Fiche du document numéro 2065

Num
2065
Date
Lundi 27 juin 1994
Amj
Taille
164265
Titre
Un accueil sous les vivas
Soustitre
Dans l'est du pays tenu par les forces gouvernementales et les milices hutues, la population considère les soldats français comme des sauveurs et des alliés.
Nom cité
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
KAYOVE (est du Rwanda) : de l'un de nos envoyés spéciaux Patrick de
Saint-Exupéry.

Le convoi s'est ébranlé à 9 heures du matin. A sa tête, une jeep de
l'armée française, conduite par le capitaine Becquet [Bucquet Éric]. Derrière, une
dizaine d'autres véhicules militaires, suivis par une caravane de
presse.


La traversée de Goma (Zaïre) s'effectue au petit pas.
Au-dessus de la ville, dans le ciel azuré, les Transall de l'armée de
l'air se glissent entre de hauts volcans avant d'atterrir sur la piste
plantée dans une cuvette. L'aéroport bruisse d'activité.
Des soldats ont planté leur tente sous la tour de contrôle. Une popote
de campagne fume. Des dizaines de caisses de matériel sont déchargées,
tandis que les ordres fusent.


Une foule de Zaïrois s'est dispersée tout au long des rues. Ici, dans
ce coin déserté au coeur de l'Afrique, le spectacle est rare. Les
habitants apprécient l'incessant défilé de véhicules blindés légers,
de jeeps et de bérets rouges et verts. Certains même
applaudissent. Les affaires reprennent : « Les Blancs sont de
retour !
 » s'exclament un Zaïrois. « Je n'aime pas ça... »,
soupire un autre, opposant au président Mobutu, lui.
La douane séparant le Zaïre du Rwanda est atteinte en quelques
minutes. Les barrières sont levées haut. Le convoi file tout droit,
sans formalités, sans le moindre arrêt.


Gisyeni [sic], « capitale » du gouvernement intérimaire rwandais, est là,
coincée sur le bord du lac Kivu, juste en bordure de frontière. Si le
gouvernement -- qui a déjà quitté la capitale, Kigali, puis la grande
ville du sud, Gitarama -- recule de quelques mètres, il se trouve de
facto en exil.

Entre guerre et paix



L'ambiance de Gisyeni [sic] est étrange. Ville natale du président Juvénal
Habyarimana, assassiné le 6 avril dernier, cette cité est un bastion
des extrémistes hutus. Elle est aussi un petit paradis. Des dizaines
d'impressionnantes villas, aux jardins soignés et parfaitement
entretenus, sont alignées au pied de volcans rougeâtres, sur les rives
de l'immense lac Kivu. Tout respire l'ordre, la propreté et la
paix.


Des barrages hâtivement dressés rappellent toutefois qu'à quelques
dizaines de kilomètres se déroule un conflit atroce. Les villas des
dignitaires du régime sont sous la garde de soldats des forces armées
rwandaises (FAR). Les seuls véhicules à circuler dans la ville sont
conduits par des militaires omniprésents. Pour se déplacer, il faut un
laissez-passer. Les voitures civiles ont toutes été peinturlurées de
boue pour mieux les camoufler aux yeux des adversaires. Ces troupes du
FPR qui ne cessent d'approcher.


L'arrivée du convoi français provoque, en quelques instants, des
dizaines de vivas. Surgie d'on ne sait où, une foule de civils et
miliciens mélangés arbore des petits drapeaux bleu, blanc, rouge. Les
militaires rwandais décident de prendre les choses en main. Une jeep
réquisitionnée par les forces gouvernementales ouvre le passage. Un
pick-up chargé de miliciens se place au milieu du convoi. Ils crient :
« Vive la France ! » La foule reprend : « Vive les Français
!
 »


A Paris, samedi, le général Germanos, chef d'état-major adjoint chargé
des opérations, parlait de « tiraillements » dans les rapports
noués entre les forces françaises et gouvernementales. Sur le terrain,
on évoquerait plutôt l'enthousiasme populaire d'une foule voyant
débarquer son sauveur. Impression confirmée par tous les officiers
français : « Dans chaque village que nous avons pu traverser, nous
avons rencontré un accueil identique
 », confie l'un d'eux.


Chef de l'opération «~Turquoise~», le général Lafourcade était, samedi
soir, sur le tarmac de l'aéroport de Goma, plus réaliste. « Nous
entretenons des rapports de courtoisie avec les forces armées
rwandaises
, reconnaissait-il; la population est amicale, nous
pensons que notre présence sera dissuasive.
 » Pour l'heure, la
présence française au Rwanda est surtout limitée à des incursions de
jour et à des reconnaissances le long des principaux axes de
circulation.


L'étrange convoi, rassemblant militaires et journalistes, poursuit sans
halte sa progression, dans un paysage vallonné, où la jungle succède
à d'immenses champs de théiers.


In extremis, avant de partir à l'aube, une quarantaine de soldats
sénégalais ont été intégrés dans la caravane. Ils n'ont aucun rôle
précis. Le commandement de l'opération « Turquoise » les a
probablement placés dans le convoi pour faire la preuve que la France
n'est pas isolée. Ils servent de faire-valoir, s'en rendent compte et
ont bien du mal à assumer le rôle qu'on entend leur faire
jouer. D'autant que, embarqués dans un camion français conduit par un
soldat français, ils ressentent quelque humiliation à être ainsi
exhibés face aux caméras de télévision. Ils se vengent en plaçant les
Français en position délicate : « Les soldats gouvernementaux
rwandais nous jettent des fleurs
, lance un officier sénégalais,
ils sont bien contents de notre présence.  »

Pillages



Les soldats français ne ressentent pas cette frustration. Ils sont
trop pressés. L'allure s'accélère : « Nous devons rejoindre Kibuye
à 14 h 30
 », lance le capitaine Becquet.
Bien peu ont le temps d'apercevoir ces maisons brûlées et isolées qui
jalonnent régulièrement la piste. Rencontré au détour d'un virage, un
journaliste anglais du Times explique: « Ils continuent de
brûler des maisons et tuer des gens. J'étais hier à Bigabiro
[Bisesero], et j'ai
vu brûler deux cents maisons. Il y avait également des pillages et des
exactions. Chaque soir des gens étaient exécutés.
 » Le capitaine Becquet
prend note, il ne peut rien faire tout de suite : « Je rendrai
compte ce soir au commandement à mon retour de mission.
 »
Des soldats rwandais sont là au bord du chemin. « Je suis très
content de voir les Français car c'est un pays ami
 », s'exclame le
sergent-chef Pascal. « Les Français sont venus pour rétablir
l'ordre et la paix dans notre pays
 », reprend le chef des jeunesses de
l'ancien parti unique au pouvoir, Bernard Monyagashiru, Les
militaires français qui sont là vont nous aider à lutter contre les
agresseurs FPR. La France n'est pas là pour se battre contre les
miliciens.
»



Une heure plus tard arrivée à Kayove, un petit village perdu au bord
de la piste. Quarante quatre réfugiés sont hébergés dans une
mission. Ils sont tous hutus et viennent de Kibungo, une ville située
à l'est du Rwanda et tombée aux mains du FPR voici plus d'un mois. Ils
ont eu de la chance, ils ont pu fuir. Des massacreurs ? D'anciens
miliciens ?


Un officier français avoue son désarroi : « Comment reconnaître
ces gens, savoir ce qu'ils ont fait ?
 » Le capitaine Becquet poursuit
: « Il y a dans ce village des maisons détruites; mais, selon les
gens d'ici, il n'y a pas eu de massacres.
 » Normal : les « gens
d'ici » sont tous plus ou moins affilié au CDR, un parti violemment
antitutsi.


« Ici, à Kayové, il y a eu de la chasse aux Tutsis, reconnaît
Egide Manobwe, un villageois. « On les a traqués parce que
certains d'entre eux soutenaient le FPR. Mais on n'a pas réussi à tous
les prendre. Beaucoup avaient fui. Depuis, il reste quelques Tutsis
ici. Des instituteurs. Eux, on ne leur a rien fait, ils ne soutiennent
pas le FPR.
 » Les soldats français poursuivent leur route vers
Kibuyé. Egide reste sur le bord de la route. Avec son témoignage qui
n'intéresse plus personne.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024