Fiche du document numéro 1221

Num
1221
Date
Samedi 14 mars 1992
Amj
Taille
139976
Titre
Massacres au Rwanda
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« Quand on veut brûler les mauvaises herbes, on commence par les mettre
ensemble
 » : ce dicton joliment agreste, appliqué à la communauté tutsie
du Rwanda, va-t-il, longtemps encore, tenir lieu de bréviaire politique
aux « ultras » du régime, opposés à l'ouverture démocratique ? Au
lendemain des massacres commis dans la région du Bugesera, au sud-est de
Kigali (le Monde du 10 mars) la question, si brutale qu'elle puisse
paraître, pourra difficilement ne pas être posée.

C'est en effet la première fois, dans une affaire semblable, que la
responsabilité des autorités est aussi clairement avérée. Un tract aux
accents violemment tribalistes, lu le 3 mars sur les ondes de la radio
nationale, est « en partie » à l'origine du drame, a reconnu, lundi 9
mars, dans un entretien accordé à Radio France internationale (RFI), le
premier ministre, M. Sylvestre Nsanzimana. Le chef du gouvernement a
d'ailleurs précisé qu'il avait adressé un « blâme » aux responsables de
cette curieuse bavure radiophonique.

Le tract en question, faussement attribué au Parti libéral (PL,
opposition), affirmait qu'une vingtaine de personnalités d'origine hutue
ethnie majoritaire au Rwanda et dominante au sein du gouvernement
allaient être assassinées. La réaction de la population ne s'est pas
fait attendre. Dès le 4 mars, la « mauvaise herbe » tutsie commençait à
subir la colère des assaillants hutus, les troubles s'étendant
rapidement à d'autres localités du Sud-Est. Ces violences auraient fait
soixante morts, selon le ministre de l'intérieur, cité le 11 mars par un
diplomate, jusqu'à cent cinquante morts, selon l'opposition. Des
centaines de maisons auraient été brûlées ; entre six mille et neuf
mille civils tutsis seraient aujourd'hui sans abri ni nourriture.

L'akazu du président



Le Rwanda, célèbre pour ses « mille collines », ses gorilles et ses
brumes, serait-il condamné à faire de la haine tribale une spécialité
nationale ? Qu'ils soient issus de la majorité hutue ou de la minorité
tutsie, nombreux sont ceux que cette idée désole. « La seule solution
pour banaliser les problèmes ethniques, c'est d'instaurer un régime
démocratique
 », assure un militant de l'association de défense des
droits de l'homme, Kanyarwanda, M. Fidèle Kanyabugoyi. Même credo chez
les dirigeants de l'opposition : « Avant de penser hutu ou tutsi, on doit penser rwandais ». « Notre pays doit faire sa révolution
culturelle !
 », renchérit pieusement un des responsables du Mouvement
démocratique républicain (MDR), M. Faustin Twagiramungu.

A l'instar des autres partis de l'opposition, le MDR auquel se sont
ralliés nombre de dirigeants hutus de la première République, tout comme
le Parti social-démocrate (PSD) ou le PL, ne mâche pas ses mots à
l'égard du gouvernement et du Mouvement républicain national pour la
démocratie et le développement (MRNDD), l'ex-parti unique au pouvoir. « Chaque fois que des difficultés surgissent, le régime attise les
sentiments tribaux et agite le spectre de la guerre civile pour se
maintenir en place
 », précise un des chefs de file du PSD, M. Félicien
Gatabazi.

Successivement ministre des travaux publics, des postes, de la jeunesse
et des sports, puis des affaires sociales, M. Gatabazi est, lui aussi,
d'origine hutue. « Les vraies valeurs, c'est le programme politique »,
insiste-t-il. Et c'est sur cette base, explique-t-il en substance, que
devrait se contruire la réconciliation nationale. « D'ailleurs, tous les
Hutus ne sont pas d'accord entre eux. C'est normal, cela fait plus de
trente ans qu'ils sont au pouvoir : ils ont eu le temps de se chamailler
!
 », sourit-il.

Le président Juvenal Habyarimana, natif de la région de Bushiru, dans le
nord du pays, est fréquemment accusé d'avoir donné à son régime une « coloration nordiste », qui se serait « nettement accentuée » à partir
des années 80. « Dans l'état-major de l'armée, 80 % des officiers sont
originaires de sa région
 », chuchote-t-on à Kigali. Les « hommes du
président
 » que l'on cite le plus volontiers sont d'ailleurs tous des
militaires. Et le cercle qu'ils composent serait aujourd'hui si fermé
que les mauvaises langues l'ont baptisé, par dérision, akazu, terme qui
désignait le « premier cercle » de la cour, à l'époque de la royauté
tutsie.

L'instauration du multipartisme, en juin 1991, a donné des ailes à la
contestation. Le pays, qui compte quelque sept millions d'habitants,
dispose désormais d'une douzaine de partis officiellement enregistrés et
d'une soixantaine de journaux privés. Cette ouverture, réelle, n'en
reste pas moins fragile et limitée.

Depuis le début de l'année, quatre journalistes de Kigali, accusés d'« outrage au chef de l'Etat », auront pu méditer, en prison, sur la
grandeur et les servitudes de la toute nouvelle liberté d'expression. En
revanche, le journal Kangura, qui en appelle régulièrement au « salut du
peuple bantou
 » et dénonce, à longueur de colonne, la « croisade » des
Tutsis ces « serpents venimeux », qui ont « vendu leurs filles-vipères
aux Américains, aux Européens, et même aux Africains
 » n'a jamais été
inquiété.

L'opposition se plaint fréquemment de la « concurrence déloyale » du
MRNDD. « Tous les dirigeants le président et ses ministres, les députés,
les fonctionnaires, les préfets, etc. tous sont membres du parti au
pouvoir et utilisent les moyens financiers ou logistiques de l'Etat
 »,
souligne M. Gatabazi. Selon le dirigeant du PSD, qui est pourtant un des
partis les plus modérés de l'opposition, le maintien de facto de
l'Etat-parti, qualifié d'« organisation tentaculaire », permettrait au
pouvoir de « garder le pays sous sa coupe ».

Encore embryonnaire, l'opposition rwandaise semble soucieuse de ne pas
brûler les étapes. Empreinte d'un pragmatisme et d'un sang-froid plutôt
exceptionnels en Afrique, elle rêve à haute voix d'un changement en
douceur, mené à petits pas légalistes. De laborieuses négociations pour
former un gouvernement d'« union nationale » se sont ouvertes, au début
de l'année, entre la présidence et les représentants du MDR, du PL et du
PSD. Elles devaient se conclure, cette semaine, par la mise en place
d'une nouvelle équipe, dirigée par un premier ministre issu de
l'opposition. C'est du moins ce que l'on murmurait, il y a quelques
jours encore, à Kigali. Avant que ne survienne le massacre de Kazenze.
Chargé de préparer les premières élections pluralistes, ce futur
gouvernement, s'il voit le jour rapidement, aura surtout la tâche de
faire cesser la guerre civile, déclenchée en octobre 1990 par les
rebelles du Front patriotique rwandais (FPR). Une tâche cruciale pour
l'avenir politique du pays, mais aussi, et peut-être surtout, pour sa
survie économique. Alors qu'un début de « famine structurelle » frappe
le sud et que le sida touche déjà 30 % de la population de la capitale,
les espoirs de redressement se font de plus en plus incertains.

Présence militaire française



Les recettes du café et du thé, durement
touchées par la chute des cours sur les marchés mondiaux, connaissent
une baisse inquiétante. Quant aux espoirs suscités par le développement
du tourisme, ils auront été fauchés net avec le déclenchement de la
guerre. En 1991, le déficit budgétaire, censé ne pas dépasser 2,6
milliards de francs rwandais, a atteint 10,5 milliards. Les dépenses de
l'Etat ont monté en flèche : les effectifs de l'armée, guerre oblige,
ont quasiment triplé.

Tout en se défendant formellement d'avoir des contacts officiels avec
les maquisards du FPR qui recrute essentiellement parmi les Tutsis « réfugiés » en Ouganda, l'opposition est aujourd'hui considérée comme
seule à même de régler cet épineux dossier politico-ethnique. Elle
dispose, pour ce faire, de l'appui officieux des Eglises chrétiennes et
du soutien théorique de la France, devenue, de par la « défection » de
la Belgique, un des principaux bailleurs de fonds du Rwanda.

La présence militaire française reste importante : aux cent
soixante-huit parachutistes, officiellement cantonnés à Kigali pour
protéger les ressortissants français depuis un an et demi, s'ajoutent
une quarantaine de coopérants militaires, chargés d'apporter formation
et assistance technique aux troupes locales. « Les militaires français
ne combattent pas directement, mais c'est vrai qu'ils apportent un
plus à l'armée rwandaise
 », admet-on dans les milieux diplomatiques.
Paradoxalement, cette présence française est à la fois critiquée par
l'opposition et saluée comme une sorte de « gage » donné au processus de
démocratisation. Même ceux qui la contestent admettaient, encore
récemment, qu'elle avait permis d'éviter de « trop grosses bavures sur
le plan humanitaire
 ». La France, gendarme de la démocratie ? La formule
pouvait, il y a encore dix jours, prêter à sourire. Le massacre du
Bugesera risque de changer la donne.

Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024