Citation
La visite du président rwandais Paul Kagame en France ne manquera pas
 de réveiller les polémiques récurrentes liées à l'histoire du génocide
 des Tutsi de 1994. Entre positions dogmatiques et logiques
 accusatrices, le rôle de l'armée française au Rwanda fait débat depuis
 dix-sept ans.
 
 Dans le concert des controverses, les plaidoyers de certains officiers 
 français, dont celui du général Didier Tauzin, ancien chef de 
 corps du 3e RPIMa, envoyé au Rwanda à deux reprises entre 1993 et 1994, 
 s'arrogeant le monopole de la défense de l'honneur de la France, 
 éclipsent des récits d'expériences militaires bien différents.
 Au Rwanda aussi, certains témoignages nuancent une vision trop souvent
 inquisitoriale de l'engagement français entre 1990 et 1994. C'est en
 partant de ces voix que nous souhaiterions poser à nouveaux frais le
 débat.
 
 Jeune parachutiste du 3e RPIMa, Michael D. venait de fêter ses 18 ans
 lorsqu'il fut envoyé au Rwanda dans le cadre de l'opération
 Amaryllis
 en avril 1994. Il ne s'en est jamais remis. Des images
 traumatiques et des remords le hantent depuis : « Le gars - je pense
 que c'était un Tutsi - il vous regarde et, putain, vous l'avez laissé
 se faire massacrer. (...) On les a laissé crever ! C'est tout ce
 sentiment de culpabilité, de pas avoir fait... Ça me bouffe, ça me
 tue, ça me ronge de l'intérieur et ça me suit tout le temps. » Ayant
 survécu à quatre tentatives de suicide, il vit avec le Rwanda tous les
 jours et « ce ne sera jamais fini » , ajoute-t-il. On est donc loin,
 très loin, du témoignage du général Didier Tauzin. Alors que le jeune
 soldat regrette de les « avoir laissé crever » , le récit du général
 Tauzin, saturé de bonne conscience, n'exprime jamais de compassion
 pour les victimes du génocide.
 
 Au contraire, lui qui a pris les rênes de l'armée rwandaise en mars
 1993 rend même un hommage appuyé à ses frères d'armes rwandais dont
 certains ont pourtant été condamnés pour génocide devant la justice
 pénale internationale. Son seul regret : avoir perdu sa guerre.
 
 L'histoire de Yann S. est un autre témoignage de l'étendue de ce
 traumatisme. En juillet, ce jeune homme a été l'acteur principal d'un
 fait divers dans la banlieue de Caen. En état d'ébriété, ayant revêtu
 son uniforme de parachutiste et muni d'une serpette, il s'est jeté sur
 une voisine, menaçant de la tuer, puis en a assailli une seconde en
 criant : « Je vais vous égorger comme au Rwanda ! » Dans sa
 plaidoirie, son avocat a invoqué les séquelles du Rwanda, « avec des
 scènes de guerre traumatisantes. Sa vie est fracassée ». 
 
 Ces quelques fragments de vies brisées ont peine à se faire entendre
 dans le contentieux franco-rwandais. Ils rappellent que, au bout de la
 chaîne de commandement française, des hommes ont été confrontés à une
 violence inouïe, celle d'un génocide.
 
 Au-delà de cette souffrance, ces récits témoignent de réalités plus
 complexes que les lectures manichéennes des défenseurs à tout prix de
 l'armée française ou des jusqu'au-boutistes de l'accusation de
 complicité de la France dans le génocide. Au Rwanda aussi, certaines
 paroles contredisent ces logiques binaires. Charles, témoin de
 l'arrivée des militaires français en juin 1994, livre par exemple un
 récit circonstancié de la façon dont ces derniers se sont fait
 manipuler par les autorités locales responsables du génocide.
 Le bourgmestre de la localité a envoyé ses miliciens tirer des coups
 de feu sur la colline où se trouvaient des rescapés, tout en
 prétendant aux militaires français qu'il s'agissait de tirs du Front
 patriotique rwandais (partisans de Paul Kagame). Pris entre des
 instructions de neutralité impossible et les manipulations sur le
 terrain de leurs interlocuteurs rwandais organisant le génocide,
 beaucoup de militaires du rang ont malgré tout sauvé des Tutsi.
 Cette conduite honorable, rapportée par des témoins hutu comme tutsi,
 et qui mérite d'être connue en France comme au Rwanda, n'exclut pas
 des comportements criminels dénoncés dans d'autres
 témoignages. Marie-Jeanne M., rescapée du génocide à Nyarushishi,
 témoigne de ses viols à répétition par des militaires français de
 l'opération Turquoise
, tant à l'intérieur qu'aux alentours du camp.
 Son récit indique un mode opératoire récurrent et des pratiques
 fréquentes. Là encore, on est loin, très loin du témoignage du général
 Didier Tauzin à propos de Nyarushishi : « Dix sept-ans après, je vois
 toujours cette foule de gosses affamés, guenilleux aux pieds nus et
 puant de saleté, se ruer en riant à l'assaut de la colline. (...) Un
 bain de foule, de chaleur humaine, de rires d'enfants sautillants, de
 mains qui se serrent... Que du bonheur ! (...) A cet instant-là, je
 suis heureux, immensément heureux ! » 
 
 Entre le lyrisme satisfait du général Tauzin et la souffrance d'un 
 simple soldat, Michael D., les voix de l'armée française sont multiples. 
 Beaucoup d'entre nous connaissons dans notre entourage des « anciens du 
 Rwanda » qui n'ont, à ce jour, pas encore témoigné. La mission 
 d'information parlementaire française de 1998, malgré ses qualités, n'a 
 pas entendu les récits de ces hommes du rang.
 
 Espérons que les historiens sauront y prêter attention. Espérons aussi
 qu'un jour, au Rwanda, d'anciens militaires français qui ont
 véritablement défendu l'honneur de la France seront invités à une
 commémoration du génocide aux côtés des rescapés. Une véritable
 réconciliation franco-rwandaise passera par la reconnaissance du
 courage des anonymes, aux antipodes du bellicisme et de la hargne de
 certains haut-gradés ou de la lâcheté des politiques responsables des
 ambiguïtés françaises au Rwanda.