Fiche du document numéro 10286

Num
10286
Date
Mardi 10 mai 1994
Amj
Hms
20:00:00
Auteur
Taille
85364
Titre
Entretien accordé par M. François Mitterrand, Président de la République, à TF1 et France 2 le 10 mai 1994, sur la situation politique en Afrique du Sud, au Rwanda, en Bosnie et en Italie, et sur la situation économique en France, les prochaines élections européennes et présidentielle
Nom cité
Source
TF1
Fonds d'archives
Type
Langue
FR
Citation
Personnalité, fonction : MITTERRAND François, POIVRE D'ARVOR Patrick, AMAR Paul.

FRANCE. Président de la République

QUESTION.- Monsieur le Président, bonsoir. Il y a 13 ans, jour pour jour, vous accédiez à la Présidence de la République et il est assez vraisemblable - à moins que vous ne nous disiez le contraire - que l'année prochaine, vous ne serez plus dans ces lieux, en tout cas pas dans cette fonction. L'entretien qu'avec Paul Amar nous allons donc avoir ensemble, est un peu symbolique ajourd'hui.

- LE PRESIDENT.- Bonsoir.

- QUESTION.- Nous allons essayer d'aborder tous les grands thèmes de politique internationale d'abord, avec l'Afrique du Sud, la Bosnie, le Rwanda, l'Algérie, la construction européenne, et, à l'intérieur de nos frontières, le drame du chômage, le problème des banlieues, le problème des jeunes, votre jugement sur l'action d'Edouard Balladur, vos choix et vos goûts pour les prochaines élections européennes, la façon de départager Michel Rocard et Bernard Tapie, et puis des questions très personnelles comme le suicide, en ces lieux, de votre conseiller le plus ancien, François de Grossouvre. Nous allons tout de suite commencer par l'actualité internationale avec l'événement du jour : l'accession, à la Présidence de la République africaine, de Nelson Mandela. A l'Elysée, vous avez vécu, ces cinq dernières années une formidable accélération de l'Histoire. Comment est-ce que vous avez vécu aujourd'hui ce qui s'est passé à Prétoria ?

- LE PRESIDENT.- Les événements de Prétoria, c'est-à-dire d'Afrique du Sud, sont parmi les plus importants, les plus symboliques de toute l'histoire des rapports de colonisation et de décolonisation. C'est l'abandon par tout un groupe d'hommes et de femmes, qui s'étaient habitués à raisonner autrement, de toute idée de racisme et en tous cas de toute mise en application d'un système raciste. L'apartheid était abominable et il a fallu le courage et l'intelligence de beaucoup de responsables mais surtout de deux d'entre eux, le leader africain, noir, Nelson Mandela, et Frédérick De Klerk, blanc, pour réussir une chose pratiquement insoupçonnable. Je suis très heureux de penser que c'est dans cette maison, à l'Elysée que, pour la première fois, Mandela et De Klerk se sont rencontrés à déjeuner. Je les avais invités, l'un et l'autre, pour contribuer à leur rapprochement. Bien entendu, d'autres que moi, et surtout eux deux, avaient fait l'essentiel. J'avais connu Mandela dès sa sortie de prison - il y est resté quelques 27 ans - et il est souvent venu me voir. Nous avons souvent eu des relations téléphoniques. J'ai beaucoup estimé et apprécié De Klerk et c'est pour moi un jour de grande joie. Voilà.. Nous vivons suffisamment de choses douloureuses.

- QUESTION.- Justement !

- LE PRESIDENT.- Voilà un espoir au Proche-Orient, timide, fragile, mais quand même un espoir, et en Afrique du Sud, cette réussite...

- QUESTION.- Alors il y a cette promesse de vie meilleure qui tient du miracle en Afrique du Sud et il y a en Afrique du Nord, beaucoup plus au Nord...

- LE PRESIDENT.- ... cela tient à la volonté de deux hommes, à leur clarté d'esprit et à leur courage moral. Ce n'est pas un miracle, cela !

QUESTION.- Et il y a la menace d'un retour à l'obscurantisme en Afrique du Nord, une menace qui coûte cher aux ressortissants français. Deux religieux français ont été tués dimanche. Que peut faire la France ? Que doit faire la France pour protéger les ressortissants français ? Demandez-vous à tous les Français qui vivent en Algérie de revenir en France ?

- LE PRESIDENT.- C'est ce qui a été fait. Cela leur a été recommandé et on ne peut que le recommander ! Je pense que tous les Français qui vivent en Algérie ont été informés que nous désirions, le gouvernement et moi-même, que, pour sauver leur vie, ils rentrent en France. Je pense que si vous voulez que je sois clair, c'est cela !

- QUESTION.- Et face à la montée de l'intolérance, un certain nombre de gens craignent une arrivée massive de réfugiés en France. Que doit faire le pays dans ces circonstances ?

- LE PRESIDENT.- Tout dépend du résultat de la lutte qui se déroule actuellement en Algérie. Il est très difficile à un Français de s'exprimer là-dessus, sans prendre d'extrêmes précautions psychologiques. Nous avons une connaissance particulière de l'Algérie, nous avons été quand même le pays considéré comme colonisateur, disons colonial... on peut apprécier diversement ! La France a été utile à l'Algérie mais les Algériens n'aiment pas qu'on le dise et que nous prenions un ton paternaliste pour prendre des positions dans un sens ou dans l'autre.

- QUESTION.- Le gouvernement actuel souhaite des élections. Si ces élections aboutissent à une victoire des islamistes, ne redoutez-vous pas l'avénement d'une République islamiste tout près de la France ?

- LE PRESIDENT.- Le peuple algérien fera ce qu'il entendra faire. On ne peut pas être démocrate, ici, et contester à un peuple, là-bas, le soin de décider lui-même de son destin. Bien entendu, on peut souhaiter qu'il soit davantage éclairé, que la crise économique qui frappe ce peuple algérien, comme beaucoup d'autres, ne vienne pas déformer son jugement, qu'il n'y ait pas seulement une sorte de réaction de refus à l'égard de ceux qui gouvernent pour donner leurs suffrages à d'autres qui promettent un type de société qui, à mes yeux en tout cas, n'est pas une société de progrès.

- QUESTION.- On peut dire que 32 ans après la fin de la guerre d'Algérie, ce pays est à la dérive.

- LE PRESIDENT.- Dérive, c'est beaucoup dire.. Enfin, il y a une guerre civile. C'est une conclusion dramatique, que j'espère provisoire. Ce pays a besoin de trouver ses mots d'ordre, de retrouver ses vérités essentielles. Je ne pense pas personnellement, puisque vous me demandez mon avis, que ce soit par l'intégrisme religieux. Que l'on ait une foi, qu'on la pratique, qu'on la respecte, qu'on désire la faire connaître, la faire comprendre par les autres, c'est normal, mais par la violence et par la mort, non !

QUESTION.- Violence et mort, dites-vous. Violence et mort en Bosnie. Il y a actuellement 11 français, 11 bénévoles d'une association humanitaire française, Première Urgence, qui sont détenus par les Serbes. A votre avis, M. le Président, ils sont prisonniers ou otages.

- LE PRESIDENT.- On peut employer les mots que l'on voudra. Ils sont prisonniers et ils ont valeur d'otages, c'est-à-dire qu'ils peuvent servir pour ceux qui les détiennent de monnaie d'échange, contre telle ou telle concession politique, de monnaie d'échange contre telle ou telle concession militaire.

- QUESTION.- Et la France n'a pas les moyens de taper du poing sur la table ?

- LE PRESIDENT.- Taper du poing sur la table, cela veut dire, ce qui est difficile, dans un pays peu connu, qui dispose de beaucoup de défenses naturelles, de reliefs, découvrir ces otages ou ces prisonniers - ils sont l'un et l'autre - et les délivrer ? Si cela devait être envisagé, je ne vous dirai pas qu'on va le faire. Mais je pense que ce ne serait pas la bonne méthode, on prendrait des risques énormes pour leur vie et je pense que la négociation reste possible. Le coup de poing sur la table, je ne pense pas que ce soit la solution, je pense que la négociation doit primer.

- QUESTION.- Cette prise d'otages est révélatrice de l'attitude des Serbes. Le ministre français des affaires étrangères Alain Juppé, était dimanche assez pessimiste. Si une solution diplomatique n'aboutissait pas, peut-être faudrait-il envisager le retrait des casques bleus français ?

- LE PRESIDENT.- M. Juppé, avec qui j'ai naturellement beaucoup parlé de ces problèmes, s'adressait surtout à l'ensemble des pays qui peuvent dire leur mot et agir sur la situation en Bosnie, c'est-à-dire les Américains, les Russes et l'ensemble des pays qui composent l'Union européenne. C'est à eux qu'il s'adressait. Il y a eu des négociations partielles. Les Européens sont arrivés à un résultat qu'on pouvait croire suffisant, il y a quelques mois. Cela a échoué. Mais les Américains n'étaient pas exactement dans ce débat et quand les Américains s'en sont mêlés, ce sont les Russes qui n'y étaient pas. Vous savez que les intérêts sont divergents, que les traditions, les alliances d'autrefois jouent, si bien qu'on n'a jamais encore vraiment réussi à réunir les trois parties intéressées, extérieures, au débat global.

QUESTION.- Réussira-t-on un jour ?

- LE PRESIDENT.- Les Russes, les Américains, l'Union européenne : c'est le projet français, en particulier, de réunir une conférence internationale avec ces trois grandes puissances, sous l'égide des Nations unies, avec naturellement les belligérants. Les Russes et les Américains s'étaient entendus pour en discuter dans un mois - remarquez qu'il y a déjà quinze jours de cela - et nous, Français, nous avons aussitôt dit, (M. Juppé a été notre porte parole, puisqu'il est ministre des affaires étrangères) : il faut aller plus vite. Moi, je me souviens avoir dit : il faut que ce soit dans huit jours... ces huit jours sont dépassés. Autant de temps perdu pour le retour à la paix et pour épargner de nouvelles victimes. Or, nous - la France -, nous voulons absolument aboutir à ce que cette négociation ait lieu, car seule une négociation parviendra à rétablir dans ce pays la concorde nécessaire. Pardonnez-moi si je suis un peu long, mais le sujet s'y prête. Si en effet nos propres partenaires américains, européens et mêmes russes s'y refusent, cela veut dire qu'ils ne peuvent pas donner aux Nations unies les moyens de sa mission. La France est au premier rang des soldats des Nations unies, et de loin. Nous avons là-bas près de 10000 hommes. Alors, si vraiment ils ne veulent pas, nous devons pouvoir leur dire : "Eh bien, nous n'accepterons pas de risquer la vie de nos soldats pour rien".

- QUESTION.- Plus globalement, on a le sentiment que l'ONU, l'OTAN, l'Occident globalement, a toujours un certain décalage par rapport aux événements et qu'au fond les Serbes bosniaques vont arriver à ce qu'ils souhaitaient, c'est-à-dire à un vrai découpage ethnique du pays.

- LE PRESIDENT.- On peut le craindre, on ne peut pas dire que vous ayez tort. Mais il faut regarder quelle était la carte de ce que j'appellerai les différentes ethnies, croate, serbe et (ce n'est pas une ethnie) la communauté musulmane en Bosnie. L'on voit les Serbes, qui sont surtout des paysans, des gens de la campagne, comme les Croates, de leur côté, qui occupaient la plus grande partie du terrain alors que les Musulmans étaient concentrés dans les villes. Donc, ce qu'on appelle le découpage ethnique, en l'occurence, serait tout à fait désastreux, on ne peut pas reconnaître un principe de ce genre, mais la réalité locale fait que l'on doit tenir compte que les villes et les campagnes ne sont pas habitées par les mêmes groupes d'hommes.

- QUESTION.- Mais les Serbes sont très largement au-delà...

- LE PRESIDENT.- On ne peut pas non plus s'en tenir à une Bosnie musulmane dans laquelle chacune des villes serait séparée de sa voisine, avec des territoires qui seraient entre ces villes, hostiles, en état de guerre latente. Donc, il faut bien que les négociateurs découpent sur le terrain des régions dans lesquelles soit les Bosniaques musulmans, soit les Bosniaques serbes, soit les Bosniaques croates, disposent d'une majorité. C'est ce qu'ont fait les négociateurs, et ils ont bien fait, mais ils n'y sont pas arrivés parce qu'il faut le consentement des intéressés et, jusqu'ici, nous n'y sommes pas parvenus.

QUESTION.- Monsieur le Président, la communauté internationale est parvenue à arrêter l'invasion du Koweit par l'Irak, opération spectaculaire réussie. La communauté internationale, dans un premier temps, est intervenue de manière efficace en Somalie. Pourquoi n'a-t-elle pas réussi à éviter ces massacres terribles qui se sont déroulés récemment au Rwanda ?

- LE PRESIDENT.- Ah ! Le Rwanda, maintenant... La situation n'est pas la même. Pour l'Irak, je ne voudrais pas faire un discours...

- QUESTION.- Non, non, la question porte sur le Rwanda. C'est un rappel...

- LE PRESIDENT.- Je comprends, mais le fait que vous ayez dit "Irak" fait que tous ceux qui nous écoutent pensent qu'en effet il y a eu une guerre rapide et que l'Irak a dû céder ; il résiste encore aujourd'hui, mais enfin il a dû céder. Il a été vaincu et le Koweit a été libéré. Donc, on se dit : pourquoi ne pas faire la même chose ? C'est parce qu'il y avait du pétrole là-bas, il n'y en a pas ici... Non ! Il ne faut quand même pas être aussi simpliste. En Irak, il y avait un homme, un dictateur, à la tête d'une forte armée, dans un pays très nettement structuré, un pays d'ailleurs très ancien et fort. Et, ayant dévoré le Koweit, l'Arabie Saoudite eût été très menacée. Comment aurait résisté la Syrie ? Comment aurait résisté la Jordanie ? Tout ce monde-là eût été dominé par l'Irak... Donc, à ce moment-là, l'Irak devenait une puissance mitoyenne d'Israël... Voyez tout ce que cela représentait d'électricité dans l'air, de possibilités de conflits. Si nous avions été à l'époque où l'Union soviétique était encore solide, cela pouvait être une menace de guerre généralisée. Donc, il faut comprendre que des précautions aient été prises là-bas, au Moyen-Orient, de la manière dont cela a été fait. Pour le Rwanda, les choses sont différentes. Humainement parlant, elles sont du même ordre...


- QUESTION.- On parle de 200 000 morts.

- LE PRESIDENT.- On parle de 200 000 morts. Il s'agit, pour bien fixer les esprits, d'une ancienne colonie belge. La Belgique y a fait d'excellentes choses et a gardé, comme pays européen, une sorte, je ne dirai pas de tutelle, mais disons de compagnonnage un peu préférentiel.

- Mais la France, comme c'est un pays francophone, a été constamment appelée au secours et nous y avons envoyé des soldats, à la fois pour aider à sauvegarder nos compatriotes qui vivent au Rwanda et pour sauvegarder en même temps les Belges et toutes les nationalités européennes qui se trouvaient là et qui faisaient appel à nous. Mais nous n'avons pas envoyé d'armée pour combattre. Nous ne sommes pas destinés à faire la guerre partout, même lorsque c'est l'horreur qui nous prend au visage. Nous n'avons pas le moyen de le faire et nos soldats ne peuvent pas être les arbitres internationaux des passions qui, aujourd'hui, bouleversent, déchirent tant et tant de pays. Alors, nous restons à la disposition des Nations unies. Les Nations unies, qui s'étaient emparées de ce problème, devant la violence des combats, l'assassinat des deux présidents du Rwanda et du Burundi et les avancées du mouvement d'opposition, appuyé par un pays voisin, l'Ouganda (tout cela à cause des affinités ethniques), les Nations unies se sont retirées. Eh bien ! Nous n'avons pas à nous y substituer, ce n'est pas notre rôle. Nous sommes à la disposition, nous voulons bien être les bons soldats de la paix pour les Nations unies mais il faut qu'on nous le demande, il faut que cela s'organise, il faut qu'il y en ait d'autres à nos côtés.

QUESTION.- Monsieur le Président, on le voit bien à travers ce tour du monde rapide que nous venons de faire (mais l'émission dure une heure, on ne peut pas "faire plus long", comme on dit), il y a encore des désordres, il y a encore des peurs, il y a encore des menaces et, au moment où on a cette perception de la peur ou du désordre, vous dites il y a quelques jours : "La France ne reprendra pas les essais nucléaires, ni aujourd'hui, ni demain"...

- LE PRESIDENT.- Non, non, attention, précisons bien. Il faut que les choses soient très nettes. Dans mon intervention de l'autre jour sur la dissuasion nucléaire de la France, j'ai annoncé ma décision : celle d'interrompre les essais nucléaires...

- QUESTION.- Et de ne pas les reprendre tant que vous serez en place.

- LE PRESIDENT.- J'ai pris cette décision, je l'ai communiquée à M. Bush, qui à l'époque était Président des Etats-Unis, à M. Major, qui était déjà chef du gouvernement britannique, et à M. Eltsine, qui était chef de l'Etat russe. Ils m'ont dit : "Oui, nous allons cesser nous aussi, nous acceptons ce qu'on appelle un moratoire, c'est-à-dire qu'on ne va pas faire des expériences nucléaires pendant un certain temps". Au terme de ce délai, c'est M. Clinton à son tour qui m'écrit en me disant : "J'aimerais que l'on pût prolonger ce moratoire, qu'on pût encore prolonger le moment où il n'y aura pas d'essais". Bien entendu, j'ai aussitôt répondu oui, c'était tout à fait conforme à ma position. Et une deuxième demande vient d'être faite récemment par M. Clinton dans le même sens. Très bonne idée ! On s'achemine peu à peu vers la cessation des expériences nucléaires.

- QUESTION.- Vous avez ajouté : "Après moi, on ne le fera pas". Comment peut-on...

- LE PRESIDENT.- C'est pourquoi je disais : "Précisons..." Arrêter les expériences nucléaires, c'est une décision. C'est la mienne, puisque cela relève de ma fonction. Donc, tout le temps que je serai là, cette décision sera appliquée, sauf si elle devait être modifiée parce qu'un de nos partenaires aurait lui-même, manquant à sa parole, engagé des expériences nucléaires et parce que nous ne voudrions pas, naturellement, que notre appareil de défense dissuasive fût, en quelque sorte, amoindri par rapport aux autres. Mais en revanche, j'ai ajouté, pas du tout en plaisantant parce que ce n'est pas un sujet sur lequel on peut plaisanter, mais enfin de façon un peu plus personnelle, disons même peut-être un peu ironique, devant les protestations que soulève ma décision (il y a des gens qui voudraient tout le temps qu'on fasse du nucléaire, même quand on n'en a pas besoin, qu'on fasse sauter des bombes un peu partout, comme ça...), j'ai ajouté, et ceci était une prévision (d'abord une décision, maintenant une prévision) : "Si vous voulez m'en croire - je m'adressais à je ne sais qui ... à mes successeurs - ....

- QUESTION.- Vous n'aviez pas l'air ironique, vous aviez l'air assez ferme quand vous l'avez dit.

- LE PRESIDENT.- Non, j'ai dit : "C'est une prévision", et j'ai dit : "vous ne le ferez pas non plus, car il s'agira de tant de questions politiques, diplomatiques.. Et puis il y a le fait que, dans le même moment où l'on cherche à empêcher les autres pays, en dehors des cinq détenteurs, d'avoir des armements nucléaires, l'on dise : "On ne veut pas de dissémination de l'arme nucléaire", et qu'en même temps, nous, on le fasse, c'est un langage qui n'est pas facile à tenir. Je pense que c'est une bonne chose pour tous les peuples du monde que de ne pas voir des expériences nucléaires, c'est-à-dire des explosions qui peuvent être polluantes, se multiplier.

QUESTION.- Monsieur le Président, Edouard Balladur, le Premier ministre, a exprimé un avis différent du vôtre ce matin. François Léotard a dit : "Ces essais nucléaires sont nécessaires pour des raisons techniques", Alain Juppé a dit : "C'est un point de désaccord majeur entre le Président de la République et nous". Est-ce que ce point de désaccord majeur peut nuire à la cohabitation jusqu'en 1995 ?

- LE PRESIDENT.- C'est un point de désaccord majeur. J'ai informé le Premier ministre, le ministre de la défense, le ministre des affaires étrangères de ma décision. J'ai dit : "Il n'y aura plus d'expériences nucléaires tant que je serai là". Bien entendu, le jour où je n'y serai plus, ceux qui me succéderont seront totalement libres et maîtres de leurs décisions. J'ajoute - prévision, hypothèse, diagnostic : cela m'étonnerait qu'ils le fassent parce que les conditions seront trop difficiles.

- QUESTION.- Est-ce que cela veut dire...

- LE PRESIDENT.- M. Balladur a dit quelque chose de vrai. Nous sommes en désaccord. Mais, en l'occurrence, c'est le Président de la République qui décide. J'ai usé de mon droit.

- QUESTION.- Sur la défense, vous avez dit autre chose : si, à l'occasion du débat au Parlement sur la loi de programmation militaire, un amendement était introduit par des députés sur l'usage possible de la force nucléaire à l'extérieur pour des conflits à l'étranger, vous en appelleriez au peuple. De quelle façon ?

- LE PRESIDENT.- La décision de l'usage de la bombe atomique appartient au Président de la République. D'abord, l'arme atomique est faite pour qu'il n'y ait pas la guerre (c'est une arme dissuasive) et non pas pour la gagner. Si l'on dispose d'une force réelle comme c'est le cas de la France, on inspire tant de craintes en raison de la capacité de destruction de la bombe atomique qu'on ne nous fera pas la guerre. Ca, c'est la doctrine. Elle doit être absolument préservée. Mais, une fois que l'on a dit cela, il faut être logique avec soi-même. On ne doit pas pour autant sur-armer, fabriquer des armes atomiques quand on n'en a pas besoin et faire que tous les autres pays se lancent dans une surenchère. Le monde finirait pas sauter !

- QUESTION.- L'appel au peuple, cela veut dire référendum ?

- LE PRESIDENT.- Cela veut dire que sur une question aussi grave, si le Parlement ou le gouvernement se trouvait en conflit avec moi, oui, je demanderais au peuple de trancher.

QUESTION.- En matière européenne, nous sommes maintenant à 8 mois d'une nouvelle Europe, d'une Europe à 16. A 12, cela ne marche déjà pas très fort. Cela provoque en tout cas beaucoup de crispations nationales. Est-ce qu'à 16 cela ne va pas être encore pire ?

- LE PRESIDENT.- Même à 2, à 3, à 4 ou à 5, tout est difficile M. Poivre d'Arvor !

- QUESTION.- Vous êtes bien d'accord pour dire que l'idée européenne est difficile, notamment dans ce pays ?

- LE PRESIDENT.- Non, l'idée européenne est très forte et elle a triomphé dans 12 pays sur 12. C'est déjà bien. Et, pourtant, rappelez-vous, on avait pu croire que le Danemark et la Grande-Bretagne s'en iraient.

- QUESTION.- Ici même, en France, Maastricht, c'était ric-rac !

- LE PRESIDENT.- Naturellement, et c'est pour cela que j'ai voulu un référendum ! Je savais qu'un certain nombre de milieux intellectuels, d'affaires, d'industriels, et d'autres encore, de la bourgeoisie informée, étaient pour l'Europe. Et si tout le monde croyait que, finalement, il y avait 80 % de Français qui étaient pour l'Europe, dans la réalité, des intérêts gênés par la crise économique attribuaient cette responsabilité à l'Europe. Il fallait donc que chacun donnât son avis. Donc, je savais que ce serait difficile, j'avais pronostiqué qu'il y aurait 52 % pour : il y en a eu 51 %.

- QUESTION.- On a l'impression que l'on va à reculons vers les élections européennes du 12 juin en France.

- LE PRESIDENT.- Qu'est-ce que vous voulez dire par là ?

- QUESTION.- Il y a comme une méfiance. Même le nom de Maastricht déclenche...

- LE PRESIDENT.- Non, pas du tout.

- QUESTION.- Cela fait peur.

- LE PRESIDENT.- Je sais qu'il fait peur parce qu'il y a des propagandes très fortes contre et il y a des propagandes assez faibles pour. Moi, je suis européen, j'ai signé le Traité de Maastricht, je reconnais que c'est un traité très difficile à lire pour qui n'est pas mêlé quotidiennement à ce type de problèmes...

- QUESTION.- Et presqu'un peu mort-né d'ailleurs, ce traité !

- LE PRESIDENT.- Comment ça ? Il a été appliqué jusqu'ici d'une façon très correcte et, la preuve, c'est que vous avez déjà de nouveaux pays qui demandent à y adhérer. Il y en a déjà 4. Et quand ces 4 auront adhéré - il faut qu'ils passent eux aussi par une procédure de referendum, c'est très compliqué - d'autres le demanderont. On entend déjà la Pologne et la Hongrie le faire et d'autres suivront, ce qui prouve que cette Europe-là ne déplaît pas tant que cela aux peuples de l'Europe. Mais elle a mauvaise presse sur beaucoup de choses, parce que dès qu'il y a accroissement du chômage, dès qu'il y a des ennuis pour une catégorie sociale ou professionnelle, on pense que l'Europe en est responsable, même quand ce n'est pas vrai. Mais il faut que les Européens s'expriment davantage, qu'ils aient davantage foi dans la cause qu'ils servent. C'est ce que moi j'ai voulu faire en septembre 1992, lorsque j'ai lancé ce référendum que j'ai moi-même défendu. C'est ce que je serai prêt à refaire à la première occasion.

QUESTION.- Monsieur le Président, il y a dans cette Europe un pays qui vient de changer de dirigeants, c'est l'Italie. C'est Silvio Berlusconi qui est devenu Premier ministre.

- LE PRESIDENT.- Je crois l'avoir appris !

- QUESTION.- Si des ministres néo-fascistes entrent dans son gouvernement, comment réagirez-vous ?

- LE PRESIDENT.- C'est une question embarrassante parce que le problème est embarrassant, mais je pense que le premier droit à respecter, c'est celui d'un peuple démocratique, d'un régime démocratique, ce qui est le cas de l'Italie, qui est un peuple souverain. Il a donné beaucoup de suffrages au parti néo-fasciste qui sera représenté au gouvernement de M. Berlusconi. Personnellement, je le regrette mais je reconnais aux Italiens le droit de choisir, d'autant plus que le parti néo-fasciste n'est pas majoritaire et que je ne pense pas que ce soit ce parti qui puisse déterminer la politique italienne. Mais il pèsera dessus. C'est dommage, il faut faire un travail d'éducation, de conseil, parler amicalement aux Italiens. Je pense que c'est un contre-sens que de leur dire : "on interdit". Voilà mon sentiment. Maintenant, si naturellement ce parti faisait de nouveaux progrès au point de devenir majoritaire ou de téléguider la politique italienne, là il y aurait certainement des problèmes internationaux.

- QUESTION.- Mais vous n'êtes pas opposé à l'idée de rencontrer certains de ses ministres ?

- LE PRESIDENT.- On verra bien. Cela m'étonnerait que M. Berlusconi soit assez mal avisé pour désigner aux affaires étrangères, par exemple, un néo-fasciste. Cela m'étonnerait beaucoup. S'il le faisait, il commettrait une grande faute. Mais moi, je n'aurais à rencontrer que le Premier ministre, donc M. Berlusconi...

- QUESTION.- Pour lequel vous n'avez pas de répulsion particulière ?

- LE PRESIDENT.- Ni attrait ni répulsion. Maintenant qu'il est Premier ministre d'un pays ami, j'essaierai d'être très discret dans mon commentaire. Mais, pour le ministre des affaires étrangères, il est absolument capital que ce soit un démocrate convaincu et affirmé puisqu'il aura précisément à mener avec nous l'édification de l'Europe et la mise en œuvre du traité de Maastricht.

QUESTION.- On dit qu'en Italie c'est le populisme qui a porté Silvio Berlusconi au pouvoir. Quand on dit populisme, en France on pense à un homme, Bernard Tapie. Faites-vous, vous, un lien entre les deux hommes qui, l'un, détient un empire de télévision, et l'autre passe très bien, dit-on, à la télévision ?

- LE PRESIDENT.- La différence que j'établis, c'est que l'un est de droite et s'allie avec les néo-fascistes et que l'autre est de gauche et s'allie avec les partis de gauche en France qui sont démocratiques. La différence est quand même assez considérable.

- QUESTION.- Puisqu'on aborde les élections européennes du 12 juin, pour qui le citoyen François Mitterrand va-t-il voter ? Pour la liste Rocard, la liste Tapie ou la liste Chevènement ?

- LE PRESIDENT.- Est-ce que vous vous croyez autorisé à me poser la question ?

- QUESTION.- Oui, vous pouvez ne pas répondre. Je parle comme citoyen.

- LE PRESIDENT.- Si vous me l'aviez posée en tant que Président de la République, c'était un peu différent. Mais, comme citoyen, le vote est secret. Vous savez, en principe, il y a des isoloirs, on y passe : on prend le bulletin, on le met dans l'enveloppe... Donc, je ne prendrai pas de précautions mais je vais vous dire simplement que je suis européen et que je suis socialiste. Il y a des socialistes qui ne sont pas européens, il y a des européens qui ne sont pas socialistes. La ligne de conduite est très simple à tracer.

- QUESTION.- Donc, vous allez voter Rocard ?

- LE PRESIDENT.- Si vous étiez candidat, je ne dirais pas : je vais voter Poivre d'Arvor.

- QUESTION.- Je ne suis pas candidat.

- LE PRESIDENT.- Vous n'avez pas à me le demander ! J'ai à définir le cadre du choix personnel du citoyen François Mitterrand qui n'a pas son drapeau dans sa poche et qui, depuis 13 ans aujourd'hui, a toujours répété aux Français : vous avez élu un Président de la République socialiste, ce qui les a d'ailleurs surpris eux-mêmes lorsqu'ils l'ont fait !

- QUESTION.- Tout ce que l'on a pu lire dans la presse, tout ce que l'on a pu entendre : "le Président de la République soutient en fait Bernard Tapie" ce sont, pour reprendre l'un de vos termes quand vous avez "engueulé" vos collaborateurs à l'Elysée, des "extravagances" des journalistes ?

- LE PRESIDENT.- Les journalistes, ça leur arrive d'en faire, des extravagances, et même quelquefois de les accumuler !

- QUESTION.- Et quand même parfois de viser juste !

- LE PRESIDENT.- Cela leur arrive en effet de viser juste. Mais en l'occurrence je voterai pour une liste européenne qui sera socialiste, ou pour une liste socialiste qui sera européenne.

- QUESTION.- On a dit que Rocard...

- LE PRESIDENT.- Si on parle des personnes, on ne va pas en finir ! Je vous donne le choix politique qui est le mien, je n'ai pas à vous dire autre chose, tout de même ! Vous allez voter pour qui ?

- QUESTION.- Je ne suis pas Président de la République !

- LE PRESIDENT.- Ah ? Il n'y a qu'au Président de la République qu'on peut demander cela ? D'ordinaire la tradition est plutôt de demander au Président de la République de rester assez silencieux quand il s'agit d'élections de ce type. Mais vous voyez, moi je ne le fais pas, je ne suis pas silencieux, je vous ai dit ce que je pense.

QUESTION.- Puisqu'on parlait de Bernard Tapie, vous semblez bien l'aimer. Vous l'aviez invité le 14 juillet, après notre entretien, à la garden-party de l'Elysée...

- LE PRESIDENT.- Tous les parlementaires sont invités.

- QUESTION.-... au moment où tout le monde l'attaquait.

- LE PRESIDENT.- Je ne me joins pas aux meutes. Je me souviens avoir dit - je me répète, c'est lassant ! - que Bernard Tapie a été un très efficace patron d'une équipe sportive qui a gagné la Coupe d'Europe, ce n'est pas si mal pour le football, et qu'il a été un bon ministre de la ville, enfin essentiellement de la banlieue. Toutes les affaires judiciaires dont on parlait à l'époque, je ne les connais pas.

- QUESTION.- Vous vous reconnaissez un peu en lui, dans sa manière de lutter ?

- LE PRESIDENT.- On n'a pas du tout le même genre ni le même tempérament. C'est tout ce que je veux dire. Mais je ne vois pas pourquoi vous vous attardez sur le cas Bernard Tapie, sinon qu'évidemment c'est un homme qui a un dynamisme rare. Mais surtout je remarque qu'il a choisi le camp qu'on pourrait appeler le camp des forces de progrès. Je préfère cela, je m'en réjouis. De toutes façons ce n'est pas une émission sur Bernard Tapie, d'autant plus que j'ai remarqué, parce que je regarde de temps en temps vos émissions, qu'il est parfaitement capable de se défendre tout seul !

- QUESTION.- On peut dire un mot sur Michel Rocard tout de même, parce qu'on a l'impression qu'il vous agace et que vous êtes à des années lumière de lui. Est-ce que c'est une fausse impression ?

- LE PRESIDENT.- Pas du tout, puisqu'on appartenait à la même formation politique lorsque j'étais mêlé au combat politique direct, qu'il est entré au Parti socialiste après l'avoir combattu alors que j'en étais le responsable, et que c'est moi qui ai, en somme, facilité et autorisé l'adhésion de Michel Rocard au Parti socialiste. J'ai d'ailleurs veillé à ce que tous ceux qui se reconnaissaient dans le socialisme démocratique puissent adhérer à ce parti. C'est pourquoi cela a été un parti de grand rassemblement, Michel Rocard y compris qui a apporté quelque chose de plus.

- QUESTION.- Puisqu'on parle du secrétaire du Parti socialiste, vous l'avez été.

- LE PRESIDENT.- Je l'ai été de l'ancien, je ne voudrais pas que la confusion se fasse.

- QUESTION.- Je parle de l'actuel premier secrétaire.

- LE PRESIDENT.- Je ne renie rien de ce que j'ai accompli. Je reste tout à fait fidèle à mes convictions, je ne voudrais pas qu'il y ait maldonne dans l'opinion des Français.

QUESTION.- Après les élections européennes, il y aura les élections municipales, puis en 1995 la grande élection présidentielle. Est-ce que vous indiquerez le "bon choix", pour reprendre une formule explicite ?

- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas encore réfléchi. Mais en tous cas au deuxième tour, je pense que mon devoir sera de dire mon sentiment. Là vous me prenez un petit peu de court. Dans un an...

- QUESTION.- Vous avez déjà réfléchi à la question ! Vous avez une idée sur l'homme qui pourrait vous succéder ou qui aurait le mérite pour le faire ?

- LE PRESIDENT.- L'homme qui pourrait me succéder, c'est encore en question. C'est en question au sein du RPR, c'est en question un peu partout, mais surtout entre les forces conservatrices. On ne sait pas très bien ce que cela peut donner. Les forces de gauche partent avec un handicap, sans aucun doute, mais elles peuvent le rattraper.

- QUESTION.- A cause des divisions de la droite ?

- LE PRESIDENT.- En particulier.

- QUESTION.- Et l'homme qui vous succédera, à votre avis combien de temps devra-t-il rester à l'Elysée ? Cinq ans ou sept ans ? Deux fois cinq ans ou deux fois sept ans ? Je pose la question parce que Valéry Giscard d'Estaing a relancé l'idée d'un quinquennat. Quel est votre avis ?

- LE PRESIDENT.- M. Giscard d'Estaing est pour le quinquennat. Il a succédé à M. Pompidou. M. Pompidou avait fait adopter la réforme devant le Parlement, il suffisait de soumettre un referendum aux Français. M. Giscard d'Estaing ne l'a pas fait.

- QUESTION.- Vous pouviez le faire à votre tour.

- LE PRESIDENT.- Oui, moi aussi. Mais moi je n'étais pas partisan du quinquennat. J'avais substitué deux ans avant l'élection présidentielle de 1981 un système qui me paraissait meilleur, mais qu'il m'est aujourd'hui très difficile de défendre. Je vous le dis en confidence...

- QUESTION.- Sept ans, non renouvelable. C'est cela ?

- LE PRESIDENT.- J'avais dit : sept ans, non renouvelable. Je suis un peu embarrassé aujourd'hui. Mais si mon successeur veut bien le faire, je crois qu'il aura raison.

- QUESTION.- Je vais citer une phrase dont vous vous souviendrez : "si le gouvernement le propose, s'il y a une majorité pour l'approuver, je n'y ferai pas obstacle". François Mitterrand, "Lettre aux Français", 1988.

- LE PRESIDENT.- J'ai écrit, je le maintiens, que si une nette majorité dans les deux assemblées, en même temps qu'une majorité des formations politiques - il ne faut pas que ce soit simplement un parti politique majoritaire - s'entendent sur le quinquennat, pour passer de sept ans à cinq ans, je ne m'y opposerais pas. Personnellement je ne pense pas que ce soit tout à fait ce qu'il faille faire.

- QUESTION.- Vous ne feriez pas un référendum sur la question ?

- LE PRESIDENT.- J'agirais selon le désir de la majorité parlementaire et d'un ensemble de groupes parlementaires suffisamment représentatifs de la France, à droite et à gauche.

QUESTION.- Depuis trois ans, vous êtes un petit peu réduit au rôle de spectateur, depuis la fin de la guerre du Golfe.

- LE PRESIDENT.- Si j'étais spectateur, vous ne viendriez pas m'interroger !

- QUESTION.- Vous avez été confronté à la fin annoncée du socialisme dans les années 1992-1993.

- LE PRESIDENT.- La fin du socialisme ?

- QUESTION.- La fin... en tous cas la défaite annoncée du socialisme.

- LE PRESIDENT.- C'est un échec, sans aucun doute. Je ne vais pas discutailler, c'est évident. Mais l'échec des socialistes les a amenés en 1993, avec 19 %, à deux points du plus fort pourcentage atteint par Léon Blum. C'est un échec, on est tombé de haut. On était très haut. Mais on est resté à un point suffisant pour que les gestionnaires, les responsables actuels du Parti socialiste puissent espérer prendre leur revanche.

- QUESTION.- Et vous n'avez pas envie de prendre des initiatives ? On sait que vous avez un tempérament de battant. Vous n'allez pas rester inerte. Vous n'avez pas envie de prendre une initiative avant de quitter l'Elysée, dans un an ?

- LE PRESIDENT.- Je peux en prendre plusieurs !

- QUESTION.- Je peux vous faire une suggestion ?

- LE PRESIDENT.- Oui.

QUESTION.- On va parler d'un thème qui intéresse au premier chef des Français, il faut bien y arriver une demi-heure avant la fin, c'est le chômage et la lutte contre le chômage, qui départagera sans aucun doute les candidats à l'élection présidentielle. Il y a un homme, le président de l'Assemblée nationale, Philippe Seguin, qui propose aujourd'hui un référendum pour l'emploi. Quel est votre sentiment ?

- LE PRESIDENT.- Je crois que la question est posée de façon trop vague. Je tiens compte de ce que dit Philippe Seguin, président de l'Assemblée nationale, c'est un homme qui compte dans la vie politique française, il a beaucoup de jugement. Ce n'est pas le mien, d'ailleurs nous ne sommes pas du tout du même côté de la vie politique française, mais je l'estime. Il propose ce référendum sur l'emploi : je ne comprends pas ce que cela veut dire. Si vous demandez aux Français s'ils sont pour ou contre le chômage : cela ne changerait pas grand chose à l'évolution de la situation économique... Si M. Seguin proposait un référendum sur des domaines concrets - il a lui même précisé, je le confirme ici pour qu'il n'y ait pas de confusion, qu'un référendum ne pourrait pas avoir lieu avant une nouvelle réforme de la Constitution, car le référendum ne peut porter que sur l'organisation des pouvoirs publics ou la ratification de certains traités : il faudrait une réforme permettant le référendum. C'est ce que j'ai essayé de faire en 1984 lors du débat sur l'enseignement. Aujourd'hui on parle beaucoup de référendum, sur ceci ou sur cela : passons là-dessus. Cette réforme peut être accomplie si on la désire, mais il faudrait proposer quelque chose de concret. Si l'on me disait : je propose un référendum, pour savoir si les Français désirent que les partenaires sociaux, employeurs et employés discutent, ouvrent une négociation sur le contrat social pour l'emploi que j'ai moi-même demandé lors des cérémonies du 1er de l'an cette année...

- QUESTION.- C'est le terme utilisé par M. Chirac, contrat social ?

- LE PRESIDENT.- C'est le terme employé par Jean-Jacques Rousseau et Edgar Faure a dit quelque chose comme cela.. M. Chirac a dit : "nouveau contrat social", et effectivement il avait raison parce que ce n'est pas le premier. Je parle d'un contrat social pour l'emploi : Jean-Jacques Rousseau n'avait pas dit "pour l'emploi". Mais ne faisons pas perdre de temps aux téléspectateurs là-dessus.

LE PRESIDENT.- 'suite réponse sur le "contrat social"' Un contrat social pour l'emploi, c'est très important parce que cela pourrait comprendre, par exemple, ce que personnellement je souhaite : qu'on puisse consacrer 10 % du temps de travail, sur une durée de vie de travail, pour la formation, afin de pouvoir à tout âge se reconvertir s'il le faut et changer de métier, changer de technicité - cela se passe ainsi dans les pays très modernes -. D'autre part, pourrait être examiné en commun entre employeurs et employés, le problème de l'organisation et de l'aménagement du temps de travail et des conditions de travail. Cette démarche pourrait s'imaginer aussi pour l'organisation, la création d'un certain nombre de services d'aide aux familles, d'aide aux personnes âgées, qui sont ce qu'on appelle dans le langage habituel, qu'on commence à comprendre, d'ailleurs, les emplois de proximité. Si l'on dit cela aux Français : êtes-vous pour que cette négociation s'engage ? Cela force la main exagérément : après tout, ils sont libres de décider - des organisations syndicales et patronales. Il y aurait un côté déplaisant dans cette obligation, mais enfin cela peut se comprendre parce que c'est précis. On voterait sur quelque chose de précis : engagez-vous, discutez, négociez. Il faut un contrat social pour l'emploi, cela nous aidera à sortir de l'ornière du chômage. Voilà, c'est ce que je souhaiterais.

- QUESTION.- Vous seriez prêt, si cette question était posée...

- LE PRESIDENT.- Je ne la refuserais pas, mais je demanderais à l'examiner de plus près quand même.

- QUESTION.- Quand vous êtes arrivé au pouvoir, il y a 13 ans, il y avait 1 800 000 chômeurs. Aujourd'hui, il y en a deux fois plus, et même un peu plus, à peu près 4,5 millions de sans-emploi si l'on ajoute les RMistes.

- LE PRESIDENT.- Il faut s'en tenir aux mêmes statistiques, aux mêmes critères.

- QUESTION.- 3,7 millions aujourd'hui.

- LE PRESIDENT.- 3,5 millions.

- QUESTION.- 1,8 million il y a 13 ans. Qu'est-ce qui est imputable aux gouvernements, pendant 10 ans de gauche et 3 ans de droite. Ou bien est-ce ce que l'on appelle la crise, globalement ?

- LE PRESIDENT.- Si l'on devait faire un partage de responsabilités entre les gouvernements de droite et les gouvernements de gauche qui se sont succédés, on commettrait un faux calcul, et je le dis d'autant plus librement que ce calcul serait en faveur des gouvernements socialistes. Mais de quelle faveur s'agirait-il ? Est-ce que cela consisterait à expliquer : quand moi j'ai été élu en 1981, il y avait déjà 1,5 million de chômeurs. Et, au bout de 7 ans de crise, quand les élections législatives ont eu lieu, en 1993, et ont fait changer la nature du pouvoir exécutif, il y en avait 1,8 million de plus puisqu'il y en avait près de 3 millions. Et, depuis, il y en a eu au moins 400 000 de plus sous un gouvernement conservateur. Mais moi, je ne dis pas cela. Je ne vais pas dire : vous avez produit plus de chômeurs que les gouvernements socialistes bien que vous ayez, vous, tendance à dire que les socialistes en ont produit davantage, ce qui n'est pas exact.

- QUESTION.- C'est la faute de qui ? Est-ce que ce n'est pas la faute de tout le monde ?

- LE PRESIDENT.- La crise est venue des Etats-Unis d'Amérique, elle est venue d'ailleurs.

- QUESTION.- Est-ce qu'il n'est pas urgent de renverser les valeurs des années 80 ?

- LE PRESIDENT.- Absolument. La crise dont nous souffrons affecte tous les pays industriels occidentaux : pas tous les pays du monde, les pays d'Extrême-Orient se portent fort bien et ont des taux de croissance qui atteignent 6, 7, 8, 10 %... Nous, nous subissons une crise qui est partie des Etats-Unis d'Amérique, qui s'est compliquée avec les problèmes monétaires allemands et qui a emporté tous les pays industriels d'Occident. Et tous les gouvernements de cette région du monde doivent supporter le poids de la critique, parce que les uns et les autres, qu'ils soient conservateurs, libéraux, socio-démocrates, qu'ils soient démocrates-chrétiens ou socialistes, ont tous eu à subir le choc du chômage.

- QUESTION.- Qu'est-ce qui compte aujourd'hui le plus dans notre pays, la France : l'équilibre social du pays ou les différents équilibres financiers ? Qu'est-ce qui est le plus risqué pour le pays : l'augmentation du chômage ou un peu d'inflation ? C'est la culture des années 80 qui continue aujourd'hui, qui est parfois remise en cause.

- LE PRESIDENT.- Aujourd'hui, le problème principal est celui du chômage. Je crois que pendant des années le problème principal a été celui de ce que vous appeliez tout à l'heure les grands équilibres, parce qu'il faut qu'une monnaie existe, soit saine, soit forte, disent même certains. Et je remarque ce sont les pays à monnaie forte qui connaissent le moins de chômage : le Japon, l'Allemagne, et l'on pourrait dire aussi, quoi que ce soit plus nuancé, les Etats-Unis d'Amérique. Ainsi, les deux termes ne doivent pas être antinomiques. Donc, je n'ai pas à choisir. Je souhaite avec une croissance raisonnable, qu'il soit possible de s'attaquer plus directement aux sources et aux causes du chômage. Mais la cause principale, c'est que la production a beaucoup souffert. C'est que les entreprises ont renvoyé toute une partie de leurs employés, de leurs ouvriers pour faire des économies de gestion, parce que le premier réflexe de beaucoup de chefs d'entreprise, lorsqu'ils sont en difficulté, c'est de renvoyer une partie de leur personnel - qui n'est plus protégé, comme il l'était naguère, par une autorisation de licenciement. Le chômage est venu avec la crise. Je ne dis pas qu'il s'en ira avec la fin de la crise mais, bien entendu, il perdra en intensité et sera moins menaçant pour les nouvelles générations. Il faut donc faciliter la fin de la crise.

- QUESTION.- Est-ce que cela ne serait pas pour vous votre échec le plus douloureux. Est-ce que vous rêviez à votre arrivée au pouvoir d'une France avec.

- LE PRESIDENT.- Sans aucun doute, arriver au pouvoir au milieu de la plus grave crise économique qu'ait connu le monde occidental, industriel, depuis la crise de 1930, oui, effectivement cela alourdit la tâche, ça a été le cas de M. Giscard d'Estaing et cela a été mon cas. Cette crise dure depuis 20 ans. Je crois moi aussi qu'elle commence à lâcher pied, et je vois ce qui se passe aux Etats-Unis : elle est venue de là-bas et la fin de la crise pourrait venir aussi de là-bas et la fin de la crise pourrait venir aussi de là-bas. Je vois comment les choses se passent. La croissance revient, il y a un air, comment dirais-je, plus optimiste, qui passe un peu partout : c'est le sentiment que l'on approche de la fin de la crise. Donc, à ce moment-là, le chômage connaîtra un frein. Mais il ne faut pas penser que le chômage aura pour autant intégralement cessé, parce qu'il faudra beaucoup de croissance pour que le chômage disparaisse.

QUESTION.- Monsieur le Président, nous allons évoquer un problème douloureux. Ici même, à l'Elysée, le 7 avril dernier, un homme s'est donné la mort. C'était François de Grossouvre, l'un de vos amis. Vous le connaissiez depuis 40 ans. On sait bien que ce geste-là est un geste désespéré, qu'on ne peut jamais l'expliquer, mais vous qui le connaissiez très bien, à votre avis, pourquoi s'est-il donné la mort et pourquoi ici ?

- LE PRESIDENT.- Si je le savais.. Je le connaissais depuis longtemps, François de Grossouvre. Il a fait partie de la première équipe de mes collaborateurs ici. Il a quitté l'Elysée et mon cabinet, il y a 8 ou 9 ans, en 1985-1986, pour entrer chez Dassault. Je l'ai gardé comme responsable des chasses présidentielles, fonction qu'il menait admirablement. C'était un grand connaisseur, il menait cela de façon remarquable. Nous avons gardé des relations très proches et je dois dire que l'annonce - j'étais d'ailleurs là - de sa mort volontaire, de son suicide, m'a causé beaucoup de peine.

- QUESTION.- Le choix du lieu ne vous paraît pas être un acte contre la fonction que vous incarnez ?

- LE PRESIDENT.- Vous pouvez l'interpréter autant que vous le voulez... Je ne sais pas qui peut se sentir autorisé à interpréter la pensée d'un homme qui a choisi la mort.

- QUESTION.- Des journalistes ont publié des confidences...

- LE PRESIDENT.- Oui, ici ou là ... !

- QUESTION.- Est-ce que cela peut être la marque d'un dépit affectif ou politique ?

- LE PRESIDENT.- Affectif, je ne verrais pas pourquoi...
Politique, je ne connais pas beaucoup de gens qui se suicideraient pour de telles causes. Enfin, je ne les connais pas.

- QUESTION.- Dépit affectif parce que quelquefois les conseillers ont la faveur du Prince, mais lorsque la faveur ne vient plus...

- LE PRESIDENT.- Je vous répète que François de Grossouvre a quitté mon cabinet à sa demande, en 1985, au début 1986, pour pouvoir entrer chez Dassault. Beaucoup de membres de mon cabinet, avec lesquels je suis resté ami, m'ont quitté : ce n'est pas une situation permanente, ici, et ce n'est pas une profession. Ils sont allés dans de grandes administrations, dans de grandes entreprises. Ils ont retrouvé une sorte de liberté par rapport à l'Elysée, c'est normal. Avec François de Grossouvre, nous sommes restés bons amis. Il a continué à avoir son bureau à l'Elysée, où il a malheureusement jugé bon de disparaître, et le reste est secondaire. C'est un homme qui aimait les siens, qui était aimé d'eux, qui avait de grandes qualités. Expliquer le reste, je ne peux pas le faire.

- QUESTION.- Il n'a pas laissé de lettre ?

- LE PRESIDENT.- A ma connaissance, non.

QUESTION.- Vous allez bientôt quitter le pouvoir, monsieur le Président. Encore un an, à l'Elysée. C'est toujours un arrachement pour un homme politique ! Vous avez une idée de ce que vous ferez plus tard ?

- LE PRESIDENT.- Non, ce n'est pas un arrachement. Ecoutez, vraiment, est-ce que je vais me plaindre ? Avoir eu le privilège immense d'être choisi deux fois par le peuple français pour présider aux destinées de la République, c'est beaucoup. Je suis comblé sur le plan de l'ambition politique. Beaucoup semblent le rechercher... Sur le plan de l'attachement que j'ai à ma fonction et aux responsabilités qu'elle implique, vraiment, c'est pour moi une tâche passionnante, dont je ne suis pas lassé : mais il est normal qu'il y ait un terme, dans une république...

- QUESTION.- Pour dissiper tout malentendu possible, vous ne serez pas candidat en 1995 ? Je pense à ce que dit le centriste Jacques Barrot...

- LE PRESIDENT.- Il a peut-être raison de s'inquiéter. Je n'y ai jamais pensé, je n'y pense pas, mais je pense que deux mandats 14 ans à l'Elysée.. J'aurai 78 ans et demi à ce moment-là, dans un an : voyez l'âge que j'ai aujourd'hui !... Vraiment, il me semble que j'ai encore d'autres choses à faire..

- QUESTION.- Qu'est-ce que vous ferez ? Vous écrirez ?

- LE PRESIDENT.- Si le créateur de toutes choses m'en laisse le temps, qu'est-ce que je ferai ? Comment faites-vous, vous, quand vous avez un peu de loisir ? On aime voyager, on aime lire et même se promener... On aime voir et apprendre. Je verrai, j'apprendrai, j'écrirai, si j'ai des choses à dire. Je n'ai pas du tout décidé d'écrire mes mémoires ! Mais, sur un certain nombre de points importants, je ne serai pas fâché de dire ce qui sera ma vérité.

- QUESTION.- Nous sommes le 10 mai 1994. Le nouveau Président viendra ici le 8 mai 1995, dans un an. Je reprends la phrase : quelle France laisserez-vous à votre successeur ? Est-ce que vous toucherez aux institutions ou pas ?

- LE PRESIDENT.- J'ai vu un sondage parmi d'autres, qui a été particulièrement commenté ce matin ou hier soir.

- QUESTION.- Un sondage de la SOFRES sur le bilan de votre action. 46 % le jugent négatif et 43 % positif...

- LE PRESIDENT.- Cela fait trois points de différence ! Ma foi, l'année dernière c'était 54 et 37 % : c'est plutôt un progrès ! si je compare mon triste sort à celui de ceux qui ont été élus chefs du gouvernement ou chefs d'état dans la décennie précédente et sur huit, neuf ou dix ans, il se trouve que j'ai gardé une confiance qu'ils n'ont plus. Et avoir quasiment la moitié des Français qui approuve mon action, et l'autre qui la rejette, c'est parfaitement normal. Il y a un phénomène d'usure. On finit par lasser les gens qui vous voient toujours ... C'est assez compréhensible et, si j'étais à leur place, j'aurais peut-être la même attitude.

- QUESTION.- Est-ce que cela a été long pour vous, 14 ans ?

- LE PRESIDENT.- Cela l'a été surtout pour ceux qui auraient préféré en voir d'autres à ma place. Mais il y a plus de Français que vous ne croyez qui n'étaient pas fâchés de me voir occuper cette fonction. En tout cas - cela n'est pas matière du tout à sourire - moi, j'ai fait ce que j'ai cru devoir faire. Je mesure assez les choses importantes qui ont pu être accomplies sur le plan intérieur et sur le plan extérieur. Je vois tout ce qui aurait pu être fait et qui n'a pas été fait. C'est une réaction humaine.

- QUESTION.- Par exemple ?

LE PRESIDENT.- Je crois pouvoir dire que toute œuvre - c'est la philosophie que j'en tire - artistique, esthétique, philosophique, pratique, politique, toute œuvre est inachevée. C'est dire aussi qu'elle reste au-dessous de l'espérance. En même temps, si l'on regarde derrière soi, si l'on a fait quelques kilomètres sur le chemin qu'on s'est tracé, plutôt que de mettre le sac au bord de la route et de s'arrêter épuisé, c'est qu'on a mené sa vie d'une façon - comment dirais-je ? - honorable.

- QUESTION.- Justement, vous parliez d'œuvre artistique. On demande parfois à des écrivains, à des hommes politiques, la phrase qu'ils aimeraient laisser dans l'histoire et quelle inscription ils aimeraient voir sur leur pierre tombale.

- LE PRESIDENT.- J'ai beaucoup admiré ce que Willy Brandt, l'ancien chancelier allemand, dont j'étais l'ami, avait inscrit sur la sienne à Berlin : "j'ai fait ce que j'ai pu". Je n'ai pas dit que j'allais imiter cela : je n'y ai pas pensé... Je n'ai même pas pensé à ce que serait la forme de ma pierre tombale et même si j'aimerais en avoir une. Laissez-moi le temps de souffler !

- QUESTION.- Je poserai la question différemment. A Paris il y a le Centre Beaubourg que l'on appelle aussi le Centre Pompidou. Vous étiez samedi sur un porte-avions nucléaire, le premier, que vous avez baptisé Charles de Gaulle. Il y a le Centre Pompidou, le porte-avions Charles de Gaulle...

- LE PRESIDENT.- J'avais appelé ce porte-avions "Richelieu". Mais, comme Jacques Chirac avait été élu Premier ministre et que le gouvernement avait beaucoup à faire, pour obtenir des crédits, etc.. ce dernier m'a dit : "vraiment je dirais que "Richelieu", c'est très bien, il est fixé dans l'Histoire mais ce serait plus moderne de le nommer "Charles de Gaulle". Je lui ai dit : "je n'y vois pas d'inconvénient".

- QUESTION.- Centre Pompidou, porte-avions Charles de Gaulle, et Mitterrand plus tard, qu'est-ce que cela peut être ?

- LE PRESIDENT.- J'espère que ce ne sera pas une arme ni un moyen de destruction. A condition qu'on y pense, d'ailleurs.

- QUESTION.- Vous pouvez déjà donner une idée ?

- LE PRESIDENT.- Mais non, cela m'est indifférent.

- QUESTION.- Et la Grande Bibliothèque ?

- LE PRESIDENT.- Ce que je peux dire, c'est que si l'on parle de grands travaux, je suis très fier du Louvre, j'espère pouvoir être très fier de la Grande Bibliothèque, je suis fier du tunnel sous la Manche, mais je ne demande pas qu'on l'appelle par mon nom. Je ne demande rien du tout ! On m'a déjà dit, ici ou là, qu'on allait appeler cette rue ou cette avenue François Mitterrand. Je ne veux pas entendre parler de cela. Mais je suis tout de même obligé de vous entendre !

QUESTION.- Puisqu'on parle du Général de Gaulle, vous avez écrit, après son départ, qu'il avait quitté le pouvoir dans l'indifférence des Français. Est-ce que cela vous préoccupe, en ce qui vous concerne ?

- LE PRESIDENT.- Cela ne me préoccupe pas beaucoup parce que pour mener une action, il faut d'abord avoir sa conscience pour soi. Il faut voir ce qui est réussi et ce qui ne pouvait pas l'être parce que c'est ainsi. Partir dans l'indifférence, cela m'ennuyerait. J'aime mieux les passions que l'indifférence. Pour moi, je serai content mais, comme je suis sûr qu'il y aura beaucoup de gens qui se réjouiront de mon départ, je ne serais pas fâché que certains le regrettent.

- QUESTION.- A votre avis, dans l'histoire que retiendra-t-on de vos treize ou quatorze années à l'Elysée ? Les acquis sociaux ou la crise morale de ces dernières années ? La défaite socialiste ou la force tranquille ?

- LE PRESIDENT.- Si je me réfère aux sondages visant les domaines qui tiennent à ma fonction, je dirai qu'il y a une majorité de Français qui approuve mon action : la défense nationale, la politique extérieure, la paix sociale, les institutions et les libertés sur ces cinq chapitres-là, qui sont vraiment les attributions majeures du Président de la République, d'un chef de l'Etat, je suis content de voir, que treize ans après, il y a quand même une majorité de Français qui approuve ce qui a été fait. Dans les domaines économiques et sociaux il y a quelquefois des jugements qui me paraissent surprenants : "Est-ce que vous estimez qu'on a vraiment jugulé la hausse des prix ?" Quand je suis arrivé la hausse des prix était proche de 14 % par an. Avec Pierre Bérégovoy, on est arrivé à 2,5 % par an. La hausse des prix a en effet connu, comme on dit, une décélération très vive. Mais ce n'est pas reconnu. C'est parce qu'on ne l'a pas assez dit, ou parce qu'on l'a mal dit... Mais c'est vrai que c'est le chômage qui pèse sur tous les aspects de la politique économique et sociale et que finalement tout gouvernement et tout chef de l'Etat seront là pendant cette crise, subiront à cet égard un certain désaveu.

QUESTION.- A ce propos, on a à peine parlé du Premier ministre de l'époque, Edouard Balladur...

- LE PRESIDENT.- C'est parce que vous ne m'en avez pas parlé.

- QUESTION.- Est-ce que cela veut dire aussi que les choses se passent bien avec lui, mieux qu'avec Jacques Chirac ?

- LE PRESIDENT.- Avec Jacques Chirac, sur le plan humain et politique, elles ne se sont pas aussi mal passées qu'on l'a dit partout. Je crois que ce sentiment, d'ailleurs j'ai eu l'occasion de le dire déjà, a été répandu parce que nous avons été finalement, le Président de la République et le Premier ministre, candidats l'un contre l'autre, ce qui a donné un ton d'autant plus dramatique à notre présence commune comme responsables de la République. Mais cela dit, il y a eu quand même des accrochages et puis on n'était pas d'accord sur beaucoup de choses. Et c'était normal. Je n'avais pas été élu pour cela, pour faire la politique de M. Jacques Chirac. Mais je n'ai pas contesté ses qualités. J'agis de même avec M. Balladur. Le peuple français a choisi les partis conservateurs pour gouverner la France...

- QUESTION.- Vous avez choisi Edouard Balladur.

- LE PRESIDENT.- J'ai dit les partis conservateurs -, en 1986 et en 1993, et moi j'ai choisi, comme cela, après avoir réfléchi, un homme, dans les deux cas, qui me paraissait exactement représenter le voeu majoritaire des Français.

- QUESTION.- Et vous avez choisi Balladur.

- LE PRESIDENT.- En ce sens, j'ai été, je crois, loyal à l'égard de la République.

- QUESTION.- Vous avez eu sept Premiers ministres en treize ans. Edouard Balladur est-il le septième et dernier ? Est-ce qu'il y aura un huitième Premier ministre avant 1995 ?

- LE PRESIDENT.- Vous savez que j'ai toujours souhaité que les gouvernements restent suffisamment longtemps pour conduire une œuvre. Il est arrivé que cela ait duré moins longtemps, mais enfin, c'est comme ça.. D'ici un an, je ne vois pas comment pourrait apparaître une nouvelle majorité, sauf si je dissolvais l'Assemblée nationale.

- QUESTION.- Ce qui n'est pas votre intention.

- LE PRESIDENT.- Oh ! Je ne peux pas faire de serment de ce genre, simplement il faut que ce soit utile à la France et il faut que cela permette vraiment aux Français de réformer leur jugement de 1993. Autrement, cela ne vaut pas la peine, c'est une complication inutile, ce ne serait pas servir le pays.

- QUESTION.- A votre avis, quel a été le meilleur parmi les sept ? Celui que vous reprendriez ? Pouvez-vous nous répondre à cette question ?

- QUESTION.- Politiquement et humainement.

- LE PRESIDENT.- C'est très difficile. Après tout, ceux que j'ai choisis, je les aimais bien... Mais ceux qui m'ont été présentés par le peuple français et que j'ai désignés étaient des hommes capables d'exercer cette fonction, je veux dire Jacques Chirac et Edouard Balladur. M. Balladur fait une politique que, sur bien des plans, je n'approuve pas. Je n'approuve pas certains aspects de sa politique sociale. Je n'approuve pas la mise à mal d'un certain nombre d'acquis sociaux. Je n'approuve pas, je n'ai pas approuvé et c'est moi qui ai empêché - par le refus de l'inscrire dans une session extraordinaire - le "revenez-y" de la loi Falloux. Je n'ai pas approuvé un certain nombre de choses. Mais cela, tous les Français le savent. Ils s'en doutaient, en tout cas. Cela se passe loyalement entre le Premier ministre et moi-même. Nous nous disons les choses, je ne lui cache pas ma pensée, il ne me cache pas la sienne lui non plus. C'est un homme estimable, même si sa politique me paraît, sur certains points, tout à fait regrettable. Mais je ne veux pas passer mon temps à batailler pour empêcher le gouvernement de gouverner.

QUESTION.- A votre avis, sera-t-il candidat à l'élection présidentielle ?

- LE PRESIDENT.- Je n'ai pas d'opinion.

- QUESTION.- Il ne le dit pas, donc on vous le demande à vous.

- LE PRESIDENT.- Je ne suis pas un mauvais interprète de ces choses, je ne suis pas spectateur, mais j'observe quand même... Mais pour l'instant, cela regarde un parti qui est majoritaire, qui s'appelle le RPR. Deux candidats sont dans ses rangs, c'est à lui de se déterminer, ce n'est pas à moi de le faire à sa place, ce serait très désobligeant.

- QUESTION.- Nous vous avons posé une question le 14 juillet dernier à propos de l'élection présidentielle et du candidat naturel de la gauche ou du Parti socialiste. Vous n'y avez pas répondu. Je vais la poser d'une manière ponctuelle liée à l'élection européenne : si la liste du Parti socialiste, à vrai dire Michel Rocard, obtient aux alentours de 20 % ou moins aux élections européennes, quel enseignement pourrait-on en tirer pour l'élection présidentielle ?

- LE PRESIDENT.- C'est aux socialistes de le dire.

- QUESTION.- Vous connaissez bien la carte électorale...

- LE PRESIDENT.- Très. Très bien, oui, mais c'est au Parti socialiste de le dire, c'est aux membres du Parti socialiste de choisir leur candidat. Pour l'instant, ils semblent avoir fait le choix de Michel Rocard. C'est à eux de le confirmer lorsque le jour sera venu et c'est à eux de se déterminer, ce n'est pas à moi de leur dicter leur choix. Je reste l'ami des socialistes, je reste socialiste, mais j'ai passé la main de la responsabilité de ce parti parce que j'ai eu une autre responsabilité plus vaste, qui m'oblige d'ailleurs à tenir compte de l'ensemble des opinions, à ne pas offenser non plus les adversaires du Parti socialiste ; même si je dis clairement, comme je l'ai dit tout à l'heure : il y a une politique que j'approuve et une autre sur laquelle je suis réservé.

- QUESTION.- Pour mettre un terme à cette émission, monsieur le Président - elle devait durer jusqu'à 21h15, nous avons des programmes respectifs sur TF1 et France 2 que nous allons devoir respecter -, une question qu'on ne vous a pas posée : comment allez-vous ?

- LE PRESIDENT.- Je vais bien. Mais il y a une question que vous ne m'avez pas posée non plus. Vous avez dit : "qu'est-ce que vous estimez avoir le moins réussi, mais vous ne m'avez pas demandé ce qui a le plus réussi. Cela n'a pas d'importance, vous le direz vous-mêmes dans vos commentaires...

- QUESTION.- On peut prendre trente secondes...

- LE PRESIDENT.- Non, vous le direz vous-mêmes dans vos commentaires. Vous m'avez demandé des nouvelles de ma santé. Je vous en remercie, on est toujours sensible à cela. D'ailleurs, c'est la façon la plus commune des Français de se rencontrer : "Ca va ?... ça va". Eh bien, ça va !

- QUESTION.- Donc, ça va. Merci, monsieur le Président, pour cet entretien accordé à France 2 et à TF1. Bonsoir.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024