Fiche du document numéro 28421

Num
28421
Date
Mercredi 26 mai 2021
Amj
Taille
0
Surtitre
Le Zoom de la rédaction
Titre
Rwanda : les fantômes de Bisesero, la déchirure de l'armée française
Soustitre
Que s'est-il passé dans les collines de l'ouest du Rwanda le 27 avril 1994? Des rescapés de Bisesero, un des plus terribles épisodes du génocide des Tutsi, accusent l'armée française de les avoir abandonnés. Après quinze ans d'instruction, le parquet de Paris a requis un non-lieu.
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Émission de radio (son)
Langue
FR
Citation
Le mémorial de Bisesero. 50 000 Tutsis ont péri sur ces collines pendant trois mois de génocide. Les survivants reprochent à l'armée française de ne pas les avoir secourus. © Radio France / Claude Guibal

Le 22 juin 1994, les soldats français de l'opération "Turquoise" se déploient au Rwanda. Mandatée par l'ONU, l'armée française a pour mission de protéger les civils du génocide en cours depuis presque trois mois. Cinq jours après le début de l'opération, à Bisesero, dans l'est du pays, un détachement de militaires français tombe sur un petit groupe de Tutsis qui supplie de les sauver. Les soldats français ne reviendront que trois jours plus tard. Il ne reste plus alors que quelques survivants. Ils ont porté plainte, accusant l'armée de les avoir abandonnés. Après quinze ans d'instruction, la justice française vient de requérir un non-lieu.

Alors qu'Emmanuel Macron arrive demain au Rwanda, retour à Bisesero : il faut emprunter cette piste difficile, où peinent les voitures, à presque 3 000 mètres d'altitude, entre les éboulis de terre rouge. À perte de vue, des collines aux flancs escarpés, au vert bleui par les eucalyptus. Vision de paradis. Mais ici, chaque arbre, chaque herbe, chaque trou respire encore la mort.

Dans ces collines, au premier jour du génocide, des milliers de Tutsis sont venus se réfugier, pour échapper aux machettes, aux grenades et aux balles des milices interahamwe et des soldats des Forces armées rwandaises (FAR). 50 000 Tutsis y ont été exterminés en trois mois, après une résistance acharnée.

Aujourd'hui, un mémorial isolé, difficile d'accès, en coiffe le sommet. On y grimpe par un long chemin de croix, bordé de salles où des tibias et des crânes s'entassent dans des vitrines. Beaucoup portent la trace de coups de machettes. Au sommet, une immense fosse commune, surplombée de stèles et leur litanie de noms.

"J'ai crié fort : Nous sommes en danger, alors sauvez nous !"

Au pied du mémorial, un homme attend. Il s'appelle Éric Nzabihimana. C'est un rescapé du génocide de Bisesero. Le 27 juin 1994, le fief de Bisesero est déjà décimé. À lui seul, un mois plus tôt, un massacre a fait plus de 30 000 morts en deux jours. Les miliciens interahamwe et les soldats rwandais traquent les survivants, à bout de forces. Alors, ce jour-là, quand Éric Nzabihimana aperçoit le convoi qui grimpe la colline, il sort du trou où il se cache. "J'ai vu que c'était des blancs. Je me suis dit : "Ce sont des français qui viennent à notre secours." Je me suis interposé sur la route, j'ai crié fort : "Nous sommes en danger, j'ai appris que vous veniez pour nous sauver, alors sauvez nous !"

Les soldats, racontent-ils, se concertent. "Le long de la route, il y avait beaucoup de morts. J'ai été obligé de leur montrer des cadavres. Je leur ai dit : "Nous sommes sortis de nos cachettes, et les interahamwe nous voient sur la colline. Ils vont tous nous tuer parce qu'ils ont découvert que nous sommes encore là." Les soldats tergiversent. Des journalistes, dont Patrick de Saint-Exupéry, envoyé spécial du Figaro, sont là.

La réponse des militaires accable Éric Nzabihimana : "Nous ne sommes pas prêts pour vous sauver aujourd'hui. Retournez dans vos cachettes, nous pourrons revenir dans deux ou trois jours."

Trois jours, trop tard

Trois jours pendant lesquels la tuerie continue. Quand l'armée française revient, il ne reste qu'une poignée de survivants, dont Bernard Kayumba. Aujourd'hui encore, l'homme, qui a perdu quasiment toute sa famille, essaie de comprendre. "Vous venez, vous trouvez des gens qui sont presque morts, vous avez l'information que ce sont des rescapés Tutsis qui ont été exterminés pendant trois mois, vous décidez de les laisser là, en voyant autour d'eux des génocidaires qui sont là, c'est à dire que vous facilitez la tâche à des génocidaires pour exterminer ces Tutsis ! C'est de la non-assistance à personne en danger !" Le regard de Bernard Kayumba se fige : "Mais le danger qui est là, ce n'est pas n'importe lequel. C'est le danger de génocide contre les Tutsis."

Que s'est-il vraiment passé à Bisesero ? Manque de moyens conformes aux conditions d'engagement ? Erreur d'appréciation ? Mauvaise communication, hiérarchie militaire qui dit avoir été prévenue, mais trop tard ? Des soldats présents auraient tenté d'alerter, de questionner les ordres, en vain. Thèse appuyée par les témoignages de journalistes présents.

En 2005, six parties civiles, dont Éric Nzabihimana et Bernard Kayumba, appuyés par des associations, ont saisi la justice au sujet de la responsabilité de la France. Le 3 mai dernier, après quinze ans d'instruction, le parquet de Paris a requis un non-lieu, écartant toute volonté délibérée, toute complicité avec les génocidaires. "Les rescapés du génocide des Tutsis ont déjà accompli le sacrifice ultime, en pardonnant aux tueurs, en acceptant de vivre à leurs côtés. Si vous voulez construire l'avenir, faire un pas en avant, les sacrifices sont incontournables", rappelle Bernard Kayumba.

Le fait de faire un pas en avant ne signifie pas qu'on oublie là d'où on vient. Je ne peux pas perdre l'espoir sur Bisesero, sur la réalité de ce que j'ai vécu. Dans cinq, dix, cinquante ans, les choses continueront à avancer. L'Histoire va répondre à toutes ces questions.

Vingt-sept ans plus tard, Bisesero reste une ombre, qui plane, terrible, au dessus de ces collines pleines de cris silencieux.

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fgtquery v.1.9, 9 février 2024