Citation
Moins qu'au Rwanda, c'est pour l'instant au Zaïre que les militaires
 français ont débarqué. Sur le millier d'hommes arrivés pour participer à
 l'opération « Turquoise », une centaine seulement ont passé la nuit du
 dimanche 26 au lundi 27 juin sur le sol rwandais, selon le général
 Lafourcade, qui commande l'opération. Plus de sept cents hommes sont
 cantonnés à Goma, à la frontière zaïroise. Occupés à des tâches de
 déchargement de matériel, la plupart d'entre eux ne sont pas encore
 sortis de l'aéroport. Les abords de la piste sont plantés de tentes,
 dont quatre abritent l'avant-garde de quarante Sénégalais qui a rejoint
 les Français. 
 
 L'acheminement du matériel a pris du retard. Les difficultés sont
 dues au fait qu'il a fallu coordonner le transport de diverses unités
 basées en Afrique et aussi, selon un officier, au refus des équipages
 militaires russes qui pilotent les gros porteurs Antonov, loués par
 l'armée, de se poser sur l'aéroport de Goma. Acheminée par un
 Transall français, la section sénégalaise - deux cent quarante
 hommes sont attendus - a en revanche été mise à contribution dès
 samedi. « On s'attendait à être engagés dans les points chauds. En
 fait, c'est très calme », a résumé le capitaine Gatta Ba, de retour
 d'une première incursion dans le nord-ouest au Rwanda.
 
 D'entrée, les militaires sénégalais ont cependant pu constater la
 difficulté de la mission de « neutralité » qu'il leur a été demandé de
 remplir dans cette région de l'ouest du pays, où les Hutus seraient
 acculés au lac Kivu, qui marque la frontière avec le Zaïre, si le Front
 patriotique rwandais (FPR) continuait d'avancer. « Les réfugiés
 réclament des armes. Pour eux, depuis qu'ils nous voient, c'est comme si
 c'était fait. On sent l'ambiguïté », explique le capitaine, qui ne
 s'inquiète pas outre mesure de ces premiers réflexes hérités du passé :
 « Avec le temps, les gens se rendront compte ».
 
 
Une allure de caravane
 
 
 Jusqu'à présent, les forces engagées dans l'opération « Turquoise » se
 sont bornées à des incursions motorisées en territoire rwandais, à la
 recherche de populations menacées. Les convois d'exploration, qui
 partent de Bukavu, dans le Sud, et de Goma, dans le Nord, sont de taille
 limitée et relativement peu armés. Pas un coup de feu n'a été échangé et
 les mortiers et automitrailleuses légères sont tenus en réserve, à Goma.
 «~Nous y allons prudemment, explique le général Lafourcade, le but n'est
 pas d'effrayer le monde avec une action guerrière importante.~»
 
 Dans la région de Cyangugu, où a été « libéré » de la peur un camp de
 plusieurs milliers de réfugiés tutsis, le général a fait état de besoins
 humanitaires « importants ». Une quarantaine de militaires français
 viennent passer la nuit à proximité pour rassurer les réfugiés.
 Soucieuses de manifester à tout instant leur neutralité, après une
 intervention trop tardive pour ne pas continuer à alimenter, sur place,
 des arrière-pensées, les forces françaises se sont efforcées de limiter
 les relations avec les personnages officiels à ce que le général
 Lafourcade appelle « des contacts de politesse » avec « les autorités
 locales » : préfet, gendarmes, bourgmestres. 
 
 De bonne guerre, les représentants de ces autorités ont semblé s'amuser
 à se trouver sur le chemin des convois. Samedi, une voiture sono a
 ouvert la route à Gisenyi, comme si les vivats de la population ne
 suffisaient pas à donner à cette opération problématique, dans un pays
 dont le drame a révulsé le monde, une allure de caravane du Tour de
 France. Et, dimanche, une voiture de militaires hutus est venue
 s'infiltrer, drapeau tricolore au vent, entre les Peugeot P4 français.
 Drapeau offert, selon le conducteur, par l'un des membres du
 « gouvernement » installé à l'Hôtel Méridien de Gisenyi. 
 
 En se rendant dimanche au Rwanda, le convoi de reconnaissance de la
 route de Kibuye a passé la frontière sans autre formalité qu'un signe de
 la main et devant lui, les barrages se sont levés. Personne n'était
 dupe, ils se sont reformés immédiatement, mais l'attirail de plusieurs
 kilos de bois et de métal transporté habituellement par les miliciens de
 la région, comme si une arme ne suffisait pas à conjurer leur peur,
 avait disparu et l'on n'apercevait plus qu'ici ou là un gourdin
 fraîchement taillé à la serpe. 
 
 Les soldats du RICM (régiment d'infanterie de chars de marine) arrivés
 de Bouar (Centrafrique) n'ont manifesté qu'indifférence, et on les
 voyait, à l'étape, sortir leurs pinceaux pour nettoyer la poussière de
 la mitrailleuse latérale comme pour se donner une contenance. «~C'est
 pour faire beau, expliqua l'un d'eux, on fait de l'humanitaire.~» Les
 Sénégalais n'ont même pas posé le pied à l'extérieur du camion. 
 
 « Ces gens-là sont dangereux »
 
 
 A l'arrêt dans la commune de Kayove, le commandant s'est enquis des
 besoins humanitaires pendant qu'un jeune homme connaissant par coeur la
 proportion de Tutsis dans la commune « Je suis l'assistant bourgmestre,
 je m'appelle André » assurait que les 4 % comptabilisés lors du
 recensement de 1991 étaient tous en bonne forme. A ses côtés, le
 professeur de français imputait à une catastrophe naturelle l'état de la
 maison drôlement détruite au-dessus des bananiers : « C'est le vent ».
 Il n'y avait que quarante-trois réfugiés hutus, dont la commune aurait
 aimé se décharger auprès des organisations humanitaires, mais le
 commandant n'a pas cédé. 
 
 La fin de journée a montré à quel point l'équilibre est fragile. Au
 moment de repasser la frontière pour retourner au Zaïre, le convoi a été
 arrêté par un incident, une cinquantaine de personnes ayant cru
 reconnaître dans l'un des chauffeurs des voitures de journalistes un
 « espion » tutsi. L'homme, qui avait déjà risqué sa vie pour 100 dollars,
 avait commencé d'être emmené par une foule qui voulait « l'enfermer pour
 lui demander des précisions », lorsque le lieutenant Dominique
 Arrambourg a décidé de prendre ses responsabilités. « Bon, on vous le
 ramène », ont tout de suite obtempéré les assaillants. L'homme s'est
 bientôt trouvé dans le bureau de l'immigration à montrer ses papiers
 zaïrois, sous la bonne garde du lieutenant et d'un militaire sénégalais,
 pendant que la foule continuait. 
 
 « Ces gens-là sont dangereux. Si on se déplace à une centaine de
 personnes, c'est parce qu'ils sont plus dangereux que quiconque. »
 L'incident clos, le lieutenant a reçu par radio l'ordre de rester sur
 place et de poursuivre le contact avec les autorités du poste-frontière
 et les agresseurs. « Sans trop vous afficher », a conseillé l'officier.
 « Les ordres d'aujourd'hui sont d'un subtil », a ironisé un soldat,
 presque irrité que soit ainsi rappelée la délicatesse d'une mission dont
 l'ambiguïté, pas plus qu'à quiconque, ne lui avait échappé.