 
   L’avis de recherche de Félicien Kabuga diffusé par Interpol. MCT / GETTY IMAGES
 C’est l’un des fugitifs les plus recherchés de la planète. Dans la liste des fiches signalétiques
 diffusées par Interpol, sa « notice rouge » le présente comme étant né le 19 juillet 1935. Plutôt
 petit (1,67 m), cheveux courts, yeux marron, il parle français, allemand, anglais et, bien sûr, sa
 langue maternelle, le kinyarwanda. Ses crimes supposés, selon cette même fiche ?
 « Génocide, complicité, incitation et complot en vue de commettre un génocide, crime contre
 l’humanité ». Félicien Kabuga est le dernier « gros poisson » du génocide des Tutsi que le
 Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) n’a pas réussi à arrêter : voilà vingt-cinq
 ans qu’il échappe à la justice internationale et aux Américains, prêts à offrir 5 millions de
 dollars (4,4 millions d’euros) pour le moindre renseignement susceptible de conduire à sa
 capture. 
 Suivre sa trajectoire – du moins essayer – aide aujourd’hui à comprendre comment un groupe
 d’une cinquantaine d’extrémistes, installés au plus haut niveau de l’Etat rwandais, a préparé,
 financé et mis sur pied l’appareil génocidaire bien avant de passer à l’acte. A l’époque, au
 début des années 1990, M. Kabuga n’est pourtant qu’un homme d’affaires prospère. Dans ce
 pays considéré comme l’un des Etats les plus pauvres d’Afrique, c’est l’une des figures d’un
 régime où les Hutu dominent les Tutsi, discriminés sous le règne du président-général Juvénal
 Habyarimana. 
 Comme beaucoup d’hommes influents de l’entourage du dictateur, il vient d’un village posé
 sur les collines du nord du pays. Propriétaire de 350 hectares de plantations de thé, il exploite
 une minoterie qui produit de la farine de blé. Prudent, il a aussi investi dans des maisons
 cossues à Kigali, la capitale, et fait bâtir dans le quartier de Muhima le premier centre
 commercial du pays : un complexe comprenant un hôtel de 120 chambres, 80 bureaux et une
 galerie marchande. Lui-même s’est installé à Kigali, se faisant construire une énorme maison
 avec piscine en surplomb du quartier huppé de Remera. Il faut bien afficher son standing et
 loger ses onze enfants.  
La « petite maison » des faucons
   
   Comme le dit un proverbe rwandais, « celui qui est protégé par le léopard puise
 tranquillement ». De fait, l’influence de Félicien Kabuga auprès des plus hautes autorités se
 mesure d’abord à l’aune de son réseau familial. Deux de ses filles sont mariées à deux fils du
 président Habyarimana, Léon et Jean-Pierre. Deux autres de ses gendres occupent des postes
 importants : l’un est Augustin Ngirabatware, ministre du plan de 1990 à 1994, l’autre est
 Fabien Singaye. 
 Officiellement, ce dernier est deuxième secrétaire à l’ambassade du Rwanda en Suisse. En
 fait, c’est l’un des maîtres espions du régime. Sa mission : surveiller les opposants tutsi en
 exil qui, au début des années 1990, préparent leur retour au pays par la force. A ce titre,
 M. Singaye est en contact régulier avec Paul Barril, ex-super gendarme du GIGN
 (groupement d’intervention de la gendarmerie nationale) qui, reconverti dans la sécurité
 privée, travaille en sous-main pour le camp des extrémistes hutu. Enfin, une autre des filles
 Kabuga, Winnie, a épousé Eugène Mbarushimana, le secrétaire général des Interahamwe, les
 milices du parti présidentiel, le MRND. Félicien Kabuga est si en vue qu’il est souvent
 présenté, à Kigali, comme le « conseiller financier » personnel du chef de l’Etat.  
 Le groupe informel auquel il appartient dans les cercles du pouvoir s’appelle l’Akazu, la
 « petite maison » en kinyarwanda. Dirigé par la femme du président rwandais, Agathe
 Kanziga, il réunit les faucons du régime : beaucoup d’officiers, quelques hauts fonctionnaires,
 une poignée de banquiers et d’hommes d’affaires. Tout en ayant ses entrées au sein de
 l’équipe sécuritaire, Félicien Kabuga est le chef de file de ces patrons radicaux.
 Dès 1991, l’Akazu met en place plusieurs circuits clandestins pour financer le très coûteux
 conflit engagé en novembre 1990 contre les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR).
 Cette guerre coûte cher, or les caisses de l’Etat sont vides à cause du plan d’ajustement
 structurel imposé au pays par le Fonds monétaire international (FMI). En trois ans, la dette va
 doubler, passant de 500 millions à près d’un milliard de dollars. Le clan Habyarimana n’a plus
 vraiment le choix : il doit lâcher du lest sur le front politique, en acceptant le multipartisme
 réclamé par les puissances occidentales et les bailleurs de fonds. Conséquence : il faudra
 désormais partager les ressources.  
Tour de passe-passe budgétaire
  Pour contourner les injonctions du FMI, l’entourage présidentiel imagine un système de
 détournement des procédures du plan d’austérité. La manœuvre consiste à faire passer des
 dépenses militaires pour des dépenses civiles. Ainsi, quand le ministère de la santé commande
 des ambulances, celles-ci seront en réalité utilisées par celui de la défense. Idem au ministère
 des transports, où les camions commandés parviendront in fine aux Forces armées rwandaises
 (FAR).  
 
   Lorsqu’ils s’aperçoivent de la supercherie, les bailleurs de fonds protestent, mais rien n’y fait.
 Selon les calculs réalisés par l’ancien sénateur belge Pierre Galand, les dépenses militaires
 absorbent 51 % des recettes de l’Etat en 1992. Félicien Kabuga est parfaitement au courant de
 ce tour de passe-passe, car son gendre, ministre du plan, est chargé des relations avec les
 bailleurs de fonds et de la gestion des fonds issus de la coopération internationale.   
 De son côté, l’Akazu met en place un circuit de financements clandestin, dont le premier
 objectif est de former et d’équiper les Interahamwe. Comment ? En siphonnant, par un circuit
 parallèle, les taxes sur les importations. M. Galand l’a découvert en auditant les comptes de la
 Banque nationale du Rwanda en 1997. L’ancien directeur des douanes lui a alors expliqué le
 système mis en place par l’Akazu : « 
Il y avait un morceau de l’aéroport qui avait été grillagé
 et qui servait à faire entrer des produits échappant au contrôle des douanes. La famille
 Habyarimana – Mme Habyarimana, aujourd’hui encore protégée en France, et son frère (donc
 le beau-frère du président) – avait la haute main sur cette partie de l’aéroport. Ils taxaient
 ces produits, puis les mettaient en vente sur le marché pour constituer une trésorerie, créer du
 cash qui servait à équiper les Interahamwe. »  
Allumettes et double comptabilité
  Les financiers de l’Akazu ne vont pas en rester là : ils décident de mettre à contribution le
 réseau des entreprises publiques. Le régime de Kigali contrôle étroitement les secteurs
 stratégiques (énergie, transports, banques). Rien n’échappe au MRND, qui s’appuie sur un
 réseau de comités internes à chaque entreprise. A partir de 1992, M. Kabuga et l’Akazu vont
 noyauter plusieurs sociétés publiques pour détourner des fonds à leur profit. Parmi elles, la
 florissante Société rwandaise des allumettes, la Sorwal. 
 Basée à Butare, celle-ci rayonne sur le Rwanda, le Burundi et le Kivu, vaste zone minière
 située à l’est de la République démocratique du Congo. Le 13 février 1992, Alphonse
 Higaniro, ancien ministre des transports proche de l’Akazu, est parachuté au poste de
 directeur général. S’il roule en Mercedes, fréquente le Rotary Club pour y croiser de riches
 Blancs et porte un revolver à la ceinture, M. Higaniro a surtout un lien familial direct avec
 l’Akazu : sa femme est la fille du médecin personnel du président Habyarimana. 
 Alphonse Higaniro instaure une double comptabilité au sein de la Sorwal. Une partie de la
 production est ainsi vendue à des grossistes, qui la règlent par des chèques sans provision.
 Cette marchandise est aussitôt revendue à des petits commerçants, qui payent en liquide.
 L’argent ainsi récolté sert à payer la logistique nécessaire à l’entraînement des milices : achat
 d’essence pour les camions, de bière et de bottes pour les miliciens… Ces grossistes en
 profitent aussi pour réinvestir leurs gains dans d’autres secteurs ou pour prêter de l’argent à
 des taux d’usurier. Certains bâtissent des fortunes en un rien de temps.    
 L’appui de la Sorwal dans la structuration des milices ne s’arrête pas là. Quelques dizaines de
 leurs membres sont embauchés par l’usine d’allumettes, dont les vastes locaux servent de base
 d’entraînement. Il leur arrive souvent d’utiliser les 4 × 4 Pajero de la société, ainsi que son
 minibus. D’autres entreprises sont mises à contribution. La cimenterie Cimerwa, le logisticien
 Magerwa, le planteur Ocir-Thé, la compagnie Electrogaz ou encore la régie de transports
 Onatracom sont placés sous le contrôle de responsables de la mouvance extrémiste. En
 général, ils fournissent des moyens aux génocidaires ou financent leurs activités. Peu d’entre
 eux ont eu à répondre de leurs actes, à l’exception notable d’Alphonse Higaniro. Arrêté
 en 1995 en Belgique, il a été condamné, en 2001, à vingt ans de prison par la cour d’assises de
 Bruxelles.  
25 tonnes de machettes chinoises
  Mais pour mener à bien le projet génocidaire, les milices ne sauraient suffire. Le régime a
 aussi besoin d’un outil de propagande de masse. C’est la leçon des massacres du Bugesera,
 cette région au sud de Kigali où les Tutsi sont plus nombreux qu’ailleurs. Dans la nuit du 4 au
 5 mars 1992, plusieurs centaines d’entre eux ont été massacrés par des voisins encadrés de
 miliciens, après une campagne de « sensibilisation » de Radio Rwanda, la station nationale.
 Ce test grandeur nature a montré l’importance de la propagande par les ondes, dans un pays
 où la télévision n’existe pas encore. Un an plus tard, au printemps 1993, alors que la guerre
 contre les rebelles s’intensifie, le président Habyarimana soutient le lancement d’une radio
 privée destinée à devenir le porte-voix de la propagande du « 
hutu power ». L’incontournable Félicien Kabuga s’implique personnellement dans la création de la nouvelle Radio Télévision libre des Mille Collines (RTLM).   
 Le président Habyarimana est le premier actionnaire de la société. Associé à deux intellectuels
 proches du pouvoir, M. Kabuga finance l’opération en constituant un tour de table d’une
 cinquantaine de gros donateurs, pour la plupart membres de l’Akazu. Alphonse Higaniro et sa
 femme en font partie. M. Kabuga sollicite aussi le soutien de la Fondation Konrad-Adenauer,
 un satellite de l’Internationale démocrate-chrétienne, affiliée à la CDU, le parti démocratechrétien allemand. Le budget s’élève à 3 millions de francs français (plus de 450 000 euros). 
 Très vite, la RTLM, sa musique moderne et le ton déluré de ses animateurs deviennent
 populaires dans les campagnes rwandaises, où le discours haineux contre les Tutsi monte en
 puissance.   
 Enfin, il faut également des armes à un génocide. M. Kabuga va alors se muer en importateur
 de machettes, dans des quantités ne laissant aucun doute sur leur utilisation future. En
 novembre 1993, les établissements Kabuga importent 25 tonnes de machettes chinoises, puis
 50 000 unités en mars 1994. Lorsque la tragédie débute, le 6 avril 1994, Félicien Kabuga sait
 ce qui se trame. Toujours aussi prudent, il commence par envoyer sa famille – notamment son
 épouse, issue de l’« ethnie » tutsi qu’il voue à l’extermination – se réfugier à l’ambassade de
 France, dès le 7 avril, avec quelques dizaines d’autres dignitaires du régime. Cinq jours plus
 tard, ceux-ci seront évacués par l’armée française vers l’Europe. M. Kabuga, de son côté, peut
 alors donner toute la mesure de son entregent. La mécanique génocidaire est en route. 
 David Servenay