Elle devient aussi formatrice en premiers secours en santé mentale. « Elle a une qualité d’écoute exceptionnelle et une empathie très forte à l’égard des personnes en quête de sens dans leur vie », confie son amie Élisabeth Hoffman, enseignante et chercheuse à l’université Bordeaux-Montaigne, qui loue son charisme.

En devenant mère il y a quinze ans, Beata a acquis la conviction que l’on peut « survivre à la survie » et « tisser de nouveau un rapport de confiance au monde », écrit-elle. Un message de résilience et d’espoir.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024