Fiche du document numéro 27853

Num
27853
Date
Jeudi 15 août 2002
Amj
Taille
39701
Titre
Kisangani, cité de l'arrière-monde
Soustitre
Le souvenir d'un film de John Huston, une visite ancienne de Naipaul, les traces de feu Kabila dans une ville fantôme.
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
C'est un rêve blanc, au bord du grand fleuve de l'Afrique noire : une magnifique bâtisse d'une folie un peu rococo, surmontée de frontons à escalier, flanquée de tourelles et ajourée d'une véranda à colonnades tout autour. Badigeonnée pour mieux contraster avec le vert saturé de la berge et le sombre éclat des eaux du Congo, la Villa Regina a servi de décor à l'un des plus célèbres films de John Huston. Dans la scène d'ouverture, un pasteur méthodiste et sa sœur, une vieille fille officiant comme organiste, s'évertuent à faire chanter en chœur leurs ouailles africaines, d'une hilarante indiscipline. La cacophonie prend fin sur un coup de sifflet du rafiot à vapeur hors d'âge, The African Queen, duquel descend Humphrey Bogart. Sur le perron, se remémorant un reste de bonne éducation, le trafiquant amateur de gin jette son cigare. Une foule de Noirs, en pagaille, se rue sur le mégot...

Pour son unique rire franc à l'écran, Humphrey Bogart obtint le seul Oscar de sa carrière. Comédie sentimentale, sur fond de première guerre mondiale dans une colonie allemande, où l'African-Queen s'engage dans un combat inégal avec le Congo, ses affluents marécageux et un navire ennemi qu'il veut faire sauter, le film doit son succès au couple que forment le vieux loup d'eau douce et la prude grenouille de bénitier, jouée par Katharine Hepburn. Celle-ci, condition de sa participation, avait exigé que le tournage se fît in situ, loin des studios d'Hollywood. En 1950, l'aventure fut telle qu'elle devait inspirer à la vedette féminine, trente-sept ans plus tard, un livre de souvenirs intitulé : Le Tournage de African Queen, ou comment je suis allée en Afrique et que j'y ai presque perdu la tête. Aujourd'hui, si pareille équipée était concevable, elle aboutirait à un oppressant documentaire, une éphéméride du déclin. A Kisangani, dans ce qui fut l'ancien quartier européen, la Villa Regina n'est plus qu'une belle ruine. Une partie de sa façade et du toit, grignoté par la rouille, a été envahie par la végétation. Les briques rouges percent sous le crépi blanc, leur poussière et la pluie se mélangeant pour dessiner sur les murs des traces de sang. Entre les pilastres de la véranda, des fils à linge exhibent la banalité humaine. Le perron s'est éboulé sous les pas trop lourds de la marche du temps : une décolonisation talonnée de rébellions ; une restauration autoritaire suivie de mutineries, de pillages, d'invasions étrangères... Alentour, les maisons voisines témoignent, elles aussi, d'une rage destructrice qui, en l'espace d'un demi-siècle, a enseveli tout ce qui fut érigé dans la ville-phare sur la boucle du fleuve.

En 1921, une première liaison aérienne fut établie entre l'actuelle Kinshasa et Stanleyville, fondée, quarante ans plus tôt, par l'explorateur anglo-américain au-delà des cataractes - les "Stanley Falls" - dont il est également le héros éponyme. Kisangani se situe à l'entrée du cours navigable du Congo, à la confluence triangulaire avec deux rivières. C'est dans l'une d'elles, la Tshopo, que s'est écrasé, lors de son redécollage, l'hydravion monomoteur. Il en reste seulement l'hélice en bois, conservée à la procure de l'archevêché, où une vue panoramique de l'époque met en valeur une briqueterie, la villa des frères maristes, la "gare des Grands Lacs", le tribunal, une maternité et le "village hindou". Au moins le quartier des artisans, emmenés depuis la côte orientale, est-il signalé. Ce qui s'appelait alors la "cité indigène" ne figure pas sur la carte.

Le 12 mars 1925, quand les quatre autochenilles du premier raid Citroën Méditerranée-Congo belge entrèrent dans Stanleyville, leur carnet de bord décrivit une « petite capitale avec de ravissantes maisons coloniales à vérandas disposées de part et d'autre de larges avenues plantées de palmiers, dotée de tous les magasins, de toutes les administrations d'une grande ville, où des hommes coiffés de casques coloniaux prenaient l'apéritif aux terrasses des cafés ». Trente-cinq ans plus tard, à l'indépendance, plus de 6 000 Européens - dont une forte communauté grecque - y vivaient et commerçaient. A l'époque, on faisait le voyage de 800 km jusqu'à Bukavu, sur la frontière rwandaise, dans la journée. Il y avait aussi le rail, sur 150 km, pour contourner les rapides et relier la ville au Katanga, la riche province minière méridionale du Congo. Cependant, les troubles de l'après-indépendance eurent raison de ces atouts, au nom d'une plus grande justice sociale. « Il vaut mieux tuer quelques jours que mourir éternellement », disaient les rebelles simba, les lions de Gaston Soumialot. Leur règne de cent jours sur Kisangani, en 1964, y fit des milliers de victimes. Signataire des arrêts de mort, leur ministre de l'intérieur était Laurent-Désiré Kabila.

Le massacre d'Européens - missionnaires, femmes et enfants... - provoqua l'intervention des parachutistes belges. Le retour à l'ordre fut achevé, de façon sanglante, par des mercenaires belges, français, rhodésiens et sud-africains, après le coup d'Etat du doux colonel, Joseph Désiré Mobutu, fin 1965. Celui-ci fit vite oublier son surnom. Mais, en deux ans, tout le pays, y compris Kisangani, la capitale rebelle, fut pacifié. De 1967 à 1974, le taux de croissance annuel était de 7 %. C'était la belle époque : un parc industriel fut inauguré à Kisangani et une université implantée sur le domaine présidentiel; les plantations de café, fleurissaient, et de grandes exploitations forestières évacuèrent leurs grumes par le fleuve, sur lequel les vapeurs et nouvelles barges nkoy - léopard - se multiplièrent ; il y avait trois cinémas dans une ville qui grossissait jusqu'à compter 800 000 habitants, un night-club, le Goya, et même deux casinos où les Blancs flambaient l'argent aussi facilement qu'ils le gagnaient.

En 1974, la zaïrianisation - la spoliation des étrangers au bénéfice des acquéreurs nationaux - mit fin à cette période de prospérité. La chute libre des cours du café y contribua grandement. La suite ne fut qu'une constante dégradation, l'herbe folle, puis la forêt équatoriale recouvrant des rues, des maisons et, pour finir, des quartiers entiers. Bien davantage que la Villa Regina, les masures en torchis abandonnées par leurs habitants sont des témoins à charge de la reculade du temps. En 1978, un visiteur, qui n'était resté que 48 heures à Kisangani, écrivit : « Le soleil, la pluie et la brousse faisaient que le site paraissait ancien, comme le site d'une civilisation morte. Les ruines s'étendaient sur une telle superficie qu'elles semblaient évoquer une catastrophe finale. Mais la civilisation n'était pas morte. C'était la civilisation dans laquelle j'existais et pour laquelle je travaillais toujours. Et cela contribuait sans doute au sentiment bizarre que j'éprouvais : se trouver parmi les ruines déséquilibrait ma notion du temps. On se sentait comme un fantôme issu non du passé mais de l'avenir. On avait l'impression que sa vie et ses ambitions avaient déjà été vécues à notre place et que l'on en contemplait les reliques : on était dans un lieu où l'avenir était vieux et avait disparu. »

Ce visiteur fut V.S. Naipaul, écrivain issu d'une famille brahmane, né à Trinidad, d'expression anglaise, Prix Nobel de littérature en 2001. Son roman A Bend in the river - improprement quoique joliment traduit A la courbe du fleuve - brosse le portrait d'une ville africaine, jamais nommée, hypnotisée par l'icône du grand homme lointain, pas identifié non plus mais aisément reconnaissable sous les traits du maréchal Mobutu. Deux vagues de pillages, en 1991 et 1993, réduisent Kisangani à la mendicité. Aussi, lorsque, le 15 mars 1997, Laurent-Désiré Kabila revient en vainqueur, à la tête d'une alliance militaire régionale, les rues résonnent de l'indépendance tcha-tcha, dont le second avènement est espéré après cette libération. On aura tôt déchanté. La marche vers le pouvoir central est pavée de massacres et Kabila père sera lui-même victime d'une mort violente. Après son assassinat, le 16 janvier 2001, Kabila fils devient le maître de Kinshasa. Le pays, envahi de toute part, est divisé. A Kisangani, chef-lieu d'un mouvement rebelle qui sert de faux nez aux forces d'occupation rwandaises, on sait, depuis, qu'une toque de léopard peut cacher aussi bien la silhouette bouddhique d'un Kabila père que l'image trompe-l'œil de Paul Kagamé, l'étique général-président du Rwanda.

« Kisangani est un trou. On n'en sort plus », soupire Raymond Mokeni Ekopi, à la tête du syndicat patronal de la ville. Celle-ci ne compte plus guère que 300 000 habitants, dont onze religieuses européennes, six Grecs et un forestier français, Jean-Marie Bergesio, qui fait de la mécanique en attendant de pouvoir à nouveau exporter du bois... Rien, ou presque, n'est plus produit à Kisangani, pas même du courant ; depuis que la centrale fournit seulement 4,5 mégawatts, au lieu des 18 « avant la chute », des quartiers entiers ont été « débranchés ». Les manguiers sur le bord des rues ont été coupés, pour faire la cuisine ; le carburant et le pétrole lampant se vendent à l'équivalent de 1 euro le litre, alors que les rares salariés en gagnent 20 par mois, la moitié d'un plein. L'usage du vélo s'est généralisé, aussi comme taxi, appelé toleka (« allez-y ») ; les « tolékistes » pédalent, un passager sur le porte-bagages, en slalomant sur des routes pointillées de nids-de-poule, de fondrières pendant la saison des pluies. Les rails rouillent dans la jungle ; hormis un convoi humanitaire des Nations unies, aucune barge n'a accosté depuis cinq ans.

Tomber malade, ou entrer en dissidence, équivaut à la sentence capitale : l'unique pharmacie pourvue en médicaments s'appelle No problem ; c'est également ce que soufflent les soldats rwandais, en swahili, aux résistants à leur occupation qu'ils éliminent. « Hakuna shida », pas de problème... Kisangani est une ville fantôme de l'arrière-monde, du Hinterwelt qui intriguait Nietzsche. Les hommes en armes y accaparent tous les trafics, à commencer par celui du diamant, un pactole découvert seulement à la fin des années 1980. Aux autres, les civils, s'offre comme perspective d'avenir le retour à l'âge des cavernes. A une exception : les Wagenias, littéralement les visiteurs. Petite ethnie d'immigration, aux origines disputées, ces gens du fleuve vivent au plus près du Congo, à la hauteur des rapides, sur lesquels ils ont construit de frêles échafaudages, des pals et bambous noués les uns aux autres à l'aide de lianes. Acrobates hors pair, au-dessus des torrents grondants, ils glissent dans l'eau de gros paniers coniques de branchage. En descendant les cataractes, les poissons se piègent dans ces nasses en forme de cornes d'abondance. « La nature, c'est ce que nous avons été mis sur terre pour vaincre », opine, sentencieusement, Katharine Hepburn dans African Queen. Les Wagenias ont fait le choix inverse : ils tirent parti de la loi du plus fort, en exploitant à leurs fins la rage du fleuve. C'est ce qui leur permet de vivre, sans déchéance, en marge de Kisangani, où la nature - y compris celle de l'homme - triomphe sur tout être sans défense.

La scansion des pagaies qui plongent dans l'eau, et le chant guttural des piroguiers synchronisant l'effort pour passer les tourbillons n'ont pas dû changer depuis que Henry Mortan Stanley débarqua, en janvier 1877, sur cette motte de jungle au milieu du fleuve, appelée depuis Stanley island. L'effet conjugué de l'avancée de la pirogue et de sa dérive sur le fleuve crée une déroutante illusion optique : en fixant la frondaison du plus haut arbre, l'île semble tourner sur elle-même. De la même façon, Naipaul eut l'impression que, sur le Congo, dû à une mystérieuse modification céleste, « la lumière du petit matin recule vers l'obscurité et [que] les hommes y vivent dans une aube perpétuelle ». Est-ce pour cette raison que, depuis sa découverte, le fleuve charrie le soupçon de mener au cœur des ténèbres ?

Stephen Smith

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