Citation
De notre envoyé spécial au Rwanda.
 
 NYAMIRAMBO, un quartier situé non loin du centre-ville de
 Kigali. Egalement appelé par les habitants de la capitale rwandaise le
 « quartier musulman ». Commencés par une vague d'assassinats
 politiques perpétrés par la garde présidentielle, les massacres des
 familles tutsies s'amplifient à la mi-avril. Les casques bleus
 présents dans le pays (ils étaient alors 17.000) s'abstiennent de
 quelque initiative que ce soit, en dehors de l'évacuation des
 ressortissants européens. 
 
 Les milices gouvernementales exterminent de façon systématique,
 passant d'un pâté de maisons à l'autre. A Nyamirambo, elles se
 heurtent à la résistance organisée des familles qui s'y sont
 réfugiées. Au point de contraindre les miliciens à faire marche
 arrière. Ce sont alors les FAR (Forces armées rwandaises) qui prennent
 le relais avec des véhicules blindés. La résistance est brisée par un
 déluge de feu. Place nette est faite aux tueurs. Ils reviennent alors,
 armés de grenades et de machettes. 
 
 Tous les témoignages que j'ai recueillis auprès de survivants
 confirment le caractère prémédité des massacres qui ensanglantent le
 Rwanda depuis le 7 avril. Rappelant que le Front patriotique rwandais
 (FPR) avait signé un accord le 4 août 1993 avec le pouvoir en place à
 Kigali, Alexis Kanyarengwe, président du Front patriotique, déclare :
 « Le groupe de Juvénal Habyarimana n'a jamais permis la mise en
 application de cet accord. Chaque fois, il trouvait un prétexte pour
 reporter la mise en place des institutions de la transition. Pendant
 ce temps-là, il activait la formation de milices en les dotant d'armes
 venues d'Afrique du Sud, avec l'appui de certaines autorités
 françaises. »
 
 
Une tuerie qui n'a rien d'aveugle
 
 « Le plan était prémédité et préparé depuis longtemps. Il s'agissait
 de mettre au point une opération d'élimination de toute personne
 appartenant à l'opposition, puis de provoquer une guerre civile en se
 servant du prétexte ethnique. Quant à l'``accident'' du président,
 tout ce que nous savons, c'est qu'il a eu lieu dans la zone contrôlée
 par sa garde présidentielle, opposée à la réalisation des accords
 d'Arusha. » 
 
 Certains commentateurs français parlent de « massacres interethniques
 sur fond de guerre civile. » Il y a là un double mensonge par
 omission. La première partie de la phrase rend responsables des
 atrocités les deux camps en présence. Or les massacres ont
 exclusivement visé les adversaires politiques de l'ex-parti unique
 MRND et son allié CDR, puis la minorité tutsie promue par la dictature
 au rôle de victime expiatoire. La seconde partie de cette même
 assertion inverse l'ordre des événements. Ce n'est pas la reprise de
 la guerre civile qui a provoqué le génocide, ce sont les massacres qui
 ont précédé et entraîné la reprise des affrontements militaires entre
 les forces du FPR et celles de la dictature. 
 
 Et ce sont ces dernières qui, comme à Nyamirambo, ont organisé une
 tuerie n'ayant d'aveugle que l'apparence. Pogromes à l'encontre
 d'enfants, de femmes et d'hommes coupables d'être tutsis ou démocrates
 hutus. Selon une démarche rappelant celle du nazisme, et que
 Jean-Pierre Chrétien, spécialiste au CNRS de l'Afrique orientale,
 résume dans nos colonnes par ce titre historiquement évocateur : « Peste brune en Afrique noire ». 
 
 Autre « oubli » de ces mêmes commentateurs : l'opposition politique
 non armée à la dictature. Quatre partis étaient représentés dans le 
 « gouvernement de transition à base élargie » né des accords
 d'Arusha. Le Parti social-démocrate (PSD), le Parti démocrate-chrétien
 (PDC), le Parti libéral (PL), le Mouvement démocratique rwandais
 (MDR). Leurs dirigeants, principalement des opposants hutus, ont été
 assassinés à leur domicile dès le 7 avril. Aujourd'hui, les survivants
 de ces formations accusent. « Les organisations proches de la
 dictature ont voulu ces massacres », déclare Joseph Nsengimana (PL).
 « Les massacres en cours avaient été planifiés », insiste Joseph Mdahajo
 (MDR). 
 
 Des survivants ? Impossible
 
 Dans le sud du pays, toujours aux mains des forces gouvernementales,
 les massacres se poursuivent. Pascal Munyampirwa me parle de la lettre
 que son frère, l'abbé Modeste, a réussi à lui faire parvenir depuis le
 Zaïre où il a trouvé refuge après avoir rejoint la Tanzanie. Il lui
 narre l'assassinat collectif de leur famille et de leurs voisins, tous
 ceux qui habitaient la « colline des Tutsis », isolée en plein pays
 hutu. Une horreur à l'état brut, qui, comme dans le « quartier
 musulman » de Kigali, a été voulue par le pouvoir. 
 
 Le préfet de Cyangugu, Emmanuel Bagambiki, fait le tour des villages
 hutus environnant la « Colline des Tutsis ». Il cherche à recruter des
 tueurs pour le massacre projeté. Dans cette partie du Rwanda, la
 dictature n'a pu constituer les groupes de miliciens qui lui ont servi
 de masse de manoeuvre ailleurs, en particulier dans les régions du
 nord où elle était beaucoup plus fortement implantée. Les Hutus
 refusent d'obéir à l'émissaire de la dictature et lui signifient son
 départ. Le préfet quitte effectivement les lieux pour revenir quelques
 heures plus tard. Accompagné de quatre camions chargés de militaires
 en uniforme. 
 
 Sur la « Colline des Tutsis », plus de trois cents personnes
 habitaient et travaillaient. Des paysans. « Le préfet a donné l'ordre
 d'exterminer tout le monde, me raconte Pascal, la lettre de son frère
 à la main, mon oncle et ma tante ont été brûlés vifs dans leur
 maison. Mon frère Antoine et sa famille, tous massacrés. Mes amis
 d'école... Sur la ``Colline des Tutsis'', on ne trouvera sans doute plus
 personne. » 
 
 Il est très difficile d'entendre un tel récit sans avoir la réaction
 maladroite de celui qui cherche à dire que tout espoir n'est peut-être
 pas perdu. La phrase de Pascal est effroyable car elle révèle la
 conviction qu'aujourd'hui, au Rwanda, le pire est toujours sûr : « Des
 survivants ? Mon frère ne pense pas qu'il puisse y en avoir. Et s'il y
 en a, ils sont condamnés à mourir. Mon frère a été l'un des derniers à
 pouvoir franchir la frontière. Après, l'armée gouvernementale a barré
 la route. Et, au nord, il y a les miliciens battant en retraite. Pris
 entre les deux, comment échapper ? » 
 
 « Je croyais ma famille déjà passée de l'autre côté. Mais, bien sûr,
 il y avait beaucoup de barrages : Butare, Cyangugu, Gisenyi... Alors,
 ils n'ont pas pu. Et, conclut Pascal, avec un ton monocorde, partout
 là-bas, alors que nous parlons, les massacres continuent. »