Fiche du document numéro 10793

Num
10793
Date
Lundi 31 mars 2014
Amj
Taille
622720
Titre
La place de l'enfant dans la stratégie missionnaire du cardinal Lavigerie et son application au Rwanda par le P. Brard de 1900 à 1906 (1)
Page
178-223
Cote
Dialogue, Mars-Mai 2014, nr 205
Source
Type
Publication périodique
Langue
FR
Citation
1

LA PLACE DE L’ENFANT
DANS LA STRATEGIE MISSIONNAIRE
DU CARDINAL LAVIGERIE
et son application au Rwanda par le P. Brard de 1900 à 1906 (1)

STEFAAN MINNAERT

’évangélisation du Rwanda est avant tout l’œuvre des membres de la
Société des Missionnaires d’Afrique (Pères Blancs). Pendant des années,
ils y ont dirigé l’Eglise catholique. Aujourd’hui ils défendent leur vision
de l’histoire pour mieux justifier leurs décisions prises dans le passé. Leur point de
vue est exprimé entre autres par l’historien Linden dont le livre Church and Revolution in Rwanda1, a été corrigé et traduit en français avec leur collaboration2. Ils
avancent une approche ethnique de l’histoire de l’évangélisation. Cette approche, il
faut le dire, est très répandue aussi bien chez les Occidentaux que chez les Banyarwanda. Elle domine l’historiographie rwandaise de telle façon que, d’une certaine manière, elle empêche de voir la réalité historique dans toute sa complexité.
Rappelons-nous que le terme « ethnie » est apparu en France seulement vers la fin
du XIXe siècle. En soi, il ne pose pas de problèmes. Mais au Rwanda, il a pris une
connotation politique. Cela a été un des facteurs qui ont conduit au génocide de
19943.
Dans cet article, nous proposons une autre approche pour étudier
l’évangélisation de l’Afrique équatoriale en général et du Rwanda en particulier.
En examinant les écrits du fondateur des Pères Blancs, Mgr Lavigerie (1825-1892),
nous avons constaté qu’il considère l’enfant comme une cible importante de
l’évangélisation4. Il y en a une autre dont nous ne parlerons pas dans cet article, à
savoir « le malade ». Voilà un sujet de plus qui n’a pas encore attiré l’attention des
historiens.
Les Instructions de Mgr Lavigerie ne mentionnent pas les textes les plus pertinents concernant l’enfant comme instrument de l’évangélisation5 ; nous en ignorons les raisons. Reste que ses textes sont d’une importance capitale pour com-

L

1

I. LINDEN, Church and Revolution in Rwanda, Manchester, 1977, 304 pp.
I. LINDEN, Christianisme et pouvoirs au Rwanda (1900-1990), Paris, 1999, 438 pp.
3
J.J. CARNEY, Rwanda before the Genocide, Catholic Politics and Ethnic Discourse in the Late Colonial Era,
Oxford, 2013, pp. 10-15.
4
Voir A.-J. MAMBUENE YABU, L’évangélisation en Afrique. Problème de méthode, mis en ligne le 11 juin
2013, consulté le 9/10/2013, [En ligne], URL : http://www.nenzinga.info/Monographies/Evangelisation en
Afrique.pdf, pp. 4-5.
5
CARDINAL LAVIGERIE, Instructions aux Missionnaires, Namur, 1950, 393 pp.
2

2

prendre sa stratégie missionnaire. Selon Mgr Lavigerie, l’enfant est à la fois sujet et
auxiliaire de l’évangélisation. En 1869, il écrit déjà : « Il est d’expérience, en effet,
que les adultes convertis donnent mille embarras par leurs exigences et leur inconstance, tandis que les enfants qui ont été élevés dans la foi chrétienne, s’y attachent fortement et, comme ils ont reçu une éducation qui leur permet de gagner utilement leur vie, ils sont une aide véritable pour les missions de
l’intérieur »6.
Les Pères Blancs, dès le début de leur existence, ont appliqué cette stratégie. En
Algérie et Tunisie, ils ont surtout travaillé avec des enfants arabes et kabyles,
d’abord dans leurs orphelinats, puis dans leurs écoles et petits séminaires. Plus tard,
ils ont fondé des villages chrétiens quand les enfants arrivaient à l’âge adulte. Leurs
contacts avec le reste de la population musulmane étaient plutôt limités. Par contre
en Afrique équatoriale, nous voyons que leurs contacts avec les différentes populations ont été moins compliqués.
Au Rwanda, en 1900, dès leur arrivée, les Pères Blancs se sont occupés des enfants. Il suffit de vérifier l’âge des premiers baptisés à Save et de regarder les photos de l’époque ; elles montrent souvent les missionnaires entourés par des enfants
ou par des jeunes adolescents. A ce moment-là, l’école était devenue le lieu privilégié de leur action. Les orphelinats et les villages chrétiens avaient perdu leur importance ; ils étaient jugés trop chers et peu efficaces.
Dans cet article, nous avons l’intention de présenter la place de l’enfant dans la
stratégie missionnaire de Mgr Lavigerie à partir de quelques documents. Un contact direct avec ces documents nous aidera plus facilement à entrer dans l’univers
missionnaire de l’époque. Nous terminerons notre article en examinant
l’application de cette stratégie au Rwanda, à Save, de 1900 à 1906. A titre de précision, nous considérons comme enfant toute personne qui n’est pas capable de
prendre sa vie en main et de fonder une famille. Donc une personne de moins de 18
ans, ce qui est discutable dans le contexte africain de l’époque.
Nous sommes aussi conscients des limites de nos recherches. La matière à examiner est très vaste. Plusieurs questions se posent à propos de l’application de cette
stratégie dans les missions des Pères Blancs. Tenant compte du contexte historique,
la place de l’enfant dans une société africaine est différente de celle qu’il a dans
une société occidentale. Pour Mgr Lavigerie et ses missionnaires, l’enfant n’est pas
encore perçu comme une personne à part entière. En Europe, au XIXe siècle, il est
souvent considéré comme une main d’œuvre bon marché dont le statut, hélas, ressemble parfois à celui d’un esclave7. Nous sommes encore très loin de l’enfant-roi

6

CARDINAL LAVIGERIE, « Rapport du 1er décembre 1869, adressé au Préfet de la Congrégation de la Propagation de la Foi, le Cardinal Allesandro Barnabò », in Lettres de Mgr Lavigerie à la Congrégation de la Propagation
de la Foi, A.G.M.Afr., N° 10.
7
Au XIXe siècle, en Europe, les enfants, sont embauchés dans les voiries, les manufactures de tabac, les filatures
de coton, les fabriques, à partir de six ou sept ans, parfois plus tôt. La journée de travail est de quatorze à seize
heures pour un salaire quatre fois inférieur à celui d’un adulte. Dans les filatures de coton, les bambins ont la
pénible tâche de mettre en mouvement les mules-jennys, en tournant les manivelles situées sous les métiers. Les
malheureuses victimes de la dureté de leurs parents et de l’insensibilité de leur maître crachent le sang dès le

3

d’aujourd’hui. Enfin, il sera intéressant de voir si les autres sociétés missionnaires
ont appliqué la stratégie de l’enfant dans leurs territoires d’évangélisation8. Signalons enfin qu’elle a évolué au cours de l’histoire en prenant d’autres formes. Elle a
retrouvé finalement sa place dans les mouvements de l’action catholique. Nous
citons comme exemple, au Rwanda, le mouvement de jeunesse xavérie, fondé par
le P. Defour (1913-2012) de la Société des Missionnaires d’Afrique. C’est un mouvement qui a connu un énorme succès. Dans le domaine du sport, il y a d’autres
exemples moins connus9.

Lettre de Mgr Lavigerie du 6 avril 1868 à l’Abbé Soubiranne, Directeur de
l’Œuvre des Ecoles d’Orient
Un an après son installation comme archevêque d’Alger, le 6 avril 186810, Mgr
Lavigerie écrit une lettre à son ami, l’Abbé Soubiranne (1828-1893)11. Celui-ci est
alors Directeur de l’Œuvre des Ecoles d’Orient12, une association catholique créée
en 1855, pour venir en aide aux enfants du Liban13. De 1856 jusqu’en 1861, Mgr
premier jour, et à chaque fois leurs parents viennent se plaindre de ce qu’on les a renvoyés sans salaire au milieu
de la semaine.
8
En 1868, à Bagamoyo, les Pères Spiritains s’occupaient d’un orphelinat et d’un village chrétien pour des jeunes
esclaves rachetés (R. HEREMANS – E. NTEZIMANA, Journal de la Mission de Save (1899-1905), Ruhengeri,
1987, p. 39-40).
9
T. RIOT, Sport et mouvements de jeunesse dans l’émancipation politique du Rwanda colonial, Histoire d’une
libération imaginée (1935-1961), Strasbourg, 2011, 619 pp. Lettre du P. Gilles, Nyanza, le 8 décembre 1948 , in
Extraits de correspondances du P. Durrieu : Kabgayi, A.G.M.Afr. : « (...) Une jeunesse qui sort du paganisme et
qui n’est pas encore bien stable sur sa base religieuse est très facilement conquise par l’appât de l’argent qu’on
pourrait lui offrir, vu qu’en général la pauvreté est un élément en pays de mission. C’est pourquoi si nous voulons
qu’au Ruanda et je crois qu’au Congo, c’est la même chose, gagner la jeunesse à l’Eglise, il est temps de s’y
mettre, en travaillant sur les idées sportives ou autres qui se sont créées par la force de la civilisation pénétrant
petit à petit. Les sports nous donnent une jeunesse pleine d’ardeur, mettons-y une goutte de christianisme et toute
cette jeunesse sera pour nous, et la civilisation du pays se fera dans l’ordre, alors que d’autres voudraient y mettre
du désordre toujours possible ».
10
A l’occasion de cette installation (le 5 mai 1867) il avait écrit une première lettre pastorale dans laquelle il avait
exprimé sa volonté de rompre avec la politique d’indifférence envers la population musulmane de l’Algérie et de
renouer avec l’effort missionnaire en Afrique subsaharienne. L’Algérie avait été annexée par la France en 1848.
Cette annexion avait été suivie par une colonisation de peuplement. Des Français, des Corses, des Alsaciens, des
Lorrains, des Espagnols, des Italiens, des Maltais, des Allemands et des Suisses s’étaient installés dans le pays. Ils
prenaient les meilleures terres aux dépens de la population locale, ce qui explique pour une partie la famine.
11
L’Abbé Soubiranne avait connu Mgr Lavigerie au grand séminaire de Saint-Sulpice. Après son ordination
sacerdotale, il s’était engagé chez l’évêque d’Orléans, Mgr Dupanloup. Durant le premier Concile du Vatican, il
sera le théologien de Mgr Lavigerie. Celui-ci l’ordonnera évêque, le 4 février 1872, pour être son auxiliaire.
Mgr Lavigerie songea à en faire son successeur comme archevêque d’Alger. Mais Mgr Soubiranne supporta mal
une position seconde à tel point que sa présence devint indésirable. En 1879, Mgr Lavigerie le fera nommer
évêque de Belley (F. RENAULT, Le Cardinal Lavigerie : 1825-1892. L’Eglise, l’Afrique et la France, SaintAmand-Montrond, 1992, p. 318). Au delà de la mort, son repos fut troublé. Un jour d’orage, la foudre tomba sur
sa sépulture ce qui provoqua l’ouverture de son cercueil.
12
Ibid., pp. 37-44.
13
En juillet 1861, le nombre d’orphelins dépassait les 1 500 et pour leur venir en aide il fallait 300 mille francs par
année.

4

Lavigerie avait été le premier directeur général de cette œuvre14. Nommé auditeur
de la Rote15, à Rome, en 1861, il avait désigné l’Abbé Soubiranne comme son successeur16.
Quand Mgr Lavigerie écrit à l’Abbé, il doit faire face à plusieurs catastrophes
naturelles, appelées « la famine d’Algérie ». La population arabe en souffre beaucoup 17. Certains parlent de cinq cents mille morts. La vie économique et la vie
sociale étaient complètement déréglées18. Mgr Lavigerie essaie de soulager les
souffrances de la population tant qu’il peut. Il accueille entre autres un grand
nombre d’orphelins arabes. A un certain moment, ils sont 1 75319. La présence de
ces enfants est pour lui un événement providentiel20. Elle est à l’origine de son
œuvre missionnaire et de la fondation des Pères Blancs (1868) et des Sœurs
Blanches (1869). « Dieu saura tirer le bien du mal », selon une expression
missionnaire de l’époque.
La prise en charge de l’éducation de ces enfants orphelins impose à Mgr Lavigerie une charge financière lourde à supporter. Il est obligé de chercher de l’aide.
En tant que directeur de l’Œuvre des écoles d’Orient, Mgr Lavigerie visa à favoriser les intérêts français dans
l’empire ottoman. Il consolida les droits français au protectorat des Chrétiens en Orient par des traités. Soutenu par
le Consul de France à Beyrouth, il mena une lutte sourde contre le Délégué Apostolique en Syrie, Mgr Piavi, un
franciscain qui cherchait à promouvoir l’italien dans les écoles religieuses. Plus tard, en 1878, Mgr Lavigerie
obtiendra la charge d’un séminaire à Jérusalem, dirigé par ses missionnaires, ayant pour but de former le clergé
melkite. Cela lui permettra de mettre en cause le monopole franciscain en Terre Sainte. En fin tacticien, Mgr
Lavigerie tendit à circonvenir les catholiques d’Orient afin de les attacher à la France. En 1881, le patriotisme de
Mgr Lavigerie trouvera un nouveau terrain d’action en Tunisie. Cette année-là, le Pape Léon XIII le nommera
administrateur apostolique de ce pays. Chaud partisan du protectorat français, Mgr Lavigerie mobilisera son clergé
dans la phase préparatoire à l’invasion. Il concevra une prise de contrôle du pays par la double voie de l’économie
et de l’action scolaire (F. CHAUBET, La politique culturelle française et la diplomatie de la langue. L’Alliance
française (1883-1940), 206, pp. 31-32).
15
La Rote romaine est l’un des trois tribunaux de l’Église catholique. Ses bureaux sont situés au Vatican.
16
Cette œuvre existe toujours. En mai 2006, elle a célébré à Rome et à Paris le 150 e anniversaire de sa fondation,
en présence du Cardinal André Vingt-Trois et du Président Jacques Chirac
17
En Algérie, les années 1866-1868 sont marquées par plusieurs catastrophes. Elles ont été très médiatisées. Les
orphelins de la famine sont présentés comme des objets de compassion, et la liberté de culte comme objet de
controverse politique.
18
B.-V. BURZET, Histoire des désastres de l’Algérie 1866-1867-1868, sauterelles, tremblement de terre, choléra,
famine, Alger, 1869, 112 pp.
19
CARDINAL LAVIGERIE, « Rapport du 1er décembre 1869, adressé au Préfet de la Congrégation de la Propagation de la Foi, le Cardinal Allesandro Barnabò », in Lettres de Mgr Lavigerie à la Congrégation de la Propagation de la Foi, A.G.M.Afr., N° 10.
20
« Le 6 janvier 1869 : après la cérémonie, Monseigneur, conformément à sa promesse de la veille, se rendit avec
nous à la Maison Rostan, et voulut partager notre repas en mangeant un kouskous fort pimenté, qu’il trouva
d’ailleurs très mauvais. Il eut avec nous, ce jour-là, de longs entretiens familiers, du plus haut intérêt. Il nous fit
remarquer le côté tout providentiel de notre Société qui, à peine formée, trouvait à sa base cette œuvre des
orphelins arabes, ces pauvres petits infidèles qu’il fallait instruire des vérités de la foi, dans leur propre
langue, ce qui nous obligeait de l’apprendre nous-mêmes par une pratique journalière, plus efficace et plus rapide
que par des leçons ordinaires, tout en nous permettant d’exercer, dès notre noviciat, le plus intéressant et le plus
fécond des apostolats. Nous devions donc remercier Dieu de ces avantages, si exceptionnels, pour des aspirants
missionnaires, et nous dévouer corps et âme à ces pauvres orphelins : - ‘Aimez-les, ajouta-t-il, avec des entrailles
de pères, et n’oubliez jamais que c’est à l’occasion de leur réunion ici, après la famine et le typhus, que le S.
Siège s’est décidé à me confier la Délégation apostolique du Sahara et du Soudan, et que la nécessité d’une
nouvelle Société de missionnaires, pour l’évangélisation de l’Afrique, s’est clairement manifestée.’C’est sur
ces divers sujets que roulèrent nos entretiens pendant les quelques heures que le Fondateur passa avec nous, en
cette journée inoubliable » (F. CHARMETANT, Mes notes et mémoires sur les premières années de la Société des
Missionnaires d’Afrique(1867), A.G.M.Afr., Fonds Lavigerie, A 8.2.).
14

5

Et grâce à sa bonne plume, il sait émouvoir ses lecteurs et ainsi faire appel à leur
générosité.
Le 1er janvier 1868, il écrit aux rédacteurs des journaux catholiques21; le 17 janvier, il écrit à son clergé et le 20 février il écrit aux évêques de France22. Ainsi il
met en place une « machine » à ramasser de l’argent chez les catholiques d’Europe
pour soutenir son œuvre missionnaire23. Durant toute sa vie, Mgr Lavigerie s’est
montré fort doué dans le domaine des finances, ce qui lui donnera le droit à la parole et renforcera surtout son influence politique et religieuse au niveau de l’Eglise
catholique et de l’Etat français24.
21

CARDINAL LAVIGERIE, « Lettre aux rédacteurs des journaux catholiques, à l’occasion de la famine
(1er janvier 1868) », in Recueil de lettres publiées par Mgr l’Archevêque d’Alger, délégué apostolique du Sahara
et du Soudan sur les Œuvres et Missions Africaines, Paris (1869), Œuvres complètes, Tome I : 1867-1871, Paris,
1869, N° 2119/ I.C. 69 (2), pp. 26-29.
22
CARDINAL LAVIGERIE, « Lettre à Nosseigneurs les Evêques de France pour leur demander d’autoriser une
quête en faveur des orphelins arabes (20 février 1868) », in Recueil de lettres publiées par Mgr l’Archevêque
d’Alger, délégué apostolique du Sahara et du Soudan sur les Œuvres et Missions Africaines, Paris (1869), Œuvres
complètes, Tome I : 1867-1871, Paris, 1869, N° 2119/ I.C. 69 (3), pp. 29-36*.
23
CARDINAL LAVIGERIE, « Les millions de Mgr Lavigerie », in Annales catholiques. Revue religieuse hebdomadaire de la France et de l’Église, N° LIX, 19 Février 1887, pp 393-398.
24
L’influence politique de Mgr Lavigerie apparaît clairement dans une de ses lettres de 1881 : « La guerre de
Tunisie ne peut finir, il faut bien s’en convaincre, que lorsque les insurgés auront reçu deux ou trois leçons terribles. On ne leur en a, jusqu’à présent, donné aucune sauf pour quelque exécution particulière à l’occasion de
tentatives ou de crimes isolés. La prise de Kairouan n’a pas fait exception à la règle. J’avoue que j’ai peine à
comprendre la bénignité du vainqueur. Menez quinze mille hommes contre une ville uniquement pour en trouver
les portes ouvertes, et se contenter de ce spectacle, c’est peu. Il était difficile, il est vrai, de se livrer à des actes de
destruction qu’on aurait naturellement exploités contre nous dans toute la presse des nations hostiles et dans la
nôtre aussi hélas ! Mais il était possible et nécessaire, selon moi, d’une part, d’infliger immédiatement à Kairouan
une contribution de guerre d’autant plus forte que ses habitants par leur duplicité, nous faisaient jouer un rôle
moins acceptable, et d’autre part, de prendre les mesures nécessaires pour atteindre, sinon les bandes insurgées qui
disparaissaient devant nous, au moins tous leurs intérêts vitaux. C’est là qu’il faillait un véritable homme de
guerre, c’est-à-dire un homme qui calcule sérieusement tous ses coups. Les bandes insurgées peuvent bien
fuir, à cheval ou même à pied, devant des troupes lourdement chargées et rendues encore plus pesantes par des
convois grossis comme à plaisir. Mais elles ne peuvent faire fuir avec elles les femmes, les enfants, les troupeaux qui font leur richesse. Elles sont obligées de les concentrer quelque part. C’est là qu’il faut les
prendre et point ailleurs. Me trouvant avec le Chef d’Etat-major général du Général Saussier, quelques jours
avant son départ, je me suis permis de lui dire que, si j’avais l’honneur d’être chargé de diriger les troupes, ma
pointe contre Kairouan ne serait qu’une feinte ; que je m’appliquerais tout d’abord à connaître, par des
éclaireurs sûrs, tous les points sur lesquels les tribus insurgées auraient réuni ou gardé leurs richesses. Et
c’est uniquement sur ces points-là que j’aurais dirigé les corps de combat, m’efforçant d’écraser les forces
vitales de l’ennemi ! Je ne sais ce que font aujourd’hui nos généraux. Mais tant que sous une forme ou sous une
autre, ils n’auront pas frappé fortement les imaginations, l’impression produite sera nulle, et nous nous débattrons
dans le vide. Déjà l’immunité beaucoup trop prolongée de Sfax nous fait, dans l’esprit des Arabes, un tort considérable. L’indemnité de guerre devrait être rentrée depuis longtemps. Il aurait été facile de l’avoir tout entière, si
immédiatement on avait confisqué, par décret beylical les biens des habitants musulmans, complices actifs ou
passifs de l’insurrection. Les Sfaxiens tiennent beaucoup à leurs maisons, surtout aux leurs qui sont les plus belles
de la Tunisie ; ils sont riches, quelques-uns même très riches et, par conséquent, en état de racheter leurs propriétés. En estimant ce rachat au quart de la valeur réelle, comme nous l’avons fait en Algérie, après l’insurrection de
1870, on aurait réalisé une somme d’au moins vingt-cinq millions de francs. Au lieu de cela, je le dis avec un
profond regret, car c’est la faute du Gouvernement Français, on n’a rien fait de positif. On a menacé, on a écrit,
personne n’a encore payé un centime, et même le bruit s’est répandu que les propositions très modérées, faites par
notre Ministre résidant à Tunis, qui demandait le prélèvement d’une amende de guerre de quinze millions, étaient
repoussées par nos Ministres et diminuées des deux tiers. Ainsi l’insurrection que nous avons vaincue en 1881,
nous Français, ne recevrait pas la moitié du châtiment que le Bey a infligé a Sfax, il y a vingt ans, pour une insurrection contre lui, car à cette époque, il fallut payer douze millions aux habitants de cette ville qui les soldèrent
parfaitement, et cela n’arrêta nullement le progrès d’une localité qui passe avec raison pour la plus commerçante

6

Dans sa lettre du 6 avril 1868, Monseigneur s’exprime sur la place de l’enfant dans
sa stratégie missionnaire. Il veut faire de ses enfants orphelins des Arabes chrétiens, « amis » de la colonisation française de l’Algérie25. Il en fera de même avec
les femmes arabes abandonnées. Cette approche missionnaire peut nous étonner,
mais chez Mgr Lavigerie la foi catholique et l’amour de la patrie sont inséparables
et cela durant toute sa vie. C’est ce qui explique pour une partie sa grande popularité en France26. Le patriotisme de Mgr Lavigerie27 n’est plus à l’ordre du jour chez
les Pères Blancs qui insistent sur le caractère international de leur société missionnaire.
Les idées exprimées par Mgr Lavigerie dans sa lettre du 6 avril 1868 peuvent
choquer28. Elles appartiennent à une autre période de l’histoire. C’est la raison pour
laquelle personne ne peut les utiliser hors de leur contexte historique, ce qui
n’arrive pas souvent. Voici l’extrait :

de la Tunisie. Aujourd’hui elle paierait aussi facilement vingt cinq millions, en deux annuités, si on les lui imposait sérieusement pour le rachat de ses biens confisqués. Cette rigueur est, à mes yeux, un devoir politique de
premier ordre pour le Gouvernement de la République Française. S’il ne l’emploie pas, il contribuera volontairement à prolonger la guerre et ses sacrifices de tout genre, ceux du sang des ses soldats en particulier. Si au contraire, il est sévère dans sa justice, on le craindra, on hésitera, on s’arrêtera. Ce que je dis de Sfax, je le dis, dans la
même proportion de Kairouan. Là aussi, puisqu’on n’a pu donner une leçon armée, par suite des ruses de nos
adversaires, il faut la donner impitoyablement sur les biens des révoltés ou de ceux qui se sont joints à eux. Kairouan est la ville sainte. Il faudrait que l’occupation de son sol par les Infidèles ne cessât que lorsqu’on l’aurait
rachetée à prix d’or. On peut frapper sans crainte, aussi fort qu’à Sfax, parce que tous les fanatiques, c’est-à-dire
tous nos ennemis véritables, se dépouilleront, s’il faut, pour un pareil rachat qu’ils considéreront comme un acte de
piété religieuse » (Lettre de Mgr Lavigerie du 5 Novembre 1881 à Mr de Courcel, Directeur politique au Ministre
des Affaires Etrangères, A.G.M.Afr., Lettres de Mgr Lavigerie au Ministère des Affaires Etrangères : 1860-1883,
N° A 27).
25
Le projet de Mgr Lavigerie sera finalement un échec. Il en tirera les conclusions quand il enverra ses missionnaires en Afrique équatoriale au courant de l’année 1878 (CARDINAL LAVIGERIE, « Nouvelles instructions aux
Missionnaires de l’Afrique équatoriale (1879) », in Instructions aux Missionnaires, Namur, 1950, pp. 105-106.).
26
« Le point culminant de cette lutte se place en 1868, alors que, après une discussion publique entre le Gouverneur général et l’archevêque, le Gouvernement Impérial demanda à Mgr Lavigerie de renoncer à son siège archiépiscopal, lui offrant en échange un siège beaucoup plus considérable en France, en prétendant que son retour en
Afrique serait le signal de troubles publics. L’Archevêque refusa, et conserva son siège malgré tous les dégoûts
dont on affecta de l’abreuver, jusqu’au moment de la chute de l’Empire. C’est ce qui faisait dire à M. de Montalembert, dans le Correspondant, du 25 mai 1868 : « au moment où j’écris ces lignes, un prélat vraiment chrétien
et vraiment français, Mgr Lavigerie, Archevêque d’Alger, fit tressaillir d’admiration toutes les âmes catholiques d’un bout de l’Europe à l’autre » (CARDINAL LAVIGERIE, « Avant-propos », in Recueil de lettres sur
l’apostolat catholique en Algérie entre l’Archevêque d’Alger et l’administration algérienne sous l’Empire, Alger
1871, I.C. 45 (1), pp. III-IV).
27
Le sentiment patriotique est un sentiment d’ordre religieux et messianique. Il s’appuie sur une conception abstraite de la patrie qui ne repose pas sur le territoire et l’héritage, mais sur la volonté générale et les habitants d’un
pays. L’évangélisation est de rigueur. L’universalisme des droits de l’homme se transforme alors en impérialisme
des idées. Il faut mourir pour cette idée étant salutaire et religieuse. Preuve en sera de l’extraordinaire expansion
coloniale française au XIXe siècle dont le ressort principal est le droit des races supérieures sur les races inférieures, le devoir de civilisation. Pour un homme habité par le sentiment patriotique, la violence est sacrée, religieuse et impérialiste ; c’est une guerre sainte pour la liberté, l’égalité et la fraternité (voir
http://www.pierremayrant.com/wordpress/2012/07/23/ patriotisme-ou-nationalisme-des-confusions-a-eviter-22/).
28
CARDINAL LAVIGERIE, « Lettre à M. Le Directeur de l’œuvre des Ecoles d’Orient, sur l’emploi des offrandes pour les pauvres arabes du diocèse d’Alger (6 avril 1868) » in Recueil de lettres publiées par
Mgr l’Archevêque d’Alger, délégué apostolique du Sahara et du Soudan sur les Œuvres et Missions Africaines,
Paris (1869), Œuvres complètes, Tome I : 1867-1871, Paris, 1869, N° 2119/ I.C. 69, pp. 37-44.

7

« Alger, le 6 avril 1868.
M. LE DIRECTEUR,
(…)
Mais l’œuvre qui me donne, à cet égard le plus de confiance, celle qui, dans un temps prochain,
amènerait nécessairement, si elle était soutenue et développée, l’assimilation rapide de l’Algérie, c’est
l’œuvre des orphelinats.
Je l’ai entreprise dès l’origine, je la continuerai, et j’ai l’espérance que toutes les âmes chrétiennes, généreuses, élevées, ne m’abandonneront pas dans une œuvre que je soutiens ici, seul, absolument seul avec mon clergé, au point de vue matériel.
Le nombre des pauvres petits-enfants recueillis augmentant chaque jour, et ayant dépassé le
chiffre de mille, j’ai dû songer à donner à mon œuvre un caractère d’ordre et de stabilité que les premiers moments, où tout était improvisé, ne comportaient point encore.
J’ai d’abord constitué un conseil de surveillance et de patronage, composé des membres les plus
honorables de mon clergé et de nos sociétés charitables. Parmi les premiers se trouvent M. Suchet,
mon vicaire général ; M. Girard, le vénérable supérieur des Lazaristes d’Algérie ; M. Banvoy, curéarchiprêtre de la cathédrale ; parmi les seconds, MM. Melcion d’Arc et de Baudicourt, dont les noms
sont bien connus.
D’accord avec cette commission, j’ai pensé qu’il convenait d’avoir pour nos orphelins deux établissements complètement distincts, l’un pour les jeunes garçons au-dessus de six ans, et l’autre pour
les filles et le [gardiennat] pour les garçons tout à fait en bas âge. Le premier de ces établissements est
confié aux Frères des Ecoles Chrétiennes, que leur vénérable supérieur général, le frère Philippe, a
bien voulu envoyer à notre aide, et qui sont arrivés la semaine dernière. Il est situé dans la banlieue
même d’Alger, dans de très vastes bâtiments construits autrefois par le R.P. Burmauld, au milieu
d’une propriété de cent hectares, que les RR. PP. Pères Jésuites nous ont louée. Les orphelins y sont
formés à l’agriculture ou autres arts ou métiers qui s’y rapportent, de façon à pouvoir un jour gagner
leur vie : ils sont au nombre de plus de cinq cents.
Les filles sont confiées avec les tout petits enfants aux Sœurs de la Doctrine chrétienne. Elles seront également formées aux travaux des champs et aux soins divers d’un ménage rustique. Je ne veux
à aucun prix en faire des ouvrières de ville, et à cause des périls presque insurmontables qu’une pareille position présenterait pour elles, et parce que ce qu’il faut, ici, avant tout, ce sont des familles
de colons européens et aussi de colons indigènes, si on peut en former dans l’avenir.
Voilà notre plan : il est simple, et j’ose affirmer, malgré tout ce qu’on en peut dire, qu’il est infaillible quant à ses résultats. Oui, si cette œuvre persévère, si le concours de la charité qui l’a créée
ne nous fait pas défaut, si ces enfants ne sont pas enlevés, comme quelques-uns nous en menacent,
nous aurons là, dans quelques années, une pépinière féconde d’ouvriers utiles, soutiens, amis de
notre colonisation française, et, disons le mot, d’Arabes chrétiens. Ces pauvres enfants, profondément ignorants de toutes choses, de celles de leur religion comme de toutes les autres, n’ont, en
effet, même à ce point de vue, aucun préjugé, aucune répulsion contre nous, et je ne doute pas
qu’instruits par nos paroles, par nos exemples, ils ne demandent eux-mêmes un jour le baptême. Ce
sera le commencement de la régénération de ce peuple et de cette assimilation véritable que l’on
cherche sans la trouver jamais, parce qu’on la cherche AVEC LE CORAN, et qu’avec le Coran,
dans mille ans, comme aujourd’hui, nous serons des chiens de chrétiens, et il sera méritoire et saint
de nous égorger et de nous jeter à la mer.
Ce que je dis des enfants, je le dis aussi des femmes. L’homme parvenu à un certain âge reçoit ici
quelque éducation religieuse ; la femme n’en reçoit jamais. Rien n’est donc plus facile que de lui faire
accepter les idées, les principes chrétiens, lorsqu’elle est soustraite à l’influence de son entourage.
C’est ce que nous voyons chez les femmes recueillies au Bon-Pasteur. Elles n’y sont que depuis deux
mois à peine, et elles déclarent toutes, sans y être nullement provoquées, qu’elles veulent être chrétiennes. Nous ne les croyons pas sur parole, comme vous vous l’imaginez, mais vous voyez quelle est
leur tendance.
Aussi penserais-je, et je ne suis pas le seul, qu’une des œuvres les plus importantes à créer en ce
moment en Algérie serait une œuvre de femmes divorcées ou abandonnées, avec leurs enfants, par

8

leurs maris et leurs familles. Ce serait le complément de notre œuvre d’orphelins, et elle aurait une
portée plus large encore.
On calcule, en effet, que les musulmans divorcent, ou répudient leurs femmes, en moyenne, une
fois tous les six ans. C’est donc, chaque année, le sixième de femmes musulmanes qui se trouvent, le
plus souvent avec leurs enfants, expulsées du domicile conjugal. Pour un grand nombre, il n’y a
d’autres ressources que celle de la mendicité, ou, ce qui est plus triste encore, celles du vice. Si l’on
pouvait recueillir ces pauvres femmes, quel mal n’empêcherait-on pas ? Quel bien ne pourrait-on pas
faire ? Cette œuvre, je l’ai commencée au Bon-Pasteur, je voudrais la développer à l’égal des orphelinats.
Je ne le puis sans un concours puissant, assuré, des catholiques de France, car pour cette œuvre,
comme pour toutes les autres, je n’ai rien reçu jusqu’à ce jour, que d’eux seuls.
Or, en ce moment, il faut bien que je le dise, pour faire vivre les mille orphelins recueillis
par moi durant une année, il me faut deux cent mille francs. Le pain, au prix où nous le payons,
et je parle du pain du pauvre, coûtera plus de quatre-vingt mille francs.
J’entendis d’ici nos amis protester contre mon impudence, malgré leur confiance dans la charité
française, et, en effet, une pareille charge pour un seul homme et en présence de la misère qui nous
entoure de toutes parts et absorbe tout, est de nature à faire trembler pour le sort qui m’attend (...).
Voilà un fait plus éloquent que tous les discours. Je n’en connais pas de plus touchant ni de plus
honorable. J’espère que les envoyés de ma pauvreté trouveront dans les pays vers lesquels ils dirigent
leurs pas un cordial accueil, et si ces paroles publiées par la presse française tombent sous les yeux de
nos frères des autres nations catholiques, j’ose leur demander d’entourer de leur bienveillance et de
leur respect ces représentants de ma malheureuse Eglise d’Alger.
+ CHARLES, Archevêque d’Alger ».

Lettre de Mgr Lavigerie du 28 décembre 1868 à l’Abbé Soubiranne, Directeur
de l’Œuvre des Ecoles d’Orient
La vie de Mgr Lavigerie a été marquée par deux événements importants entre le
6 mars et le 28 décembre1868. Le 6 juin, il est nommé préfet apostolique du Sahara-Soudan, ce qui lui a permis de lancer enfin son œuvre missionnaire. Et au début
du mois d’octobre, il a fondé la Société des Missionnaires d’Afrique.
Le 28 décembre 1868, Mgr Lavigerie écrit à son ami, l’Abbé Soubiranne, les
premiers résultats de ses activités auprès de ses enfants orphelins29. Il lui parle de
sa méthode d’éducation. D’après ses observations, elle promet de bons résultats.
Elle vise à propager les valeurs du travail, de la piété et de la docilité. Suivant nos
critères, les orphelins de l’archevêque ont des raisons de se plaindre. Ils travaillaient neuf heures par jour sans compter les deux heures de classe. Il n’y avait pas
beaucoup de place pour le jeu ! Apparemment, les enfants sont pour Mgr Lavigerie
une source de profit. Ils rapportent de l’argent deux fois, et par leur travail manuel
et par l’aide étrangère que Monseigneur reçoit pour eux. Apparemment, ses enfants
sont épanouis ; vivant dans un monde clos, ils attendent tout de leur bienfaiteur.

CARDINAL LAVIGERIE, « Lettre au même sur l’œuvre des orphelinats indigènes (28 décembre 1868) », in
Recueil de lettres publiées par Mgr l’Archevêque d’Alger, délégué apostolique du Sahara et du Soudan sur les
Œuvres et Missions Africaines, Paris (1869), Œuvres complètes, Tome I : 1867-1871, N° 2119/ I.C. 69 (5), Paris,
1869, pp. 45-63.
29

9

Il est intéressant de constater que leurs éducateurs, en peu de temps, avaient
réussi à créer un complexe de supériorité chez les enfants envers leurs compatriotes
non-chrétiens. Au Rwanda, le même phénomène s’est produit chez les premiers
néophytes envers les enfants « païens »30.
Voici ce que Mgr Lavigerie écrit à propos de ses enfants orphelins :
« Alger, le 28 décembre 1868.
MON CHER GRAND VICAIRE ET AMI,
(…)
Vous le voyez, mon cher ami, l’œuvre est bien née vivante. Déjà, je cherche les moyens de la développer et d’établir sur plusieurs points de la province d’Alger des vastes fermes-écoles, où les
enfants indigènes, dont les parents le désireraient, viendraient librement, avec les enfants européens,
se former au bien, au travail, apprendre nos méthodes et recevoir une instruction première qui modifiera profondément la routine et les préjugés de leur race.
Six grandes propriétés, mesurant ensemble plusieurs milliers d’hectares, me sont offertes pour
cela. Bien administrée, elles suffiraient à nous donner le nécessaire : les ressources premières me font
seules défaut.
Oh ! mon cher ami, je n’ai jamais aimé l’argent ; mais lorsque je le vois si indispensable,
lorsque je sens que j’ai tout le reste autour de moi, c’est-à-dire les dévouements si purs de nos
bonnes Sœurs, de nos Frères, des prêtres de mon excellent clergé, qui ne demandent qu’à se
consacrer, jusqu’à la mort, à ces grandes œuvres de charité, de civilisation et de foi, lorsque je
vois les Arabes eux-mêmes commencer à comprendre le bien que nous pouvons faire à leurs fils,
je me prends à désirer d’être très riche !
Si, du moins, ces lignes pouvaient tomber sous les yeux de quelqu’une de ces personnes généreuses et chrétiennes de notre France qui cherchent le bon emploi de leur fortune ! Ici, et dans nos
œuvres commencées, elles trouveraient à servir efficacement, sûrement, les causes les plus chères à
nos cœurs : celle de l’Eglise, dont nous voulons ressusciter les œuvres sur cette terre qui a été sienne ;
celle de la civilisation chrétienne, que nous cherchons à introduire parmi ces pauvres peuples dégénérés ; celle de la France, dont nous étendons et consolidons l’influence.
Tout cela se trouve, en effet, dans notre espérance de modifier peu à peu ce pays par l’éducation
de ses enfants.
Sauf des exceptions peu nombreuses, les adultes sont personnellement perdus pour nous. Livrés à
une paresse presque incurable, esclaves d’une religion sensuelle et fataliste, victimes de préjugés
farouches, les Arabes échappent presque absolument à notre action, et n’attendent guère que quelque
occasion favorable pour nous témoigner leur haine.
Pour les enfants, c’est tout autre chose ; et nos orphelinats nous donnent déjà la preuve de
la facilité avec laquelle on peut arriver par eux à une assimilation progressive.
(...)
Mais ce qui me touche bien plus que ces éloges donnés à l’extérieur de nos orphelins, et vous n’en
serez pas surpris, c’est la métamorphose intérieure, morale, qui s’est opérée déjà, en grande partie
chez ces pauvres petits.
Ils nous sont venus tout imprégnés de vices, dont ils étaient les témoins et les victimes sous la
tente et dans leurs gourbis : le vol, la paresse, le mensonge ; mais, pour être juste, il faut que j’ajoute
aussi, offrant le singulier et admirable ressort du sentiment religieux le plus profond malgré leur
ignorance, du respect de l’autorité, et par-dessus tout, du sentiment de la reconnaissance.
30

S. MINNAERT, « Les Pères Blancs et la société rwandaise durant l’époque coloniale allemande (1900-1916) :
Une rencontre entre cultures et religions », in Les Religions au Rwanda, défis, convergences et compétitions, Actes
du Colloque International du 18-19 septembre 2008, Butare/Huye, Editions de l’Université Nationale du Rwanda,
Septembre 2009, pp. 53-101.

10

Aujourd’hui, grâce à une surveillance de tous les instants, à des encouragements habilement
ménagés, à une charité douce et compatissante, à des instructions proportionnées à leur intelligence, ils sont, je le répète, presque transformés.
Ils sont devenus laborieux. On les emploie, pour la plupart, aux travaux agricoles de leur âge.
Ces travaux durent neuf heures par jour, sans compter deux heures de classe proprement dite.
Pas un ne songe ni à se plaindre ni à se soustraire à la tâche imposée, et si vous les voyiez partir maintenant à l’aurore de nos jours d’hiver, c’est-à-dire vers six heures et demie, portant leurs pioches ou
leurs pelles sur l’épaule et chantant gaiement leurs refrains arabes, vous seriez enchantés de leur air
décidé et de leur bonne mine. Je les regarde quelquefois de mes fenêtres, lorsqu’ils sont à SaintEugène, et je voudrais que la France entière les voie.
Il y a plus, et quoique rien de semblable n’existe dans leurs tribus, j’ai voulu former parmi eux
des escouades d’ouvriers, en me bornant encore aux états les plus utiles à la vie des champs. J’ai donc
loué à l’année des maîtres maçons, forgerons, charpentiers, menuisiers, dont je suis sûr ; et j’ai proposé à ceux des orphelins qui en sentiraient le goût de se placer sous leur conduite. Immédiatement des
ateliers se sont formés ; et maintenant tous leurs travaux ordinaires de nos établissements commencent à s’exécuter par eux. Au moment où je vous écris, nos petits maçons font, sous mes fenêtres, une
portion du mur de clôture du petit séminaire Saint-Eugène ; et mes charpentiers préparent une baraque
qui servira d’abri aux orphelins de Kouba.
Ce qu’il y a de plus remarquable et de plus consolant en tout cela, c’est qu’ils sentent déjà que
leur travail les met au-dessus de leurs compatriotes, et par conséquent au-dessus de leur ancien état.
– Où est-on mieux, ici ou dans la tribu ? Demandai-je hier à un petit maçon.
– Ici.
– Et pourquoi cela ?
– Parce que, me répondit-il avec une sorte de fierté comique, dans les tribus ils sont ignorants :
ils n’ont ni maçons ni charpentiers !
Ce que je dis des garçons, je le dis aussi des filles. Elles sont maintenant avides de travail. Nous
nous sommes trouvés, dans ces derniers temps, à court de pioches pour les champs de l’orphelinat. Il
n’y en avait pas pour toutes les orphelines, et c’était entre elles une occasion de querelles : chacune
voulait être préférée à ses compagnes dans la distribution des instruments.
Comme pour les garçons, le fond de leur travail est l’agriculture ; mais elles commencent aussi,
et avec une grande adresse, à exécuter les travaux de leur sexe : elles blanchissent, cousent, repassent,
et même apprennent à broder.
(…)
Le premier et le principal est le grand orphelinat des garçons, qui compte à lui seul plus de cinq
cents enfants, et est confié aux soins des bons Frères des écoles, aidés dans leur œuvre par quelques
auxiliaires laïques.
Ces enfants sont occupés spécialement aux travaux agricoles sur les terres de l’orphelinat,
et aussi à quelques états ou métiers qui s’y rapportent, comme la boulangerie et la boucherie.
Nous avons là également des escouades de tailleurs et de forgerons futurs.
Dans quelques bâtiments annexes du petit séminaire de Saint-Eugène, nous avons une autre section de l’orphelinat des garçons, spécialement appliquée aux métiers manuels autres que l’agriculture.
C’est là que sont les maçons et charpentiers dont j’ai parlé déjà.
Et, au petit séminaire lui-même, j’ai admis l’élite intellectuelle de nos enfants d’adoption,
quelques Arabes, quelques Kabyles qui ont commencé leurs études littéraires. Ceux-là savent déjà
lire, écrire un peu, calculer, et ils feront leurs classes toutes entières pour entrer plus tard, si Dieu me
prête vie et leur donne persévérance, dans les carrières libérales.
Je me plais quelquefois à songer que ces chers petits Arabes, si éveillés, si intelligents, si
sensibles aux bontés que l’on a pour eux, seront les actifs, les vrais apôtres de leur peuple ;
qu’arrachés à la double misère matérielle et morale et la comprenant à fond, par conséquent, ils
chercheront à s’en arracher eux-mêmes, et qu’ils seront ainsi les continuateurs de l’œuvre que
j’entreprends aujourd’hui.
De même que les garçons, les filles indigènes ont un établissement principal.

11

Il est situé à Kouba31, à quatre kilomètres du grand séminaire, et est dirigé par les excellentes
Sœurs de Saint-Charles de Nancy. Les enfants y sont au nombre de trois cents.
Là, comme à Ben-Aknoun32, les travaux agricoles, avec l’instruction élémentaire qui convient à
une femme, sont là les seuls en usage. Vous seriez surpris de l’adresse et du courage de ses pauvres
orphelines et des progrès qu’elles font, comme aussi de leur docilité et de leurs instincts pieux.
Dans une autre maison dépendant de Ben-Aknoun, mais distante de plusieurs kilomètres, les
Sœurs de Saint-Joseph des Vans ont une section d’orphelines qui sont plus particulièrement formées
aux travaux d’aiguille et de lingerie.
Enfin, le Bon-Pasteur d’El-Biar33 a donné asile à soixante environ des plus grandes, qui ont été
placées à côté des veuves indigènes.
Toutes ces maisons de refuge et d’éducation sont exclusivement à ma charge. Jusqu’à l’heure
présente, je n’ai rien reçu que de la charité chrétienne, et en particulier de celle de Nosseigneurs les
Evêques et de la vôtre ; mais je dois l’avouer, et je vous l’avoue sans honte, si la charité
m’abandonne, si elle ne continue pas à parvenir à mon aide, je serai obligé un jour, hélas ! et bientôt
peut-être, de dire à tous ces pauvres petits : « Mes enfants, j’avais cru pouvoir vous garder près de
moi, vous élever, vous former au bien, vous donner la vraie lumière, faire de vous des fils dignes de la
France chrétienne. Je dois y renoncer ; il faut retourner dans vos montagnes et sous vos tentes, et
demander à votre peuple ce que je ne puis plus vous donner (...).
Je m’arrête, mon cher ami. Dans mes prières et dans celles de mes orphelins, votre nom et celui
de tous ceux qui continueront à nous venir en aide seront chaque jour prononcés avec reconnaissance,
et recommandés à Celui qui a promis de récompenser même le verre d’eau froide donné en son nom
au dernier d’entre ses enfants.
Croyez, mon cher ami, à mes sentiments les plus dévoués et les plus affectueux en N.S.
+ CHARLES, Archevêque d’Alger ».

Lettre de Mgr Lavigerie du 10 novembre 1869 à l’Abbé Soubiranne, Directeur
de l’Œuvre des Ecoles d’Orient
Le 10 novembre 186934, Mgr Lavigerie écrit à l’Abbé Soubiranne une nouvelle
lettre dans laquelle il explique comment ses orphelins évoluent dans le bon sens ;
ils s’expriment déjà en français ! Par une approche très affectueuse, Mgr Lavigerie
se les attache comme s’il était le bon Dieu en personne. Il aura la même approche
envers ses jeunes missionnaires qui sont prêts à faire tout ce qu’il veut. Mais le jour
où ils osent manifester un désaccord, il s’emporte terriblement35.
31

Kouba est une commune située sur les hauteurs d’Alger. Elle est majoritairement résidentielle.
Ben-Aknoun est une commune située à environ 7 km à l’ouest du centre-ville d’Alger. Actuellement c’est un
centre administratif, universitaire et politique du pays.
33
El-Biar est une commune faisant partie de l’agglomération de la ville d’Alger.
34
CARDINAL LAVIGERIE, « Lettre du 10 novembre 1869, de Mgr l’Archevêque d’Alger à M. l’Abbé Soubiranne », in Œuvres complètes, Tome I : 1867-1871, N° 2127/ I.C. 77, 14 pp.
35
L’histoire du P. Deguerry, premier Vicaire Général des Missionnaires d’Afrique, en est une illustration : « Après
m’avoir écrit la lettre inconcevable où il a résumé contre moi toutes les insolences possibles, avec une dureté
froide, qui les rendait encore plus blessantes et où il me déclare en outre que je ne dois point songer à habiter
jamais près de la Maison-Mère, pour n’avoir pas à me mêler des affaires de détail de votre Société, le P. Deguerry
a reconnu sa faute et m’a demandé pardon de m’avoir si gravement offensé. Je ne puis que pardonner à celui qui
reconnaît ses torts quels qu’ils soient. Mais j’étais décidé sans cela à ne plus jamais le voir. Puisque vous avez
participé à sa faute en l’approuvant d’avance, comme vous me l’avez avoué ce matin, je vous avertis que je ne
vous recevrai pas davantage, jusqu’à ce que vous ayez aussi reconnu et réparé vos torts en m’en demandant pardon » (Cardinal Lavigerie au Père Viven (1881-1891), Lettre de Mgr Lavigerie du 22 février 1888 au Père Viven,
A.G.M.Afr., N°50, N° 364, C. 3- 286 et 287).
32

12

Mgr Lavigerie, dans sa lettre, déborde d’enthousiasme et d’optimisme36. Il prévoit, en Algérie, la disparition de la civilisation musulmane sous l’influence de la
civilisation chrétienne. Il révèle aussi ses sources d’inspiration. Apparemment, il ne
les puise pas seulement dans l’Evangile et dans l’histoire de l’Eglise ou chez les
explorateurs du continent Africain, mais aussi chez les rois de France, et même
dans des « lettres qui se trouvent dans le recueil des actes de l’ancienne monarchie
relatifs à la colonisation du Canada ». Cette dernière source d’inspiration n’est
nulle part mentionnée par les biographes de Mgr Lavigerie. Nous nous sommes
limité à un extrait de cette lettre fort intéressante qui nous permet de connaître un
aspect peu connu du futur cardinal :
« Alger, le 10 novembre 1869.
Mon cher Grand-Vicaire et ami,
L’année dernière, en vous rendant compte de l’emploi de vos aumônes et de celles de vos associés, je vous parlais d’œuvres que vous ne connaissiez que par mon témoignage. Mais maintenant
vous les avez vues, dans le récent voyage que votre charité et votre zèle vous ont fait entreprendre sur
notre terre africaine ; vous les connaissez comme moi et vous les aimez presque autant. Je me sens
donc encore plus libre pour vous en parler, sachant que vos souvenirs contrôleront mes appréciations
personnelles et suppléeront à ce que les bornes d’une lettre ne me permettent pas de dire.
Vous avez donc vu, mon cher ami, ces onze cents orphelins auxquels les aumônes de la France,
les vôtres, ont sauvé tout à la fois la vie du corps et celle de l’âme. Vous avez vu nos vieillards, les
écoles de nos enfants, l’asile de nos veuves, et je me rappelle de ce que vous m’avez dit tant de fois :
– « Personne en France n’a une juste idée d’une aussi formidable entreprise, de semblables résultats,
et des ressources nécessaires pour mener votre œuvre à bon terme ».
Et à cela je vous répondais : « Je suis, avec la grâce de Dieu, certain du succès, pourvu que la charité me soutienne encore durant quatre ou cinq ans au plus. Je suis maintenant propriétaire
d’excellentes terres37 que j’ai achetées pour nos enfants. Les installations sont commencées. J’ai tout
ce qu’il faut pour faire vivre plus tard et pour établir définitivement mes orphelins, à la seule condition que je pourrais atteindre l’époque où un assez grand nombre d’entre eux se suffira par le travail
(...) ».
Vous rappelez-vous, mon cher ami, le merveilleux panorama qui se déroule aux regards du haut
des collines qui forment le centre de la propriété. C’est, sans contredit, l’un des plus beaux du monde.
En face la rade, et au fond de la rade, à une distance de huit milles, la ville d’Alger s’élevant en blanc
amphithéâtre, au pied du mont Boudjareah, baignée par la mer bleue de notre Afrique, si belle parce
qu’elle est belle, au milieu de cette atmosphère lumineuse et embaumée dont nous n’avons pas l’idée
sous nos climats du nord, et qui passionne bientôt tous ceux qui se fixent parmi nous (...).
Chose merveilleuse ! L’impression de mes petits barbares fut la même que la mienne.
Lorsque je les menai pour la première fois sur les hauteurs de la Maison-Carrée, leurs yeux perçants parcoururent tout cet ensemble, et ils se mirent à dire avec transport :
– « Oh ! Que c’est beau ! A Ben-Aknoun, les bois mettaient nos yeux en prison ; mais ici, c’est
comme dans nos montagnes, on voit partout, on voit la mer, on voit Alger ».
L’éducation donnée aux orphelins se soldera par un échec. En 1885, Mgr Lavigerie l’avouera dans une interview
au Temps : « Les enfants arabes, que j’ai élevés ne m’ont pas donné beaucoup de satisfaction. La plupart on fait
une bonne mort ; mais beaucoup aussi avaient mal vécu et, sous l’excitation du parti de l’irréligion plus violent
encore ici qu’en France, avaient retourné contre nous l’éducation même que nous leur avions donnée »
(F.RENAULT, Le Cardinal Lavigerie : 1825-1892. L’Eglise, l’Afrique et la France, Saint-Amand-Montrond,
1992, p 263). Son erreur consistait à vouloir en faire des Français, étrangers à leurs propres compatriotes.
37
Mgr Lavigerie découvrira plus tard que ces « excellentes terres » étaient plutôt de mauvaise qualité (F. RENAULT., op.cit., p. 261).
36

13

Et ils énuméraient tout ce qu’ils voyaient : l’énumération était longue, vous le savez.
– « Vous voulez donc rester ici, mes enfants ? Leur dis-je enfin.
– Oh ! Oui, nous le voulons !
– Mais faites attention. Voyez-vous cette grande plaine près de la mer, toute couverte encore de
broussailles ? Il n’y a aucune maison, rien de cultivé. Il faudra que vous travailliez pour vous procurer
tout ce qui vous est indispensable. On vous dirigera, mais vous aurez tout à faire.
– Nous travaillerons, cela ne fait rien, sois tranquille !
– Et puis, me dit l’un deux plus espiègle, dans les broussailles il y a des lièvres, nous les attraperons tous en vie pour te les donner.
– Soit, leur dis-je, et moi je vous donnerai des outils ».
Ce qui fut dit fut fait. Nous entassâmes nos orphelins, à peu près comme Robinson dans son
île38, au milieu des broussailles, sans maison, sans quoi que ce soit des choses qui paraissent ailleurs
nécessaires à la vie. Il y avait, tout près de la mer, un vieux bastion turc abandonné. Nous y allâmes,
et à travers les ronces et les épines qui le recouvraient de toutes parts nous pénétrâmes dans son enceinte de murailles, hautes d’environ deux mètres. Nous y trouvâmes quatre longs canons turcs en fer,
encore sur leurs affûts. Ils avaient probablement, en 1830, tiré sur notre flotte, et depuis lors, faute de
mieux, ils se taisaient et se laissaient ronger par la rouille sous leur manteau de broussailles.
– « Tenez, dis-je aux enfants, voilà des poteaux solides que la Providence nous envoie pour porter
notre toit futur : vous les dresserez dans les coins, vous mettrez des poutres dans leur bouche, une
charpente sur vos poutres, et vous pourrez dormir en paix, le vent ne renversera pas votre toit ».
C’est effectivement ce qui a été fait. Aujourd’hui, ces quatre canons turcs qui ont tiré sur les soldats de la France, portent la toiture sous laquelle, tous les soirs, les enfants des Arabes prient Dieu de
nous rendre le bien que nous leurs faisons.
Mais en attendant ce toit moitié guerrier, moitié rustique, il fallut coucher en plein air d’abord,
puis sous des tentes ou dans des cabanes de broussailles improvisées ; et quoique habitués aux dortoirs fermés de Ben-Aknoun, tous le firent sans se plaindre ; il est vrai que les prêtres et les frères qui
étaient avec eux leur donnaient gaiement l’exemple.
Bientôt le bastion fut dégagé, et une maison improvisée par nos enfants et leurs chefs d’ateliers,
sous la conduite du bon abbé Bénèche, que vous avez reçu chez vous, à Paris, et qui mettait là toute
son activité méridionale. Je n’ose pas dire que ce soit un palais, il s’en faut ; mais on y est couvert, et
nous pouvons attendre, pour faire les frais d’un autre édifice, que la charité et le travail nous aient
fourni les moyens.
Ce n’est pas tout que de bâtir, il faut encore planter, et cela à tout âge, quoi qu’en dise le bon La
Fontaine39, si l’on veut vivre des fruits de la terre.
Les enfants se sont donc mis courageusement à défricher et à labourer. Nous avons aujourd’hui près de vingt-cinq hectares ensemencés, et avant la fin de l’hiver nous en aurons
cinquante. Les pommes de terre, les choux, les petits pois couvrent la terre de leur verdure. Nos
enfants sèment déjà le blé et le lin. Ils préparent une prairie artificielle près de la rivière, une
vigne de dix hectares sur les collines ; en un mot, tout marche avec un entrain qui m’étonne.
Ce qu’il y a, en effet, de plus remarquable encore que le travail matériel des orphelins, c’est
l’intérêt qu’ils prennent à leur œuvre. Ils étudient les progrès de leurs cultures. Ils remarquent et font
remarquer que les graines germent, qu’elles sortent, qu’elles prospèrent.
Quand je vais les voir, ils me prennent par le bras et me mènent à leurs jardins :
– « Regarde, me disent-ils, c’est nous qui avons planté ces choux : vois comme ils sont beaux » !
Et quand on veut les exciter à l’ouvrage, on leur dit :
– « Monseigneur va venir, il sera bien content s’il voit que le champ est tout labouré ».
Cela suffit pour doubler leur activité.
Du reste, je leur répète souvent que tout leur avenir à eux-mêmes est dans le travail.
– « Quand vous serez grands, mes enfants, assez grands pour vous marier, je vous donnerai
à chacun un morceau de terre suffisant : si vous savez le cultiver et vous le cultivez bien, vous

38
39

Mgr Lavigerie fait référence au roman « Robinson Crusoé » écrit par Daniel Defoe et publié en 1719.
Jean de La Fontaine (1621-1695) est un poète français.

14

aurez de quoi vivre ; sinon vous serez malheureux ».
Ils m’écoutent, ils réfléchissent, et puis, ils me font cent questions à leur manière, qui
m’embarassent un peu quelquefois, parce qu’il faut, pour y répondre convenablement, escompter la
charité. Mais je me rassure en pensant à vous et à tous ceux qui nous ont secourus jusqu’à ce jour.
Les progrès moraux et religieux ne sont pas moins marqués par eux que ceux du travail.
Vous savez combien ils nous aiment et nous sont reconnaissants.
Ils ont ce sentiment pour tous leurs bienfaiteurs et pour la France entière, dont ils parlent sans
cesse.
(...)
Un autre trait plus touchant encore et accompli, celui-là non pas par un petit enfant, mais par mes
plus grands orphelins, aujourd’hui devenus des hommes.
J’avais recueilli, en effet, au moment de la famine, dix ou douze jeunes gens et jeunes filles de
dix-huit à vingt ans. Nous leur avons appris à chacun un état, et nous gardons les hommes auprès de
nous comme ouvriers à Saint-Eugène, les filles dans d’autres établissements.
Peu à peu ils se sont faits à nos habitudes ; ils ont été touchés par nos exemples, et enfin ils nous
ont demandé le baptême, il y a environ une année. J’ai répondu par refus, voulant éprouver leur sincérité. Ils n’ont cessé d’insister depuis. Je leur ai dit sous toutes les formes que s’ils voulaient être
chrétiens, pour mieux s’assurer de mon appui, ils se trompaient ; que je ne leur ferais moins de
bien s’ils restaient musulmans, que s’ils embrassaient notre foi. Enfin, le moment étant venu de
les marier, et leurs instances étant toujours les mêmes, je me suis décidé de les baptiser avant
mon départ pour le Concile, et après les avoir fait soigneusement instruire.
Il y quinze jours que cette cérémonie a eu lieu, à Notre-Dame d’Afrique. Mgr l’Evêque d’Oran
avait bien voulu accepter mon invitation et la présider avec moi. Rien de plus touchant que la tenue de
nos néophytes, rien de plus émouvant que les souvenirs et les pensées qui se pressaient dans nos
cœurs ! Nous n’avions donné aucune publicité à ce baptême pour ne pas donner lieu à des interprétations erronées. Des prêtres, des religieuses, les grands orphelins assistaient seuls.
C’étaient les humbles et touchantes prémices d’une régénération si longtemps attendue, si vainement demandée pendant des siècles !
Hier au soir, ceux de ces jeunes gens qui sont à Saint-Eugène, venaient chez moi pour
m’offrir timidement un souvenir avant mon prochain départ. C’était une photographie où ils
s’étaient fait représenter ensemble, tenant chacun une croix à la main.
– Tiens, me dirent-il, tu porteras cela avec toi à Rome ; et si tu le montres au pape, tu lui diras que
maintenant nous sommes ses enfants !
Je leur ai promis de le faire, et je connais assez le cœur de Pie IX40 pour savoir qu’il ne dédaignera pas ce naïf hommage rendu à son autorité paternelle par mes pauvres enfants d’adoption.
Qu’ajouterai-je, mon cher ami, sinon que je désire et que je demande que notre œuvre continue
avec le même esprit et le même succès, qu’elle montre ce qu’on peut obtenir en rapprochant de nous
et en faisant entrer dans le courant de notre civilisation chrétienne et française le plus grand nombre
possible d’indigènes.
Je pense, en effet, et beaucoup d’autres qui voient les choses depuis plus longtemps que moi, dans
ce pays, pensent aussi que tous ceux d’entre eux qui resteront attachés à leurs mœurs, à leurs préjugés,
à leur fatalisme musulman, sont condamnés à disparaître rapidement au contact d’une civilisation et
d’une race supérieures. C’est une loi historique dont l’accomplissement fatal frappe déjà tous les
yeux, en Algérie.
Partout la société arabe se désorganise profondément à notre contact. En dehors des tribus
sahariennes auxquelles nous ne sommes point mêlés, elle est même déjà tellement désorganisée
qu’elle ne peut plus inspirer de crainte d’aucune sorte. Partout les familles et les individus, abandonnés à eux-mêmes, disparaissent peu à peu. Alger qui comptait plus de soixante mille Arabes ou
Maures musulmans, à l’époque de la conquête, n’en avait plus qu’environ douze mille au dernier
recensement qui a précédé la famine et le typhus ; et partout le chiffre des décès est de beaucoup
supérieur à celui des naissances.
40

Pie IX (1792-1878): pape de 1846 à 1878.

15

Il n’y a donc pour les indigènes ou du moins pour leurs enfants (car je ne pense pas que l’on
puisse rien obtenir des adultes), qu’une chance de salut même humain, c’est de se fondre dans nos
rangs.
On ne s’en souvient pas assez en France, mais cette pensée de fusion complète et chrétienne,
vraiment digne de notre politique nationale, avait présidé à la conquête de l’Algérie.
Vous avez lu, comme moi, le rapport présenté au roi Charles X41, par M. le duc de ClermontTonnerre, ministre de la guerre, rapport qui décida l’expédition d’Alger, et vous connaissez ses nobles
paroles :
‘Peut-être même avec le temps, disait-il, aurons-nous le bonheur en civilisant les Arabes, de les
rendre chrétiens ; et si cette considération ne peut pas être présentée comme un motif pour entreprendre une guerre, du moins est-ce une raison, quand la guerre est commencée, pour marcher avec
plus de confiance à une gloire que la Providence semble nous avoir réservée’.
Il me semble retrouver dans ces lignes l’écho fidèle de toutes nos traditions nationales, des lettres
admirables de François Ier42, de Henri III43, Henri IV44, qui certes, n’étaient pas des saints, mais que
dominait malgré eux le génie chrétien et missionnaire de notre nation. Connaissez-vous ces lettres qui
se trouvent dans le recueil des actes de l’ancienne monarchie relatifs à la colonisation du Canada,
publiées il y a quelques années, à Québec, par les soins du gouvernement anglais ?
Je n’ai jamais rien lu de plus sage, de plus chrétien, de plus instructif. Que de leçons à y puiser,
que d’exemples surtout à suivre ! Mais aussi quel peuple excellent ces traditions ont formé, et combien il est resté, malgré tout, fidèle au souvenir de ses origines !
Puissent les mêmes idées, qui furent également celle de Colbert 45 et de Louis XIV46, être aussi largement appliquées à notre colonie africaine ! Puisse-t-on y amener comme dans nos anciennes colonies « la fleur de nos campagnes », afin de donner par elle plus largement encore à nos
pauvres indigènes l’exemple du travail et de la vertu ! Puisse l’heureuse influence du christianisme
amener une fusion progressive entre deux races jusqu’à ce jour si divisées !
Ces désirs ne sont pas les miens seulement : vous savez que sous le gouvernement de l’Empereur,
M. Troplong les a hautement soutenus ; beaucoup d’autres pensent comme lui, et l’un de nos plus
éminents chefs militaires qui a longtemps appartenu à l’armée d’Afrique, m’écrivait, il y a quelques
mois : « Je suis convaincu que vous tenez la solution pratique, et que les idées chrétiennes que vous
représentez sauveront ce pays auquel, envers et contre tout, elles donneront la vie et la lumière (...)
J’attends donc avec confiance la continuation de votre bon concours et celui de tous ceux qui
m’ont aidé avec vous ; et je suis dans les sentiments les plus reconnaissants et les plus dévoués, tout à
vous en N.S.
+ CHARLES, Archevêque d’Alger ».

Rapport de Mgr Lavigerie du 1er décembre 1869 adressé au Cardinal Alessandro Barnabò
En décembre 1869, Mgr Lavigerie écrit un long rapport au Cardinal Alessandro
Barnabò (1801-1874), président la Congrégation de Propagation de la Foi47. Dans
41

Charles X (1757-1836) : roi de France de 1824 à 1830.
François Ier (1494-1547) : roi de France de 1515 à 1547.
43
Henri III (1551-1589 : roi de France de 1574 à 1589.
44
Henri IV (1553-1610) : roi de France de 1589 à 1610.
45
Colbert (1619-1683), fils de marchand drapier, commença sa carrière politique au service du cardinal Mazarin,
puis il devint ministre de finances de Louis XIV.
46
Louis XIV (1638-1715) : roi de France de 1643 à 1715.
47
CARDINAL LAVIGERIE, « Rapport du 1er décembre 1869, adressé au Préfet de la Congrégation de la Propagation de la Foi, le Cardinal Allesandro Barnabò », in Lettres de Mgr Lavigerie à la Congrégation de la Propagation de la Foi, A.G.M.Afr., N° 10.
42

16

ce rapport, il l’informe entre autres de ses constructions ; elles sont onze au total. Il
l’informe aussi de ses fondations. Parmi elles figurent la Société des Missionnaires
d’Afrique (Pères Blancs) et la Congrégation des Sœurs Missionnaires de Notre
Dame d’Afrique (Sœurs Blanches). Ces deux fondations doivent s’occuper, d’une
manière spéciale, des enfants orphelins. Mgr Lavigerie a l’intention d’utiliser ces
enfants pour évangéliser l’Algérie. Il prévoit leur baptême et pour certains même le
sacerdoce.
Le souci principal de Mgr Lavigerie est de trouver un financement pour ses
œuvres qui absorbent une fortune en francs-or. Sans argent pas de mission ! Voici
un extrait du rapport qui parle de l’éducation des enfants orphelins et de leur utilisation pour l’évangélisation :
« Délégation Apostolique
du Sahara et du Soudan

Alger, le 1er décembre 1869.

Eminentissime Seigneur,
Lorsque la S.C. de la Propagande me fit l’honneur de me confier, en qualité de Délégué Apostolique, la fondation d’une mission nouvelle dans les vastes contrées qui s’étendent au sud de l’Algérie,
je promis à Votre Eminence de lui rendre chaque année, un compte exact de ce que nous aurions pu
faire dans l’intérêt de cette mission nouvelle (...).
1° Fondation d’un grand séminaire spécial et d’une société spéciale de missionnaires pour
l’évangélisation du Sahara et du Soudan.
Le premier besoin d’une mission naissante c’est la formation d’un clergé capable de remplir, avec
fruit, les fonctions de l’apostolat. J’ai donc songé, tout d’abord, à le former et pour cela voici la
marche que j’ai suivie. J’ai lancé un appel aux jeunes ecclésiastiques de mon séminaire diocésain et
des séminaires diocésains de France, leur exposant le triste état d’abandon dan lequel croupissent,
depuis tant de siècles, les populations musulmanes et idolâtres de l’Afrique du Nord, et demandant à
ceux d’entre eux qui se sentiraient le zèle et le courage nécessaires de se consacrer à cette mission.Dès le principe, c’est-à-dire dès les premiers jours du mois d’octobre 1868, six jeunes ecclésiastiques, dont deux étaient prêtres, répondirent à ce premier appel. Je les réunis dans une maison commune ; je leur exposai les difficultés et l’importance de leur mission, et aussi les raisons qui, selon
moi, ont été jusqu’ici la cause de l’insuccès complet de l’apostolat catholique auprès des musulmans
et, de concert avec eux, je traçai les premières règles de leur petite société dont les principes fondamentaux sont les suivants :
a) Ils forment une société de missionnaires uniquement destinée à l’apostolat parmi les
Arabes musulmans de l’Afrique ;
b) Ils vivent en communauté, et, au moins, toujours trois ensemble ;
c) Ils adoptent, dès le temps du séminaire, du noviciat, la nourriture, la langue, le costume,
la manière de se coucher, etc., des Arabes ;
d) Ils apprennent assez de médecine pour donner quelques soins aux malades (...)48.
2° Fondation d’un petit séminaire spécial pour le Sahara et le Soudan.
Le grand séminaire et la Société dont je viens de parler, ont pour but de donner, immédiatement,
des ouvriers évangéliques à la mission du Sahara, mais il faut aussi songer à l’avenir et chercher à
utiliser tous les éléments qui sont entre nos mains et en particulier, les éléments indigènes.
Or, parmi les 1 753 enfants arabes recueillis par nous, durant la dernière famine, et dont plusieurs
appartiennent aux régions sahariennes, il s’en est trouvé un bon nombre de très intelligents et doués
48

Mgr Lavigerie ne mentionne pas l’internationalité de ses communautés comme un « principe fondamental ».

17

de dispositions particulières à la piété et à la sagesse. Peu à peu, on leur a parlé non seulement de
recevoir le baptême, mais encore de se faire prêtres. Ils ont accepté, de grand cœur, cette pensée, et
nous avons choisi, parmi eux, trente quatre, que nous avons réunis il y a quatre mois dans une maison
spéciale.
Ils y font les mêmes études que dans les petits séminaires de France, montrent des dispositions
aussi consolantes que possible et préparent à la mission une pépinière abondante de sujets tout préparés d’avance aux usages et à la langue du pays.
Ce petit séminaire est aussi situé à Saint-Eugène. Il est dirigé par les missionnaires qui ont terminé leur premier noviciat, auxquels j’ai adjoint un excellent indigène originaire du Sahara qui a déjà
reçu le baptême.
Notre intention est de n’ordonner, plus tard, ces jeunes gens, qu’autant qu’ils voudront entrer dans
la Société des missionnaires afin d’être mieux assurés de leur persévérance (...).
3° Fondation aux confins du Sahara de deux établissements, l’un des PP. Jésuites et l’autre
de religieuses pour servir d’avant-postes et d’entrée à la mission.
(...)
4° Fondation dans le Diocèse d’Alger d’orphelinats et d’asiles destinés aux enfants de la
mission du Sahara et du Soudan.
Je ne reviendrai pas ici, sur la création et l’existence des orphelinats destinés aux enfants arabes
de l’Algérie, recueillis par nous durant la famine. Nos orphelinats algériens continuent leur marche
progressive. Mais dans l’intérêt de la mission, j’ai dû multiplier ces établissements, les rendre permanents et assurer autant que possible leur avenir.
Dans le courant de l’année, j’en aurai donc établi cinq nouveaux, à l’intention de la mission ; et
sur des terres achetées par moi, dont j’aurai à parler plus tard.
Les orphelinats seront, pour les missionnaires, les plus précieux des établissements. Ils y enverront tous les enfants de l’intérieur qu’ils pourront soit recueillir, soit obtenir de leurs parents, soit
enfin acheter dans les pays à esclaves, pour les faire élever et les rappeler ensuite dans la mission, où
ils deviendront, de toute façon, leurs auxiliaires.
Je crois que c’est là le seul moyen pratique d’arriver à des résultats sûrs et considérables. Il est
d’expérience, en effet, que les adultes convertis donnent mille embarras par leurs exigences et leur
inconstance, tandis que les enfants qui ont été élevés dans la foi chrétienne, s’y attachent fortement et,
comme ils ont reçu une éducation qui leur permet de gagner utilement leur vie, ils sont une aide véritable pour les missions de l’intérieur.
Il faut ajouter à cela que l’insalubrité du climat, qui moissonne rapidement les missionnaires européens, rend plus précieux encore le concours d’enfants du pays qui sont à l’abri de ces atteintes.
5° Achats de terres et création d’établissements agricoles, en Algérie, dans l’intérêt de la
mission.
Toutes les raisons que j’ai exposées dans le précédent paragraphe m’ont décidé, ainsi que je l’ai
dit, à créer dans l’intérêt de ma Délégation du Sahara, des orphelinats en Algérie. Ces orphelinats sont
des établissements agricoles où les enfants, dont je viens de parler, seront élevés.
L’Algérie m’offrait, pour cela, toutes les conditions désirables. Son climat est sain, les terres y
sont fertiles et abondantes, et quoique l’envie ne lui en manque peut-être pas, son Gouvernement
n’ose plus s’opposer ouvertement à nos desseins. J’ai donc pu, d’un seul coup, assurer l’établissement
territorial de la mission.
Pour cela j’ai acheté pour le prix lourd, il est vrai, de six cent cinquante mille francs, neufs
grandes propriétés différentes, comprenant ensemble près de trois mille hectares d’excellentes terres,
et où, lorsque tout sera mis en culture, nos missionnaires, nos orphelins, la mission elle-même, trouveront des ressources abondantes.
C’est là que les enfants envoyés par les missionnaires seront reçus et élevés par les communautés
dont je vais parler dans le paragraphe suivant.

18

6° Fondation pour la mission de deux communautés agricoles et hospitalières.
Pour diriger les travaux des enfants, exploiter convenablement les terres et même aider à
l’installation des missionnaires dans les régions barbares où il faudra tout se procurer par le travail,
sur les lieux mêmes, il fallait d’autres ouvriers évangéliques dont le caractère et les fonctions fussent
appropriées à ce ministère.
J’ai donc cru devoir provoquer et favoriser la création de deux communautés, l’une de Frères et
l’autre de Sœurs, qui seraient exclusivement destinées à aider les missionnaires, par la direction des
établissements agricoles distincts où les orphelins et les orphelines sont recueillis, par l’exercice des
œuvres de miséricorde envers les pauvres et les malades, séparés suivant leurs sexes, et enfin par la
culture de nos terres.
Ces deux communautés existent déjà. Celle des femmes compte 27 Sœurs, et celle des Frères a
reçu 15 postulants.
Devant de semblables résultats, il fallait songer à donner des règles provisoires à ces deux communautés : c’est ce que j’ai fait, en attendant qu’elles soient assez consolidées pour que je soumette
ces règlements à l’approbation et à la correction de la S.C. et du Saint-Siège.
Les fidèles ont donné à ces deux communautés le nom de Frères et de Sœurs des Missions Etrangères, et elles se sont placées sous le patronage du Vénérable martyr Géronymo. Je joins leurs règles
imprimées à ce rapport.
Je ne puis mieux les définir, du reste, qu’en disant qu’elles se proposent de réaliser pour notre
mission, dans la mesure de leurs humbles forces, ce que l’ordre de Saint Benoît, à la fois agricole et
apostolique, a réalisé au Moyen Age pour l’Europe barbare et païenne, qu’il a défrichée et convertie.
Le noviciat des Frères est dirigé par les RR.PP. Jésuites, celui des Sœurs par les religieuses de
Saint-Charles de Nancy. (...)
D’après ce qui a été dit dans la première partie de ce compte-rendu, on voit que la mission a
déjà, dès à présent, en Algérie, 11 établissements qui lui appartiennent ou lui sont destinés, à savoir :
Un grand séminaire ou noviciat de missionnaires.
Un petit séminaire indigène.
Cinq orphelinats dont trois de garçons et deux de filles.
Une Maison-Mère de Frères-agriculteurs.
Une Maison-Mère de Sœurs-agricoles.
Une résidence de PP. Jésuites à Laghouat.
Une résidence de Sœurs de la Doctrine, idem.
Ces établissements ont été achetés et payés par moi pour la somme de sept-cent cinquante-mille
francs, environ, à savoir, comme je l’ai dit, six-cent cinquante mille francs environ pour les terres et
cent-mille francs de constructions.
Cette somme est complètement payée, parce que je tenais à n’avoir aucune dette sur nos biens
fonds. J’ai épuisé à ces paiements, toutes mes ressources pour marcher convenablement, et acheter
l’établissement proprement dit de la mission dans le Sahara et le Soudan, même pour élever les orphelins, former les missionnaires, etc., il me faut pendant trois ou quatre ans, au moins 300 mille francs,
par an.
Nos propriétés nous en donnent déjà cent mille, mais il faudra en trouver deux cent mille autres,
en s’adressant à la charité catholique.
Les difficultés que nous avons à vaincre pour obtenir ce résultat, sont de deux sortes :
Les premières viennent du Gouvernement de l’Algérie qui, quoique n’osant, ainsi que je l’ai déjà
dit, rien faire ouvertement contre nous, conserve toujours une hostilité sourde mais très réelle et
s’efforce de jeter sur les centres de la mission une défaveur qui diminue la confiance et ralentit l’élan
de la charité
Les secondes, et ce sont les plus pénibles et les plus graves, (je ne les confie à Votre Eminence
qu’avec la répugnance la plus vive) viennent de l’attitude prise, dès le commencement de toutes nos
affaires, par les deux suffragants et, plus particulièrement, par l’Evêque de Constantine.
J’aurai l’honneur d’exposer de vive voix cette triste situation à Votre Eminence. La prudence et la
charité m’empêchent de le faire ici.

19

Quoi qu’il en soit, devant de semblables obstacles, j’aurai besoin, pour arriver à avoir les ressources qui me sont nécessaires, de l’appui de la S.C. de la Propagande et de son Eminentissime
Préfet.
a) Auprès des Œuvres de la Propagation de la Foi et de la Sainte Enfance. La première ne me
donne que 15 000 Fr pour la mission et la Sainte Enfance absolument rien, alors que j’élève douze
cents enfants infidèles qui sont entièrement à ma charge.
Je suis convaincu qu’un seul mot de Son Eminence à cette Œuvre nous assurerait une allocation.
b) Surtout auprès du Saint-Père, de qui je désirerais obtenir un Bref d’encouragement et de satisfaction pour tous ceux qui nous ont déjà si généreusement aidés et qui pourraient nous aider dans la
suite.
J’ai la confiance que cela suffirait pour nous assurer les ressources dont nous avons besoin et je
connais assez la haute bienveillance de Votre Eminence pour espérer qu’elle daignera accueillir ma
demande. C’est dans ces sentiments que j’ai l’honneur d’être, avec un profond et respectueux dévouement,
de Votre Eminence
Eminentissime Seigneur
le serviteur très humble et très obéissant
CHARLES, Archevêque, Délégué apostolique du Sahara et du Soudan ».

Lettre de Mgr Lavigerie du 19 mars 1870 aux chrétiens de France et de Belgique
Au mois de janvier 1870, à l’occasion de l’ouverture du Concile Vatican I, Mgr
Lavigerie se rend à Rome en compagnie de deux de ses orphelins ; ils s’appellent
Ad-el-Kader-ben-Mohmed et Hamed-ben-Aïcha. Arrivés à Rome, ils sont reçus par
le Pape Pie IX. Lors de l’audience : « l’un des enfants dit au Saint-Père : – TrèsSaint-Père, nous vous demandons une grâce, c’est de recevoir le baptême ; Monseigneur ne veut pas encore nous le donner. L’archevêque était debout près du souverain Pontife, tout attendri de cette scène qui était le plus doux couronnement de
son œuvre. – C’est vrai, Très-Saint-Père, dit-il, je crois prudent d’éprouver mes
enfants jusqu’à l’âge de discrétion ; mais ceux-ci sont bien disposés et assez
grands pour savoir ce qu’ils font. Ils n’ont plus d’ailleurs de parents ni d’autre famille que moi. – Voyons, dit le Pape, en s’adressant aux enfants, savez-vous bien
ce que c’est que le baptême, quelles obligations il vous impose ? Si vous retournez
en Afrique, les Arabes vous persécuteront peut-être un jour parce que vous serez
chrétiens. – Ah ! Très-Saint-Père, s’écria de suite le plus âgé des deux, si on nous
coupe la tête, cela ne fait rien, nous irons tout droit au ciel. Pie IX passa tendrement
sa main vénérable sur la tête de l’enfant pour le récompenser de sa belle parole, et
se retournant vers l’archevêque, il lui dit : – Faites-les baptiser à Rome49, ce sera
pour eux un grand souvenir, et pour vous une joie et une récompense »50. A
l’occasion de cette audience, le pape promet de publier un Bref pour encourager les
Les parrains seront le marquis Patrizzi et Mgr Soubiranne, directeur de l’œuvre des Ecoles d’Orient et ami de
Mgr Lavigerie. Les marraines seront la princesse Rospigliosi et Mademoiselle Hapers, nouvelle convertie, appartenant à une riche famille américaine.
50
CARDINAL LAVIGERIE, Les Orphelins arabes d’Alger, leur passé, leur avenir, leur adoption en France et en
Belgique, Paris, 1870, pp. 2-4.
49

20

catholiques à soutenir l’œuvre de Mgr Lavigerie par leur générosité.
La lettre du 19 mars 187051, dont nous publions un extrait, est une des initiatives prises par l’Archevêque d’Alger pour demander de l’aide :
« LETTRE DE MONSEIGNEUR L’ARCHEVEQUE D’ALGER,
Rome, 19 mars 1870.
C’est aux chrétiens de France et de Belgique, c’est-à-dire à ceux qui, dans ces deux nobles et généreux pays, comprennent le prix de la charité, que j’adresse ces lignes.
(...)
Sauver à nos enfants la vie du corps, c’était bien, sans doute ; mais développer en eux, par les leçons et par l’exemple, la vie morale et religieuse, leur donner avec l’amour et l’habitude du travail le
moyen de se suffire, plus tard, honorablement à eux-mêmes ; éclairer leur esprit de la vraie lumière,
rapprocher leurs cœurs de nous et de la France, c’était évidemment, mieux encore.
(…)
C’est à la vie des champs que nous avons exclusivement destiné nos enfants, garçons et filles.
C’est au travail agricole et aux arts qui s’y rapportent que nous voulons les former.
Partout l’agriculture me semble préférable pour les enfants du peuple, pour les enfants abandonnés surtout, qui ne trouvent trop souvent dans le travail des villes que des occasions du mal. La vie
des champs, qui est vraiment celle de la nature, a le double privilège de donner à l’homme la santé du
corps en même temps que celle de l’âme.
Mais si, dans nos vieux pays d’Europe, on commet une impardonnable faute en enlevant
tant d’âmes robustes à la vie agricole pour les pousser vers une démoralisation fatale, il est bien
plus clair que pour l’Algérie, où la terre est encore et sera longtemps la seule vraie richesse,
pour un peuple enfant comme l’Arabe, les travaux des champs sont ceux qu’il faut préférer.
C’est la conviction qui m’a guidé. Tous mes orphelins, garçons et filles, sont appliqués à ces travaux, dans plusieurs établissements distincts que nous avons fondés pour eux dans la province
d’Alger.
Là, sous la direction des Frères, des Sœurs, chargés de leur éducation, ils transforment en vignes,
en pâturages, en champs de blé, autant que le permettent leurs forces, les terres incultes où nous les
avons placés, après les avoir achetées pour eux.
C’était, je dois le dire, aux yeux des quelques-uns, une entreprise au-dessus des forces humaines
que d’appliquer au travail des enfants habitués jusque là au vagabondage de la vie arabe.
(…)
La pratique et l’amour du travail ne sont pas les seules vertus que nous voyons grandir dans nos
petits Arabes. Ils se sont corrigés du vol, du mensonge, tandis que les qualités du cœur qui leur sont
naturelles se développent en eux de la manière la plus touchante ; nous en avons des preuves tous les
jours.
(…)
Le cœur est, il faut le dire, un puissant, le plus puissant ressort pour relever cette race déchue. Pour la sauver, il suffira d’une seule chose : l’aimer vraiment, d’une manière désintéressée, et le lui prouver en lui faisant du bien.
Mais peut-être me demandera-t-on ce que nous avons obtenu pour la conversion au christianisme
de nos enfants d’adoption. Je n’ai qu’un mot à dire, à cet égard. Ils sont tous déjà, sans exception,
chrétiens par le cœur. Ils le seraient tous, en réalité par le baptême, si nous ne nous étions imposé la dure mais nécessaire loi de résister à leurs instances pour attendre l’âge où tout le monde
saura, comme nous, qu’ils agissent dans la liberté de leur conscience.
Que d’exemples je pourrais citer, ici, des dispositions religieuses de nos enfants !
(...)
51

CARDINAL LAVIGERIE, « Les orphelins arabes d’Alger : leur passé, leur avenir, leur adoption en France et
en Belgique (19 mars 1870) », in Œuvres complètes, Tome I : 1867-1871, N° 2133/ I.C. 83, 23 pp.

21

Il y a six mois, je recevais la visite, dans cette maison, de l’un des plus distingués et des plus
riches propriétaires de l’Algérie, M. de R***.
Il m’exprimait, comme bien d’autres, la crainte que nous ne pussions rien obtenir de nos enfants.
– Je vais vous en faire juge vous-même, monsieur le Baron, lui dis-je.
Et j’envoyai chercher quelques-uns de ces petits orphelins.
Lorsqu’ils furent arrivés, nous les interrogeâmes. Parmi eux se trouvait un enfant de neuf à dix
ans, celui-là même qui, depuis, a eu l’honneur d’être reçu par le Saint-Père, et de lui faire cette belle
réponse, citée par l’Univers dans le récit inséré en note au commencement de cette lettre :
– Et toi, Louis, lui dis-je, que veux-tu être quand tu seras grand ?
– Moi, dit-il sans hésiter, je veux être prêtre.
– Pour aller prêcher aux Arabes.
– Et que leur diras-tu ?
– Je leur dirai : regardez-moi, me reconnaissez-vous ? Je suis Ahmed-ben-Aïcha, un Arabe
comme vous. Avant, j’étais sauvage comme vous l’êtes ; je demeurais dans un gourbi. A présent,
je suis devenu chrétien et Français. Si vous voulez être heureux et aller au ciel, faites-vous Français
et chrétien comme moi.
Mon noble visiteur était confondu de ce langage, et moi aussi, je l’avoue. Mais, lorsque je me le
rappelle et que je le médite, je me dis que les enfants qui pensent et parlent ainsi, seront, un jour, les
vrais sauveurs de leur peuple. Pour le sauver, en effet, je l’ai dit déjà, il faut l’aimer, et eux, ils
l’aimeront de ce double amour qu’inspirent aux âmes ardentes et généreuses la patrie du temps et la
patrie de l’éternité.
(…)
J’ai promis de parler aussi de l’avenir de notre Œuvre. Ici, je suis réduit à parler d’intentions et de
projets ; mais, comme on va le voir sans peine, mes projets sont simples et pratiques, et ils se lient aux
faits déjà certains qui semblent assurer leur réussite. Je crois donc très important de ne pas jeter les
enfants indigènes élevés par nous, sans parents, sans appui, soit au milieu des Européens, soit au
milieu des Arabes. Parmi les premiers, ils se trouvaient dans un état d’infériorité forcée, créé par leur
isolement et par leur différence de race. Parmi les seconds, ils seraient placés en face d’une routine
aveugle et d’un dangereux fanatisme.
J’ai pris en conséquence des mesures pour les établir, un jour, les uns près des autres, de façon à
ce qu’ils se prêtent un mutuel appui, à ce qu’ils conservent le genre de vie auquel leur éducation les
initie. J’ai acheté pour cela plusieurs milliers d’hectares de terre, afin d’y créer plus tard des villages
d’Arabes chrétiens, absolument comme l’on crée, chaque jour, des villages nouveaux de Français,
d’Espagnols, de Suisses, d’Italiens52.

52

Les villages chrétiens de Saint-Cyprien des Attafs (1872) et de Sainte-Monique (1875) étaient installés sur un
territoire à part, « qui formait une sorte d’oasis d’une longueur de douze kilomètres, entouré d’établissements
européens ». En 1874, Mgr Lavigerie écrivait une longue lettre pour défendre son œuvre : « On a recueilli 2 000
enfants. Sur ces 2 000 enfants, 800 sont morts des suites du typhus, et enfin il en est resté 1 200 qu’on a placés
dans deux orphelinats. Un orphelinat de jeunes garçons arabes fut établi à une distance peu considérable d’Alger, à
la Maison Carrée, et un autre orphelinat de jeunes filles arabes fut également fondé à trois lieues du premier. Il ne
faut pas croire que le Gouvernement et l’Assemblée nationale soient restés étrangers à cette institution toute
chrétienne et toute humanitaire. Chaque année, l’Assemblée nationale a voté des subventions, d’abord de 120 000
fr., puis de 100 000 fr., enfin de 90 000 fr., parce que le nombre des enfants avait diminué. Il ne faut donc pas dire
que l’Assemblée n’est pas intervenue et n’ait pas donné son concours à ces respectables et charitables institutions
(…). Sur 1 200 enfants, 200 ont demandé à retourner sous la tente et ils l’ont fait librement. Est-ce là de la contrainte? Et ces jeunes enfants, reconnaissants envers leurs bienfaiteurs, viennent souvent les visiter. Il n’y a donc là
aucune espèce de coercition morale et encore moins de contrainte matérielle. (...) D’autres, en voyant la bonté de
leurs protecteurs, comprenant qu’une religion qui engendre de pareils dévouements est admirable, ayant
d’excellents exemples sous les yeux, ont demandé à être baptisés, et c’est à l’âge de quinze ou seize ans qu’ils ont
librement, sans aucune espèce de contrainte, — puisque 200 d’entre eux, je le répète, sont retournés sous les
tentes, — qu’ils ont librement reçu le baptême. C’est ainsi qu’on est arrivé à avoir une population chrétienne de
jeunes arabes des deux sexes. Sur 800 personnes devenues chrétiennes, 40 jeunes Arabes ont contracté mariage
avec 40 jeunes filles de l’autre orphelinat, et sans secours ni subvention de l’État, mais toujours à l’aide de la
charité de Mgr l’archevêque d’Alger ; il a pu acheter 1 000 hectares de terre sur les bords du Chélif, auprès d’une

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Nous formerons des familles en unissant ensemble nos orphelins et nos orphelines, nous
donnerons à chacune d’elles la quantité de terres qui lui sera nécessaire pour vivre et pour
nourrir ses enfants, et de chaque groupe de vingt, trente, quarante de ces jeunes ménages, établis sur les mêmes terres, nous ferons un village, auquel nous serons heureux de continuer, dans
la mesure de nos ressources, notre appui paternel. L’Etat lui-même, nous l’espérons, accordera
sa bienveillance à ces créations nouvelles. Il est tout aussi intéressé que nous à leur réussite, car
c’est le moyen certain et facile de former en Algérie un peuple unique, et de nous assimiler des
races que nous avons domptées sans les plier à nos mœurs, et que nous avons la douleur de voir
s’anéantir rapidement sous nos yeux dans leur misère.
Sans doute, les adultes échappent complètement à notre action, et ils y resteront rebelles ; mais si
depuis quarante années, il avait été possible de faire ce que nous faisons, seulement pour les enfants
abandonnés qui errent sur nos routes, demandant l’aumône, quels résultats ne seraient pas déjà obtenus ?
(…)
Deux graves difficultés s’étaient présentées, dès le principe, pour l’exécution de notre œuvre.
L’une est aujourd’hui levée. L’autre, celle qui m’a fait prendre la plume et tracer ces lignes, le peut
être définitivement par la charité de mes lecteurs. La première était de trouver pour veiller à
l’éducation de nos enfants, pour assurer leur avenir, des âmes assez dévouées et assez nombreuses.
Les congrégations religieuses de France ont répondu d’abord à mon appel ; mais si elles ont pu diriger
nos premières fondations, elles ne peuvent ni les développer, ni en former de nouvelles, à cause des
œuvres nombreuses qui, dans la mère-patrie, absorbent tous leurs membres. Il nous fallait pour cela
des congrégations vraiment africaines exclusivement consacrées à la vie tout à la fois apostolique et
agricole. Elles sont aujourd’hui fondées.
Admirable puissance de la charité ! Dès que l’on a su, en France et en Belgique, qu’il se trouvait à
faire, en Algérie une œuvre grande et pénible qui demandait toutes les abnégations et tous les courages, des âmes généreuses se sont levées pour venir vers nous. Et aujourd’hui de jeunes hommes, de
jeunes filles, dont plusieurs n’avaient jamais connu le travail, se préparent, près d’Alger, dans trois
sociétés distinctes, de prêtres, de frères de sœurs par la prière religieuse et le rude labeur de la vie
agricole, à devenir les maîtres, les pères, les mères d’adoption de nos orphelins, à les régénérer par
leur exemple et par leur charité.
De ce côté donc, la difficulté a disparu. Il en reste une autre que je vais exposer simplement, laissant à Dieu, dont je fais l’œuvre, d’inspirer à ceux que connaît sa bonté, la pensée de nous aider à la
vaincre. Jusqu’à ce jour, les aumônes de la France et de la Belgique nous avaient soutenus. C’est
grâce à elles et à l’admirable dévouement de mon clergé que j’ai pu recueillir et ensuite nourrir, vêtir,
élever nos enfants, acheter les terres, sur lesquelles ils ont établi les maisons qu’ils habitent, pourvoir,
en un mot, aux nécessités du présent, et, dans une certaine mesure, à celles de l’avenir.
Je suis même heureux de le déclarer, ici, publiquement, nous n’avons jamais eu, nous n’avons encore de dettes d’aucune espèce ; plutôt que d’en contracter et de nous placer ainsi entre les mains de
créanciers qui auraient pu ruiner notre œuvre, nous nous sommes imposé dans nos orphelinats les
privations les plus dures. Les terres que nous possédons, si elles étaient cultivées, seraient d’ailleurs
suffisantes pour leurs besoins (...).
Mais nos enfants ne sont pas assez forts pour nous donner le travail nécessaire. Ils sont trop
jeunes encore, et il s’écoulera quatre ou cinq années avant que nous n’obtenions ce résultat si désirable, de ne plus importuner la charité. Je m’arrête, car je crains d’être trop long et, par conséquent de
n’être pas lu.
Je mets ces lignes, qui doivent décider du sort de mes enfants, sous la protection de Notre-Dame
d’Afrique, la pieuse patronne de mon diocèse et de notre grande mission ; sous celle de saint Joseph,
le père d’adoption de la sainte Famille, dont c’est aujourd’hui la fête, et j’en confié le succès à la
charité de mes lecteurs.

rivière qui arrose les jardins, et fonder un village de jeunes Arabes chrétiens (...). Quarante ménages ont été placés
dans ce village, auquel on a donné le nom de Saint-Cyprien » (CARDINAL LAVIGERIE, Lettre de Mgr
l’Archevêque d’Alger à M. Warnier (16 août 1874), Paris, 1874, p. 10).

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C’est à Alger, où je rentre dans quelques jours, que j’attends avec confiance leur décision.
+ CHARLES, Archevêque d’Alger ».

(A suivre)

S. MINNAERT « La place de l'enfant dans la stratégie missionnaire du Cardinal
Lavigerie et son application au Rwanda par le P. Brard de 1900 a 1906 (1) », in
Dialogue, Mars-Mai 2014, nr 205, pp. 178-223.

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