Fiche du document numéro 1996

Num
1996
Date
Jeudi 23 juin 1994
Amj
Taille
90807
Titre
Opération rachat
Page
51-25
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Rivalisant d'ardeur, Matignon, l'Elysée et le Quai d'Orsay comptent
bien envoyer une « force de protection humanitaire » sur la frontière
zaïro-rwandaise. Une mission à haut risque. Car les rebelles du Front
patriotique, craignant que nos troupes ne viennent encore une fois
sauver la mise des assassins hutu, promettent de les traiter en
ennemies.

Au pire, c'est un écran de fumée. Au mieux, un tardif acte de
contrition. Tardif et hasardeux. Lasse des procès que lui valent ses
errements rwandais, la France se drape dans la toge des artisans de la
paix. Elle somme le Conseil de sécurité, réticent malgré l'aval du
secrétaire général, Boutros-Ghali, de lui accorder «tous les moyens
nécessaires» pour porter secours aux civils traqués par des miliciens
ivres de tueries. Et, dans l'attente du feu vert onusien, entreprend
d'expédier aux frontières d'un Etat moribond une «force de protection
humanitaire» d'environ 2 000 hommes. A ce jeu-là, l'Elysée, Matignon
et le Quai d'Orsay rivalisent d'ardeur. Quitte à balayer les
objections de l'amiral Jacques Lanxade, chef d'état-major des forces
armées, peu enclin à risquer des troupes dans un tel bourbier. Certes,
il ne s'agit que d'ouvrir la voie, d'anticiper le déploiement des
renforts de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda
(Minuar), acquis en principe depuis le 17 mai, mais sans cesse différé
tant il paraît ardu de réunir les 5 500 Casques bleus et l'équipement
requis. Et, si Paris préconise une intervention sous commandement
tricolore, c'est à titre transitoire, tant que la mission «ne sera pas
en mesure de mettre en ?uvre son mandat». Reste à savoir si les
éléments de l' «opération Turquoise» passeront ensuite sous l'autorité
du commandant de la Minuar, le général Roméo Dallaire. Lequel, privé
de matériel et de mandat, enrage de voir des gangs de criminels
humilier son maigre détachement.

Dénoncée par une vingtaine d'ONG, récusée le 21 juin par
l'Organisation de l'unité africaine (OUA), l'initiative française se
heurte à maints écueils. Les rebelles tutsi du Front patriotique
rwandais (FPR), maîtres des deux tiers du pays, récusent avec
véhémence toute intrusion de la France, coupable à leurs yeux d'avoir
armé et entraîné les massacreurs hutu. Paris, accusent-ils, « vole
ainsi au secours des bourreaux aux abois ». Et son offre rappelle
fâcheusement les épisodes d'octobre 1990 et de février 1993, lorsque
des « conseillers » bien de chez nous, patrons de facto de l'armée
régulière, entravèrent la percée des maquisards venus d'Ouganda,
sauvant du naufrage le régime du défunt président Juvénal
Habyarimana.

Les soldats français, prévient le FPR, seront tenus pour ennemis et
traités comme tels. L'heure est à la mobilisation générale. Conscient
du passif, Alain Juppé s'évertue à « convaincre » la rébellion de la
pureté des intentions de Paris. Tâche ingrate que celle de
l'ambassadeur de France à Kigali, Jean-Michel Marlaud, promptement
évacué aux premières heures de la boucherie, renvoyé sur place pour
renouer le dialogue. Et ostensiblement boudé par Paul Kagame, chef
militaire des rebelles.

Il lui faudra surmonter une méfiance qu'atteste non seulement
l'intense offensive menée par le Front sur le centre de la capitale ou
les villes de Butare (sud) et Kibuye (ouest), bastions des Forces
armées rwandaises (FAR), mais aussi le bouclage de l'aéroport de
Kigali, hérissé de chevaux de frise par crainte d'une irruption de l'
« ennemi » par la voie des airs. On voit mal, dans ces conditions,
comment l'intervention française pourrait demeurer « strictement
humanitaire ». Alors même que ses promoteurs invoquent, au nom du
chapitre 7 de la Charte des Nations unies, le droit de recourir à la
force.

En butte à l'hostilité de la guérilla, les « casques bleu-blanc-rouge »
devront, en outre, compter avec l'embarrassante sollicitude que leur
témoignent les soldats gouvernementaux et leurs
supplétifs. Imagine-t-on nos militaires accueillis en héros par les
dingues de la machette? Puis escortés jusqu'aux enclaves où survivent
des Tutsi reclus et terrifiés? Faute d'accéder aux zones sous contrôle
FPR, notre contingent risque de cantonner son action au « Hutuland » de
l'Ouest rwandais. D'autant qu'il sera stationné - handicap de taille -
à la frontière zaïroise. En clair, chez Mobutu, allié fidèle du
pouvoir hutu déchu. Là où transitaient, il y a peu, via Goma,
d'imposantes cargaisons d'armes acheminées par avion et destinées aux
rescapés du clan Habyarimana. Là aussi où les « escadrons de la mort »
anti-Tutsi ont établi leur base arrière. La France aura de la sorte
réussi un tour de force: réhabiliter Mobutu, hier persona non grata
dans l'Hexagone, désormais promu au rang de médiateur, puis de
partenaire...

En quête d'associés, Paris mesure l'isolement que lui vaut son parti
pris. Témoin le peu d'empressement que manifestent les alliés
européens. Seule l'Italie paraît disposée à engager des troupes, sous
réserve d'un blanc-seing de l'ONU. Tandis que d'autres capitales
promettent un appui logistique. Imitant ainsi les Etats-Unis,
durablement traumatisés par la déroute somalienne. Quant à la
Belgique, honnie par les gouvernementaux rwandais, elle refuse de
s'aventurer dans son ex-colonie. D'autant que dix de ses Casques bleus
ont été assassinés en avril. Les « amis africains »? Hormis le Sénégal,
aucun n'avait confirmé, le 21 juin, sa participation. Même si François
Mitterrand évoque, sans les nommer, « deux ou trois pays » du continent
noir. Maigre moisson.

La France a-t-elle changé de cap? Aurait-elle entrevu sur le tard les
impasses où mène le soutien obstiné à des régimes tentés, pour durer,
d'attiser le feu ethnique? On aimerait le croire. Les experts des
affaires africaines voient même pâlir l'étoile des procureurs les plus
militants du Front patriotique, mouvement relégué au rang de fer de
lance du complot anglo-saxon contre le pré carré français. A commencer
par le général Jean-Pierre Huchon, chef de la mission militaire du
ministère de la Coopération. Reste que de telles obsessions ont la vie
dure. Que toute tentative d'assainissement achoppe sur la puissance
occulte des « réseaux d'influence », tissés de vieilles amitiés et de
tractations inavouables. Reste, enfin, que Paris, obsédé par la
stabilité du continent noir, persiste à préférer la restauration de
pouvoirs autoritaires aux aventures démocratiques. Pour preuve, le
triomphe du statu quo au Zaïre, au Cameroun ou au Togo. Il ne faut
pas, dit-on, lâcher la proie pour l'ombre...

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