Fiche du document numéro 28568

Num
28568
Date
Mardi 9 juin 1998
Amj
Auteur
Taille
94851
Titre
Audition de MM. Pierre Joxe, ministre de la Défense (janvier 1991-mars 1993), et Marcel Debarge, ministre délégué à la Coopération et au Développement (avril 1992-mars 1993)
Nom cité
Nom cité
Mot-clé
Cote
Auditions
Source
MIP
Type
Audition
Langue
FR
Citation
Audition de MM. Pierre JOXE, Ministre de la Défense (janvier
1991-mars 1993), Premier Président de la Cour des comptes, et Marcel
DEBARGE, Ministre délégué à la Coopération et au Développement
(avril 1992-mars 1993), Sénateur de Seine-Saint-Denis
(séance du 9 juin 1998)
Présidence de M. Paul Quilès, Président
Le Président Paul Quilès a accueilli M. Pierre Joxe, Ministre de la
Défense de janvier 1991 à mars 1993 et M. Marcel Debarge, Ministre de la
Coopération d’avril 1992 à mars 1993.
Il a rappelé que dans l’affaire rwandaise, de 1991 à 1993, la France
avait participé aux négociations qui avaient pour but de faire prévaloir une
solution politique pacifique, alors que sur le terrain la situation était fragile et
tendue, au point qu’il avait fallu, en juin 1992, envoyer une compagnie en
renfort pour protéger les ressortissants français. Il a ajouté que cette période
avait été marquée par l’alternance des négociations, des cessez-le-feu et des
combats, et que deux grandes offensives lancées par le FPR, en juin 1992 et
en février 1993, avaient été difficilement contenues par les forces
gouvernementales.
M. Pierre Joxe a souhaité, en guise de propos liminaire, évoquer
plusieurs points relatifs aux opérations extérieures. Il a estimé en effet que
l’initiative prise par la Commission de la Défense pour savoir comment les
forces françaises avaient pu se trouver mêlées à des circonstances qui ont
tourné à une tragédie aussi épouvantable, devait faire réfléchir au statut de
ces opérations extérieures pour qu’à l’avenir ce ne soit pas a posteriori,
voire longtemps après, mais au fur et à mesure de leur déroulement que le
Parlement et, à travers le Parlement, l’opinion soient exactement informés
des conditions dans lesquelles, comme cela est arrivé souvent et arrivera
certainement dans les années qui viennent, les forces françaises sont
engagées, seules ou avec d’autres, dans des opérations extérieures qui ne
sont pas la guerre, et dont le statut juridique est parfois incertain, qu’il y ait
ou non mandat d’une organisation internationale.
Il a expliqué que, ayant été Ministre de la défense pendant deux
années, il avait eu à connaître et à participer à l’organisation de différents
types d’opérations extérieures : la guerre du Golfe, où la France s’insérait,
avec des unités assez importantes, dans un dispositif international à
prédominance américaine, la Somalie, où les unités françaises, assez peu
nombreuses, étaient insérées dans un dispositif également à dominante
américaine, sur la base d’une résolution internationale moins précise, le

Cambodge, où la France a été mêlée à quinze ou vingt autres pays avec des
effectifs assez limités, la Yougoslavie, où elle a été l’un des premiers pays à
envoyer des troupes pour des missions de maintien de la paix. Il a ajouté
qu’il ne fallait pas oublier les anciennes colonies françaises d’Afrique, où la
France avait mis en place depuis des lustres un dispositif particulier, puisqu’y
existaient en général des accords de coopération, y compris de coopération
militaire, avec parfois des clauses secrètes, et où, par conséquent, le cadre
général juridique des interventions extérieures était à la fois incertain pour les
responsables politiques sur place ou en France, peu connu par les
parlementaires et ambigu pour tout le monde.
Il a estimé que cette situation d’imprécision devait cesser, dans la
mesure où la France se trouvait de plus en plus mêlée à des opérations
extérieures avec des forces armées de moins en moins nombreuses, et s’est
déclaré certain que les travaux de la mission allaient contribuer à faire
apparaître la nécessité d’une meilleure précision juridique en la matière.
Il a précisé que dans le cas particulier du Rwanda et, de façon
générale, celui les pays de l’Afrique au sud du Sahara, une organisation
particulière, en cours de restructuration, celle du ministère de la Coopération
avait eu, sous différents noms, un rôle aussi géographiquement spécialisé que
techniquement multiple : coopération agricole, mais aussi coopération
technique dans la police, coopération pour l’éducation, coopération pour la
construction de ponts, coopération militaire et de gendarmerie. Sur ce point,
il a rappelé que, dans le cas du Rwanda, la coopération militaire, qui était au
départ limitée à une coopération avec la gendarmerie, avait été étendue lors
d’une négociation très rapide, menée à chaud, à l’ensemble des forces armées
et que, là aussi, le statut juridique de l’aide militaire à ce pays était peu clair.
Evoquant le sentiment d’horreur qui prévalait lorsqu’on pensait au
Rwanda aujourd’hui, il s’est demandé pourquoi, à l’époque, on avait fait si
peu attention aux opérations qu’on menait dans ce pays. Il a rappelé que
lorsqu’il était Ministre de la Défense, il était venu à plusieurs reprises devant
la Commission de la Défense et que si des questions lui avaient été posées
sur les suites de la guerre du Golfe, sur le début ou le développement de
l’affaire de Bosnie-Herzégovine, sur la Somalie, rien ne lui avait été demandé
à propos du Rwanda.
Il a expliqué cette absence de questions par le fait qu’à l’époque, la
tradition d’intervention, plus ou moins massive, de la France dans ses
anciennes colonies, ou dans des pays qui étaient d’anciens territoires
coloniaux de pays proches, pour stabiliser leur situation, était passée dans les
habitudes. Il a précisé que si l’on pouvait discuter et critiquer ce type
d’opérations et regretter peut-être qu’à un moment, le rôle de la France ait

été de conserver des situations acquises, dont on pouvait, le cas échéant,
penser qu’elles ne méritaient pas de le rester, le but de ces interventions était
bien un but de stabilisation.
M. Pierre Joxe a ensuite exposé que le tournant avait été le discours
prononcé par François Mitterrand à La Baule à l’occasion d’un sommet
franco-africain. Expliquant que ce discours était le résultat de discussions
antérieures intenses, publiques ou non, il a indiqué que celles-ci avaient
abouti à ce que le Président Mitterrand proclame, et que son gouvernement
mette en oeuvre, un certain nombre d’orientations clairement renouvelées,
aux termes desquelles la France allait désormais encourager et soutenir
l’évolution démocratique, et donc plus particulièrement les régimes et les
gouvernements qui se réclamaient de ces principes et les mettaient en oeuvre.
Précisant que cette orientation lui convenait très bien, il a ajouté
qu’il avait pu constater, durant cette période, que de telles politiques
d’instauration de la démocratie interne et du multipartisme se développaient
effectivement dans plusieurs pays d’Afrique, dont le Togo, le Sénégal, le
Bénin, mais que parmi eux ne figurait certainement pas le Rwanda.
Il a conclu sur ce point que l’intervention de la France au Rwanda à
cette époque se situait donc à l’intérieur d’un processus historique ; il a
ajouté qu’au fond, elle était marquée d’une certaine ambiguïté dans la mesure
où si les forces françaises étaient là pour protéger les ressortissants français,
elles n’avaient sûrement pas cette seule perspective puisque partout, la
présence d’une force militaire organisée, même modeste, même composée
seulement de quelques dizaines ou centaines d’hommes, a un impact militaire
et un impact politique, et qu’en conséquence, la seule présence de ces forces
exerçait une pesée politique. Il a précisé que sa conviction était que cette
pesée politique s’effectuait, là comme ailleurs, à l’égard d’un chef d’Etat et
en faveur d’une évolution démocratique, et que si, dans ce cas précis, celui-ci
n’en avait peut-être ni l’intention ni les moyens, ce mouvement se
développait, là aussi, dans un contexte général éclairé et guidé par la nouvelle
orientation de la politique française. Il a précisé que, si l’on ajoutait les
variations d’effectifs pour faire face, en 1992, puis au début de 1993, à des
pressions qui venaient du Nord avec l’implication plus ou moins établie
d’éléments basés en Ouganda, même si ceux-ci sont toujours restés assez
faibles, on pouvait parler d’un appui à ce chef d’Etat.
Rappelant alors qu’il avait vu sur place dans de nombreux pays, pas
au Rwanda où il n’est jamais allé, mais en Somalie, au Cambodge, en
Yougoslavie et dans différents endroits, des militaires français engagés dans
des opérations qui ne sont pas des opérations de guerre mais quelque chose
d’intermédiaire qui tient à la fois des opérations de police, de protection,

d’interposition ainsi que d’assistance ou d’évacuation, M. Pierre Joxe a alors
entrepris une analyse concernant les militaires français engagés dans ces
opérations.
Il a expliqué que, lorsque la France envoyait des éléments militaires
dans ce genre d’opérations, qu’ils soient une centaine, comme c’est souvent
le cas, ou plusieurs milliers, comme en Yougoslavie, ce n’était pas pour faire
la guerre, conquérir ou reconquérir un territoire, mais qu’il s’agissait d’une
sorte de mission de police internationale, c’est-à-dire de séparer les
combattants, d’empêcher une progression ou de protéger et d’assister les
populations civiles, soit en les protégeant éventuellement les unes des autres,
ou de la panique, soit encore en leur fournissant des moyens de transport,
des abris, des vivres, des médecins, des médicaments.
Récusant le terme de droit d’ingérence, et rappelant qu’il en avait
combattu le principe, publiquement ou en privé, et que ce concept n’avait
aucun fondement juridique ni philosophique, il a considéré que le type de
missions qu’il venait d’évoquer était mal défini juridiquement mais était en
train de progresser dans le droit public international, en se rattachant à l’idée
d’assistance, de sauvetage. Il a fait observer que les militaires qui participent
à ce type de mission ont le sentiment qu’ils le font par devoir et sur ordre ;
par devoir, puisqu’ils ont choisi le métier des armes ou, pour encore un
temps, qu’ils sont appelés du service national, et sur ordre puisqu’ils ont reçu
une mission du pouvoir politique. Il a également fait remarquer qu’à la
différence des forces armées qui participaient à des guerres coloniales comme
conquérants, comme au Niger il y a plus d’un siècle, ou en luttant contre des
révoltes coloniales, les forces armées françaises aujourd’hui, et depuis des
années, participaient à des missions qui n’avaient plus de militaire que
l’infrastructure, et, en même temps, dont les personnels se trouvaient souvent
dans des situations tellement épouvantables que certains d’entre eux en
restent blessés, non pas physiquement, mais psychiquement par les horreurs
auxquelles ils ont assisté, et les massacres dont ils ont été témoins et
auxquels ils ont été empêchés, par les données de fait, d’intervenir.
Estimant que, dans la mesure où ce type d’interventions risquait de
se multiplier en raison des progrès du droit international et de l’amélioration
du cadre juridique dans lequel elles s’inscrivent, la France sera de plus en
plus confrontée à ce genre de situations du fait que le volume de ses forces,
la qualité de ses personnels, l’ensemble de son organisation militaire en font
l’un des rares pays du monde qui ait la capacité d’intervenir et qui puisse
envoyer très rapidement plusieurs centaines d’hommes capables de faire face
à des situations de crise, il a indiqué qu’il faudrait en conséquence prendre de

plus en plus garde au fait qu’il y a là une vie nouvelle pour les forces armées
françaises.
Rappelant en effet que, depuis des générations, la tradition militaire
française était une tradition de défense du territoire national, il a estimé que
devait se créer une tradition d’action internationale, d’opérations extérieures,
d’opérations humanitaires, d’opérations de police internationale et qu’il
faudrait pour ces opérations un statut juridique beaucoup plus précis. Il a fait
remarquer qu’à ce jour, le droit de la guerre n’était pas pertinent pour les
régir, aucune des grandes lois républicaines, sur l’état de crise, l’état de
siège, qui répartissent et organisent les rapports entre les différentes branches
du pouvoir politique, y compris le Parlement, et les différents échelons des
autorités militaires, ne s’appliquant à ces situations.
Il a ajouté que, dans cette perspective, ce qui était sous-jacent au
travail de la mission d’information, c’était le statut juridique des missions de
coopération militaire.
Il a estimé que, dès lors qu’un Etat doit avoir une armée, une
gendarmerie, la difficulté n’était pas que soient affectés des coopérants
militaires pour l’aider à constituer une armée ou une gendarmerie, à en
former les cadres, mais celle de savoir, en cas de troubles intérieurs, quel
devait être le statut de ces coopérants et la définition de ce qu’ils devaient
continuer à faire ou ne plus faire. Il a précisé que la question se posait de la
même façon lorsque ce pays menait une action armée en réponse à une
agression. Fallait-il considérer qu’il y avait agression s’il s’agissait de
rebelles, menant une action interne ; et comment établir la nature de
l’agression ; comment savoir si elle vient non pas de rebelles mais d’éléments
armés étrangers agissant depuis l’autre côté de la frontière ? Il a enfin estimé
que, même en cas d’agression extérieure, il fallait que l’accord de
coopération permette de déterminer les actes qui restent permis aux
coopérants.
Il s’est alors demandé, en cas d’affrontements, où commençait pour
les forces françaises la participation au combat. Il a fait observer que si le
combat se menait d’abord sur le terrain, le combat d’artillerie se menait à
distance et qu’en tout état de cause le combat se préparait dans les étatsmajors. A cet égard, il s’est demandé s’il fallait considérer que c’était
seulement le fait du fantassin, qui est au contact, du grenadier voltigeur du
combat d’infanterie, qui participe au combat, ou aussi de son officier, et de
l’artilleur, qui est beaucoup plus loin, voire de celui qui l’aide à régler le tir. Il
s’est également interrogé sur ce qu’il fallait dire sur ce point de l’officier qui
travaille dans un état-major à établir les plans de défense ou d’action des

forces, et encore de celui qui est ailleurs, éventuellement en France, qui est
un concepteur ou donne son avis.
Il a expliqué que c’est un cadre juridique répondant à ces questions
qui devait permettre de donner des lignes d’action aux coopérants militaires,
mais a fait observer que la France n’en disposait pas. Il a ajouté que cela
valait aussi pour les règles d’ouverture du feu. Il a cité l’exemple de la
Yougoslavie, où les soldats français qui se trouvaient dans les Krajina entre
les deux camps ne disposaient pas de règles d’ouverture du feu claires, et mis
en évidence que c’était leur talent personnel, leur conviction, leur sens moral,
et des principes moraux simples qui les avait amenés à poser comme règle
qu’on ne tire qu’en cas de légitime défense, et que, même dans ce cas, on
n’utilise que la force minimum pour faire face à la situation.
Il a estimé que c’est cette problématique qui était en jeu et que les
travaux de la mission aboutiraient à un progrès du droit : l’emploi par la
France de ses forces armées pour préserver ou faire progresser le droit, y
compris le droit politique dans certains pays, supposant tôt ou tard
l’inscription de cet emploi dans un cadre juridique précis qui faisait
aujourd’hui défaut.
M. Marcel Debarge a exposé qu’ayant exercé les fonctions de
Ministre délégué à la Coopération et au Développement d’avril 1992 à mars
1993, il avait eu à connaître des événements graves qui se déroulaient dans la
région des Grands Lacs et particulièrement au Rwanda au cours de cette
période. Il a précisé qu’après avoir rappelé le contexte général de la présence
de la France au Rwanda au moment où il avait pris ses fonctions, il
évoquerait plus précisément les circonstances et les conditions dans
lesquelles se sont déroulées des deux missions qu’il avait effectuées dans la
région en mai 1992 tout d’abord, puis fin février-début mars 1993.
Il a alors indiqué qu’après le discours de La Baule prononcé en juin
1990 par le Président François Mitterrand, le Président Habyarimana, dès le
mois de juillet, avait engagé dans le même mouvement une réflexion sur la
démocratisation du régime et des négociations avec l’Ouganda sur la
question des réfugiés. Il a fait observer que l’invasion par les troupes du
FPR, à partir de l’Ouganda, le 1er octobre, ayant bousculé ce mouvement, il
était difficilement concevable, au moment où des pressions étaient exercées
sur le régime de M. Habyarimana pour qu’il s’ouvre vers le multipartisme, de
permettre qu’une agression militaire extérieure remette en cause le processus
de démocratisation. Il a ajouté qu’en tout état de cause, les autres partenaires
africains de la France ne l’auraient pas compris, et ce d’autant moins que
l’armée rwandaise à cette époque ne disposait que de 5 000 hommes.

Il a précisé que, face à cette situation, les objectifs de la politique
française au Rwanda avaient alors été clairement fixés par le Président de la
République dans une lettre adressée au Président Habyarimana le 30 janvier
1991, où il précisait que le conflit ne pouvait trouver de solution durable que
par un règlement négocié et une concertation générale dans un esprit de
dialogue et d’ouverture.
Il a ajouté qu’en conséquence, d’octobre 1990 jusqu’à l’arrivée de
la mission d’intervention des Nations Unies au Rwanda, la MINUAR, en
décembre 1993, la présence française, dans ses deux composantes,
diplomatique et militaire, loin de constituer un soutien unilatéral au
Gouvernement rwandais, avait eu pour objet d’exercer des pressions sur
chacune des parties : dissuader le FPR de rechercher une solution militaire
appuyée de l’extérieur, pousser le Président Habyarimana à accepter un
partage négocié du pouvoir avec l’opposition intérieure et le FPR. Il a estimé
que l’action déterminée de la France avait ainsi permis d’organiser la
tentative de processus de réconciliation nationale avec, dans un premier
temps, des résultats significatifs. Il a énuméré ceux-ci : accord de cessez-lefeu de mars 1991, nouvelle constitution de juin 1991, rencontres à Paris entre
émissaires du FPR et du gouvernement rwandais d’octobre 1991 et de
janvier 1992, mise en place du gouvernement de coalition dirigé par le
Premier Ministre Dismas Nsengiyaremye, chef de l’opposition, en avril 1992,
accords de paix d’Arusha qui organisaient définitivement le partage du
pouvoir en août 1993, création de la MINUAR par la résolution 872 du
Conseil de Sécurité du 5 octobre 1993, et enfin retrait des militaires français
en décembre 1993 après le déploiement de celle-ci.
Il a précisé qu’il avait rappelé ces éléments pour bien montrer qu’il
n’y avait jamais eu de dessein caché derrière l’intervention française. Il a
ajouté que, bien au contraire, cette politique avait toujours fait l’objet
d’explications claires et qu’on pouvait se référer à la presse de l’époque, qui
avait connaissance tant de l’existence du détachement Noroît que de celle du
détachement d’assistance militaire et d’instruction, le DAMI.
Il a cependant fait observer que les résultats obtenus étaient fragiles
dans la mesure où, comme le génocide de 1994 l’a prouvé, les extrémismes
de tous bords n’avaient pas désarmé tandis que la communauté
internationale, pour sa part, manifestait peu d’intérêt pour la région, même
après l’assassinat du Président Ndadaye, le Président démocratiquement élu
du Burundi, en octobre 1993. Il a ajouté que le Président de la République
avait conscience de cette fragilité puisque, afin que les dernières objections
émises à New York à la constitution de la MINUAR soient levées, il écrivait
au Président Clinton le 27 septembre 1993 : « Si la communauté

internationale ne réagit pas rapidement, les efforts de paix que les EtatsUnis et la France ont, avec les pays de la région, fermement appuyés,
risquent d’être compromis ».
Pour illustrer ces difficultés, M. Marcel Debarge a souhaité évoquer
plus précisément les deux missions qu’il avait effectuées dans la région.
Il a d’abord relaté celle qu’il avait effectuée en mai 1992. Il a
indiqué qu’il avait été reçu à Kigali par le Président Habyarimana ainsi que
par le Premier Ministre, désigné depuis le 16 avril, et le Ministre des Affaires
étrangères, ces deux derniers appartenant au mouvement démocratique
républicain (MDR), parti de l’opposition intérieure. Le contexte était délicat
car les mouvements politiques d’opposition, désormais inclus dans le
gouvernement de transition, qui avaient espéré que la formation de celui-ci
provoquerait une accalmie dans les combats, constataient le contraire dans le
Nord, dans la zone frontalière, où le FPR accentuait sa pression ; de plus, la
visite que venait d’effectuer M. Hermann Cohen, sous-Secrétaire d’Etat
américain à Kampala, avivait une inquiétude générale et renforçait la
conviction du Président Habyarimana que le Président ougandais Museveni
était le seul capable d’exercer une influence réelle sur le FPR.
M. Marcel Debarge a alors précisé que le message transmis auprès
du Président Habyarimana avait été ferme et celui délivré à l’égard de
l’opposition interne rassurant, et qu’il avait pris conscience que les deux
parties tenaient le même discours sur l’action de la France, toutes deux
considérant que son implication, y compris militaire avec la présence du
détachement Noroît, stabilisait la situation et permettait la poursuite du
dialogue.
Il a ajouté que la visite d’un ministre de la République renforçait
aussi l’activité déployée par nos diplomates qui poussaient à l’ouverture des
négociations directes entre le gouvernement et le FPR, prévues le 24 mai à
Kampala, mais que, sur ce point, il retirait en revanche des discussions qu’il
avait eues une impression de méfiance de ses interlocuteurs, expliquée par la
peur que les uns éprouvaient à l’égard des autres et surtout par l’inquiétude
sur les intentions réelles du FPR.
En matière de coopération civile, il a précisé qu’au cours de cette
mission, c’est l’accompagnement du processus de démocratisation qui avait
été retenu comme la priorité : avaient été évoqués l’appui à l’organisation
des élections et au fonctionnement du futur parlement, l’assistance au
système judiciaire, la question de l’ajustement structurel et les négociations
avec les institutions de Bretton Woods.

Il a ajouté que le gouvernement rwandais lui avait fait part de son
intention d’établir une nouvelle carte d’identité nationale ne faisant plus
apparaître de mention ethnique et de solliciter éventuellement pour cela la
coopération française et qu’il avait répondu que c’était effectivement une
mesure positive et que son département portait sur ce projet un préjugé
favorable. Il a indiqué qu’à sa connaissance, ce projet n’avait pas été suivi
d’effet.
S’agissant de la coopération militaire, il a exposé que son
déplacement intervenait juste après une mission du Général Jean Varret, chef
de la Mission militaire de Coopération qui en avait examiné les détails, et
qu’il se souvenait d’avoir marqué son accord à l’étude d’un plan de
démobilisation, à l’exemple de celui que la France avait engagé au Tchad et à
la poursuite des actions de coopération en matière de lutte contre le
terrorisme.
Il a indiqué qu’afin de respecter un équilibre régional, sa mission
s’était poursuivie en Ouganda où il avait rencontré le Président Museveni.
Interrogé sur le point de savoir s’il pouvait faire pression sur le FPR afin
d’accompagner les efforts de paix, le Président Museveni, tout en répondant
qu’il prodiguerait des conseils, avait également, et assez longuement, évoqué
sa préoccupation à l’égard du Soudan. M. Marcel Debarge a expliqué qu’il
en avait retiré l’impression qu’au-delà des amabilités protocolaires se
dégageait une volonté de ne pas paraître directement impliqué dans le
processus de négociation.
Abordant ensuite la deuxième mission qu’il avait effectuée au
Rwanda, M. Marcel Debarge a d’abord exposé que, bien que le 10 janvier
1993, les négociations d’Arusha aient abouti à un premier accord de partage
du pouvoir entre le Gouvernement rwandais et le FPR, celui-ci avait lancé
une offensive générale le 8 février à partir de l’Ouganda. Il a indiqué
qu’après que la France eut condamné cette rupture unilatérale du
cessez-le-feu, le Directeur des affaires africaines et malgaches et M. Bruno
Delaye, Conseiller du Président de la République, s’étaient rendu sur place et
avaient constaté que le FPR était en mesure de prendre Kigali par les armes,
et en même temps que le clivage entre le Président Habyarimana et ses
partisans s’accentuait, celui-ci voulant négocier avec le FPR. Deux
compagnies supplémentaires furent alors envoyées à Kigali, portant l’effectif
du détachement Noroît à 800 hommes tandis qu’à l’issue d’un conseil
restreint la décision fut prise que le Ministre de la Coopération se rende à
Kigali et à Kampala. M. Marcel Debarge a alors indiqué que, une fois sur
place, le 27 février, il s’était rendu compte que les troupes du FPR étaient à
une vingtaine de kilomètres de Kigali et qu’elles avaient poussé devant elles

près d’un million de réfugiés qui ne les avaient certes pas accueillies en
libérateurs ; le spectacle des collines dévastées, plantées de milliers de tentes
fournies par le HCR dans l’indifférence de la communauté internationale,
était désolant et accablant.
Il a dit avoir réitéré au Président Habyarimana le message indiquant
que la présence militaire française s’inscrivait dans le cadre des accords de
1975 et de 1992, c’est-à-dire qu’elle consistait à apporter une aide indirecte
et à protéger les ressortissants étrangers, tout autre objectif étant
formellement exclu. Il a ajouté que le Premier Ministre et les ministres
d’opposition, tout en comprenant la position de la France, souhaitaient pour
leur part le maintien des troupes françaises afin d’éviter la chute de Kigali
qui, insistaient-ils, se traduirait par un massacre préalable des cadres de
l’opposition et des Tutsis par les extrémistes hutus, et qu’ils lui avaient
précisé, à cet égard, que la présence de militaires français aux postes de
contrôle à l’entrée de Kigali sécurisait les populations. Il a conclu que tout
cela montrait bien que, contrairement à ce qui a été prétendu ici et là, les
autorités françaises étaient bien conscientes de la situation et que l’activité
diplomatique et militaire déployée visait bien à éviter les massacres.
Il a indiqué qu’il se souvenait également avoir prôné l’unité
nationale et fait valoir que la constitution d’une troisième force serait
illusoire face à la détermination et à l’organisation du FPR ; le Président
Habyarimana pour sa part était poussé dans ses retranchements et ne
semblait plus à même de contrôler les extrémistes du MRND, pourtant son
propre parti, ou de la CDR.
Il a précisé que le message transmis à Kampala, auprès du Président
Museveni, était non moins explicite : à cause des conséquences prévisibles
pour les populations, il n’était pas question de victoire des uns sur les autres ;
en conséquence, le FPR devait renoncer à l’option militaire sans quoi la
responsabilité de l’Ouganda serait lourdement engagée. Il a ajouté que le
Président Museveni avait répondu que la France avait l’obligation désormais
de pousser M. Habyarimana à mettre en oeuvre les accords d’Arusha et qu’il
s’engageait, pour sa part, à convaincre le FPR de revenir aux positions
militaires antérieures à l’attaque du 8 février.
Il a exposé que, de retour à Paris, il avait rendu compte de
l’impossibilité pour la France de poursuivre sa politique d’appui militaire
indirect dans un contexte où la tension sur le terrain impliquait désormais une
véritable force d’interposition pour soutenir le processus d’Arusha. Il a
ajouté que le Président de la République, partageant cette analyse, avait
donné des instructions, après consultation du Gouvernement, pour que les
Nations Unies soient plus impliquées et que, suite à cette décision, la France

avait obtenu le 12 mars par la résolution 812 du Conseil de sécurité l’étude
du déploiement d’une force de maintien de la paix. Il a rappelé que, pour sa
part, le FPR, s’appuyant sur les conclusions du rapport de la Fédération
internationale des Droits de l’homme, le 8 mars 1993, s’était opposé mais
sans succès à la saisine de l’ONU. Il a indiqué que dès la fin mars, la France
avait retiré les deux compagnies supplémentaires du détachement Noroît et
entrepris de renforcer en même temps les mesures humanitaires.
Concluant que l’intervention française, avec la présence dissuasive
de Noroît, avait pu permettre provisoirement de stabiliser la situation sur le
terrain et la reprise des négociations d’Arusha jusqu’aux accords du 4 août et
au déploiement de la MINUAR fin décembre, M. Marcel Debarge a fait
observer que les événements qui s’étaient produits ensuite avaient montré
que la France avait eu à cette époque raison d’insister même si elle était
restée longtemps la seule à prendre véritablement la question en
considération.
Il a ajouté que par son témoignage, il avait voulu montrer que les
efforts français déployés au cours de cette période grave de l’histoire des
Grands Lacs ont été animés de la volonté réelle, pugnace et persévérante
d’obtenir une réconciliation durable entre les parties et qu’il n’y a pas eu de
politique cachée mais, au contraire, la mise en oeuvre de principes clairs
consistant à favoriser la démocratisation d’un régime, seule solution pour
éviter les massacres puis le génocide, face à une attaque extérieure menée
avec détermination. Il a affirmé qu’il ne voyait pas quelle autre solution
aurait été possible. Estimant que, dès 1990, laisser un Etat partenaire
succomber dans l’indifférence générale eût été contraire au droit international
et faisant valoir qu’au même moment les énergies des grandes puissances se
mobilisaient lors de la guerre du Golfe au profit du Koweït envahi, il s’est
demandé s’il n’y avait pas deux poids, deux mesures. Il a ajouté qu’on ne
pouvait pas isoler les événements du Rwanda de ceux qui se sont produits au
Burundi, en Ouganda ou au Kivu et que, si personne ne se souciait
réellement des événements qui se déroulaient actuellement dans la région,
ceux-ci démontraient malheureusement que les rancoeurs et les haines ne s’y
étaient pas apaisées.
Il a affirmé qu’il fallait également s’interroger aujourd’hui sur les
tenants et les aboutissants de l’autre partie au conflit, le FPR, afin de faire la
lumière sur les appuis dont il a bénéficié, y compris dans l’opinion publique
française, et jugé qu’une véritable approche critique était désormais
nécessaire pour éclairer entièrement ce génocide que la mise en oeuvre sans
arrière-pensées du processus d’Arusha aurait vraisemblablement évité. Il
s’est félicité, en tant que parlementaire, de la constitution de la mission

d’information, celle-ci lui paraissant la formule d’investigation critique et
objective la mieux appropriée.
Après avoir approuvé le point de vue de M. Pierre Joxe sur le
contrôle des opérations extérieures par le Parlement et indiqué que la
Commission de la Défense avait entamé un travail de réflexion approfondi
sur ce sujet, le Président Paul Quilès s’est interrogé sur la justification des
modifications que les deux offensives du FPR, en juin 1992 et février 1993,
avaient entraînées dans l’organisation de la présence militaire de la France au
Rwanda, le commandement des opérations étant devenu dans ces deux
occasions une structure autonome dépendant du Chef d’Etat-major des
Armées et ne relevant plus, de ce fait, de l’autorité de l’attaché de défense. Il
s’est aussi interrogé sur la définition des attributions de ce que l’on appelle le
COMOPS -commandant des opérations- selon que celui-ci est placé ou non
sous l’autorité de l’attaché de défense, chef de la Mission d’assistance
militaire.
Il a ensuite demandé à M. Pierre Joxe si, concernant le Rwanda, il
se souvenait d’informations qui auraient été transmises par la DRM, créée à
la suite de la guerre du Golfe.
M. Pierre Joxe a répondu que le commandement des opérations
était toujours placé sous le contrôle du Chef d’Etat-major des Armées et que,
de ce fait, dans les pays du champ du ministère de la Coopération, si les
attachés de défense étaient à ce titre des collaborateurs de l’ambassadeur et
relevaient ainsi, à travers lui, du ministère de la Coopération pour leurs
fonctions de chefs de Mission d’assistance militaire locale, ils relevaient du
Chef d’Etat-major des Armées dès lors qu’ils avaient un rôle opérationnel.
Précisant qu’il y avait là une situation évidemment particulière et
qu’on n’imaginait pas que l’attaché militaire français dans un pays européen
relève du Chef d’Etat-major des Armées, il a indiqué que, dans les pays avec
lesquels des accords de coopération militaire prévoyaient une présence
d’éléments militaires, qu’il s’agisse de faire de la formation, de l’instruction,
de l’entraînement ou de l’intervention, on avait véritablement affaire à un
système de droit particulier puisque l’attaché militaire était aux ordres de
l’ambassadeur, mais était aussi aux ordres de la Mission militaire de
Coopération et était également, en cas d’opérations, aux ordres du Chef
d’Etat-major des Armées. Il a ajouté que tel était le cas du Rwanda.
En ce qui concerne le renseignement, il a répondu que la direction
du renseignement militaire avait bien été créée à son initiative après qu’on
eut constaté, pendant la guerre du Golfe, les graves lacunes de la France dans
ce domaine, qui la rendaient presque aveugle par rapport à ses alliés

américains. Toutefois la constitution de la DRM n’avait commencé à porter
des fruits qu’après quelque temps dans la mesure où elle avait résulté de la
fusion de différents services déjà existants dans les différents états-majors et
du développement du secteur spatial, et n’avait donc pas pu jouer de rôle
significatif au Rwanda où c’était par ailleurs traditionnellement plutôt la
DGSE qui était implantée.
Il a ajouté que si, comme l’avait dit M. Marcel Debarge, beaucoup
d’informations sur les risques, sur les tensions, les rancoeurs, les haines ou
les oppositions, y compris dans des documents écrits, avaient couru, il
n’avait malheureusement pas circulé suffisamment d’informations précises
pour que l’on mesure tout ce qui pouvait se passer, et qui s’est développé
ultérieurement.
Estimant que si la mission d’information s’attachait à éclaircir
l’enchaînement des faits qui avaient conduit au génocide, cela ne devait pas
l’empêcher, à l’occasion, de jeter un coup de projecteur sur ce qui pourrait
permettre de rendre impossible, à l’avenir, un drame de cette nature. En
considération des propos de M. Pierre Joxe sur le statut juridique des
interventions des forces armées sur les théâtres extérieurs, M. René
Galy-Dejean a demandé à celui-ci quelle avait été la qualification juridique
du fait générateur de l’envoi des forces françaises, au Rwanda en juin 1992,
lorsqu’a eu lieu l’offensive du FPR dans le nord et quelles instructions
précises on leur avait alors données.
Il a aussi rappelé qu’une des personnes auditionnées avait estimé
que la France portait une très lourde responsabilité dans le drame rwandais,
dans la mesure où, selon elle, les responsables politiques français, bien
qu’informés du fait qu’il allait y avoir, sinon un génocide, du moins de très
grands massacres, n’avaient pas pris à temps la décision d’envoyer sur place
des forces suffisamment importantes pour empêcher, physiquement, le
déroulement du génocide. Il a ajouté cependant que, dès le lendemain de
cette audition, le Général Mercier, actuellement Chef d’Etat-major de
l’Armée de terre, interrogé, avait répondu que, pour maîtriser physiquement
tous ceux qui étaient armés à ce moment-là et empêcher le génocide, il eût
fallu 30 000 à 40 000 hommes au minimuM. M. René Galy-Dejean a donc
demandé à M. Pierre Joxe s’il pensait que l’envoi par la France d’une pareille
force eût été possible, eu égard au fait qu’on avait eu du mal à mobiliser
15 000 militaires français pour les envoyer dans le Golfe.
Enfin, il s’est interrogé sur le contexte dans lequel la France aurait
pu inscrire l’envoi d’une force aussi importante, dont il a estimé qu’elle aurait
eu toutes les caractéristiques d’une force d’occupation, et sur la justification
qu’on aurait pu donner à cette intervention en droit international.

M. Pierre Joxe a répondu qu’en effet, pour disposer d’une force
d’interposition dissuasive, pour dissuader sans combattre, il fallait des
effectifs très nombreux, et que la question était bien connue des services de
la police : pour encadrer une petite manifestation, quelques policiers
suffisaient ; pour faire face à une pression forte, il en fallait beaucoup plus ;
et quand il y avait risque d’émeutes et d’agressions, il fallait que les policiers
soient en surnombre. Il a ajouté que le Général Philippe Mercier pensait sans
doute à ce type d’action en évoquant un effectif de 30 000 hommes, et non à
l’utilisation par l’armée française de ses moyens véritablement militaires pour
stopper l’offensive du nord vers Kigali, dans la mesure où pour une telle
action un bataillon et quelques avions, c’est-à-dire une « petite guerre »,
auraient, à son avis, probablement suffi.
En matière d’interposition, il a attiré également l’attention sur
l’intérêt que la force soit multinationale et dotée d’un mandat juridique par
une organisation internationale.
Il a expliqué qu’en effet, lorsqu’un seul pays intervenait, il pouvait
toujours être suspecté d’avoir des intérêts particuliers, coloniaux,
stratégiques ou autres ; lorsque les pays intervenants étaient deux, on risquait
encore de dire qu’ils s’entendaient. Il a ajouté qu’en revanche, lorsque dix,
quinze ou vingt pays envoient des contingents, comme en
Bosnie-Herzégovine aujourd’hui, ou comme au Cambodge, et qu’il y a un
mandat international, chacun des pays qui envoie des forces -et ses soldats
eux-mêmes- sont en quelque sorte protégés par le fait qu’ils ne peuvent être
considérés ni comme des agresseurs, ni comme des néo-colonialistes, ni
comme des revanchards, mais seulement comme des « policiers » du droit
international, sachant qu’en matière d’interposition, il n’est pas mené
d’opérations de contre-offensive, de contre-attaques, qui sont en tout état de
cause très rares dans les opérations extérieures.
Abordant la qualification juridique de l’intervention de la France au
Rwanda, il a précisé que celle-ci consistait en un soutien indirect aux forces
armées du Rwanda par la formation, l’entraînement, la fourniture d’armes et
de munitions. Il a précisé que l’extension du champ initial de l’accord de
coopération à l’ensemble des forces militaires et non plus seulement à la
gendarmerie datait précisément de cette époque.
S’agissant des instructions données aux forces, il a déclaré qu’elles
étaient parfaitement claires : pas de participation aux combats. Il a ajouté que
sa conviction rejoignait celle de l’Amiral Lanxade, à savoir qu’il n’y avait pas
eu de militaires français qui aient participé aux combats.

Il a rappelé cependant que, sans participer aux combats, on peut
avoir l’air d’être impliqué dans un conflit ; d’où la nécessité d’une définition
de l’intervention en droit international et son souhait, à l’époque, d’un
élargissement de la mission sur la base d’une décision des Nations Unies,
élargissement qui s’est finalement produit.
Réaffirmant clairement que les forces françaises avaient également
pour mission la protection des ressortissants et la préparation de leur
évacuation éventuelle, il a cependant remarqué que l’exécution de ce type de
mission n’allait pas sans au moins une difficulté : il a noté que si un pays
voulait pouvoir évacuer ses ressortissants, il fallait bien évidemment qu’il
veille à protéger l’aérodrome, faute de quoi, tout le reste de la mission, à
commencer par l’évacuation des forces elles-mêmes, devenait impossible. Il a
ajouté que cela était toujours fait dans ce type d’opération.
Or, a-t-il continué, protéger un aérodrome pour pouvoir s’en servir
signifiait qu’il fallait bien évidemment ne laisser personne s’en emparer. Il a
insisté alors sur le fait qu’une telle mission -dont les forces françaises avaient
l’expérience, puisqu’elles ont eu la garde de l’aérodrome de Sarajevo
pendant de très longs mois- était très difficile puisqu’elle ne pouvait se faire
sans l’expression d’une détermination absolue et qu’elle donnait lieu à des
provocations. Dans le mesure où la moindre intrusion risquait de provoquer
des ouvertures du feu, la protection d’un aéroport pouvait donc être
interprétée, plus que comme une garde statique, comme un acte de
souveraineté.
Il a conclu qu’on était là dans une situation juridique qui, de la
mesure purement défensive de protection des ressortissants, « tournait » très
vite à l’emprise sur un morceau de territoire national étranger,
éventuellement dans des conditions conflictuelles, comme on avait pu le voir
à Sarajevo en particulier.
M. Pierre Brana a demandé si le Gouvernement français
considérait l’offensive du FPR sur Kigali comme celle de réfugiés rwandais
contre le pouvoir hutu au Rwanda, donc comme une affaire intérieure à ce
pays, ou au contraire comme une offensive ougandaise contre le Rwanda.
Ensuite, il a rappelé que le 2 février 1991, le Président de la
République avait écrit au Président Habyarimana pour l’inciter à négocier
avec le FPR, à respecter les droits de l’Homme, à participer à une conférence
sur les réfugiés, tout en accentuant le processus d’ouverture politique
intérieure, indiquant que « C’est à ce prix seulement que l’aide militaire
française sera poursuivie ». Il a souhaité savoir si, en février 1993, dans la
mesure où l’on avait envoyé trois cents hommes en renfort, on estimait que

les conditions fixées par le Président de la République en février 1991 étaient
remplies, ou si des éléments nouveaux étaient intervenus, justifiant que l’on
vienne au secours du Président Habyarimana.
Enfin, citant un propos de M. Marcel Debarge aux termes duquel
celui-ci aurait demandé, le 28 février, aux partis d’opposition à Kigali de
« faire front commun avec le Président Habyarimana contre le FPR », il lui
a demandé si cette citation lui semblait exacte, et si dans ce cas, ce n’était pas
aller un peu loin dans les affaires internes du Rwanda.
Sur le premier point, M. Pierre Joxe a répondu que tout ce que
l’on savait, c’était que l’offensive du FPR créait un risque de déstabilisation
générale, alors même que la préservation de la paix était bien évidemment
une condition sans laquelle le progrès de la démocratie n’était pas possible.
Il a indiqué, en réponse à la deuxième question, qu’entre février
1991 et février 1993, on commençait à s’approcher du moment, qu’il
appelait de ses voeux, où un mandat international, donné par une résolution
du Conseil de sécurité des Nations Unies, fournirait un cadre nouveau à une
action de préservation de la paix au Rwanda ; il a précisé en effet que si,
entre février 1991 et février 1993, il y avait eu aggravation de la situation sur
le plan de l’ordre public international, il y avait eu aussi une évolution vers
l’inscription des interventions armées dans un ordre juridique international. Il
a ajouté que c’est ce à quoi on avait finalement abouti, mais trop tard.
Evoquant l’une des ses auditions par la Commission de la Défense,
il a observé aussi que si, dans son intervention, M. Marcel Debarge avait dit
que l’opinion internationale était peu attentive, l’opinion nationale ne l’était
pas plus et que la mobilisation était intervenue trop tard. Il a fait remarquer
que le même problème s’était posé dans d’autres régions d’Afrique : quand
les structures internationales parvenaient enfin à formuler des objectifs, un
mandat, une mission, à obtenir les moyens tant militaires que financiers,
souvent, il était trop tard.
Enfin, sur le point de savoir si la France, alors qu’elle était seule
engagée, avait eu tort ou raison d’essayer de préserver la sécurité des
personnes, et non pas seulement celle de ses nationaux, il a estimé, à l’instar
de M. Marcel Debarge, qu’elle avait eu malgré tout raison.
M. Marcel Debarge a répondu que, même si l’on pouvait regretter
l’attitude du Président Habyarimana vis-à-vis du FPR, le fait est que le
Président du Rwanda, c’était M. Habyarimana.

Il a ajouté qu’il avait peut-être pu conseiller la cohésion au
gouvernement rwandais, qui avait été élargi à des partis d’opposition, pour
négocier avec le FPR, mais qu’en tout état de cause, ses déclarations
devaient être vérifiées.
Il a insisté sur le fait qu’en tout état de cause, les accords d’Arusha
étaient de bons accords, même s’ils n’ont malheureusement pas été
concrétisés, et que le but final était tout de même d’arriver progressivement à
faire vivre ensemble les composantes du peuple rwandais. Il a ajouté que
l’ambassadeur de Tanzanie en Ouganda, qui était le coordinateur des
négociations entre les différentes parties, disait lui-même que c’était un bon
accord. Il a fait observer que le problème, c’est que l’accord n’a pas été
appliqué.
Sur cette non-application et relevant qu’on avait dit que les
gouvernants français n’avaient pas suffisamment prévu ce qui pourrait
survenir, il a expliqué que c’est en conséquence des discussions qu’ils avaient
eues avec les dirigeants rwandais et ougandais qu’ils avaient pensé, peut-être
naïvement, qu’il y avait une possibilité de solution et que, s’ils n’étaient pas
arrivés à cette conclusion, ils n’auraient pas consacré autant d’efforts pour la
conclusion de ces accords.
Il a en revanche affirmé que le terme de « rancoeurs », employé
pour définir les relations entre les deux ethnies, lui semblait faible. Il a ajouté
que, même si cela n’expliquait pas tout et n’était pas la seule raison du
génocide, il avait eu clairement l’impression d’une haine excessivement
profonde et grave entre les deux communautés.
Tout en exprimant son espoir qu’il n’y aurait plus de génocide en
Afrique, il a aussi avoué sa perplexité sur cette question. Admettant que les
conditions des génocides tiennent quelquefois à la personnalité de ceux qui
animent tel ou tel mouvement, il a jugé qu’ils avaient également des origines
dans les situations politiques et s’est inquiété des conséquences d’une
certaine vision de l’Afrique qui a amené à proroger certaines limites ou
certaines frontières, à entraver une véritable coopération régionale et qui a
abouti à ce que certains Etats africains soient déséquilibrés.
Evoquant les événements du Togo et rappelant qu’il les avait vécus
sur place, il a assuré la mission d’information que les séparations entre les
ethnies pouvaient être bien plus importantes que celles entre les Etats et a
estimé qu’il conviendrait de réfléchir à cette situation.
Il a insisté sur le fait que dans le futur, il faudrait en venir d’une
coopération d’assistanat à une coopération plus soucieuse de solidarité,

d’efficacité, d’union, de régionalisation, et plus préoccupée des problèmes
réels, comme par exemple l’instruction ou le développement des universités.
Il a estimé qu’une approche trop ancienne et trop rigide pouvait
engendrer un malaise chez certains peuples et qu’il n’y avait pas qu’au
Rwanda qu’on avait pu en arriver ainsi à de grands massacres ou à un
génocide. Il a souhaité que les travaux de la mission permettent aussi d’en
venir à la préfiguration de solutions dans ce domaine.
Précisant que cela n’expliquait pas tout, qu’il ne condamnait
personne, qu’il n’accusait personne, qu’il ne soupçonnait personne, il a
exposé qu’il faisait seulement état de ses impressions telles qu’elles lui
venaient à l’esprit. Il a ajouté que, s’agissant du Rwanda, le Président de la
République française disait, en substance, qu’il ne voulait pas que l’armée
française en arrive, même d’une manière indirecte, à participer à une sorte de
guerre civile, et que cette analyse et ce refus avaient été partagés non
seulement par son gouvernement d’alors mais aussi par d’autres par la suite.
Il a conclu qu’en passant du poste de Secrétaire d’Etat au Logement
à celui de Ministre délégué à la Coopération, il avait rencontré de grandes
difficultés, tant les problèmes sont complexes et supposent du temps avant
qu’on ne commence à les appréhender, alors qu’en fait le temps manquait
toujours pour arriver à en prendre toute la mesure de manière fine et
pertinente.
M. Jean-Bernard Raimond, approuvant M. Pierre Joxe d’avoir
mis l’accent sur certains problèmes juridiques, a fait remarquer que les
interventions dans le Golfe, en Somalie et en Bosnie-Herzégovine avaient
toutes trois fait l’objet de mandats du Conseil de Sécurité et s’étaient donc
bien inscrites dans un cadre juridique défini. Il a souligné en revanche que,
pour chacune de ces opérations, la chaîne de commandement avait été
différente.
Il a indiqué que lors de la guerre du Golfe, celle-ci était en réalité
américaine, le Secrétaire général des Nations Unies, M. Perez de Cuellar,
ayant d’ailleurs clairement indiqué qu’il n’intervenait absolument pas dans les
opérations, mais seulement au niveau politique du Conseil de Sécurité.
Il a observé qu’en Somalie, on avait abouti à un désordre complet,
puisqu’à un moment donné les Américains étaient intervenus parallèlement
aux Nations Unies.
Enfin, s’agissant de la Bosnie-Herzégovine, il a remarqué que,
jusqu’en 1995, la chaîne de commandement, c’étaient les Nations Unies, qui

avaient donc une responsabilité décisive, et que l’opération était allée à
l’échec, alors qu’à partir de 1995, les Américains étaient intervenus, à la suite
d’accords qui transféraient définitivement la chaîne de commandement à
l’OTAN, et donc dessaisissaient les Nations Unies, et qu’ils avaient plutôt
connu la réussite.
Précisant que, pour sa part, il pensait que ce changement résultait
moins de l’intervention des Américains que de la modification de la chaîne de
commandement, il a ajouté que cette analyse valait également pour
l’opération Turquoise au Rwanda et que la faiblesse due au fait que la France
y ait été la seule puissance était compensée à son avis par le fait que la chaîne
de commandement était française et que, si l’on pouvait critiquer l’opération
Turquoise, on devait néanmoins reconnaître qu’elle avait été conduite
efficacement.
Concluant que le problème de la chaîne de commandement, qu’il
soit juridique ou non, était capital dans toutes ces interventions qui, plus
qu’au maintien de la paix, correspondent à l’imposition de la paix relevant du
chapitre VII de la Charte, il a demandé à M. Pierre Joxe s’il partageait cette
analyse.
M. Pierre Joxe a d’abord précisé que la chaîne de commandement
de l’OTAN était devenue en fait américaine. Il a ajouté que cela avait été vrai
dans le Golfe, non seulement pour des raisons politiques et pour des raisons
liées au mandat de l’ONU, mais aussi parce que sans le renseignement, on ne
peut pas commander. Or, il a jugé que les Etats-Unis avaient une telle
supériorité en capacités de renseignement sur tous les autres Etats réunis
qu’ils étaient pratiquement les seuls à pouvoir exercer ce genre de
commandement avec quelque chance de succès.
Il a ajouté que dans le cas de la Somalie, s’il y avait bien eu
commandement des Nations Unies et des Etats-Unis, à un moment, la France
s’était organisée de façon autonome. Il a précisé que, quoique hostile à
l’organisation de l’opération, il s’y était néanmoins plié, mais en demandant
la permission de la mener à sa façon et que, hormis les deux ou trois jours où
la France avait eu quelques éléments à Mogadiscio, où il y avait des troubles,
et où les soldats français avaient sauvé une jeune fille qui allait être lynchée,
les forces françaises avaient tenu la région d’Oddour, où elles avaient fait
sans bruit du travail de gendarmerie, la gendarmerie française se rendant très
utile sans pour autant combattre, notamment en garantissant l’acheminement
des semences et donc la récolte suivante.
Il a conclu qu’en l’occurrence, la France n’avait été sous
commandement international ou américain que de façon théorique puisqu’en

réalité, elle était autonome dans sa zone, loin du tapage médiatique du
débarquement américain, et que cette décision d’organisation et de
localisation l’avait aussi préservée des conditions de départ épouvantables
des Américains ou de certains de leurs alliés ou obligés.
S’agissant de l’opération Turquoise, il a estimé que le drame était
son caractère tardif et que s’il y avait eu une opération avec un mandat des
Nations Unies, préparée de plus longue date, plus large, avec les moyens
adaptés, on aurait peut-être pu éviter ce qui s’est passé. Il a précisé qu’il
disposait cependant de moins d’éléments d’appréciation, n’étant plus alors au
gouvernement.
M. Pierre Joxe a alors ajouté que la difficulté de ce genre
d’interventions internationales, c’est qu’elles n’étaient pas d’essence
purement militaire et classique.
Expliquant qu’une action militaire classique consistait par exemple à
reconquérir une position et dans ce but à étudier comment l’opération
pourrait être réussie, si on en avait les moyens, si on était sûr d’infliger des
pertes lourdes à l’adversaire et de le faire reculer, à moins qu’il ne meure sur
place, et, une fois ces données établies, lancer l’opération, il a observé que
dans les opérations de maintien de la paix, cette remarque valant pour la
Bosnie comme pour le Rwanda, on ne faisait pas la guerre mais de la police.
Il a alors exposé que les techniques de police, de police nationale
comme de police internationale, loin d’être des techniques de guerre,
consistaient à montrer sa force, pour ne pas s’en servir, à se servir de sa
force de façon modérée pour ne pas s’en servir davantage, et à éviter
l’escalade afin de n’avoir pas à recourir aux armes. Il a expliqué que c’était la
raison pour laquelle le Général Mercier parlait de 30 000 hommes, et qu’en
parlant ainsi il parlait en commissaire de police internationale, alors que le
militaire qu’il est, pour rétablir une situation militaire, n’aurait guère besoin
que d’un bataillon et d’un appui aérien.
Il a fait valoir qu’en ce sens, les forces armées françaises se
retrouvaient petit à petit reconverties dans un système à dimension
internationale, et que cela avait pu être observé pendant l’opération
Turquoise, puisque certains des militaires français avaient été conduits à
participer à des opérations qui n’avaient plus rien à voir ni avec la guerre ni
même avec la police, puisqu’elles consistaient à subir l’enfer de devoir
ensevelir des milliers de gens.
Il a trouvé légitime, dès lors, que ces soldats puissent se demander
ce que faisait là un soldat. Rappelant que des militaires français étaient

encore blessés, psychiquement, en raison de ce qu’ils ont été amenés à vivre
à cette époque, il a estimé qu’il fallait aussi penser à eux.
M. François Lamy a demandé à M. Pierre Joxe si, au Rwanda, les
missions de la DGSE se cantonnaient au seul renseignement ou si les services
de renseignement français étaient amenés eux aussi à « contribuer
indirectement » à des actions permettant la stabilisation du pays ?
Remarquant ensuite que la mission du détachement Noroît, même si
elle n’était pas politiquement très bien définie, était du point de vue militaire
tout à fait claire -sécurisation de l’aéroport, contrôle de points stratégiques
dans ou autour de Kigali-, il s’est demandé en revanche si les militaires de la
Mission d’assistance militaire, eux, étaient bien préparés aux situations
auxquelles ils pouvaient se trouver confrontés, telles que faire de l’instruction
dans un pays en guerre à dix kilomètres du front ou moins, ou gérer des
relations diplomatiques ou politiques au sein d’états-majors fortement
politisés. Il s’est donc posé la question de savoir si, notamment au vu de ce
qui s’était passé au Rwanda, il ne serait pas plus clair que la Mission militaire
de Coopération soit rattachée une bonne fois pour toutes au ministère de la
Défense, et qu’elle soit gérée, aussi bien administrativement, techniquement
que politiquement, en fonction de missions définies à un niveau
interministériel et à celui du Conseil de Défense.
Répondant à la deuxième question, M. Pierre Joxe a exposé qu’en
Afrique, dans les anciennes colonies, la France avait longtemps poursuivi ses
traditions coloniales et même colonialistes. Dans le passé colonial, le
gouverneur faisait couramment appel aux forces militaires présentes, qui
étaient chargées de faire régner l’ordre, parfois en recourant à des supplétifs.
Il a indiqué qu’il y avait ainsi une tradition très ancienne chez les puissances
coloniales, et particulièrement en France, qui faisait que dans les régions
dominées, vis-à-vis des sujets français -et non des citoyens français-, les
fonctions civiles et militaires interféraient et se confondaient.
Il a ajouté que cette longue tradition avait en quelque sorte été
« rénovée » par les accords de coopération au lendemain des indépendances,
les nouveaux Etats apparus dans les années 60 ayant tous signé des accords
militaires et ayant donné à l’ambassadeur le pouvoir qu’avait antérieurement
le gouverneur, y compris dans certains cas pour exfiltrer le Président s’il
avait des ennuis.
Il a précisé que personnellement, il n’était jamais parvenu à obtenir
l’ensemble des clauses secrètes de ces accords, ajoutant qu’elles étaient
tellement secrètes qu’il ne savait même pas si quelqu’un les connaissait

toutes, mais qu’il savait qu’elles existaient parce qu’on lui en avait parlé sur
le terrain.
Expliquant que cette tradition coloniale était maintenant balayée par
l’histoire mais que l’évolution était toute récente et que la réforme actuelle
de la coopération l’avait menée à son terme, il a observé que la France s’était
très bien accommodée auparavant de la conservation de sa tradition
d’impérialisme sub-régional, considérant que si elle n’était pas chez elle en
Afrique, elle y était plus chez elle que d’autres et qu’elle y avait des
responsabilités.
Il a fait remarquer que l’un des éléments qui montrait l’ampleur de
la confusion tenait à ce que dans les pays d’Afrique dans lesquels la
démocratie se développait, on s’apercevait que de toutes autres missions que
celles dont on avait l’habitude étaient demandées en matière de coopération
militaire ou de gendarmerie, des missions dans l’esprit d’une police et d’une
gendarmerie démocratiques, et donc des missions que les gendarmes ou les
policiers français savent très bien remplir, et préférent d’ailleurs remplir.
Il a affirmé qu’en revanche, la définition du moment où l’on passe
de l’instruction au combat était tout à fait claire. Il a exposé que, dans le cas
du Rwanda, il y avait eu un moment où les militaires français ont eu pour
mission de contribuer à assurer de l’assistance indirecte, non plus à la
gendarmerie rwandaise, mais aux forces de l’armée rwandaise ; il a estimé
qu’à partir de là, il y avait eu alors un appui militaire, même si cela ne
signifiait pas pour autant la participation directe aux combats. Sur ce point, il
a rappelé le nuancier, allant du soutien psychologique à l’aide au tir, qu’il
avait présenté dans son intervention liminaire.
Il a ajouté que, dans d’autres cas, ce n’est que sur place, en
interrogeant lui-même des officiers et des sous-officiers, qu’il avait appris
certaines des dispositions secrètes des accords de coopération militaire et les
détails techniques de l’exfiltration envisagée de tel Président dans tel pays,
incluant des précisions architecturales comme la description des souterrains
menant d’un endroit à l’autre. Il a fait observer cependant que c’était là
désormais sinon de l’Histoire, du moins du passé.
Pour ce qui concerne la DGSE, il a affirmé que là où elle était, elle
faisait du renseignement, ce qui paraissait logique, et qu’elle n’y était pas
pour faire autre chose. S’agissant des militaires français intervenant au
Rwanda, il a ajouté que, dans l’armée française, on donnait de longue date
des instructions écrites, claires et lisibles et que ces militaires étaient donc au
Rwanda dans un cadre précis, qu’ils avaient des ordres, des instructions
écrites très précises, selon la règle, que le Général Schmitt, alors Chef d’Etat-

major des Armées, y avait veillé, et que tout laissait penser qu’elles avaient
été respectées.
Rappelant que M. Pierre Joxe avait beaucoup insisté sur le fait
qu’on pouvait passer d’une tâche d’assistance militaire, prévue par un accord
de coopération, à des interventions plus ou moins directes, et notant qu’en
situation de crise, la Mission d’assistance militaire passait en général
directement sous le commandement d’un commandant d’opération
spécialement dépêché à cet effet, M. Bernard Cazeneuve a souhaité savoir
si l’architecture de coopération militaire française en Afrique ne pourrait pas
être simplifiée et la dichotomie, voire la duplication entre la Mission militaire
de Coopération et le ministère de la Défense, qui, parfois, en Afrique, posait
quelques problèmes, supprimée, et s’est demandé ce qui interdisait à la
France, aujourd’hui, de demander à ses troupes prépositionnées de conduire
ces tâches de coopération.
Il a ajouté que cette question se posait d’autant plus que
700 millions de francs étaient destinés à la coopération militaire en Afrique
chaque année, et qu’au titre de la coopération militaire, qui relève de la
compétence de la Mission militaire de Coopération, la France avait plus de
coopérants en Mauritanie que dans toute l’Europe centrale et orientale, alors
même que la hiérarchie militaire estimait que le développement de la
coopération militaire en Europe centrale et orientale pouvait être un excellent
moyen de renforcer la présence de la France à côté ou au sein de l’OTAN. Il
s’est donc demandé si le transfert vers des troupes prépositionnées de
missions de coopération ne présenterait pas le double intérêt de dégager des
moyens qui pourraient être affectés sur d’autres zones qui deviennent
stratégiques, tout en clarifiant considérablement le dispositif administratif
français et en résolvant les difficultés en matière de transparence de la chaîne
de commandement.
M. Pierre Joxe a répondu que l’organisation actuelle compliquait
les choses non pas un peu mais énormément. Il a ajouté que cela était à
rattacher à l’ambiguïté du statut de l’Afrique, son ancien statut colonial
l’éloignant du Quai d’Orsay pour la rapprocher des réseaux anciens, et ce
même dans le domaine militaire où il y avait une tradition de présence de
troupes prépositionnées.
Il a affirmé que cette situation s’expliquait par l’ancien rôle de la
France en Afrique, dont le bilan relevait maintenant de l’histoire. S’agissant
de la présidence de François Mitterrand, il a estimé que son sentiment
personnel était que la situation en Afrique francophone avait évolué plutôt
moins mal qu’ailleurs pendant cette période.

Quant aux forces prépositionnées, il a expliqué que, dans cette
tradition, elles étaient là pour rétablir l’ordre. C’est pourquoi, si on pouvait
certes imaginer qu’elles fassent de la coopération, ce n’était pas leur seul
rôle. M. Pierre Joxe les a comparées à des sortes de compagnies
républicaines de sécurité, c’est-à-dire à des forces mobiles prêtes à se
déplacer en tout lieu.
Il a estimé qu’en revanche, la réorganisation de la coopération allait
la faire sortir de cette période et remarqué que les forces prépositionnées
avaient déjà diminué ou quittaient certains pays.
Il a considéré que cette évolution posait désormais un autre
problème, celui du statut des militaires français à l’étranger.
Il a ajouté que si la question du Rwanda se posait aujourd’hui, si
elle n’avait pas été posée plus tôt, dans d’autres époques, pour d’autres pays
-même si cela n’avait pas pris l’ampleur du drame du Rwanda-, si, suite à
d’autres affaires du passé africain, on ne s’était pas autant interrogé
qu’aujourd’hui à propos des responsabilités politiques internationales, c’est
parce qu’alors ce n’était pas la fin d’une époque.
Il a précisé qu’une nouvelle époque se dessinait où les coopérations
régionales en Afrique pouvaient commencer à jouer un rôle ; il a cité
l’exemple des détachements d’armées nationales africaines dans certaines
interventions et a considéré que cela constituait un progrès important par
rapport à la situation où c’étaient toujours des Français ou des Belges qu’on
voyait intervenir. Il a aussi estimé qu’au Rwanda, c’est d’abord parce qu’ils
avaient l’impossible mission de rétablir l’ordre dans une région où ils
apparaissaient comme l’image même du colonialisme ancien que des paras
commandos belges avaient été littéralement lynchés.
Il a conclu qu’à son avis, c’en était fini de cette époque-là et que la
France pourrait désormais participer à des opérations sous mandat
international, avec un statut juridique clair.
S’adressant à Marcel Debarge, M. Bernard Cazeneuve lui a
demandé quelles étaient les raisons qui avaient présidé à l’avenant dont
l’accord d’assistance militaire de 1975 avait fait l’objet en 1992.
Concernant la politique d’aide au développement, il s’est étonné
qu’alors qu’un ancien attaché de coopération au Rwanda, M. Cuingnet, avait
dit à la mission d’information qu’en 1992 les institutions financières
internationales avaient décidé de suspendre leur aide au Rwanda du fait qu’il
avait par trop augmenté ses dépenses militaires, il apparaisse qu’en 1992,

onze cessions gratuites d’armes étaient intervenues au profit de ce pays,
représentant un montant de 15 millions de francs.
Enfin, il a demandé quelle avait été la politique de développement
de la France en faveur du Rwanda en 1992-93, et en particulier dans quels
domaines elle avait été amenée à intervenir pour aider le Rwanda à se
démocratiser.
M. Marcel Debarge, après avoir noté que la première question
intéressait le ministère des Affaires étrangères, a fait valoir qu’il ne pouvait,
de mémoire, répondre à la seconde qui exigerait des recherches précises.
Il a ajouté qu’en matière de coopération, il croyait se souvenir que,
quand le Chef d’état-major de la gendarmerie rwandaise avait été changé, un
poste d’assistanat judiciaire auprès de celle-ci avait été créé dans le cadre
d’une conception démocratique de son fonctionnement ; il a précisé que la
coopération civile normale avait été maintenue.
M. Pierre Brana, souscrivant à l’analyse historique de M. Joxe, lui
a demandé quelle évolution on pouvait envisager, dans ce nouveau contexte,
concernant les mercenaires.
M. Pierre Joxe a d’abord répondu qu’il n’y avait bien évidemment
aucun parallèle à faire entre les mercenaires et les unités militaires de pays
comme la France, qui sont mises au service de missions de maintien de la
paix dans le cadre d’un mandat des Nations Unies.
Il a ensuite ajouté qu’il était patent que le mercenariat se
développait, mais seulement dans de petits pays, lors de petites crises et
qu’on pouvait être certain que plus le droit international développera l’idée
que le maintien ou le rétablissement de la paix à travers le monde est une
mission d’intérêt général, plus les Nations Unies se verront reconnaître des
moyens juridiques et des moyens de coordination militaire, plus que de
commandement, et moins on connaîtra le risque d’opérations de mercenaires.
Il a ajouté qu’un cadre international se développait où la France
pouvait jouer un rôle, puisqu’elle était un des pays qui a le plus de personnels
expérimentés en matière d’opérations extérieures, et que, dans ce domaine,
les parlementaires pouvaient intervenir, tout d’abord en travaillant à soutenir
la création de ce droit, ensuite en débattant publiquement des conditions dans
lesquelles on engageait les forces françaises.
Il a insisté sur le fait que la question majeure était d’établir dans quel
but et avec quels moyens on engageait des forces et que les militaires français

allaient de plus en plus se poser la question de savoir à quoi ils étaient
désormais destinés : si la patrie n’est plus en danger, il ne s’agit plus de
défense nationale ; s’il n’y a plus de pays protégés en Afrique, il ne s’agit
plus d’opérations extérieures et de prépositionnement, et si l’Europe n’est
plus menacée par les Russes, on ne risque plus d’avoir la guerre à l’Est.
Il a estimé que, dans ces conditions, la question de savoir ce
qu’allait être la mission des forces armées françaises se posait : si elle
consistait à mener des opérations extérieures, il fallait se poser la question du
statut des officiers et militaires de l’armée française.
M. Pierre Joxe a ajouté que, dans certains cas, la mission restait
claire : tel est le cas pour un officier du transport aérien militaire s’il s’agit de
transporter des vivres pour ensuite les parachuter, pour un officier du service
de santé des armées s’il s’agit de sauver des enfants kurdes ou de vacciner
des enfants cambodgiens, pour un officier de la Marine nationale s’il s’agit de
commander la manoeuvre d’un chaland de débarquement.
En revanche, il a estimé que la mission de l’armée de terre supposait
réflexion et que si sa mission devenait celle d’une quasi-gendarmerie
internationale, cela méritait d’être analysé, et il fallait alors définir dans
quelles conditions les hommes seraient engagés.
Il a rappelé que s’il existait tout un corpus juridique, toute une série
de lois classiques sur la guerre, sur les crises, sur l’état de siège, c’est parce
que le problème de l’emploi des forces, dans un pays démocratique, était un
problème juridico-politique majeur, en premier lieu parce que les armes de la
République ne doivent pas être retournées contre la République, et ensuite
parce qu’elles doivent être employées dans des conditions telles que tous les
citoyens puissent s’y reconnaître.
Il a précisé que, s’il n’était pas inimaginable en soi qu’un officier
puisse éventuellement être mis en cause devant des tribunaux pour son action
ou son inaction à une époque où il avait par exemple un béret bleu des
Nations Unies sur la tête, cela relevait d’un domaine de droit, de politique ou
de justice qui n’avait plus rien à voir avec le règlement général d’emploi des
forces armées dans la République française.
Or, il a ajouté que c’est dans ce type de situations qu’on pouvait se
trouver, en ex-Yougoslavie ou, demain, à Chypre ou au Kosovo. Expliquant
qu’il était évident que l’ampleur qu’avait prise l’affaire du Rwanda dans la
presse montrait que l’état actuel du droit et des institutions souffrait de
manques, il a insisté sur le fait qu’il fallait absolument y réfléchir et

progresser sur le statut juridique des forces et la question de savoir qui peut
ordonner quoi à qui.
Il a ajouté que pendant la guerre du Golfe, l’un des aspects qui
l’avait stupéfié, c’est que le Général Schwartzkopf ait entrepris de lui refuser
certaines informations et que cela signifiait que, bien qu’on ait dit que les
Français avaient en charge un commandement opérationnel, la vérité était
qu’ils étaient entièrement sous le commandement opérationnel des
Américains qui, contrôlant par ailleurs l’espace aérien, avaient même tenté
d’empêcher la France, par exemple, de faire sortir ses avions de
reconnaissance pour prendre des photographies.
Il a précisé qu’en fait, dans l’affaire du Golfe, la chaîne de
commandement ne montait pas à Paris mais s’arrêtait quelque part en Arabie
Saoudite.
Il a ajouté que, dans des conditions d’interventions de ce type, pour
que la signification du commandement des armes par le pouvoir politique ait
un sens, il fallait que les mandats, les délégations de pouvoir, la place des
officiers français dans les états-majors, la place de la France dans le recueil,
l’exploitation et les échanges de renseignements soient soigneusement
établis.
Le Président Paul Quilès a relevé que la réflexion de M. Pierre
Joxe rejoignait l’étude lancée, au sein de la Commission de la Défense, quant
à la nécessité de redéfinir la légitimité des opérations extérieures et les
conditions dans lesquelles ces opérations peuvent être menées, et que
s’agissant de la DGSE, mot rarement prononcé, un travail était également en
cours au sein de la Commission pour étudier les modalités d’une association
du Parlement au suivi de ses activités.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024