Fiche du document numéro 21498

Num
21498
Date
Mardi 1er mai 2018
Amj
Taille
1010910
Titre
Génocide des Tutsi du Rwanda : le négationnisme comme best seller
Soustitre
Dans son livre-pamphlet « In praise of Blood », la journaliste canadienne Judi Rever et son éditeur Random House recyclent astucieusement les thèses de ceux qui nient ou banalisent le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994. Une cuisine « dans l’air du temps » portée pour la première fois par les recettes éditoriales du best seller
Source
Type
Blog
Langue
FR
Citation
Au moins Judi Rever ne cache pas ses intentions : ruiner la réputation de Paul Kagame, le chef d’Etat du Rwanda, et contribuer à le faire tomber : « Il a été salué comme un héros pour avoir arrêté le carnage et reconstruit une nation brisée ; […] la plupart des gens voulaient simplement croire à une version acceptable de l’histoire : l’histoire d’un FPR moralement discipliné sauvant le Rwanda du gouffre, ayant lutté pour sauver les Tutsis d’un génocide planifié de l’ancien gouvernement Habyarimana et menée par des bourreaux hutus consentants. […] La vraie histoire est plus complexe et effrayante. […] l’ampleur et la portée de la violence infligée contre les Hutus par les bandes du FPR est largement inconnue et le restera probablement pendant les années à venir. Il y a toujours une conspiration du silence autour de la question. » (introduction de In Praise of blood) . La journaliste canadienne le répètera page après page : « Kagame a tué avant le génocide. Il a tué pendant le génocide. Et il a tué après le génocide. Le soutien débridé de l’Occident n’a fait que nourrir le sentiment d’impunité du régime. » (p. 220).
Rever ?
Rien
de
nouveau…

Jusque là, rien de nouveau. En France le polémiste Pierre Péan, un des auteurs négationnistes de référence de Judi Rever, l’a déjà proclamé en 2005 : « On a compté 280 000 Tutsis massacrés, et plus d’un million de Hutus tués depuis 1990. »[i]

Le livre de Pierre Péan avait été un succès de librairie. Sa concurrente canadienne et son éditeur visent clairement le même objectif. Aussi faut-il répéter les mêmes « révélations », un terrain déjà labouré au Canada par le négationniste Robin Philpot pour qui « personne, à notre connaissance, ne nie qu’il y ait eu, en 1994, des tueries massives, parfois même à caractère ethnique. Par contre, un grand nombre rejette formellement l’utilisation abusive du terme « génocide », entre autres parce que cela exonère l’un des belligérants de la guerre, l’armée du Front Patriotique Rwandais et ses alliés. »[ii]

Robin Philpot glosait en termes plutôt vagues, au milieu d’interprétations politico-diplomatiques conspirationnistes. Son livre n’avait guère retenu l’attention, Judi Rever est beaucoup plus offensive : « L’armée de Kagame a tué des centaines de milliers de civils en 1994 » (p. 77). « Un nombre croissant de preuves montre maintenant que les civils tutsis ont trahi et tué leurs voisins hutus de la même manière que les Hutus se sont retourné contre les Tutsis. La dynamique au travail était froidement similaire », (p. 106). « La plupart d’entre eux étaient des cadres abakada ou civils – des Tutsis recrutés par le FPR avant, pendant et après le génocide. Ces Tutsis […] commirent des atrocités indicibles contre les Hutus, des crimes comparables à ceux commis par les civils hutus et les Interahamwe » (p. 107).

A ce moment, Judi Rever estime nécessaire de valider les chiffres de Pierre Péan : « Bien que la portée et l’ampleur des tueries ne seront connues qu’après le départ de Kagame et de sa clique, la manière dont les Hutus ont été ciblés donne une idée du nombre de personnes tuées. Les victimes du FPR seraient entre plusieurs centaines de milliers et un million d’êtres humains » (p. 233).
« Tout
le
monde
est
à
la
fois
victime
et
bourreau »

Analysant en 2010 la production éditoriale négationniste déjà florissante, l’historienne Hélène Dumas écrivait : « La spécificité de l’extermination des Tutsi est banalisée, négligée, ou passée au crible d’interprétations niant la qualification de génocide au profit de discours adoptant une surenchère macabre – où tout le monde est à la fois bourreau et victime. »[iii] A cette époque, Judi Rever n’avait pas encore enfourché la même monture que Philpot, Péan et d’autres…

Dans son brûlot « Ca ne s’est pas passé comme ça à Kigali », Robin Philpot dénonçait l’utilisation cavalière et abusive du terme « génocide » ainsi que les néologismes de circonstance tels que « génocidaire », « postgénocidaire », « rébellion génocidaire », « maquisards génocidaires » ou « insurrection génocidaire »[iv] et pointait comme Pierre Péan une « conspiration anglo-américaine » à l’origine du génocide. Autant de formulations que Judi Rever démarque à sa façon. « Le génocide rwandais est l’événement le plus tragique et incompris du XXe siècle »[v] prévient la journaliste canadienne. En quelque 250 pages, elle s’efforce de déconstruire la victimisation des Tutsi comme groupe cible au Rwanda en 1994. « Les Hutus dans les zones contrôlées par le FPR étant confrontés aux mêmes risques d’anéantissement que les Tutsis dans les zones contrôlées par les Hutus », résume-t-elle (p. 229) au terme de sa diatribe.
Objectif :
déconstruire
l’image
des
Tutsis
comme
victimes

En quelque sorte l’équilibre des massacres disqualifie le mot même de « génocide », ce qui était déjà la trame du livre de Pierre Péan. Mais le polémiste français avait surtout créé le scandale pour avoir attribué aux Tutsi une « culture du mensonge et de la dissimulation ». Péan expliquait benoîtement que cette formation au mensonge avait été « observée par les premiers Européens qui ont eu un contact prolongé avec les Tutsis ». Il s’abritait derrière la citation l’un d’entre eux, un certain Paul Dresse, agent territorial au Ruanda-Urundi dans les années 1940 et adhérent du mouvement fasciste belge, pour qui ce gène du mensonge faisait « de cette race l’une des plus menteuses qui soit sous le soleil. »[vi]

Si Judi Rever évite de telles niaiseries racialistes, elle avance une « révélation » non moins intéressante : les milices racistes Interahamwe qui exterminaient les Tutsi étaient en réalité noyautées par la rébellion tutsie. Une manipulation des plus cyniques pour victimiser un groupe supposé ethnique : « Kagame et ses collègues […] ont potentialisé la violence en infiltrant les Interahamwe à Kigali, Butare et Ruhengeri, et en exhortant ces milices de jeunes à tuer encore plus de Tutsis. Les commandos du FPR ont également infiltré les partis politiques hutus et leurs milices de jeunes pour semer la division, se livrer à des provocations ethniques et fomenter la violence. Ces commandos d’agitateurs ont poussé les politiciens hutus à tuer des Tutsis aux barrages routiers […] En partageant la même ethnie que les Tutsis, le FPR a cimenté son statut moral de victime et de sauveur. » p. 230.
Niaiseries
racialistes

Cette « révélation » que les Interahamwe étaient infiltrés et manipulés par les Tutsi, Judi Rever l’emprunte à un des accusés vedettes devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda, l’historien Ferdinand Nahimana, patron de la Radio des Mille Collines (RTLM), et à ce titre condamné à trente ans de prison. Dans son livre de justification « Rwanda, les virages ratés », le détenu d’Arucha expliquait en 2007 : « Le général Paul Kagame a infiltré ses soldats parmi les jeunes contrôlant les barrages routiers. Ces infiltrés avaient le rôle de tuer le plus de personnes possible, d’exposer leurs corps sur les routes dans le but d’attirer l’attention des journalistes sur les atrocités en cours au Rwanda, de les amener à accuser le gouvernement d’être responsable des massacres et de le condamner à travers la presse internationale. »[vii]
Les
Interahamwe
étaient
noyautés
par
les
Tutsis !

Judi Rever ajoute, tout en suggestion: « La crainte que des civils tutsis rwandais travaillent aussi secrètement avec le FPR s’avère également justifiée – bien que cette peur ne puisse jamais justifier l’ampleur des tueries qu’elle a déclenchées. » (p. 106). On est tenté de demander à l’auteur quelle ampleur de tuerie de Tutsi aurait alors été, à son avis, appropriée ? Elle enfonce le clou : « Entre décembre 1993 et début avril 1994, au cours des quatre mois qui ont précédé le génocide, ces civils sont allés au CND dans la soirée sous prétexte qu’ils allaient à la cantine. « Pendant la nuit, ils faisaient des exercices d’armes à feu », a déclaré un ancien sergent du FPR. « Tous les civils formés étaient des Tutsis, ils ont été amenés au CND par des membres civils du FPR et venaient de partout, tels que Gitarama, Butare, Cyangugu et Bugesera. » A leur arrivée au CND, ils ont été briefés par le responsable du renseignement du FPR, Charles Karamba Après leur formation, ils ont été renvoyés dans la population.[viii] Un certain pourcentage de Tutsis étaient évidemment chargés d’ aider le FPR se préparer à la guerre au moment où toutes les parties ont affirmé se préparer à la paix. » (p. 107).

Ferdinand Nahimana, un des idéologues du génocide des Tutsis, apparaît à maints égards comme l’un des maîtres à penser de Judi Rever, par exemple lorsqu’il tente de banaliser l’extermination des Tutsi en attribuant aux tueurs des motivations prosaïques, sans lien évidemment avec l’idéologie propagée par la RTLM ou d’autres médias : « Dans beaucoup de régions, les Hutu ont tué les Tutsi parce qu’ils voulaient s’emparer de leurs biens, notamment leurs vaches ou leurs propriétés. Ailleurs, les Hutu ont tué leurs voisins tutsi parce qu’ils les connaissaient comme étant complices du FPR ou parce qu’ils savaient qu’ils avaient envoyé leurs enfants dans les rangs de ce front. Ailleurs encore, les tueries ont été le fait de règlements compte entre voisins hutu et tutsi. […] Ils ont ciblé leurs victimes pour des raisons d’ordre économique, social et politico-militaire. »[ix]
Ferdinand
Nahimana
de
retour

Que dit la journaliste canadienne sur les motivations des tueurs ? Ceci : « Le génocide hutu contre tutsi a été partiellement causé par la peur ; la peur d’une armée qui envahit le nord, mais aussi la crainte que les rebelles aient des alliés secrets sur le sol – la soi-disant cinquième colonne. En premier lieu, la crainte était justifiée : une armée rebelle tutsie avait envahi le Rwanda en 1990 et était sur le point de renverser le gouvernement dominé par les Hutus » (p. 106). En résumé, la peur des Hutus était justifiée. Plus loin, l’auteur prétend démontrer que le Front patriotique a abattu l’avion de Juvénal Habyarimana, malgré toutes les preuves du contraire, notamment l’expertise balistique. Si Judi Rever se garde de reprendre l’expression « colère populaire spontanée », employée à satiété à Arusha par les accusés de génocide pour se défendre, la peur et la colère servent encore une fois de rideau de fumée devant la mise en condition du « peuple majoritaire » pour qu’il transgresse l’interdit du « tu ne tueras pas ».

Judi Rever explique auparavant que « au début de 1994, le FPR avait infiltré avec succès les quatre milices hutues : les Interahamwe (aile jeunesse du parti MRNO au pouvoir), les Inkuba (aile jeunesse du parti MDR), les Abakombozi (aile jeunesse du parti PSD) et les Impuzambugambi (l’aile jeunesse du parti CDR) » (p. 60). Autant de thèmes de la « propagande noire » orchestrée par le colonel Anatole Nsengiyumva, longtemps patron du Renseignement militaire des Forces armées rwandaises et bras droit du colonel Bagosora, « l’architecte du génocide ».[x]

et
le
colonel
Nsengiyumva
reprend
aussi
du
service

Si Judi Rever se montre suffisamment rusée pour éviter d’écrire « double génocide », la formule de prédilection des négationnistes, elle y renvoie opiniâtrement, en renversant la grille de lecture de l’extermination méthodique, programmée, des Tutsi rwandais en 1994 : « Que les Hutus « méritent d’être massacrés » est un pur dogme extrémiste tutsi. Et les extrémistes hutus ont employé une idéologie similaire contre les Tutsis. Les extrémistes hutus ont qualifié de « travail » l’extermination des civils tutsis. C’est le même mot utilisé par les extrémistes tutsis pour décrire l’extermination des Hutus » (p. 230).

L’auteur n’aime pas ces réfugiés tutsis qui avaient choisi de revenir par les armes dans le pays d’où ils furent eux-mêmes chassés par les armes à partir de 1959. « Leur haine avait empesté », résume-t-elle (p. 230) sans documenter cette assertion quelque peu délirante. Si passion il y a, c’est plutôt celle qui, au fil des pages, obscurcit le jugement de l’auteur, jusqu’à lui faire adopter des éléments constitutifs de l’idéologie du génocide.
Tutsi
« haineux »
ou
écrivaine
délirante ?

Chacun sait que le thème de la « cinquième colonne » a été largement utilisé par les génocidaires pour présenter les membres de la « race tutsie » comme des traîtres à la nation, qu’il fallait donc éliminer. La problématique était similaire à celle employée par le mouvement des Jeunes Turcs pour le génocide des Arméniens.

Judi Rever est tellement obsédée par cette rumeur des « infiltrés » qu’elle y revient encore :« Le FPR avait infiltré les partis politiques hutus qui se disputaient et se disputent le pouvoir, ainsi que leurs milices respectives de la jeunesse, avec une estimation de 150 agents politiques du FPR appelés « techniciens ». Ces infiltrés, dont beaucoup avaient été formés aux tactiques des commandos, étaient principalement des soldats tutsis des unités du haut commandement du FPR et de sa direction des renseignements militaires.

En plus de ces techniciens, une centaine de civils tutsis, connus sous le nom d’ abakada, étaient venus de tout le Rwanda pour être formés au CND puis renvoyés dans la population. Ils constituaient une cinquième colonne, qui, ainsi que les techniciens, ont été chargés de faire des ravages dans tout le pays, […] déclenchant des assassinats politiques et des tueries de représailles contre les civils tutsis. »

Or les identités des familles tutsies qui venaient visiter le bataillon du Front patriotique installé à Kigali au CND étaient systématiquement enregistrées par les militaires des FAR grâce aux plaques d’immatriculation de leurs véhicules. Ces familles furent parmi les premières victimes du génocide. Parler à leur égard de « cinquième colonne », c’est touts simplement adhérer à la logique criminelle qui a présidé à leur liquidation.
Adhérer
à
une
logique
criminelle

Judi Rever ajoute que « dans certains cas, les techniciens du FPR ont activement tué des villageois tutsis lors d’attaques organisées qui ont été attribuées à des foules hutues ou à des unités de défense civiles. » (p. 61). Elle tient à préciser à nouveau : « Leur autre travail consistait à infiltrer les Interahamwe, les milices hutues qui tuaient les Tutsis aux barrages routiers, chez eux et partout où ils pouvaient les trouver. Les techniciens choisis pour infiltrer les Interahamwe ressemblaient à des Hutus, étaient plus courts, parlaient français et prétendaient être des domestiques, des chauffeurs, des préposés de stations-service – tous ceux qui pouvaient passer inaperçus. » (p. 68)
Autre
thème
récurrent
:
Paul
Kagame
a
sacrifié
les
Tutsis.

Pour Judi Rever, « alors que le génocide contre les résistants [?] tutsis et hutus prend de l’ampleur, les dirigeants du FPR reculent et prennent une grande et méprisable respiration, ralentissant l’avance de l’APR sur la capitale. Le pari de consolider le pouvoir était payant. Le nombre de cadavres au Rwanda a grimpé en flèche, et le FPR a pu dire qu’il sauvait les Tutsis au moment même où il les sacrifiait. En partageant la même ethnie que les Tutsis, le FPR a cimenté son statut moral de victime et de sauveur » (p. 83).

Pour Judi Rever, les raisons des tueries seraient prosaïques lorsqu’il s’agit de Hutus massacrant leurs voisins Tutsis. Analyse-t-elle les tueries visant les Hutus de la même façon ? Pas du tout : « Les récits anecdotiques du rapport [le volumineux rapport de Human Rights Watch rédigé en 1999 par Alison Des Forges Aucun témoin ne doit survivre], qui décrivent les crimes du FPR comme faisant partie de la violence généralisée plutôt que ethnique, sont en contradiction flagrante avec les témoignages que j’ai recueillis auprès de survivants, d’anciens soldats tutsis et d’officiers connaissant les opérations de l’Unité des enquêtes spéciales du TPIR. » (p. 101).
Alison
Des
Forges
passe
à
la
trappe

La thèse de Judi Rever est ainsi un complet renversement du sens : les Hutu tuent confusément, par peur, voir par colère. Les Tutsi froidement, par idéologie, et notamment par ethnisme. Au passage, elle égratigne l’image d’Alison Des Forges, image que tentaient pourtant de s’approprier les négationnistes infiltrés dans la touchante cérémonie d’hommage à sa mémoire, le 2 juin 2009 à la Maison du Barreau à Paris.[xi]

L’évolution de la position des négationnistes vis-à-vis du monumental travail de Human Rights Watch sous la direction d’Alison Des Forges est significative de leur radicalisation. L’historienne américaine avait relevé que les militaires du FPR commirent de très graves exactions vis-à-vis des civils rwandais en 1994, et elle s’est montrée très critique devant la dérive autoritaire du régime de Paul Kagame, s’attirant la colère de ce dernier, ainsi qu’en retour la sympathie du camp adverse. Aujourd’hui, elle est une figure définitivement honnie des négationnistes car elle n’a jamais qualifié ces exactions de génocide. L’historienne a été en quelque sorte avalée par l’hydre des fake news.
L’hydre
des
fake
news

Judi Rever croit pouvoir renvoyer l’œuvre Alison Des Forges aux poubelles de l’Histoire en quelques pages où la médiocrité le dispute à l’insulte[xii]. Pour la polémiste canadienne, ceux qui manifestent trop d’intérêt pour le génocide des Tutsi sont à ranger dans la catégorie « ennemis ». Ainsi l’ONG African Rights qui, alors même que le génocide se déroulait sur les collines du Rwanda, effectuait une colossale collecte d’informations tôt publiée sous le titre « Death, Despair and Defiance ». Dans ses pages, Rever tente de discréditer African Rights à la faveur d’un désaccord entre les deux dirigeants de l’ONG britannique, Rakiya Omaar et Alex de Waal. « De Waal, qui avait quitté l’ONG et était professeur à l’Université Tufts, a admis dans un article paru dans le Boston Review qu’il s’était trompé sur la conspiration hutue à commettre le génocide », écrit-elle (p. 130). Pourtant, dans cet article facilement accessible sur internet, chacun peut constater que la hauteur de vue de Alex de Waal n’est pas réductible à cette phrase caricaturale – à lire ici.

Le vernis de sérénité dont se drape l’auteur craque chaque fois qu’elle s’attaque à ses adversaires. Un défaut qu’elle partage avec son principal « follower », l’universitaire belge Filip Reyntjens. Ainsi elle s’en prend ensuite à Me Lef Forster, avocat de l’Etat rwandais dans le « dossier Bruguière », au sujet d’un témoin à charge :

« Presque immédiatement après que Trévidic ait écrit le nom de Gafirita dans le dossier des témoins à entendre, un avocat défendant les autorités supérieures du FPR accusées dans l’affaire a transmis cette information à ses clients à Kigali. Gafirita avait été efficacement livré à ses ravisseurs. J’ai appelé l’avocat en question, Leon Lev Forster, pour lui demander s’il avait effectivement transmis le nom du jeune homme, et il a admis qu’il avait le droit d’informer ses clients au Rwanda. Forster a déclaré : «Vous me demandez si j’ai informé mes clients, mais chaque avocat normal informe ses clients de l’évolution d’une affaire … Il est parfaitement légitime que les clients soient informés des raisons pour lesquelles une affaire est rouverte. Mais nous ignorions quand ce témoin allait être entendu et où il était. »
Des
insinuations
calomnieuses…

Interrogé par nous[xiii], Me Forster n’hésite pas à qualifier « d’insinuations calomnieuses » les assertions de Judi Rever. « In Praise of Blood » montre plutôt que Judi Rever, tout comme Filip Reyntjens qu’elle qualifie de « l’un des chercheurs les plus respectés sur le Rwanda », joue un rôle important dans le recrutement de témoins à charge dans le « dossier Bruguière ». Elle révèle au passage que Filip Reyntjens a confié à l’un de ses étudiants une mission d’espionnage en Ouganda – mission qui a failli très mal se terminer (page 183). Un double jeu qui interpelle sur ces deux « respectables » politistes…

En définitive, la thématique négationniste développée par Judi Rever n’est guère originale au regard des écrits transgressifs de Pierre Péan, de Robin Philpot – parmi d’autres auteurs francophones -, ou des laborieuses justifications génocidaires d’un Ferdinand Nahimana. Comme eux, elle est une activiste de « la cause ». Reste à s’interroger sur sa méthodologie, ses sources, son style, ses ambitions….

et
des
manœuvres
bizarres

Le peu d’éléments livrés sur la biographie de l’auteur permet cependant de comprendre la genèse de sa fébrilité anti-Tutsi. Judi Rever a découvert le Congo et les Rwandais deux ans après le génocide, une expérience traumatisante. En 1997, alors employée par RFI, elle est envoyée « couvrir » la première guerre du Congo. Kigali est décidé à faire rentrer de gré ou de force quelque deux millions de Rwandais qui avaient été contraints à s’expatrier vers le grand voisin de l’Est (alors appelé Zaïre) par les forces génocidaires en déroute. Ensuite, les camps sont devenus les bases d’attaques meurtrières dans l’Ouest du Pays des mille collines. L’Armée patriotique du Rwanda (APR) doit commencer par vaincre les ex-Forces armées rwandaises, réarmées en catimini par Paris[xiv], puis canaliser les immenses foules de réfugiés vers leurs villages d’origine. Certains s’enfoncent dans la jungle congolaise. Lorsqu’il n’est plus possible de les reconduire dans leur pays, ils sont impitoyablement traqués et liquidés. D’autres parviennent à se fondre dans la population ou meurent d’épuisement. Au total, les recensements les plus sérieux signalent la « volatilisation » de 180 000 à 200 000 personnes en République démocratique du Congo. « Mon incursion dans la jungle congolaise a été un creuset où j’ai découvert un niveau de souffrance qui m’a submergée », reconnaît Judi Rever (p. 5).
« Submergée
par
la
souffrance »

Aujourd’hui, à peu près personne ne conteste qu’en 1997 les troupes du chef rebelle Laurent-Désiré Kabila, composées pour partie de Rwandais, ont commis des atrocités de grande ampleur au Congo en 1997 comme le FPR au Rwanda en 1994. Mais établir un parallèle entre le génocide des Tutsi du Rwanda en 1994 et les représailles qui ont suivi est un non-sens. Et pourquoi, durant les vingt-et-une années suivant son incursion dans « la jungle congolaise », la journaliste canadienne s’est-elle à ce point radicalisée ?

En 1997, comme envoyée spéciale de RFI, elle ne disait rien de tel. Elle le reconnaît : « J’ai contacté mes collègues du bureau Afrique de Radio France Internationale à Paris par téléphone satellite. Au départ, j’ai déposé des rapports à RFI sur les secours humanitaires et les efforts de rapatriement au Congo. Dans ces rapports, je n’ai fait que des références indirectes au rôle principal du Rwanda dans l’alliance rebelle qui avait renversé Mobutu – l’Alliance des Forces Démocratiques pour la Libération du Congo-Zaïre (AFDL). J’ai souligné les attaques contre les réfugiés au sud de Kisangani, mais je n’ai pas mentionné directement les soldats de Kagame derrière les tueries. » (page 17)

Submergée par son empathie pour les victimes supposées du « génocide anti-Hutus », n’ayant passé que quelques jours au Rwanda en 1997, Judi Rever a-t-elle par la suite reconstruit ou caricaturé la réalité ?
Une
reconstruction
tardive
de
la
réalité

Après sa brève équipée congolaise pour RFI en 1997, Judi Rever a été correspondante pour l’Agence France-Presse en Afrique de l’Ouest et au Moyen-Orient. Ces dernières années, la journaliste ne se signalait que par des articles sans grand relief dans le journal canadien The Globe and Mail, dans Digital Journal et surtout sur son site Foreign Policy Journal.

La publication de son premier livre In Praise of blood par Random House Canada, filiale de la grande maison d’édition Penguin Books, et le coaching (qu’elle revendique) de la romancière Lara Santoro ont eu l’effet d’un coup de baguette magique. Tous les ingrédients du best seller se trouvent réunis au service de sa cause négationniste. Le phrasé apparaît dorénavant élégant, une qualité qui la singularise dans la littérature généralement besogneuse des négationnistes (exception faite de Maurice Bardèche). Elle recourt parfois à une emphase que nous pourrions qualifier de « shakespearienne ». Le rythme souvent haletant emprunte au genre du roman policier, avec des références évidentes à la célèbre nouvelle de Joseph Conrad Au coeur des ténèbres. Intuitive et manipulatrice, Judi Rever convoque sans cesse l’émotion des lecteurs et leurs références culturelles « exotiques » pour les embarquer dans des litanies macabres non dépourvues de haine.
Embarquée
dans
des
litanies
macabres

La « patte » des éditions Penguin est encore plus tangible dans l’habile scénarisation de l’auteur elle-même, présentée comme une lanceuse d’alerte se sacrifiant sur l’autel de la vérité, mettant en jeu sa sécurité, son couple, ses enfants. En étalant sa vie privée dans les premières pages du livre, jusqu’à frôler parfois l’exhibitionnisme, Judi Rever cherche à valider une image de sincérité symptomatique de l’ère Facebook, mais peu convaincante. Elle s’en sert finalement pour créer la confusion entre confessions personnelles, « choses vues » et récits de témoins empruntés sans distanciation ni analyse – pour autant qu’ils servent sa démonstration.
La
« patte »
des
Editions
Penguin

Le livre de Judi Rever se singularise en effet par l’apparente richesse des sources documentaires. Alors que le discours négationniste habituel se présente comme un échafaudage idéologique suspendu dans le vide, elle multiplie les « révélations », chacune apportée par un supposé témoin direct. Sous sa plume, chaque pièce du puzzle trouve une voix. Le personnage clef de sa démonstration est le renégat : il est Tutsi, dévoré de remords, a fui le Front patriotique et le Rwanda pour échapper à la dictature mortifère du « chef ». Il était – comme par hasard – membre de la satanique Division of Military Intelligence (DMI), l’instrument d’oppression par excellence de Paul Kagame (cette appartenance pléthorique semble si évidente à Judi Rever qu’elle n’est jamais démontrée). Judi Rever fait moisson de ce genre du « repenti », sans s’interroger sur l’origine de cette soudaine corne d’abondance ni sur la crédibilité des témoins.

Ainsi ce témoignage : « Pierre, qui vit maintenant en exil en Amérique du Nord, était un jeune soldat tutsi qui faisait partie d’une unité de DMI. Il m’a dit que plus de vingt ans après le génocide, il vit encore à travers des périodes prolongées où ses rêves et ses heures de veille sont hantés par des images de sauvagerie. Les scènes qui se jouent dans sa tête sont celles dans lesquelles des cadres civils aident le DMI à tuer des civils. « Les cadres politiques ont envoyé tous ceux qu’ils voulaient à la mort, combien de Hutus ont été tués à Kibungo lors des opérations en juin 1994. Il y avait des soldats et des civils qui aimaient voir des familles entières massacrées et des jeunes femmes abusées en public et tuées ». […] Les Tutsis étaient ciblés s’ils avaient été mariés à des Hutu ou si leurs enfants partageaient les deux ethnies. Pierre a dit que souvent les enfants étaient également mis à mort. Ces mois sanglants l’ont rempli d’une rage qui ne l’a jamais quitté, dirigée vers les aînés, les commandants et les principaux membres du Secrétariat du FPR qui, selon lui, ont conçu ces crimes » (p. 114).
Un
« témoignage »
renversant
à
bien
des
titres

On se frotte les yeux : les viols massifs et publics, les massacres sur fondement ethnique, les couples « mixtes » visés, les enfants coupables de « partager les deux ethnies » et assassinés, ce n’est pas le déroulé du génocide contre les Tutsi ? Le rapport monumental de Human Rights Watch, celui de African Rights, les centaines d’ouvrages d’auteurs les plus divers, les rapports, les milliers d’articles, ça ne vaut donc rien ? Pour Judi Rever, il suffit de se revendiquer de la DMI et de proférer les pires accusations pour être crédible. Ainsi ce passage :

« J’ai également bénéficié de la copie d’un document secret de 54 pages du TPIR datant de 2005 qui décrit en détail les opérations de mise à mort menées par les forces de Kagame […] à Giti, une commune où aucun génocide n’a été commis contre les Tutsis. Le témoignage d’un haut responsable du DMI stationné à Giti est effroyable. Il décrit les unités mobiles du DMI arrivant à Giti et dans la ville voisine de Rutare en avril, rassemblant des civils hutus, tirant avec des armes à feu ou les abattant à coups de houe. Il a déclaré que les volontaires tutsis ont été recrutés rapidement dans le FPR dans ces zones et qu’ils ont aidé à creuser des fosses communes. Les agents du DMI ont appelé ces civils tutsis La Force du Tigre. Il a ajouté que la Force du Tigre a planté plus tard des champs de bananiers sur les tombes afin de camoufler les sites » (p. 108-109). Ou encore : « Après avoir interrogé un certain nombre de soldats rwandais des unités de renseignement et des bataillons réguliers, j’ai l’impression que beaucoup d’entre eux ne voulaient pas commettre de meurtre, mais que c’était la politique du FPR d’éliminer les Hutus […] » (p. 8).
Exterminer
les
Hutus,
« la
politique
du
FPR » ?

Judi Rever en est persuadée, le FPR a massacré massivement les civils sur une base ethnique. Normal pour quelqu’un qui considère que s’il y a eu un génocide planifié en 1994, c’est celui contre les Hutus: « Nous connaissons les motivations de ces tueries basées sur l’ethnie parce que d’anciens membres du FPR ont témoigné de leurs objectifs. L’un des principaux objectifs était de retirer aux Hutus le pouvoir politique et militaire et de les remplacer par des dirigeants tutsis. Une fois disparus les principaux dirigeants militaires, politiques, économiques et culturels du régime précédent, ils ont également ciblé des enseignants, des artistes, des hommes d’affaires, des avocats et des juges hutus, afin qu’ils puissent gouverner sans trop de résistance. Le FPR a également ordonné à ses militaires d’exterminer autant de paysans hutus que possible, nettoyant les régions surtout dans le nord, parce qu’il voulait non seulement façonner la carte démographique, mais aussi sécuriser les biens des rapatriés tutsis qui vivaient depuis des décennies en Ouganda et au Burundi » (p. 230). CQFD !
Le
recours
aux
renégats

Il serait logique que l’auteur présente des preuves de ce qu’elle avance. Qui sont ces renégats ? Sont-ils de véritables repentis ou seulement des mythomanes, à l’instar du « lieutenant » Abdul Ruzibisa de sinistre mémoire ? Des agents de désinformation, comme plusieurs observations peuvent le laisser supposer ? Leur suffit-il d’affirmer à la journaliste canadienne qu’ils sont tutsis pour être crus ? Le sont-ils d’ailleurs ? Où sont les vérifications, les croisements de sources ? Que démontre une litanie de récits macabres ? Les explications de Judi Rever se réduisent à bien peu : « Pour des raisons de sécurité, cependant, je ne peux pas identifier par leurs vrais noms la plupart des témoins qui m’ont parlé ou m’ont fourni des documents pour ce livre. Kagame reste une figure puissante, protégée et dangereuse. » (p. 6). Pour en savoir davantage, il faudra se contenter d’explications moralisatrices et emphatiques: « Les documents de l’ONU qui ont été divulgués constituent une preuve historique de la défense [vindication] des victimes de Kagame. Ils témoignent également du courage des jeunes Tutsis qui avaient fait partie d’un régime brutal mais qui se sont libérés, risquant la censure et la mort pour dire la vérité. Kagame a grossièrement mal calculé le mélange de fureur et de honte que beaucoup de ses hommes ont ressenti après avoir commis des actes de dépravation [depravity] » (p. 5).

Judi Rever se garde bien de croiser ses « sources », elle le reconnaît d’ailleurs au détour d’un chapitre : « […] J’ai parlé à de hauts fonctionnaires avec le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (UNHCR) et quelques maires, mais j’ai choisi d’éviter de rencontrer des hauts responsables du FPR. J’avais peur d’eux, pour être honnête. Décidant qu’il était impossible de faire des reportages sérieux au Rwanda, j’ai pris un vol de Kigali à Entebbe et ensuite à Paris » (p. 35). Impossible de faire des reportages sérieux au Rwanda ? Une assertion qui devrait faire rire ou pleurer les milliers de journalistes qui y ont travaillé depuis 1994. La confrontation des informations, la vérification sur le terrain, une certaine capacité à « cuisiner » les témoins, font partie des règles déontologiques élémentaires pour les professionnels de l’information. Mais pas pour Judi Rever.
La
mystérieuse
« Unité
des
enquêtes
spéciales »…

L’autre source des « révélations » de l’auteur viendrait, directement ou indirectement, du « Bureau des enquêtes spéciales » du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) – dit aussi « Unité des enquêtes spéciales (UES). On tend l’oreille car ce bureau, entouré de secret, a effectivement existé. Fondé par le procureur général Louise Arbour en 1999, il avait pour vocation d’enquêter sur les crimes de guerre supposés du FPR en 1994. Son existence a généré bien des fantasmes, notamment de l’activiste belge Filip Reyntjens qui a espéré y exercer un leadership[xv]. Les négationnistes ne cessent de gloser sur le remplacement en 2003 de la procureur Carla Del Ponte, pour l’empêcher, prétendent-ils, de dresser des actes d’accusation contre des responsables du FPR à la suite d’enquêtes du BES. Bien que l’ONG International Crisis Group ait fait le lit de cette légende[xvi], Judi Rever la reprend encore dans son pamphlet, car elle est bien utile à sa thèse. Elle le raconte avec une certaine naïveté dès la première page de son récit :

« J’étais sur la piste de l’histoire complète du génocide depuis 1997. Bien que je n’aie jamais entendu parler de Clarisse Habimana, j’ai immédiatement téléchargé l’attachement. Je me suis vite rendu compte qu’elle était un lanceur d’alerte […] Elle m’a envoyé un recueil officiel des crimes contre les civils commis par le Front patriotique rwandais (FPR) de Paul Kagame pendant le génocide. Le document, daté du 1er octobre 2003, et étiqueté top secret, avait été compilé par des enquêteurs criminels du Bureau du Procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda. […] Le rapport de trente pages était si explosif qu’il était resté enfoui pendant plus d’une décennie. Il a révélé que le tribunal avait ouvert plusieurs dossiers sur les massacres du FPR au Rwanda en 1994. »

et
la
non
moins
mystérieuse
« Clarisse
Habimana »

Judi Rever ne s’étonne pas de la bienveillante coopération de cette correspondante inconnue, qui ne va pas cesser de l’alimenter en « révélations ». La suite a toutes les allures d’un mauvais roman policier : il s’agit tout simplement de la manipulation de l’enquête Bruguière pour accuser le FPR d’avoir commis l’attentat du 6 avril 1994, qui a servi d’étincelle au génocide contre les Tutsi. Et pour ça, l’UES a bon dos : « En 1999, lorsque le tribunal a créé l’Unité des enquêtes spéciales, les enquêteurs ont recueilli des témoignages d’informateurs à l’extérieur du Rwanda sur l’attaque aérienne, même s’il n’y avait pas de mandat officiel, parce que leurs informateurs insistaient pour en parler. Ils ne le laisseraient tout simplement pas partir. C’était trop important en termes d’histoire. […] Les enquêteurs ont confirmé l’existence de l’équipe en charge des missiles, et que les membres de l’équipe ont été formés en Ouganda et ont su utiliser des missiles surface-air (SAM). Dans son rapport sur le crash de l’avion, l’UES a identifié le capitaine Joseph Kayumba à la tête de l’équipe de missiles et a écrit que plusieurs sources ont confirmé qu’avant l’attaque, l’équipe avait au moins deux missiles. » (pp. 180-181).

Mais la fantasmagorique pourvoyeuse de documents secrets de l’unité la plus secrète du TPIR ne s’en tient pas là, comme le raconte Judi Rever : « [En 2014] j’avais commencé à recevoir un certain nombre de documents confidentiels du Tribunal pénal international pour le Rwanda, provenant de sources qui y avaient travaillé. Finalement, Clarise Habimana m’a envoyé le rapport top secret de l’UES sur leur enquête sur les crimes commis par l’armée de Kagame, un catalogue d’horreurs que j’ai déjà décrit. Des témoins m’approchaient plus que jamais. Mes sources les plus sûres, Théo et un officier que j’ai promis de ne pas nommer qui avait travaillé dans le renseignement militaire, m’ont aidée à valider [vet] ces témoins. » [souligné par nous] (p. 204).
Le
Renseignement
militaire
des
FAR,
la
« gorge
profonde »
de
Judi
Rever

S’il n’y avait qu’une phrase à retenir du livre de Judi Rever, c’est cette révélation de ses poissons-pilotes et de ce soudain afflux de témoins. Qui est cet officier « qui avait travaillé dans le renseignement militaire » – c’est-à-dire les Forces armées rwandaises, l’un des instruments du génocide – validant (et sans doute recrutant) ses « témoins » ? S’agit-il du colonel Anatole Nsengiyumva[xvii], ancien chef du « G2 » rwandais, connu comme un fabricant de faux documents (notamment les fausses revendications de l’attentat du 6 avril 1994 par le FPR) et l’un des manipulateurs de l’enquête Bruguière ? Aucun pays n’acceptant de l’accueillir, il est confiné dans une maison sécurisée à Arusha, mais il y dispose d’un accès internet. On pense alors plus vraisemblablement que Judi Rever est « aidée » par un de ses anciens ou actuels subordonnés. Beaucoup voient la main de Nsengiyumva dans la campagne négationniste internationale menée depuis l’année 2013 en direction des pays anglo-saxons, et qui a notamment conduit au documentaire négationniste de la BBC « Rwanda’s untold story ». Le livre « In Praise of Blood » pourrait constituer en quelque sorte la « version papier » de cette narration perverse.

La production par Judi Rever des « rapports secrets » allégués de l’Unité des enquêtes spéciales, et non pas de photocopies floues et potentiellement « bricolées », pourrait seule lui rendre un début de crédibilité. Il faut par ailleurs noter que Hassan Bubacar Jallow, Procureur du TPIR à partir de 2003, n’a cessé de manifester son scepticisme devant les éléments fournis par le service des “enquêtes spéciales”. Il déclarera au Conseil de Sécurité le 4 juin 2009, « Mon bureau ne dispose pas à ce stade précis d’un acte d’accusation en matière de ces allégations [contre le FPR]. »[xviii] Encore moins des allégations de génocide contre les civils hutus…
Judi
Rever
manipulée
de
bout
en
bout ?

Judi Rever a-t-elle été manipulée de bout en bout par les réseaux négationnistes – particulièrement virulents au Canada[xix]– coalisés sous la bannière du chef des renégats l’ex-général FPR Faustin Kayumba Nyamwasa, et de son parti le Rwandan National Congress (RNC) ? On ne peut exclure cette hypothèse tant les éléments autobiographiques fournis par la journaliste canadienne au fil des pages révèlent une personnalité fragile, tourmentée et sujette à des crises de paranoïa.

Paraphrasant l’ouvrage de l’historien Florent Brayard « Comment l’idée vint à M. Rassinier »[xx] sur l’itinéraire d’un des plus célèbres négationnistes de l’extermination des Juifs par les Nazis, on est tenté de se demander « commet l’idée vint à Mme Judi Rever. Il n’y a rien de neuf, sur le terrain négationniste du génocide des Tutsi du Rwanda, depuis Philpot, Péan et leurs imitateurs. On est stupéfait de la façon primaire dont la prétentieuse journaliste canadienne cultive l’anachronisme, consistant par exemple à expliquer la tragédie de 1994 par celle de 1997, c’est-à-dire gloser sur ce qu’elle ignore et ne veut pas connaître au motif de ce qu’elle aurait entraperçu dans la forêt congolaise. Dans l’espoir de consolider ses thèses provocatrices, elle fait l’impasse sur un corpus monumental de littérature sérieuse, nourrie d’enquêtes précises sur les tueries, sur l’idéologie raciste, sur l’organisation de la machine d’extermination, sur l’évidente planification du génocide des Tutsi. Trop facile de renvoyer le travail de centaines, sinon de milliers de chercheurs, écrivains et journalistes vers l’enfer d’une pensée dite « officielle » qui serait dictée par le FPR, selon une logique conspirationniste. Trop facile de décliner le B-A-BA du catéchisme négationniste bien connu : équilibrisme des tueries, responsabilité machiavélique des victimes, culture de la contre-vérité, le tout martelé sans preuves, à l’aide de témoins généralement anonymes et de narrations plus que douteuses.
Une
nouvelle
mais
fragile
bible
du
négationnisme

Judi Rever, chevalier blanc d’une nouvelle bible du négationnisme ? Tacticienne du brouillage ? Naîve proie des maîtres des horloges du génocide de 1994, aujourd’hui affairés à effacer les traces mémorielles de leurs forfaits ? Au service de qui ou de quoi d’autre ? De sa notoriété personnelle ? Des suspects en fuite ? Des politiciens en mal de revanche, face à un pays trop bien géré à leur gré ?

Ce débat est grave et nécessaire, même s’il n’est pas possible de revenir ici sur toutes les inepties, les démonstrations d’incompétence, les contre-vérités, les faux-semblants et les falsifications contenues dans « In Praise of blood ». Déni de réalité, déni d’histoire, déni de méthode scientifique, le tout au service d’une nouvelle forme d’assassinat de le mémoire perfidement métamorphosée en best seller. Dans sa note de lecture du livre de Florent Brayard, Christophe Prochasson écrivait : « Le débat sur l’extermination nazie ne relève pas de l’histoire. Il est en revanche un symptome au fondement peut-être d’une idéologie meurtrière. Le négationnisme est ainsi une pathologie qui vaut d’être comprise, un complexe de culpabilité indépassable, sans doute partagé par ceux “qui en sont revenus quand tant d’autre sont restés” »[xxi] Il pointait aussi « la haine des élites intellectuelles installées () considérées comme conformistes ». Des réflexions qui valent aussi vingt ans plus tard pour la démarche de Mme Rever.
De
scandaleux
éloges
dans
certains
médias

Nous avions conscience en décidant de réagir au brûlot de Judi Rever, d’une certaine inanité de la démarche, mais comment garder le silence face aux scandaleux éloges que l’on commence à voir s’étaler dans certains médias ?

Comme l’écrivait le regretté Pierre Vidal-Naquet, « un dialogue entre deux hommes, fussent­-ils adversaires, suppose un terrain commun, un commun respect, en l’occurrence, de la vérité. Mais avec les « révisionnistes », ce terrain n’existe pas. Imagine-t-on un astrophysicien qui dialoguerait avec un « chercheur » qui affirmerait que la lune est faite de fromage de Roquefort ? C’est à ce niveau que se situent ces personnages. Et, bien entendu, pas plus qu’il n’existe de vérité absolue, il n’y a de mensonge absolu, bien que les « révisionnistes » fassent de vaillants efforts pour parvenir à cet idéal. Je veux dire que, lorsqu’il s’avère que les passagers d’une fusée ou d’une navette spatiale ont laissé sur la lune quelques grammes de Roquefort, il n’y a pas à nier cette présence. Jusqu’à présent, l’apport des « révision­nistes » à nos connaissances se place au niveau de la correction, dans un long texte, de quelques coquilles. Cela ne justifie pas un dialogue, puisqu’ils ont surtout démesurément agrandi le registre du mensonge. »
La
leçon
de
Pierre
Vidal-Naquet

Dans Les Assassins de la mémoire[xxii], Pierre Vidal-Naquet concluait : « Je me suis donc fixé cette règle : on peut, et on doit discuter sur les « révisionnistes » ; on peut analyser leurs textes comme on fait l’anatomie d’un mensonge ; on peut et on doit analyser leur place spécifique dans la configuration des idéologies, se demander le pourquoi et le comment de leur apparition, on ne discute pas avec les « révisionnistes ». Il m’importe peu que les « révisionnistes » soient de la variété néo-nazie, ou la variété d’ultra-gauche ; qu’ils appartiennent sur le plan psychologique à la variété perfide, à la variété perverse, à la variété paranoïaque, ou tout simplement à la variété imbécile, je n’ai rien à leur répondre et je ne leur répondrai pas. La cohérence intellectuelle est à ce prix. »

Jean-François DUPAQUIER

_______________

[i] Pierre Péan, Noires furuers, blancs menteurs, Rwanda 1990-1994, p. 277. Paris, Ed. Fayard, 2005.

[ii] Robin Philpot Ça ne s’est pas passé comme ça à Kigali, p. 221.

Ed. Duboiris, Paris, 2004.

[iii] Hélène Dumas, Banalisation, révision et négation: les enjeux d’une « réécriture» de l’histoire du génocide des Tutsi, revue Esprit, mai 2010. Accessible sur

https://esprit.presse.fr/article/dumas-helene/banalisation-revision-et-negation-la-reecriture-de-l-histoire-du-genocide-des-tutsi-35642

[iv] Robin Philpot, op. cit., pp. 13-14.

[v] Dans cet article, les traductions en français de citations du pamphlet de Judi Rever sont de Jean-François Dupaquier. En cas de doute sur un mot, nous rappelons entre croches le terme anglais employé.

[vi] Paul Dresse, Le Ruanda d’aujourd’hui, Ed. Charles Dessart, Coll. Les petites etudes historiques, Bruxelles, 1940.

[vii] Ferdinand Nahimana, Rwanda. Les virages ratés, préface de Helmut Strizek, Lille, Éditions des sources du Nil, coll. « Le droit à la parole », 2007, p. 406.

[ix] Ferdinand Nahimana, Rwanda. Les virages ratés, op. cit., p. 402-403

[x] Sur cette propagande noire, voir Jean-François Dupaquier, Politiques, militaires et mercenaries français au Rwanda. Chronique d’une désinformation, Ed. Karthala, Paris, 2014.

[xi] Alison Des Forges, la plus grande spécialiste du genocide des Tutsi du Rwanda, est décédée le12 février 2009 dans un accident d’avion à Buffalo (Etats-Unis). Elle avaoit notamment reçu le “Lemkin Award” de l’Institut pour l’Etude du genocide en tant que meilleure étude sur le genocide publiée en 2000-2001 ainsi que le prix Bruno Kreisky en Autriche pour le meilleur livre politique en 2003. Alison Des Forges a témoigné en tant qu’experte dans onze procès pour crime de genocide devant le TPIR ainsi que dans le cadre de procès en Belgique, en Suisse et au Canada. Elle a fourni des preuves qui ont corroboré l’existence du génocide des Tutsi rwandais à des groupes d’experts des Nations unies, de l’Union africaine, du Sénat belge et de l’Assemblée nationale française (Source : notice d’hommage de la FIDH, de la Ligue de Droits de l’Homme et de l’Ordre des avocats de Paris, juin 2009).

[xii] “Même lorsque les observateurs internationaux ont remarqué ce qui se passait, ils ont souvent choisi de minimiser ou de rejeter les atrocités du FPR. Par exemple, Human Rights Watch a découvert que le FPR avait mené des violences à Giti et « balayé [la commune] comme un feu ». Mais les meurtres ne méritaient qu’une phrase dans son énorme rapport de référence sur le génocide, Leave None to Tell the Story. [Aucun Témoin ne doit survivre] Les mensonges étendent leur ombre et travestissent la vérité [The lies are still shading and confounding the truth].” Judi Rever, p. 130.

[xiii] Interview de Lef Forster, 30/04/2018.

[xiv] Guillaume Ancel, Rwanda, la fin du silence. Témoignage d’un officier français, Ed. Les Belles Lettres, Paris, 2018 ; Jean-François Dupaquier, L’Agenda du genocide, Ed. Karthala, Paris, 2010.

[xv] Consluter à ce sujet cet article :

[xvi] Voir Tribunal Pénal International pour le Rwanda: Pragmatisme de Rigueur ICG Rapport Afrique N°69, 26 septembre 2003

Accessible sur

https://d2071andvip0wj.cloudfront.net/69-the-international-criminal-tribunal-for-rwanda-time-for-pragmatism.pdf



[xvii] Rappelons que le colonel Anatole Nsengiyumva, ancien chef du « G2 » rwandais, arrêté en 1996 au Cameroun et condamné à la détention à perpétuité en première instance dans le procès « Militaires 1 » avait vu sa peine considérablement réduite en appel, ce qui lui a valu une libération anticipée dès 2012

[xviii] Nations Unies, Conseil de Sécurité, 6134ème session, S/PV.6134, 4 juin 2009, p. 33.

[xix] Il a été créé en avril 2016 à Toronto (Canada), un groupe composé d’avocats, juristes, rwandais, burundais, autres africains, européens, américains qui, à son tour, a créé un réseau en support des prisonniers politiques du TPIR et autres Prisonniers Politiques au Rwanda, en Europe et en Amérique du Nord. Ils ont appelé leur réseau “Rwandan Political Prisoners Support Network (RPPSN)”. Son but est de faire libérer ces prisonniers et leur réhabilitation.

[xx] Florent Brayard, Comment l’idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, Paris, Fayard, Coll. “Pour une histoire du XXe siècle”, 1996, avec une préface de Pierre Vidal-Naquet

[xxi] Christophe Prochasson, note de lecture du livre de Florent Brayard, Comment l’idée… op. cit., Revue d’histoire moderne et contemporaine, Paris, 1997.

[xxii] Pierre Vidal-Naquet, Les Assassins de la mémoire. Ed. La Découverte, Paris, 1987, 231 pages, plusieurs fois réédité.

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