Fiche du document numéro 28536

Num
28536
Date
Dimanche Avril 2001
Amj
Taille
557897
Titre
« Comment oublier qu'on a tué toute ma famille ? »
Mot-clé
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
« En 1959 et en 1972, ils tuaient les hommes, mais pas souvent les femmes ni les
enfants. En 1959, j'avais déjà fui. Ils brûlaient les maisons mais n'ont pas tué autant
qu'il y a quatre ans [lors du génocide d'avril 1994]. Cette fois-ci, en 1994, c'était
complètement différent. Ils tuaient même les enfants et les vieillards. Ils tuaient tous
les Tutsis. J'ai eu de la chance : quand ils sont arrivés, on s'est d'abord réfugiés dans
l'église. Ils sont venus nous y chercher, alors nous nous sommes éparpillés dans la
nature et perdus de vue les uns et les autres. J'ai pu atteindre le Burundi. Dix-huit
personnes de ma famille sont mortes ici… Mon mari et tous mes enfants, sauf la
grande. Je ne sais pas où ils sont enterrés. A l'époque, on jetait les corps dans des
fosses communes et il y en avait beaucoup. Je vais encore prier quelquefois. Je
demande au Bon Dieu de me laisser mourir. Je suis vieille. Qu'est-ce qui m'attend
maintenant ? Celui qui vient m'apporter à manger pour me rendre service n'a pas la
force de le faire. Je compte sur Dieu. »

La photographie et le témoignage de Languide, 87 ans, sont extraits du livre Femmes
du Rwanda, de Jean-Louis Quéméner et Eric Bouvet (1).

Au Rwanda, les rescapés du génocide de 1994 ont du mal à faire entendre leur voix. Ils
ont le sentiment de déranger un pouvoir isolé, concentré sur la guerre au Congo et une
société pauvre qui cherche à se reconstruire (2). Le collectif Ibuka (Souviens-toi), qui
regroupe les associations de défense des rescapés, n'a jamais pu parvenir à un accord
avec le gouvernement sur une date de commémoration. Les tentations révisionnistes
demeurent. La mise en cause, non avérée, du Front patriotique rwandais (FPR) dans
l'attentat du 6 avril 1994 qui a déclenché la tragédie est l'occasion, pour les
génocidaires, de chercher à diminuer leur responsabilité (3).

Les survivants se plaignent aussi de la lenteur des condamnations et des
indemnisations. Afin d'accélérer le jugement des quelque 120 000 prisonniers, le
gouvernement a réactivé des structures de justice traditionnelle (les tribunaux
gacaca) : dans le cadre de 10 600 circonscriptions administratives, les habitants
majeurs élisent des juges parmi les « personnes intègres ». Les crimes les plus graves
(dits de première catégorie) demeurent à la charge de la justice classique. Les aveux
sont valorisés par des réductions de peine, avec pour enjeu la reconstruction du tissu
social. Depuis l'accession au pouvoir du FPR en juillet 1994, la tendance est de
présenter en général la population comme innocente, manipulée par le pouvoir en
place. Les gacaca seront peut-être l'occasion d'éclaircir les responsabilités des uns et
des autres.

ANNE-CÉCILE ROBERT

(1) Editions Catleya, Paris, 1999, 120 pages, 195 F.

(2) L'association britannique Justice Africa organise, tout au long de 2001, un forum des
associations rwandaises autour de la justice et de la prévention des génocides :
ja@justiceafrica.org

(3) Lire, par exemple, National Post, Ottawa, 1er novembre 2000. Et Claudine Vidal,
« Refuser la tentation révisionniste », Libération, 2 novembre 2000.

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