Fiche du document numéro 31708

Num
31708
Date
Vendredi Septembre 2006
Amj
Taille
4648215
Titre
Trafics d'armes. Enquête sur les marchands de mort [Extrait : « Victor Bout, le "Bill Gates" des trafics »]
Page
69-88
Nom cité
Lieu cité
Mot-clé
Source
Extrait de
Trafics d'armes. Enquête sur les marchands de mort, Laurent Léger, éd. Flammarion, septembre 2006.
Type
Livre (extrait)
Langue
FR
Citation
CHAPITRE 4

Victor Bout, le « Bill Gates » des trafics

Ah, ces ingrats de Français. Les diplomates du Quai
d’Orsay ont plaidé pour que l’empereur du trafic d’armes soit
inscrit sur la liste noire des Nations unies. Et pourtant : l’une
des opérations militaires françaises les plus importantes de
ces dernières années s’est en partie déroulée grâce à lui. Peu
de spécialistes le savent mais c’est Victor Bout qui a fait
démarrer Turquoise, l’intervention française au Rwanda, sur
les chapeaux de roues. Car quel qu’en fût le bilan, surtout au
vu des relations incestueuses entre la France et le pouvoir
Hutu maître de ce Rwanda déchiré par une terrible guerre
civile, Turquoise sera opérationnelle en quelques jours seulement : il a fallu organiser un véritable pont aérien au départ
de la France, une formidable projection de forces, hommes et
matériels vers le cœur de l’Afrique, à Goma. C’est cette ville
située dans l’est de l’ancien Zaïre qui va servir de base logistique à toute l’intervention militaro-humanitaire au Rwanda.
Mais l’histoire officielle, telle qu’elle a été racontée par une
brochette de généraux devant la mission d’information de
l’Assemblée nationale en 1998, omet certains détails de ce
formidable transport de troupes. Pour expédier au plus vite
sur le théâtre des opérations soldats, armes, hélicos et
véhicules de toutes sortes, sans oublier de gigantesques
volumes de carburant, on ne s’est pas trop renseigné sur celui

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qui avait pu fournir les énormes cargos seuls capables de ce
tour de force. Et oui, c’était un trafiquant d’armes…

L’ami français de Victor Bout

Pour en savoir plus, il faut s’attabler avec un vieux briscard
de l’aéronautique. Après avoir séjourné dans le sud de la
France, les Antilles et toutes sortes de territoires lointains,
Michel Victor-Thomas vit désormais près de Gisors, dans
l’Eure. Du baroudeur, il a le style. Grand, sec, buriné, la
gauloise au bec... Lui qui pilote et transporte depuis quelques
décennies en terrain « compliqué » pratique le « risque calculé ». Alors que les vols sont interrompus entre Paris et
Alger, en 1994 et 1995, après le détournement d’un appareil
d’Air France et la prise de ses passagers en otages, il est le
seul à faire voler un avion à 29 reprises, pour le compte de
l’état-major des Armées et sous haute protection des forces
d’élite gendarmesques : il faut bien acheminer depuis Paris
l’ambassadeur et sa femme, les personnels diplomatiques, les
équipes de sécurité, voire les ouvriers qui vont effectuer des
réparations dans l’ambassade… Victor-Thomas est aussi sur
le Dakar. Il envoie des cargos à Bangui, en Centrafrique, lors
d’une prise d’otages. Chaque Antonov contient seize
véhicules blindés. Il convoie également les légionnaires à
Mururoa au moment de la reprise des essais nucléaires, dans
un DC10, alors que la piste d’atterrissage est trop courte.
Quand on lui met sous le nez la note des Renseignements
généraux qui lui est consacrée, il se marre. Ses meilleurs amis
sont agents de la DGSE, policiers des RG, généraux,
colonels….

Il transporte les troupes françaises de Turquoise

C’est grâce à Michel Victor-Thomas que celui à qui un
ministre britannique a un jour collé l’étiquette de « Bill Gates
du trafic » a transporté les troupes françaises en 1994. « Le
21 juin, j'ai reçu un coup de fil d’un commissionnaire de

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transport mandaté par l’État-major des armées, raconte-t-il.
“On a des urgences sur Turquoise. Est-ce que tu peux passer
nous voir”, me dit-on. J’y vais, et on me donne carte blanche.
Après cela, j'ai travaillé en ligne directe avec l’État-major
pour toutes les questions logistiques !. » Patron de la société
Spairops, une entreprise d’affrètement d’avions, Victor-
Thomas se charge de trouver les Antonov, les énormes avions-
cargos qui transportent les matériels les plus gros qui soient.
La « faiblesse » et l’« état de délabrement du transport aérien
militaire français », selon un expert, sont tels que l’armée,
avec ses Transall et ses C-160 insuffisants, doit sous-traiter
au privé le transport de ses troupes et de ses équipements.
Dans l’urgence, il faut se débrouiller. « Quand on demande à
Bout un avion en urgence, il répond “OK, à quelle heure ?”
et accepte de faire décoller ses appareils sans paiement
d'avance, ce qui est rarissime dans le métier, se souvient
Michel Victor-Thomas. Il ne faut pas perdre de vue que
l’armée française paie au mieux à échéance de 90 jours... »
Au plus fort du transport — de la « projection » sur le terrain,
disent les militaires —, douze avions voleront en même temps.
À entendre ce baroudeur des airs, le ministère de la Défense
ne savait même pas que Bout, déjà surveillé par les services
secrets, était en fin de chaîne. Ils l’ont appris après.

Lors de la lecture des auditions de la mission d’information
sur le Rwanda, on ne trouve nulle part trace de Bout. À la
Défense, on préfère rester dans le vague sur l’origine des
avions loués. « Pour la mise en place des forces de Turquoise,
il a été fait appel à une centaine de rotations d’Antonov qui,
à partir de cinq plates-formes en France, notamment Roissy,
Nantes, Istres et Lyon, ont amené les personnels, les matériels
et les ressources. [...] Les détachements qui sont venus de
France et qui représentaient une partie seulement de la force
— 1 500 personnes sur 2 700, le reste étant pris sur les forces

1. Entretien du 28 juillet 2005.

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prépositionnées en Afrique — ont été mis en place par
Antonov, et sont essentiellement ukrainiens. Les autres types
d’appareils ont permis la mise en place des personnels et de
l’aide gouvernementale d’urgence », note le colonel Alain Le
Goff devant les députés. On ne peut faire moins précis. Pourtant, à la demande de l’état-major des armées, Victor-Thomas
a affrété les avions de Bout, plus un DC 10 d’AOM, la compagnie française depuis lors en faillite, et les appareils de
compagnies ukrainiennes et russes. En Ukraine, c’est l’entreprise qui fabrique les Antonov (Antonov Design Bureau) qui
fournit les cargos à la France. Ce sont eux qui ont acheminé
vers la base française de Goma les batteries de DCA et des
masses de munitions.

Le pape des trafics lit Paulo Coelho

Victor Bout, le pape des trafics d’armes ? Un type « exceptionnel », sur qui « on peut compter », le genre de chic type
qui se met aux fourneaux quand vous l’invitez à un repas chez
vous. Voilà le portrait qu’en dresse son ancien associé, Michel
Victor-Thomas, qui se souvient avec des trémolos dans la
voix d’un week-end dans sa résidence d’Aix-en Provence où
son ami Bout l’avait rejoint avec sa femme Alla, « jolie, élégante et discrète ». Elle tient une boutique de vêtements. « Il
nous a cuisiné un dîner franco-russe. » Mais sans alcool : Bout
ne boit pas — sauf un peu de vodka bien sûr. L’un des rares
journalistes avec qui il a déjeuné quand, début 2000, il cherchait encore à lisser sa réputation sulfureuse, raconte que Bout
a commandé un jus de carotte et une salade. Moment surréaliste. « Ses auteurs favoris sont, me dit-il, les écrivains new
age Paulo Coelho et Carlos Castaneda. “Ce que je voudrais
vraiment faire aujourd’hui, c’est prendre l’un de mes hélicoptères pour l’Arctique Nord et tourner des films sur la
nature pour National Geographic” », écrit Peter Landesman

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en rapportant ses propos 1. Il semblerait que Bout n’a pas
encore réussi à réaliser son rêve.

Dans l’état civil qu’ont pu reconstituer services secrets,
chercheurs et journalistes, Victor Bout serait né en janvier 1967 à Douchanbé, au Tadjikistan, de parents russes.
Après une dizaine d’années à l’école numéro 47 de Douchanbé et l’obtention en 1987 d’un diplôme de sociologie, il
aurait fréquenté les collèges militaires russes, section interprétariat. Bout s’exprime facilement en six langues. Certaines
sources affirment qu’il rejoint ensuite l’aviation soviétique.
A-t-il été agent du KGB, comme les services de renseignements occidentaux l’assurent ? « Dans les années 1980, je
l'ai rencontré à l’ambassade de Russie au Mozambique, où il
travaillait comme traducteur. Il parlait en effet afrikaans. Nous
étions amis puis nous nous sommes perdus de vue 2 », se
souvient Daniel Coetzer, qui dirige aujourd’hui en Afrique du
Sud une petite compagnie d’aviation, Tramon Air. Traducteur. rien de tel comme couverture quand on est agent secret.
Le beau-père de Bout a-t-il été l’un des hauts responsables du
KGB, comme l’avancent certains ? Il dément formellement
dans ses rares interviews. Mais comme souvent en la matière,
le mystère demeure.

En cette année 1995, trois ans après avoir démarré son
business, Bout veut s’installer à Ostende, en Belgique. Il
cherche un associé. « En tant que Russe, je ne peux pas être
actionnaire majoritaire. Est-ce que tu veux prendre des parts
de la société ? », demande-t-il au baroudeur français, en lui
sortant les documents. Et voilà Michel Victor-Thomas actionnaire 3 d’une compagnie, Transaviation Network Group

1. Peter Landesman, « Arms and the Man », New York Times
Magazine, 17 août 2003.

2. Correspondance avec l’auteur, janvier 2006.

3. Le Français prend alors environ 10 % des parts de la société. La
cheville ouvrière de la compagnie est un pilote belge, Ronald de Smet,
qui va accompagner Victor Bout dans nombre de ses pérégrinations.

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(TAN), autour de laquelle s’organiseront les activités du trafiquant pendant des années. Installé, grâce à de faux papiers
obtenus d’une filière turque 1, dans une belle villa du coin,
Victor Bout fait de cet aéroport belge une base discrète.
Ostende, au bord de la Manche, s’est depuis des lustres spé-
cialisé dans l’aviation de tourisme et le transport de marchandises. Pratique : il est situé à quelques minutes du
centre-ville, de sa digue et de ses ports de plaisance. On y
compte 1 200 à 1 700 vols par mois, dont une grande partie
d’avions-cargos qui transportent tout et n’importe quoi. Et
surtout, des tonnes d’armements. De quoi intéresser les
services de renseignements belges et les commissions d’enquêtes en tout genre, comme celle créée par les Nations unies
après le génocide au Rwanda.

Un jour trafiquant honni, le lendemain, collaborateur
des États-Unis

De passage en Belgique, des inspecteurs de cette commission ont visité l’aéroport d’Ostende, suspecté d’être une
base de départ importante des transports d’armes, en dépit de
l’embargo international, vers le régime hutu en exil au
Congo-Kinshasa. Mais difficile de coincer Victor Bout.
À Ostende, au milieu des années 1990, ce dernier est encore
un «petit » du métier. Il possède un avion, dispose de deux
appareils en leasing. Ses avions stationnent sur le tarmac le
plus souvent à vide ; ils vont charger ailleurs, sur les lieux de
production ou de vente : en Roumanie, Bulgarie, Ukraine ou
ailleurs. Ils prennent ensuite la direction de l’Afrique. À la
fin de 1997, les Belges ont interdit l’aéroport à 32 avions-
cargos… pas à cause des trafics mais de la pollution sonore
excessive.

1. C’est ce qu’il a raconté à un journaliste belge, Dirk Draulans,
lors d’une rencontre inopinée en République démocratique du Congo,
en 2001.

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Victor Bout, le « Bill Gates» des ventes d’armes, en a
intéressé des agents secrets. Ils ont pondu rapports sur
rapports : normal, Bout a passé ces dernières années à déménager d’un pays à l’autre, à chaque fois que des enquêtes se
sont intéressées d’un peu près à ses activités. Ses sauts de
puce et ses implantations planétaires ont été étudiés à la loupe
par une foule de services, par les enquêteurs des Nations unies
ainsi que par Interpol. L'organisation internationale a même
intitulé un rapport complet sur le sulfureux personnage « Project Blood Stone 1 » — Projet Pierres de sang, en référence aux
diamants qui, souvent, ont servi de monnaie d’échange à l’alimentation en armes et qui ont nourri, voire amplifié, les
conflits africains.

Mais ces facettes sulfureuses de Bout, certains depuis 2004
veulent les masquer. Sa double casquette en est la cause. Un
jour trafiquant honni de tous, le lendemain, il n’est autre qu’un
collaborateur du gouvernement des États-Unis... Dans aucun
document officiel sur Bout — alias Vitali Sergitov, l’identité
qu’il utilise en Afrique du Sud, ou aussi Victor Butt, Buyt,
Butte, Byte, Boutov, voire Aminov ou Bulakin — sa double
vie est évoquée. Personne ne s’en vante ! Seules les enquêtes
d’une poignée de journalistes et les confidences de quelques
experts des Nations unies permettent d’en savoir plus. Titillés
sur le sujet à partir de la fin de 2004, les agents secrets restent
muets. Voilà même ce que répondait pour ce livre, en
novembre 2005, un responsable d’un service de renseignements européen : « Victor Bout est devenu un monsieur
bien. Vous ne trouverez aucun service de renseignements dis-
posé à ouvrir ses dossiers sur lui. Même les Français de la
DGSE n’ont plus intérêt à parler de lui. » Il n’avait pas tort.
Comme par hasard, les responsables de la Piscine n’ont pas
souhaité répondre aux questions de l’auteur sur le cas Bout.

1. Archives de l’auteur, décembre 2000.

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Ou alors pour en relativiser l’importance, comme cet ancien
officier, qui l’évoque sous couvert de l’anonymat. Il tient, en
ce jour d’avril 2006, un raisonnement en deux temps. Tout
d’abord, à l’entendre, Bout aurait surtout le profil d’un homme
de logistique, un transporteur plus qu’un trafiquant. « C’est
un exécutant présentant une façade de légalité, dont on aurait
besoin pour effectuer de basses besognes dans les pays où les
contrôles existent et qu’il s’agit de contourner », explique
l’agent. La seconde partie de l’explication de l’ex-espion
repose sur la frontière entre le légal et l’illégal. « Quel est le
degré exact d’illégalité des affaires de Victor Bout ? Où sont
les preuves légales de ses trafics d’armes », se demande à
haute voix l’ancien agent. Il est vrai que les rares enquêtes
judiciaires lancées sur Bout dans une poignée de pays se sont
vite taries. L’homme a bien un mandat d’arrêt aux fesses émis
par la Belgique. Ce qui ne l’empêche visiblement pas de
dormir. Contacté pour cette enquête par le biais de plusieurs
de ses proches ou anciens compagnons d’affaires, ainsi que
par son avocat moscovite Victor Burobin, Bout n’a pas souhaité répondre. Tapi dans l’ombre pour les besoins de son
business, protégé voire choyé par de puissants amis, Bout
n’éprouve plus le besoin de se justifier ; il craint désormais
le moindre coup de projecteur.

Plusieurs compagnies de Bout œuvrent pour les
Américains.

Les méfaits de la realpolitik ! Avec leurs phénoménaux
besoins en transports en Afghanistan et en Irak, les Américains n’ont plus aucun scrupule ; ils ont passé alliance avec
Victor Bout alors que ce dernier a alimenté en armes les
ennemis des États-Unis. Transports de matériels et de troupes
sont assurés depuis une date indéterminée par l’une ou l’autre
de ses compagnies aériennes, grâce à plusieurs de ses avions
gros porteurs : British Gulf, Air Bas, Aerocom, Flying Dolphin, Phoenix Aviation...

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Mais le Pentagone n’avait pas prévu que les révélations sur
les contrats passés avec lui fuiteraient depuis le service... des
essences de l’armée. Il a fallu en effet qu’un journaliste du
site d’investigation politique américain MotherJones 1 se
penche sur les approvisionnements en carburant des avions
transportant les GI’s en Irak et en Afghanistan pour lever le
lièvre. En mars 2004, au moins une compagnie aérienne liée
au réseau Bout, Air Bas, a signé un contrat avec l’administration militaire américaine, comme le montrent les dossiers
du Defense Energy Support Centre (DSEC), le service aux
essences de l’armée étoilée, qui attestent que la compagnie
bénéficie de l’autorisation de remplir ses réservoirs sur les
bases militaires américaines. Jusqu’en août 2004, la compagnie a donc volé vers l’Irak pour le compte des États-Unis.
« Ces dossiers ne mentionnent pas quel service du Pentagone
employait Air Bas, mais ils confirment que les vols ont été
approuvés par le commandement militaire pour des “objectifs
officiels gouvernementaux” », écrit l’enquêteur de
MotherJones. Transport des troupes, convoyage de matériels,
etc.: la présence américaine massive en Afghanistan puis en
Irak nécessite de lourds moyens logistiques. Enregistrée aux
Émirats arabes unis, Air Bas était managée par le frère de
Victor Bout, Sergueï, avec l’aide d’un expert-comptable-
homme à tout faire installé au Texas, Richard Chichakli.
Syrien naturalisé américain, ce dernier est le neveu d’un
ancien président syrien. À la demande d’un sénateur, une
enquête a été lancée par le département d’État suite à ces...
fuites. Mais le Pentagone, sommé de s’expliquer, a laissé filer.
Et pendant ce temps, les charters perduraient vers Bagdad et
la base aérienne de Balad, au nord de l’Irak.

Ce n’est pas tout. Une autre compagnie appartenant à la
toile d’araignée de Victor Bout, British Gulf International, elle
aussi immatriculée à Sharjah, était sous contrat avec le

1. www.motherjones.com

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ministère de la Défense de Washington depuis le 5 avril 2004.
« À plusieurs reprises ses avions ont pris leur essence à
Bagdad en mai, juin et juillet. Et également, cela mérite d’être
noté, à Kandahar, en Afghanistan, en avril 1 », a découvert le
journaliste du Washington Post, Douglas Farah. En épluchant
les registres du service aux essences du Pentagone et en fouillant à Washington, d’autres compagnies aériennes liées à Bout
apparaissent. Ainsi Aerocom, devenue Asterias Commercial,
Irbis Air (Kazakhstan), Phœnix Aviation (Kirghizstan). Et
probablement d’autres encore. Toutes ont signé des contrats
avec des divisions du ministère américain de la Défense, voire
des sociétés américaines qui lui sont proches, telles Kellog,
Brown and Root (KBR, filiale du groupe Halliburton que le
vice-président Dick Cheney a dirigé pendant des années) et
le transporteur Fedex. Il a fallu attendre avril puis mai 2005,
pour que certaines compagnies liées à Bout se voient interdire,
à nouveau, de voler : à cette date, le Trésor, une autre administration américaine, chargé d’appliquer le gel des avoirs des
ennemis des États-Unis et visiblement plus pointilleux que le
Pentagone, demande en effet que Bout et une trentaine de
sociétés soient proscrits.

… ainsi que pour les Nations unies.

Il n’y a pas qu’à Washington où l’on devient schizophrène
sur le cas de Victor Bout. À New York aussi, au siège des
Nations unies. Car l’empereur des trafics protège ses activités
en se rendant indispensable à l'ONU, qui pourtant l’épingle
à longueur de rapports. Pendant qu’une direction de l’organisation internationale le poursuit de ses foudres, une autre signe
avec lui pour des transports de casques bleus. Un magnifique
cas d’étude pour les sociologues des organisations ! « Bout
donne l’impression de mener une double vie ; il abrite son
activité clandestine derrière un business légitime. En

1. «More on Victor Bout and the DOD », 27 septembre 2004.

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mars 1999, la compagnie de Bout, Air Cess, a convoyé depuis
le Pakistan les forces de maintien de la paix de l’ONU vers
Timor Est 1. Le même mois, l’ONU révélait l’implication de
Bout dans la probable violation de l’embargo sur les armes
en Angola 2 », écrivent les services secrets sud-africains dans
un rapport très documenté, remis en 2001 aux plus hauts
responsables des forces de sécurité à Pretoria.

Déjà, en 1993, Bout participe à l’expédition onusienne en
Somalie : il transporte les casques bleus belges dans ses
avions. Cela lui permet de bénéficier d’indulgences, de modération, de passe-droits en quelque sorte. En 2001, le trafiquant
apparaît pour la première fois sur les listes noires édictées par
le Conseil de sécurité : interdiction de voyager 3, gel des biens 4
et des comptes bancaires ; dans cette liste, la quasi-totalité des

1. Le 15 septembre 1999, une résolution du Conseil de sécurité de
l’ONU a créé une force multinationale pour rétablir la paix au Timor-
Oriental. 8 000 casques bleus ont été mobilisés dans cette petite île de
l’archipel indonésien.

2. 5 février 2001. Archives de l’auteur.

3. « Liste des noms des individus visés par l’interdiction de voyager
imposée au paragraphe 4 de la résolution 1521 (2003) du Conseil de
sécurité concernant le Liberia.» Extrait: «Le Conseil de sécurité
décide que tous les Etats doivent prendre les mesures nécessaires pour
empêcher l’entrée ou le passage en transit sur leur territoire de tous
les individus désignés par le Comité, qui font peser une menace sur
le processus de paix au Liberia, ou qui mènent des activités visant à
porter atteinte à la paix et à la stabilité au Liberia et dans la sous-
région, y compris les hauts responsables du gouvernement de l’ancien
président Charles Taylor et leurs conjoints, les membres des anciennes
forces armées libériennes [...] et toutes autres personnes associées à
des entités fournissant un appui financier ou militaire à des groupes
rebelles armés au Liberia ou dans des pays de la région [...]. »

4. «Liste des personnes et entités auxquelles s’appliquent les
mesures visées au paragraphe I de la résolution 1532 (2004). » Extrait :
« Le Conseil de sécurité décide que pour empêcher que l’ancien pré-
sident du Liberia, Charles Taylor, les membres de sa proche famille,
en particulier Jewell Howard Taylor et Charles Taylor Jr, hauts fonc-
tionnaires de l’ancien régime Taylor, ou des membres de son entou-

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structures interdites de fonctionner sont liées à Bout... Au
moment où l’ONU se mobilise le plus pour faire appliquer
les sanctions sur les violations au Liberia et en Sierra Leone,
le gouvernement britannique s'engage également dans la
bataille. À Londres, où la peau du dictateur sanguinaire
Charles Taylor ne vaut pas tripette, on met le paquet sur Bout.
Toutes les chancelleries reçoivent rapport sur rapport évoquant l’implication du trafiquant dans les livraisons d’armes
qui mettent la région à feu et à sang. « Le ministre des Affaires
étrangères d’alors, Jack Straw, qui a la tutelle des services
secrets britanniques !, tape du poing sur la table. Il mobilise
tous les services européens pour enquêter sur Victor Bout »,
se souvient un membre d’un service de renseignements.
« Mais du jour au lendemain, il a fallu tout arrêter », révèle
l’agent secret.

Dans les couloirs des Nations unies, on vire schizophrène.
Pour preuves, les intenses batailles diplomatiques qui se sont
déroulées à propos de la révision des fameuses « listes noires »
des personnes soumises à sanctions internationales. En 2001,
déjà, Washington a voulu s'opposer à l’inscription de Victor
Bout sur ces listes. En 2004, les États-Unis tentent de le faire
disparaître des mêmes listes lors de leurs révisions régulières.
Ce n’est pas la diplomatie américaine qui s’est collée à la
tâche, mais les Anglais, alors que chaque pays présentait sa
propre liste avant le vote du Conseil de sécurité. Sur pression
des États-Unis, Londres a présenté en mai 2004 une proposition de liste débarrassée du nom de Bout. Comme si de rien
n’était. En remerciement des services rendus ? Des fuites

rage, alliés ou associés [...] n’utilisent les fonds et biens détournés
pour entraver le rétablissement de la paix et de la stabilité au Liberia
et dans la sous-région, tous les Etats doivent immédiatement geler les
fonds, autres avoirs financiers et ressources économiques se trouvant
sur leur territoire [...]. »

1. Contrairement à la France, qui a placé ses services d’espionnage
sous la hiérarchie du ministère de la Défense, le ministre britannique
des Affaires étrangères a la tutelle du renseignement extérieur, le MI6.

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opportunes dans le Financial Times ont permis de recadrer le
débat. Comme l’a écrit Le Monde, « certains responsables,
comme ceux qui voulaient voir Victor Bout jugé par la Cour
pénale internationale, crient au scandale 1 ». Du coup, les
États-Unis rajouteront aussi le frère de Victor, Sergueï, et
d’autres comparses dans les listes suivantes.

Une nébuleuse de sociétés, des immatriculations de
complaisance

Le réseau de Victor Bout s’avère quasi impossible à décortiquer, tant l’opacité sur ses activités est grande. D’insatiables
investigateurs américains, une poignée d’agents appartenant à
la communauté du renseignement à Washington, quelques
services secrets tentent jour après jour de saisir l’ampleur du
phénomène. Pour cela il faudrait carrément suivre en direct
la trace de dizaines d’avions dont le statut juridique est on ne
peut plus flou et varie de jour en jour : loués ou vendus, voire
donnés en leasing à des sociétés moldaves, kenyanes,
afghanes, libériennes, kirghizes, centrafricaines, émiraties,
mais toujours immatriculés dans d’autres pays puis réenregistrés sous le pavillon d’une autre compagnie. Quant aux
compagnies aériennes, c’est le même jeu de bonneteau. Sitôt
créées, elles sont désenregistrées avant de renaître, rebap-
tisées, dans une lointaine contrée. Suivre leurs traces, c’est se
perdre dans une nébuleuse financière où les participations de
sociétés ayant elles-mêmes des intérêts dans d’autres
structures, holdings ou filiales, masquent en un tour de main
l’identité des propriétaires réels. Surtout dans des pays aux
mœurs pas très rigoureuses. Pour comprendre les réseaux,
chaque service d’enquête a dressé des tableaux avec des
flèches dans tous les sens, des schémas en arborescence. Mais
la géographie du réseau Bout se modifie en permanence, heure

1. Jean-Philippe Rémy, « Pour services rendus en Irak, le trafiquant
Victor Bout décroche l’aide des États-Unis », 19 mai 2004.

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après heure. Faux certificats de navigabilité, faux permis d’exploitation, faux certificats d’immatriculation…

«Dans le commerce des armes, les immatriculations de
complaisance peuvent être utiles en raison du laxisme caractérisant le contrôle des aéronefs et des exploitants effectué par
le pays d’immatriculation des appareils. La plupart des
services de libre immatriculation sont fournis dans des petits
pays, dont la capacité de surveillance est limitée et qui ont
une très faible activité aéronautique 1 », constate l’un des
rapports de l’ONU sur la violation de l’embargo au Liberia.
«Il est pour la plupart du temps impossible de remonter jus-
qu’à Bout », confesse un cadre du renseignement militaire
belge sous couvert d’anonymat. On ne sait trop s’il en est
l’inventeur, mais le trafiquant a développé à grande échelle
le blanchiment du transport aérien. Ou comment utiliser de
vieux appareils brinquebalants, voire déglingués, que les
normes de sécurité classiques ne laisseraient pas voler un seul
instant, en les louant à de respectables clients, des compagnies
aériennes ayant pignon sur rue par exemple.

Bout facture sa location et, comme il n’y a pas plus ser-
viable, il vous procure à la demande un certificat de non-
réexportation masquant la transaction sur les armes. Un faux,
bien sûr : un État sous embargo n’ayant pas le droit d’acheter,
il ne peut émettre de certificats garantissant qu’il ne réexpor-
tera pas les matériels acquis. Comme l’un de ses collabo-
rateurs l’a raconté à la justice américaine 2, le marchand de
mort offre ainsi contre 50 000 dollars supplémentaires le
sésame en papier qui octroie à l’opération un semblant de
légalité. Quant à ses appareils, ils sont parfois si miteux que
les accidents ne sont pas rares. Ainsi, le 3 février 2005, l’un
de ses Iliouchine, appartenant à la compagnie East West Cargo

1. Rapport du groupe d’experts sur le Liberia S/2001/1015 du
26 octobre 2001

2. Interrogatoire de Sanjivah Ruprah, évoqué dans le chapitre
consacré à ce dernier. Archives de l’auteur.

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(rebaptisée depuis Air West Cargo) s’écrase au Soudan, tuant
l’équipage ukrainien et un traducteur soudanais. Pas de
chance : pour une fois, le trafiquant transportait 46 tonnes
d’aide humanitaire pour le Darfour, et non des armes.
Cynisme du marchand de mort international, révélé par le
journaliste Douglas Farah sur son blog le 15 février 2005 1.

Enquêteurs-bloggers passionnés

L’info mondiale sur Victor Bout tient en effet autant à la
suractivité passionnée d’une communauté d’enquêteurs libres,
journalistes ou citoyens, qu’aux investigations officielles. Ces
dernières, menées en secret, tiennent à le rester, tant le mar-
chand-trafiquant peut rendre de services à certains États. De
nombreux bloggers, américains et autres, eux, font avancer
jour après jour les enquêtes sur le réseau et les activités du
trafiquant. Des passionnés d’avions, tel Ruud Leeuw, un Néer-
landais, aussi. Il fait fonctionner un site Internet 2 dédié à son
hobby et, quand il n’est pas sur un tarmac d’Australie ou des
Émirats, casquette vissée sur le crâne, à photographier les
avions, il passe son temps à surveiller les bases de données :
immatriculations, activité des compagnies aériennes, chan-
gements de noms, etc, aucun détail ne lui échappe. Son site
fait aujourd’hui référence pour toute recherche de base sur
Bout : il y affiche la plupart des articles qui lui ont été
consacrés depuis des années et de nombreuses photos des
avions du trafiquant.

Ruud est en contact quotidien avec d’autres bloggers qui,
comme lui, s’intéressent aux activités de Bout de par le
monde. La Toile du Net prend là tout son sens : régulièrement,
en provenance du monde entier, il reçoit des infos et des
photos qui permettent en permanence de compléter le puzzle.

1. www.douglasfarah.com
2. www.ruudleeuw.com — Le dossier Bout est consultable sur :
http://www.ruudleeuw.com/vbout00.htm.

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« Sans rien savoir de lui, j’ai, un jour de 1999, photographié
des avions sur l’aéroport de Sharjah et là, surprise, il m’a été
impossible de les identifier officiellement, comme je le fais
d'habitude avec tous les avions que je prends en photo. Les
avions “n’existaient” pas ! Après ma petite enquête, j'ai appris
qu’ils appartenaient à un certain Victor Bout, qui s’en servait
pour des opérations parfois légales, parfois illégales. Voilà
comment je me suis intéressé à lui. Son image de bandit
charismatique et son parcours, qui pourrait faire l’objet d’un
roman, font que je continue à le suivre de près 1 », explique
Ruud Leeuw, en qui la passion des avions est née dans l’enfance: il a grandi près d’une base aérienne militaire, Soesterberg, accompli son service dans l’armée de l’air néerlandaise
et ensuite travaillé à l’aéroport d’Amsterdam.

Il y en a d’autres, des bloggers-enquêteurs sur Victor Bout,
dont la liste serait fastidieuse à énumérer et qui ont créé une
communauté virtuelle, un réseau d’alerte sur ses trafics et ses
activités. Le phénomène a déjà lui-même fait l’objet d’un
commentaire sur un blog 2, posté le 24 juillet, et titré : « Les
bloggers sur Victor Bout ». Le signataire, Chris, un blogger
américain, s’intéresse au cynisme, à la philosophie, à Mon-
taigne, au rocker Tom Waits et à l’éthique. Sans surprise, les
trafics d’armes sur lesquels nos gouvernements démocratiques
ferment les yeux lui restent en travers de la gorge. « Visiblement, blogger sur Victor Bout correspond à une nouvelle
niche.» Il résume la motivation de la blogosphère qui a
émergé sur le trafiquant aux amis «très, très puissants » :
« Bout a lutté contre l’application internationale du droit pendant des années, mais pourra-t-il le faire contre la
blogosphère ? »

La blogosphère : une joyeuse armada de « Bout enthu-
siasts », citoyens enthousiastes à l’idée que Bout soit un jour
traduit en justice… Notre blogger cite comme principaux blogs

1. E-mail du 16 octobre 2005.
2. www.explananda.com/archives/000461.htmi

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celui de Douglas Farah, évoqué plus haut, de Laura Rozen 1,
ancienne journaliste de Washington spécialiste des questions
de sécurité et de politique étrangère, le Yorkshire Ranter 2. Il
y a aussi Hannah Oluthon, qui s’est intéressée au site 3 enragé
de Richard Chichakli, le collaborateur syro-américain de Bout
qui subit l’ire de Washington, et Kathryn Cramer 4, qui se
définit comme écrivain, installée dans l’État de New York. Il
faut dire qu’à les lire, certains bloggers frôlent la ligne jaune.
« Tous les bloggers sont invités à repérer ses avions qui volent
toujours et exiger leur saisie », lance celui-là, qui publie une
liste d’aéronefs ainsi que leurs numéros de série. « Demandez
leur confiscation — adressez-vous aux autorités de l’aviation
civile du pays concerné. » Sur l’un des sites, on trouve même
une lettre-type à adresser au ministre roumain des transports,
lui demandant la saisie d’un avion de Bout stationné à Bucarest… Rien que ça.

Le Net permet aussi aux anciens collaborateurs de Victor
Bout, particulièrement ceux traqués par les autorités, de dif-
fuser leur vérité. Ainsi Richard Chichakli. Syrien naturalisé
Américain, il vit au Texas. « Je ne pourrai pas vous aider,
répond-il par e-mail 5 à l’auteur. Pour la simple raison que le
Victor Bout dont vous me parlez, je ne le connais pas. Le
Victor Bout que j'ai connu pendant une brève période de
temps était un businessman de l’aéronautique, spécialisé dans
le fret aérien. Les histoires d’armements que j'ai lues sur
Internet ne sont pour moi qu’une invention des Nations unies
et de leurs enquêteurs. » Un jour, plus en verve, il va plus
loin, mais formule des propos ambigus : « L’homme que vous
cherchez n’existe que dans votre tête, dans les médias qui

recyclent les mêmes histoires. On a créé un monstre du Loch

1. www.warandpiece.com

2. yorkshire-ranter.blogspot.com

3. www.chichakli.com

4. www.kathryncramer.com

5. Correspondance du 22 juin 2005.


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Ness. Tout ça, ce ne sont qu’histoires fabriquées, qui ont
détruit ma vie en dépit du fait que j'ai donné des preuves
montrant que je n’ai jamais travaillé pour Bout et que j’ai
toujours été à des milliers de kilomètres de ses activités 1. »
Botterait-il en touche ?

Bout, charismatique sans humour.

Blogs, livres et films. Victor Bout le trafiquant respire le
charisme et inspire les esprits. Ceux qui l’ont côtoyé ou simplement rencontré s’en souviennent, fascinés ; Michel Victor-Thomas, son ancien associé français, loue l’homme avec
démesure ; Richard Chichakli, l’ancien collaborateur installé
au Texas, crie vouloir « sauver Victor Bout » en même temps
qu’il déverse des tombereaux d’injures sur le gouvernement
américain qui le poursuit pour ses liens avec le trafiquant. Les
journalistes qui ont eu l’occasion de l’interviewer sont rares.
Un a eu cette chance. Un jour de mars 2001, Dirk Draulans,
un reporter de Knack, un magazine belge en flamand, s’envole
pour l’est de la République démocratique du Congo, du côté
de Bunia. C’est la troisième fois qu’il suit pour son journal
un voyage de Jean-Pierre Bemba, le leader d’un parti, le Mouvement de libération du Congo, aujourd’hui vice-président et
candidat à la présidence du Congo, avec qui il a un bon
contact. Un homme est là, avec eux, qui ne se présente pas.

Il faut un jour ou deux aux journalistes pour saisir de qui
il s’agit. « Nous ne lui avons pas tout de suite dit que nous
l’avions reconnu mais après dix jours de voyage ensemble, à
quelques heures du départ, nous lui avons posé des questions
plus pointues ! Il louait au moins quatre avions et deux hélicos
à Bemba et avait le sien à disposition, se souvient Dirk. Victor
Bout racontait qu’il cherchait des opportunités commerciales
dans un Congo pacifié. Des investissements dans les télécom-
munications, l’élevage de bétail, la culture du maïs pour

1. Correspondance du 29 juin 2005.

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nourrir les bêtes 1... » Pourtant il se balade en permanence
avec deux gardes du corps. Pour la petite histoire, l’un des
deux bodyguards fréquente à l’époque une photographe de
presse américaine réputée, future otage en Irak, Molly
Bingham.

Bout discute politique et histoire ; il n’a rien d’un boute-
en-train et apprécie peu les causeries de corps de garde, se
souvient Draulans. « Lorsqu’on se marrait tous ensemble un
soir à propos des bienfaits éventuels du piercing de la langue
pendant la fellation, il restait à l’écart ; on sentait que les
femmes n’étaient pas au centre de ses intérêts. » Pour faire
bonne figure, lors de cette fameuse soirée, Bout raconte
l’aventure de l’épouse de son financier, un Belge alors installé
en Afrique du Sud, qui faillit perdre un doigt durant une
violente agression à la porte de leur villa en devant donner sa
bague de fiançailles aux membres d’un gang.

Le trafiquant évoque à haute voix son intérêt pour le coltan,
ce minerai rare utilisé dans les téléphones portables du monde
entier, et l’or congolais. Il est visiblement à la recherche de
nouveaux gisements pour de gros investissements. « Un jour
il a voulu nous emmener faire un tour sur une zone qu’il
voulait explorer, mais Bemba a refusé que nous partions seuls
avec lui. Nous ne savons toujours pas pourquoi : voulait-il
éviter que des journalistes puissent observer comment Bout
agit dans le territoire sous son contrôle ? Ou alors craignait-il
que les gardes du corps se débarrassent de nous en nous
balançant depuis l’hélico ? Franchement, je ne sais toujours
pas », s’interroge le reporter de Knack.

Films et livres construisent la légende

Bout, visiblement, est autant trafiquant que figure de roman.
Gérard de Villiers en est convaincu. Il a d’ailleurs fait du
businessman le protagoniste de l’un de ses SAS : L’Or

1. Correspondance du 31 janvier 2006.

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d’Al-Qaida 1, Entre deux pages de sexe et de sang, de blondes
plantureuses et d’islamistes fous, son héros Malko s’est lancé
dans de nouvelles aventures dans les Émirats, avec en toile
de fond une description fidèle des activités du transporteur-
mercenaire. On y lit que Victor Bout fait appel à des tueurs
russes pour supprimer un individu qui lui fait ombrage :
comme quoi il est toujours plus facile d’imaginer que d’en-
quêter. Quant aux films, ils exploitent évidemment le même
filon romanesque. Michael Mann 2, après avoir lu un long
papier sur Victor Bout dans le New York Times Magazine, a
immédiatement pris une option. Le journaliste, Peter Landesmann, s’est chargé du scénario : on voit Bout impliqué dans
un vol de plutonium en Ukraine mais abandonner la panoplie
du bad guy après la mort de son frère Sergueï. Irréel ! À l’été
2006, le film n’est toujours pas sorti. Autre ambiance dans
Lord of War* : « Vendre des armes c’est comme vendre des
aspirateurs, on passe des coups de fil, on fait des kilomètres
pour prendre des commandes », assure Nicolas Cage, la star
d’Hollywood, dans ce polar sorti en janvier 2006 et que les
Américains ont refusé de financer. Le héros — si l’on peut
dire — ne s’appelle pas Victor Bout, mais Yuri Orlov. Son
grand problème existentiel, c’est : « Un homme sur douze est
armé sur cette planète : alors comment faire pour armer les
onze autres ?» On retrouve du Bout à tous les plans, celui
qui a vendu à toutes les armées, sauf à celle du Salut. Un peu
trop romancé, toutefois. Dans la vraie vie, le trafiquant s’en
sort souvent sans même passer par la case prison !

1. Publié en mai 2003.

2. Réalisateur de Heat, Révélations, Le Dernier des Mohicans.

3. Réalisé par Andrew Niccol, le réalisateur de Bienvenue à Gat-
taca, avec Ethan Hawke en agent d’Interpol. Une production de
50 millions de dollars. Contacté, Andrew Niccol n’a pas souhaité
apporter plus de précisions sur ses recherches dans le milieu des
trafiquants et confirmer une quelconque rencontre avec Victor Bout.

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