Fiche du document numéro 27901

Num
27901
Date
Mercredi 10 mars 2021
Amj
Taille
33887
Titre
Ouverture des archives classifiées : la vraie fausse « avancée » du président Macron
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Emmanuel Macron a annoncé déverrouiller l’accès aux archives secret défense dont celles sur la guerre d’Algérie. Pour les associations qui ont attaqué devant le Conseil d’État les instructions ministérielles à l’origine des entraves, le compte n’y est pas et le problème reste entier.

Emmanuel Macron ne s’est toujours pas publiquement prononcé sur le contenu du rapport qui lui a été remis le 20 janvier par l’historien Benjamin Stora dans le but de « réconcilier les mémoires » entre la France et l’Algérie, endolories par les décennies de colonisation et les années de guerre. Un rapport passionnel comme le sujet, attaqué de toutes parts, d’une rive à l’autre de la Méditerranée et que son entourage a résumé à un lapidaire « ni repentances ni excuses ». Mais le président français agit « concrètement », font comprendre ses conseillers. Et il communique... par communiqué. 

Une semaine après avoir reconnu « au nom de la France » que l’avocat et dirigeant nationaliste Ali Boumendjel avait été « torturé et assassiné » par l’armée française pendant la guerre d’Algérie en 1957, Emmanuel Macron suit une seconde préconisation du rapport Stora. 

Dans un communiqué publié mardi 9 mars, l’Élysée a annoncé que le chef de l’État avait pris la décision « de permettre aux services d’archives de procéder dès demain [aujourd’hui mercredi 10 mars – ndlr] aux déclassifications des documents couverts par le secret de la défense nationale […] jusqu’aux dossiers de l’année 1970 incluse ». « Cette décision sera de nature à écourter sensiblement les délais d’attente liés à la procédure de déclassification, s’agissant notamment des documents relatifs à la guerre d’Algérie », précise le texte. 

Ouvrir les archives, c’était la promesse d’Emmanuel Macron lors de sa visite en septembre 2018 à Josette Audin, qui s’est battue toute sa vie pour qu’éclate la vérité sur la mort de son mari Maurice Audin, le célèbre mathématicien et militant anticolonialiste, torturé et assassiné en 1957 pendant la bataille d’Alger. Voilà des mois, des années que la communauté universitaire fait état de difficultés croissantes pour accéder aux archives classifiées de plus de 50 ans en raison de l’application scrupuleuse du « secret défense nationale » et qu’elle se mobilise sur cette problématique décisive sans succès. 


Trois associations – celle des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche, celle des archivistes français, et celle de Josette et Maurice Audin (qui se bat pour faire la lumière sur les disparus de la guerre entre les mains de l’armée française) – ont attaqué devant le Conseil d’État les instructions générales interministérielles no 1300 de 2011 et de 2020 à l’origine d’une grande partie des restrictions et entraves.

Mais, pour elles, le compte n’y est toujours pas. Explications avec Thomas Vaisset, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université Le Havre-Normandie, et secrétaire général de l’Association des historiens contemporanéistes de l’enseignement supérieur et de la recherche (AHCESR).

Pourquoi, selon vous, cette annonce présidentielle n’est ni « une ouverture » des archives ni « une avancée » contrairement à ce que l’Élysée argue ?


Thomas Vaisset : Emmanuel Macron reconnaît qu’il existe un problème d’accès aux archives : c’est le seul élément de satisfaction. Il semble avoir pris conscience du hiatus qui existe entre ses discours dans lesquels il appelle les historiennes et les historiens à travailler, notamment sur la guerre d’Algérie, et la possibilité matérielle de le faire. Après, concrètement, qu’est-ce qui va changer avec cette déclaration au quotidien pour les chercheuses et les chercheurs ou les étudiantes et étudiants ? Rien. Ou presque. 

Il faut distinguer le cas du service historique de la Défense (SHD) qui conserve les archives du ministère des armées de celui des Archives nationales. Depuis des mois, le SHD déclassifiait des documents au carton. La seule chose qui va changer, c’est la date jusqu’à laquelle les documents vont être déclassifiés au carton : 1970 au lieu de 1954 comme c’était le cas jusqu’à hier. C’est tout, c’est l’unique changement. 


Déclassifier, aujourd’hui au carton comme hier à la feuille, voire déjà au carton, va donc continuer à demeurer titanesque et kafkaïen ?

Déclassifier au carton, c’est méconnaître la réalité du travail en archives : on travaille avec des appareils photo. On prend en photo les archives et on exploite ces photos. Je suis maître de conférences au Havre et mes étudiants havrais, ils ne peuvent pas aller tous les jours au SHD qui se trouve en banlieue parisienne. Aussi, quand ils font le déplacement, ils prennent les documents en photo, pour « rentabiliser » ce déplacement. Pour eux, rien ne change donc.

Déclassifier, même au carton, ça prend du temps et ça demande du personnel car on ouvre le carton pour regarder les documents qui sont dedans. Or, le problème est immense. Rien qu’au SHD, on peut estimer qu’il y a entre 500 000 et 750 000 cartons qu’il faut vérifier : cela représente des dizaines de kilomètres de papier.

Qu’en est-il de l’accès aux Archives nationales ? L’annonce présidentielle va-t-elle l’améliorer ?


Rien non plus ne va changer. Les Archives nationales doivent se retourner vers les services versants – c’est-à-dire les administrations qui ont versé les archives – pour leur demander de déclassifier. Et la déclaration d’Emmanuel Macron ne change rien à l’affaire. Si des gens sont venus ce matin ou vont demain aux Archives nationales en arguant de la parole présidentielle, ils vont être déçus.

Enfin, dernière chose, mais très importante : la déclaration du président ne change rien au fond du problème. Au contraire : la déclaration confirme qu’il faut déclassifier des archives publiques qui sont, d’après la loi, communicables « de plein droit ». Et c’est justement cette violation du Code du patrimoine qui a justifié les recours devant le Conseil d’État en septembre 2020 et janvier 2021.


Concrètement, qu’est-ce qui bloque ? Ou plutôt, qui bloque ? 

Ce qui bloque, c’est la volonté du SGDSN [le secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale, service qui dépend du premier ministre et qui est chargé de l’assister dans ses responsabilités en matière de défense et de sécurité nationale – ndlr] d’appliquer l’instruction interministérielle no 1300. Or ce texte indique que, même après 50 ans, il faut déclassifier les documents, en contradiction donc avec la loi.

On se retrouve dans des situations ubuesques : à titre personnel, je travaille sur la marine pendant la Seconde Guerre mondiale. En 1940 ou 1942, à la veille d’un appareillage, les bateaux embarquent du ravitaillement, dont par exemple du papier toilette. Sur l’instant, le fait qu’on apprenne qu’un bateau embarque d’importantes quantités de papier toilette, c’est une information sensible, car cela veut dire que le bateau va appareiller. 

On va donc mettre un tampon « secret » sur ce document. Et aujourd’hui, si je veux consulter ce document, il va falloir que quelqu’un vérifie au préalable le carton. On va donc demander à quelqu’un de vérifier qu’une commande de papier toilette pour un bateau de la marine française libre en 1940 ne pose pas de problème…

Moins anecdotique, il faut rappeler un élément très important : la loi de 2008 sur les archives, votée sous la présidence Sarkozy, protège déjà les informations particulièrement sensibles pour la sécurité de l’État. Par exemple, tout ce qui permet de concevoir, fabriquer, utiliser ou localiser des armes nucléaires, biologiques, chimiques est incommunicable. On ne vous communiquera jamais aucun document. Pour les documents qui permettraient d’identifier les agents des services spéciaux, le délai est de 100 ans. La loi de 2008 n’est pas une loi irresponsable en matière de protection du secret de l’État.

Mais le président de la République annonce qu’« un travail législatif d’ajustement du point de cohérence entre le Code du patrimoine et le Code pénal pour faciliter l’action des chercheurs » va être mené dans un second temps pour aboutir à un nouveau dispositif « avant l’été 2021 ». Il reconnaît ainsi implicitement l’illégalité de la procédure administrative de déclassification lorsqu’elle est appliquée à des documents que la loi déclare « communicables de plein droit ». Ce n’est pas une bonne nouvelle ?  

Ce qui est inquiétant, c’est qu’on ne connaît pas la nature des modifications qui vont être faites. Compte tenu du contexte, le risque est d’allonger les délais pour accéder aux archives, ce qui serait une régression par rapport aux choix faits en 2008 par les parlementaires. Le risque, c’est de remettre en cause l’économie générale de la loi sur les archives.

Comment analysez-vous alors le timing dans lequel s’inscrit cette annonce si l’ouverture des archives n’est ni pour aujourd’hui ni pour demain ? 


D’un certain côté, c’est urgent pour Emmanuel Macron : 2021 et 2022 sont des années commémoratives pour le conflit algérien. 2021, c’est notamment l’anniversaire du putsch des généraux, et 2022, outre l’élection présidentielle, c’est la fin du conflit. L’écart entre l’appel qu’il fait aux historiennes et historiens à travailler sur ce conflit et le fait qu’il est de fait impossible d’accéder aux archives commencent sans doute à poser des problèmes pour cette actualité commémorative.

Que vous répond l’exécutif lorsque vous faites remonter toutes ces problématiques ? Quelles justifications vous apporte-t-on ? 

Nous avons commencé à être écoutés à partir du moment où le recours a été déposé. Et très écoutés quand les services de l’État ont lu ce rapport, preuve s’il en est qu’il pointe un vrai problème. Les réponses qui sont faites laissent entendre qu’il s’agirait d’un problème technique d’articulation entre le Code pénal et le Code du patrimoine. C’est faux, l’articulation a été faite par le Code du patrimoine qui date de 2008 : les archives de plus de 50 ans qui présentent des marques de classification sont communicables de plein droit.

Que préconisez-vous pour en finir avec ces blocages ?  

Nous ne remettons pas en cause la nécessité pour l’État d’avoir une législation sur le secret, de se protéger. C’est tout à fait normal. Ce que nous demandons, c’est juste que l’on applique la loi, juste la loi, rien que la loi. Rien de plus.

L’enjeu est considérable en termes de droit de savoir des citoyens...

Sous des aspects très techniques, c’est une vraie question citoyenne qui est posée. Rappelons que le droit d’accès aux archives publiques est un droit constitutionnel qui s’appuie sur la Déclaration des droits de l’homme de 1789. C’est un principe à la base de la démocratie que le citoyen puisse demander des comptes à l’administration. C’est cela qui est en jeu et tous les aspects de l’action publique sont concernés, au-delà des seuls enjeux militaires.

Regardez par exemple avec la crise sanitaire. L’activité du Conseil de défense sanitaire est couverte par le secret défense. Or, la semaine dernière, on apprenait que le Parlement avait obtenu la déclassification d’une trentaine de documents. Et que contenaient-ils ? Rien qui relève de la défense nationale, c’étaient des inventaires de stocks de masques. Et ces informations étaient classifiées ! 

Dès lors, la question se pose : qu’est-ce qu’on a voulu ou qui a-t-on voulu protéger avec cette utilisation pour le moins extensive du secret défense ? Cela pose quand même un problème de transparence de l’action publique, non ?

Vous avez attaqué devant le Conseil d’État les instructions générales interministérielles no 1300 de 2011 et de 2020. Où en sont les recours aujourd’hui ? 

Nous attendons, ce qui est normal. Un recours devant le Conseil d’État, c’est long et c’est normal. En revanche, on constate que les services de l’État ne semblent pas très pressés de voir la chose jugée puisque l’administration dépasse les délais prévus dans la procédure.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024