Fiche du document numéro 2007

Num
2007
Date
Jeudi 7 décembre 1995
Amj
Taille
151289
Surtitre
Après les enragés hutu, voici les vengeurs tutsi. Exécutions sommaires, arrestations arbitraires et délation n'épargnent personne.
Titre
Les démons du Rwanda
Nom cité
Nom cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Le goupillon vole de main en main dans l'air fétide. Ministre,
bourgmestre, préfet, chacun des notables rwandais réunis ce dimanche
de novembre à Rushashya, non loin de Butare (sud), asperge à son tour
en un geste malhabile les dix énormes caisses de crânes, d'ossements
et de chairs putréfiées. Pas un sanglot ne sourd de la foule des
paysans massés au bord de la fosse creusée dans la terre ocre, sinon
les hoquets étouffés d'une veuve vêtue de rose. Bientôt s'achève l'
« inhumation dans la dignité », rituel banal au pays des mille collines
et du million de martyrs. Pas question d'ensevelir les cadavres
exhumés des charniers. On scellera le mémorial à ciel ouvert d'une
dalle vitrée. Car il ne s'agit pas seulement d'offrir une sépulture
décente aux victimes des massacres du printemps 1994. Tendue au sommet
d'une arche de branchages, une banderole proclame que « la communauté
internationale devrait avoir honte du génocide rwandais
 ». Déjà, la
cohorte des dignitaires file vers Kigali. Savent-ils alors qu'un des
leurs, député du cru, accusé par une femme d'avoir pris part au
meurtre d'un parent, vient d'être sauvé du lynchage par un capitaine
de l'Armée patriotique (APR)?

Ainsi s'étalent, en deux scènes fugaces, les tourments du Rwanda. Tout
y est: le deuil, la souffrance, le soupçon, la peur, la soif de
vengeance. Et, plus ambigu, l'usage, par un pouvoir que guette le
revanchisme ethnique, de l'abjecte frénésie des enragés hutu. « 
étiez-vous alors?
 » Cinglante, la réplique fige tout muzungu - étranger
- coupable d'évoquer les excès du régime issu de la rébellion
tutsi. « Comme si celui-ci détenait sur l'Occident une créance
imprescriptible et illimitée
 », soupire un expatrié. Témoin le ton de
la Conférence sur le génocide convoquée en novembre à Kigali:
vilipendées non sans raison, la France, la Belgique et les Nations
unies y furent sommées de « réparer leurs torts ». Le joug colonial se
voit imputer toute bavure. Telle la tuerie de Kibeho, le 22 avril
dernier.

Ce jour-là, la troupe boucle un camp de déplacés, puis mitraille la
foule, laissant dans son sillage plusieurs milliers de morts. Bien
sûr, nul ne peut dénier à Kigali le droit de fermer ces bivouacs, legs
empoisonnés de l'opération « Turquoise », sanctuaires régentés par les
interahamwe, miliciens fanatiques du régime déchu. De là à incriminer
à demi-mot Paris, maître d'oeuvre de l'ex- « zone humanitaire sûre » dans
l'ouest du pays... Le 12 septembre, un nouveau massacre ternit l'aura
des vainqueurs. En représailles à l'embuscade tendue la veille par un
commando venu du Zaïre voisin, l'APR assiège le camp de Kanama, non
loin de Gisenyi (nord-ouest). Bilan: de 110 à 150 morts, femmes et
enfants en tête. Cette fois, le général Paul Kagame, vice-président et
ministre de la Défense, concède que ses hommes ont « réagi de manière
excessive
 ».

Les dérapages de l'APR



Accrochages meurtriers, pylones sabotés, pistes minées: les incursions
menées en profondeur par les anciens des Forces armées rwandaises
(FAR) attisent l'extrême nervosité de militaires dont la famille fut
souvent décimée à la machette, au fusil d'assaut ou à la grenade. Il
n'empêche: les dérapages de l'APR entravent le retour au pays des 2
millions de réfugiés hutu qui fuirent l'an dernier son avancée. Les
avocats impénitents du hutu power tirent parti de tout faux pas. Et du
moindre document consacré aux exactions du régime. Dans un texte
publié le 20 novembre, l'Ivoirien René Degni-Ségui, rapporteur spécial
des Nations unies, dénonce arrestations arbitraires, exécutions
sommaires et autres enlèvements. Le climat varie d'une préfecture à
l'autre. Sans nul doute. Il est plus pesant à Gikongoro, Cyangugu ou
Kibungo qu'à Ruhengeri. Soit. Mais restons discrets: à entendre le
satisfecit lénifiant d'un observateur onusien posté dans le
Nord-Ouest, le visiteur croit soudain sillonner le Valais suisse.

On peut, certes, invoquer la panique ou le coup de folie lorsque, le 6
novembre, un combattant de l'APR rafale un attroupement (14 tués, 19
blessés). Mais ailleurs l'argument de la démence vengeresse ne tient
plus. D'autant que le pouvoir paraît couvrir des assassinats
ciblés. Pour preuve, les meurtres suspects de Placide Koloni,
sous-préfet de Ruhango (centre), ou de Bernard Nikuze, magistrat à
Butare, abattu de deux balles dans le dos. Détenteur de charges
accablantes pour les chefs locaux du renseignement militaire, le
procureur du lieu a transmis, comme il se doit, le dossier aux juges
en uniforme. Après... Paul Kagame le répète à l'envi: plus de 600
soldats et une quarantaine d'officiers ont été traduits en cour
martiale. Leur châtiment? Mystère. Suspendu, le commandant de Kibeho
déambulait librement cet été à Kigali. « En fait d'armée, une milice »,
lâche Seth Sendashonga, ancien ministre de l'Intérieur. Destitué en
août, celui-ci avait au préalable adressé au vice-président, dont il
fut le confident, près de 700 dossiers, restés sans réponse.

Cas troublant, celui de cet officier qui ordonna en avril, à Bugarama
(sud-ouest), l'exécution de 27 villageois. Maintenu dans son grade,
l'homme aurait, pour toute peine, été muté à Ruhengeri.

S'il dirige encore d'une main de fer un cabinet apeuré, le général
Kagame - du moins se plaît-il à le suggérer - doit composer avec le
« cercle gris des fous furieux » que décrit un africaniste avisé. En
clair, un noyau d'officiers et de hauts fonctionnaires, venus
d'Ouganda ou du Burundi, qui voient en tout réfugié hutu un criminel
et en toute concession, une reddition. Sous leur autorité, le pays
glisse à petits pas vers la dictature galonnée. Un nom? Le très
influent colonel Kayumba, ancien patron de la Direction du
renseignement militaire (DMI). Les faucons sévissent aussi auprès des
ministres libéraux, dont ils sabotent les audaces. Voilà peu, l'un
d'eux a évincé au profit d'un parent un entrepreneur chevronné, mais
français. Vice rédhibitoire. Double jeu? Il arrive à « l'homme fort du
régime
 » de battre en retraite. Partisan déclaré de l'accueil au
Rwanda, pays à la justice moribonde, de magistrats étrangers, Kagame
se rangera au veto du Parlement. Mieux, tel initié juge que la tuerie
de Kanama trahit un avertissement au jeune général: les deux tiers des
victimes seraient des familiers de l'un de ses fidèles.

Bien sûr, Kigali s'évertue à policer sa troupe. A Gitarama, un
Canadien de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda
(Minuar) dispense aux cadres des cours d'éthique. Reste que la culture
du maquis laisse des traces. Et que, de soldes impayées en crimes
impunis, l'auréole d'intégrité des inkontanyi - les combattants -
pâlit. « Donnez-moi les moyens de nourrir mes gars, soutient en privé
Paul Kagame, et ils ne tueront plus pour un sac de légumes. » Payer et
se taire: tel est le devoir du muzungu, s'il veut racheter sa lâcheté
d'hier. Ici, on congédie de fait les humanitaires de l'Action
internationale contre la faim (AICF), jugés trop indociles. Là, une
vingtaine de soldats cernent un hélicoptère d'observateurs de l'ONU,
priés de décamper. « Notre présence les emmerde, résume un expatrié de
la Croix-Rouge internationale (CICR). A leurs yeux, bosser dans les
prisons, c'est secourir les génocidaires.
 » Dès lors, il fallut tout
l'entêtement de Jimmy Carter, devenu médiateur de l'Afrique des Grands
Lacs, pour que Kigali envisage le prolongement du mandat de la
Minuar. Laquelle, il est vrai, n'a guère brillé par son courage quand
parlaient les machettes.

Le temps est-il venu de crier au second génocide? Non. Ce serait
combler les négationnistes, qui distillent leur fiel à Goma (Zaïre),
Nairobi (Kenya) ou Paris. On ne peut renvoyer dos à dos les stratèges
de l'hallali et la soldatesque du Front patriotique rwandais
(FPR). « Ils ont fait pire en seize mois que Juvénal Habyarimana [le
président assassiné le 6 avril 1994] en vingt ans », assène pourtant,
de son exil bruxellois, Faustin Twagiramungu, Premier ministre
déchu. Et de hasarder le chiffre - sans doute excessif - de 250 000
hutu liquidés. « Purification ethnique, lâche André Sibomana, rédacteur
en chef de Kinyamateka.

Certains tuent par combustion vive. D'autres choisissent la combustion
lente. Le résultat est le même: des monceaux de cadavres.
 » Le destin
de ce prêtre hutu, défenseur intransigeant des droits de l'homme, en
dit long. Traqué hier par les interahamwe, celui que la revue
catholique dissidente Golias range, avec une inconséquence criminelle,
parmi les complices du génocide, a échappé en septembre à une
embuscade.

Servi par une presse aux ordres, l'Etat FPR peut bien soigner les
apparences, la dérive vers le parti unique et l'ostracisme anti-hutu
sont patents. Cible d'une campagne malveillante, un juriste éminent
s'est ainsi vu contraint de retirer sa candidature à la Cour
suprême. Qui succomba au remaniement d'août dernier? Le chef du
gouvernement Faustin Twagiramungu, destitué voilà peu de la présidence
de son parti, le Mouvement démocratique républicain, Seth Sendashonga
(Intérieur) et Alphonse-Marie Nkubito (Justice). Tous trois hutu. Tous
trois fautifs pour avoir dénoncé le pouvoir occulte des gradés ou
l'insécurité. Même si l'on prit soin de préserver la fiction
statistique: 11 portefeuilles échoient à l'ethnie majoritaire. Partir?
Où, et à quoi bon? Sibomana, comme Nkubito, s'y refuse. « Ma place est
ici, objecte le prêtre journaliste. Tant que je pourrai sauver fût-ce
une seule vie, je resterai.
 » De sa retraite kenyane, Sendashonga
prépare son retour au pays et songe à lancer un forum politique. Lui
devine les ravages de l'exil. Jamais il ne sera l'otage de la diaspora
haineuse que régit l'élite des tueurs.

Ce procureur de province n'en peut plus. Des menaces? L'homme sourit:
« Plus souvent qu'à mon tour. » Bien sûr, le « proc » a reçu le renfort
d'une douzaine des 300 inspecteurs de police judiciaire (IPJ) - hutu
pour moitié - formés à la hâte par les juristes du Réseau des
citoyens, et dotés, pour certains, de vélomoteurs. Las! faute de
pratique - et de casque - six d'entre eux ont trouvé la mort sur la
route. Comment, par ailleurs, résister dans les villages aux pressions
conjuguées, voire aux diktats, du bourgmestre et du commandant local
de l'APR? « En six mois, nuance Daniel, animateur du Réseau, il y a eu
recul très net de l'influence des officiers.
 »

Dans 8 des 11 préfectures du pays, le mandat d'arrêt, jusqu'alors
inconnu, devient monnaie courante. Et à Ruhengeri la commission de
triage, composée d'autorités civiles et militaires, a libéré dans
l'année une centaine de détenus. Ailleurs, elle s'abstient de
statuer. Et parfois les captifs eux-mêmes implorent leurs geôliers de
les maintenir à l'ombre, par crainte de tomber sous les coups d'un
pseudo-justicier. Il reste tant à faire... La plupart des arrestations
demeurent formellement illégales. Et que dire des 248 prisons et
cachots communaux recensés, sans compter les dépôts clandestins? On y
entasse dans une promiscuité immonde 60 000 suspects, dont, de l'aveu
d'un officiel, 30 à 40% d'innocents.
Le rapport publié cet été par Médecins sans frontières (MSF) brosse du
pénitencier de Gitarama - 7 000 prévenus pour 400 places - un tableau
dantesque: quatre taulards par mètre carré, une journée de contorsions
pour accéder aux latrines, un sol suintant jonché d'orteils nécrosés,
des pieds ou des jambes rongés par la gangrène, condamnés au mieux à
l'amputation. Et plus de 900 décès en huit mois. « La mort, avancent
les cyniques, fait le travail de la justice ».

Depuis, s'esquisse un léger mieux, dû à l'ouverture de nouveaux
centres de détention, oeuvres de la Minuar et du CICR. Nul ne l'ignore,
les démons ethniques ne lâcheront pas cette terre vert vivace au
relief ondoyant avant que justice soit rendue. Lueur d'espoir? Le 12
décembre, le Tribunal international, installé à Arusha (Tanzanie),
dévoilera l'identité des premiers inculpés.

Pour l'heure, le Rwanda ploie sous le joug d'une maîtresse tyrannique:
la peur. Le réfugié, comme le hutu de l'intérieur, tremble à l'idée de
croupir en prison; le pouvoir redoute les incursions de l'ennemi; le
dignitaire en disgrâce se méfie de ses meilleurs amis ou vous implore
de ne pas le citer, et le rescapé craint la suspicion des exilés
fraîchement rentrés du Burundi ou d'Ouganda, au point de se terrer
chez lui... « En plus du deuil atroce, il me faut porter la culpabilité
d'avoir survécu
 », chuchote, accablé, un juriste tutsi. Quiconque a
échappé aux machettes doit avoir pactisé avec les tueurs. Plus pervers
encore, quiconque eut le pouvoir de sauver des vies bénéficiait
nécessairement chez les assassins d'une bienveillance suspecte. Leçon
de cet effarant syllogisme: le héros n'est qu'un salaud qui
s'ignore. Pourquoi saoûler de coups le vieux gardien du collège de
Nyamirambo, où l'on vient déterrer les restes d'un proche? Parce qu'il
n'a pas, lui, péri lors du carnage. Et tant pis s'il livrait alors, au
péril de sa vie, de l'eau aux gosses planqués dans la paroisse
voisine.

Souvent, la calomnie vole au secours de la vénalité: pour annexer la
terre ou la maison convoitée, on accuse le propriétaire de « complicité
de génocide ». A tel point que les réfugiés de retour du Zaïre ou de
Tanzanie renoncent à réclamer leur bien. Çà et là, on a vu fleurir des
syndicats de délateurs. Un gamin de Butare avoue avoir dénoncé tel
voisin pour 10 000 francs rwandais? On le retrouvera flottant entre
deux eaux, le crâne défoncé. « Chaque soir, dit un proverbe, Dieu
rentre dormir au Rwanda.
 » Il faut se rendre à l'évidence: ces
temps-ci, le Très-Haut découche.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024