Fiche du document numéro 2202

Num
2202
Date
Samedi 25 novembre 2006
Amj
Taille
113415
Titre
Enquête sur la mission du juge Bruguière
Mot-clé
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Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« Enfin la vérité ! », telle fut la réaction de Jacques Hogard, ancien
officier français passé par le Rwanda, à la suite de l'ordonnance
rendue par le juge Bruguière, chargé depuis 1998 d'une instruction
sur l'attentat contre le président rwandais Juvénal Habyarimana du 6
avril 1994.

Dans son ordonnance, transmise au parquet le 17 novembre, le juge
antiterroriste a livré le résultat de ses investigations. Paul Kagamé,
actuel président du Rwanda et ancien chef d'une rébellion opposée à
un régime soutenu par Paris, serait l'instigateur de cet attentat. « Le général (Paul Kagamé), affirme Jean-Louis Bruguière, avait
délibérément opté pour un modus operandi qui, dans le contexte
particulièrement tendu du Rwanda (...) ne pouvait qu'entraîner en
réaction des représailles sanglantes.
 »

Au terme de près de 50 auditions recueillies en huit ans d'enquête, le
magistrat conclut donc « à la participation présumée » de Paul
Kagamé. Telle est la « vérité » qui fut immédiatement saluée.
Celle-ci était attendue, espérée et souhaitée depuis longtemps par de
nombreuses parties du dossier rwandais. Dès l'an 2000, l'essentiel de
l'instruction était publié dans la presse. En 2004, dix ans après le
génocide, les « conclusions » du magistrat s'étalaient à nouveau dans
les colonnes de journaux qui annonçaient alors la clôture imminente
de l'instruction. Il fallut toutefois attendre encore deux ans et demi
- sans que soit réalisée la moindre audition - avant que la prophétie
ne se réalise.

En réalité, le tour de l'instruction menée par le juge Bruguière était
écrit dès le départ. En témoignent la chronologie des auditions et
l'identité des personnes entendues. La première, le 29 septembre 1999,
fut le sulfureux Paul Barril. Acteur du dossier rwandais - où, tour à
tour, il endossa d'innombrables casquettes -, l'ancien gendarme de
l'Élysée hante de 1990 à 1994 les couloirs de l'Élysée comme ceux de
l'ancien régime de Kigali. Dès juin 1994, il assènera de
pseudo-révélations - démenties ultérieurement - qui lui permettent de
pointer du doigt les Tutsis et le FPR.

À sa suite, le magistrat entend d'anciens responsables des forces
armées rwandaises (FAR), dont plusieurs sont aujourd'hui inculpés par
le Tribunal pénal international d'Arusha (TPIR) en charge de juger le
génocide. Les accusations des officiers des FAR sont connues. Elles
ont été examinées par la mission parlementaire d'information
consti­tuée à Paris en 1998 qui a conclu, dans son rapport final, à
une « tentative de désinformation ».

Dans le même temps, Jean-Louis Bruguière procède à l'audition de
plusieurs officiers français présents entre 1990 et 1994 au Rwanda au
titre de la coopération militaire. Le colonel Grégoire de
Saint-Quentin en est. Curieuse coïncidence, lorsque l'ordonnance du
juge Bruguière est rendue publique, le 27 novembre, le colonel de
Saint-Quentin, cité par la défense de l'un des accusés de génocide,
est à la veille de déposer au Tribunal ­international d'Arusha. Paris
a imposé au recueil de son témoignage des conditions jamais vues :
afin de protéger l'officier, un représentant du gouvernement pourra
invoquer la « sécurité nationale ». Prenant prétexte de l'ordonnance
du juge Bruguière, l'audition est annulée in extremis par Paris, puis
reportée à la condition qu'elle se déroule en visioconférence.
Après avoir entendu Paul Barril, les anciens officiers de l'armée
rwandaise, les officiers français, le juge Bruguière poursuit ses
investigations en recueillant le témoignage de « défecteurs » de la
rébellion menée par Paul Kagamé. Il en entend une dizaine, les deux
principaux en juillet 2003 et en mars 2004. À compter de cette date,
le magistrat interrompt ses auditions. Toutes les personnes entendues
l'ont conforté. Aucun contact n'a été pris avec les actuelles
autorités de Kigali, mises en cause.

Tel est le cheminement suivi par le juge Bruguière. Dans les premières
pages de son ordonnance, il s'en explique. Il a initialement étudié « cinq hypothèses », mais s'est très vite trouvé dans l'obligation,
affirme-t-il, de n'en retenir qu'une.

D'un trait de plume, il explique avoir balayé l'éventualité d'un
attentat réalisé par des Hutus appuyés par l'ancienne armée rwandaise
(FAR) : « S'agissant des FAR, écrit-il, il a pu être établi qu'elles
étaient mal équipées et peu entraînées (...) qu'au surplus, elles ne
disposaient que de faibles moyens antiaériens et n'avaient pas de
missiles.
 » Ce point est déterminant : l'attentat du 6 avril 1994
aurait été réalisé avec deux missiles Sam 16.

Le problème, et il est de taille, est que l'affirmation du magistrat a
été contredite. Jean-Louis Bruguière paraît écarter d'emblée des
pistes ouvertes par les parlementaires français. Dans leur rapport,
publié à la fin de la mission d'information, ils notent que l'armée
rwandaise dispose en 1994 de 40 à 50 missiles Sam 7 et de 15
Mistral. Ils précisent : « Il est peu vraisemblable qu'une armée
dispose d'un tel arsenal sans en maîtriser parfaitement les conditions
d'utilisation, même si de nombreux observateurs se sont plu à
souligner l'état d'impréparation et l'inefficacité au combat des
FAR.
 »

Lors de son témoignage face à la cour d'Arusha, le colonel Théoneste
Bagosora, accusé d'avoir été « le cerveau du génocide », avait
également contredit l'affirmation du juge Bruguière. Sur la base de
pièces à conviction, l'ancien commandant du bataillon antiaérien à
Kigali en 1992 avait admis que les autorités rwandaises de l'époque
s'étaient portées acquéreurs de missiles Sam 16. L'hypothèse sur
laquelle a travaillé le juge Bruguière n'est pas à écarter. Mais
d'autres restent à explorer. Le travail du magistrat, loin d'être « enfin la vérité », est parcellaire et fragmentaire. La véritable
investigation reste à faire.

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