Fiche du document numéro 32666

Num
32666
Date
Samedi Juillet 1995
Amj
Taille
3561178
Titre
Retour sur images
Nom cité
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Mot-clé
Cote
No 583
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Philippe Boisserie *
Danielle Birck **

RETOUR SUR IMAGES

« Au sein du système, des millions et des millions de gens
— qui ne devraient jamais être confondus avec lui — vivent
leur propre vie. Et pourtant, ces vies n’échappent pas au
système !. »

Un énoncé qui, bien sûr, s'applique aussi (surtout?) aux
journalistes. Quels que soient leur souci de bien faire et parfois
même leurs interrogations, sinon leurs doutes, sur le métier.

Il est vrai qu’en dehors de ceux qui ont délibérément opté
pour des positions de pouvoir ou de proximité au pouvoir,
pour le regard qu’on peut porter sur la grande majorité, le
manichéisme n’est guère de mise et la misère est ambiante.
En d’autres termes, chacun voit — ou ne voit pas — ses propres
limites encerclées par celles du système. Et dans ce jeu de
cercles concentriques, la télévision est sans doute un des plus
réducteurs. Là, comme en d’autres lieux, la tragédie rwandaise
fut un révélateur douloureux.

C’est en tout cas ce qui est apparu au spectacle de la
télévision, mais aussi parfois dans sa pratique. Une pratique
sur laquelle Philippe Boisserie, journaliste à France 2, a accepté
de revenir. Philippe Boisserie a « couvert » le Rwanda, en avril

* Journaliste à France 2.

** Journaliste à RFI.

1. John Berger, « Un spectacle nulle part contesté », Le Monde
diplomatique, mars 1995.

RETOUR SUR IMAGES 199

et en juin 1994, ou, plus exactement, le rapatriement des
Français et les débuts de l’opération Turquoise.

Lorsque j’ai contacté Philippe Boisserie à la rédaction de
France 2, j’ai été assez surprise, je dois le dire, de l’accueil
qu’il fit à ma démarche. J’avais décidé de m’adresser à lui,
d’une part parce qu’il était allé au Rwanda aux deux temps
forts de la couverture médiatique des événements et, d’autre
part, parce que j'avais cru déceler, au-delà des limites du
genre et des stéréotypes infailliblement véhiculés pendant ces
périodes, un malaise — qu’il ne sera d’ailleurs pas le seul à
laisser filtrer, notamment au moment de Turquoise — mais
aussi une volonté d’aller un peu plus loin dans ses commen-
taires. J’avais cependant des doutes sur l’envie que pouvait
avoir un journaliste de revenir sur un épisode de son activité
professionnelle, et le fait que ce soit en compagnie d’un
confrère me semblait à double tranchant. Il accepta immé-
diatement le principe de la rencontre, de la réflexion sur le
travail accompli à partir du visionnage de séquences diffusées
aux journaux télévisés. L’idée d’une publication ne sembla
pas non plus le rebuter. Son acceptation me sembla même
empreinte d’une réelle envie d’accomplir cette réflexion a
posteriori.

L'essentiel du travail fut accompli lors d’une première
rencontre où, pendant plus de trois heures, nous avons alterné
le visionnage d’un certain nombre de séquences télévisées et
les réflexions qu’elles lui inspiraient. Ces réflexions furent
essentiellement de deux ordres : l’éclairage sur les conditions
de réalisation du travail et les différents types de contraintes
qui ont pu peser : techniques, contexte, définition de la mis-
sion, etc. L’autre aspect de la réflexion portera sur la respon-
sabilité du journaliste : comment la définir, où la situer?

Une interrogation qui viendra buter sur les limites mêmes
du média télévisuel vécu comme réducteur par rapport à la
presse écrite, laquelle reviendra souvent comme référence
d’une capacité d’analyse, d’enquête, quasiment impossible à
réaliser dans le cadre d’un journal télévisé. Lorsque nous nous
reverrons, une semaine après cette séance de travail, Philippe
Boisserie reviendra sur ce qu’il appelle la « dépendance », que


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constitue l’organisation des journaux télévisés et insistera sur
la nécessaire « complémentarité » entre les différents relais
habituels, c’est-à-dire les dépêches et la presse écrite. Des
relais qui, dans le cas du Rwanda pour lui, «n’ont pas
fonctionné »… Entre temps, il aura revisionné l’émission « La
marche du siècle », consacrée au Rwanda, diffusée sur France 3
en septembre 1994. Il en conclura : « Quelques mois plus tard,
c’est flagrant, on avait le nez dessus. pourquoi n’a-t-on rien
vu et donné à voir?.. Où s’est trouvé le verrou? »

Responsabilité du journaliste pendant la couverture des
événements, bien sûr, mais responsabilité des médias égale-
ment en amont et aussi en aval, de ce qui tout à coup fait
événement. Ce qui pose la question du suivi de l’information,
des dossiers au sein d’une rédaction, d’une chaîne. Et, par là
même, de la mémoire. Le manque de mémoire et de vision
dans le temps qui, pour Philippe Boisserie, constitue un travers
spécifique de la télévision.

Le Rwanda nous aura ramenés à cette évidence : c’est
l’ensemble du système de la circulation et du traitement de
l’information qui est à mettre en cause. Mais revenons-en à
celui qui se doit d’assumer sa pratique au sein de ce système,
au jour le jour, et qui accepte de la décrire pour autrui, pour
celui qui est de l’autre côté du petit écran.

*

Lorsque Philippe Boisserie débarque à Kigali, le 10 avril
1994, ce n’est pas son premier contact avec le Rwanda. Il y
était allé en octobre 1990, lorsqu’a débuté la guerre civile.
Alors à Djibouti — c’était la crise du Golfe — et apprenant ce
qui se passait au Rwanda, il avait «réussi à persuader la
rédaction », que « ça valait le coup d’y aller». Au retour, il
continuera à s’intéresser au dossier, à travers la presse essen-
tiellement, avec les limites de celle-ci à l’époque sur le sujet
et aussi celles de la profession, « l’ambiguïté d’être journaliste
aux “ infos géné ”, de traiter des sujets étrangers et de suivre
des dossiers, ce qui n’est pas toujours facile à la télé »,

RETOUR SUR IMAGES 201

LA MISSION DU JOURNALISTE...

Philippe Boisserie — Nous sommes partis à quatre : moi-
même, rédacteur, un journaliste reporter d’images (JRI), un
preneur de son et un monteur avec un banc de montage.

On a essayé de voir s’il était possible de partir avec l’armée
française pour des questions pratiques et des questions de
coût. Comme ça n’a pas été possible, on a essayé de monter
une opération en allant par nos propres moyens jusqu’à Bangui
en louant un avion. Comme ça coûte très cher, on a proposé
de partager l’avion avec une équipe de TF 1, avec laquelle on
s’est retrouvé à Bangui. Les militaires français nous ont ensuite
transportés à Kigali, où nous sommes restés six jours.

Pourquoi m’a-t-on envoyé au Rwanda?... C’était très clair
de la part de la direction : on allait là-bas pour suivre l’éva-
cuation des ressortissants étrangers, pour être plus précis, des
ressortissants français. Le but c’était les Français, plus que
les Rwandais, ce que je peux personnellement déplorer. Un
des membres de la direction de l’information m’a dit avec son
franc parler habituel : « Tu fais l’évacuation des Français et
puis tu rentres, on n’est pas là-bas pour faire des sujets sur
les noirs qui s’entre-tuent, de toute façon ça n’intéresse per-
sonne… Tu y vas, tu ne fais que ça et tu ne prends pas de
risques 2.» Voilà quel était le cadre de ma mission.

2. Un point de vue, hélas répandu. Comme en témoignent ces
bribes de conversations émanant de rédacteurs américains, à peine
arrivés à Kigali en avril 1994, trois jours après le début du génocide,
et à qui leur rédaction venait de donner l’ordre de rentrer : « Too
dangerous, not enough interest. deep Africa, you know. middle of
nowhere » (« Trop dangereux, pas assez intéressant. l’Afrique pro-
fonde, tu vois. le milieu de nulle part »). Des propos entendus par
Patrick Robert de l’agence Sygma et rapportés par Edgard Roskis,
« Un génocide sans images. Blancs filment Noirs », Le Monde diplo-
matique, novembre 1994.


202 LES TEMPS MODERNES

… ET LE PROBLÈME DE FOND

SÉQUENCE J.T. 13 HEURES, LE 11/4/94

Le sujet Rwanda commence par des images du départ des
expatriés à Kigali, des premières arrivées à Bangui, à Roissy,
puis au Zaïre. Des images commentées à Paris. Ensuite la
liaison est établie en direct avec Philippe Boisserie à l’aéro-
port de Kigali. P. B. à qui le présentateur demande de faire
le point de l'évacuation des Français. Dans son commentaire,
sur plan fixe de la carte du Rwanda et de sa photo, Philippe
Boisserie fait une large place au contexte dans lequel se
déroule cette évacuation : poursuite des combats et surtout
des massacres qui s'effectuent « sous les yeux des militaires
chargés de l'évacuation. [...] Au terme de leur mission ils ne
doivent prendre parti pour aucun des belligérants. Une posi-
tion qui provoque la colère de beaucoup d'étrangers, notam-
ment des ONG ». Philippe Boisserie rapporte les propos d’un
membre de la Croix-Rouge qui souhaite garder l’anonymat :
«À quoi sert une mission de l'ONU qui coûte 700.000 dollars
par jour si elle peut permettre de tels massacres? » A Paris,
le présentateur recentre le sujet sur l’évacuation des Français
en demandant si elle est terminée.

P. B.— C’est tout le problème : on part avec une mission
qui est de parler de l’évacuation des étrangers, plus particu-
lièrement des Français, et on se retrouve dans une situation
où l’on sent que le problème n’est pas là, que ce n’est en tout
cas pas le problème de fond.

Bon... Comment s’est fait ce téléphone. On était à l’aéro-
port, ça je pense que c’est une notion très importante à prendre
en compte. On est emmené par des militaires, mais cela ne
doit pas en principe obérer notre liberté de parole. Le pro-
blème, c’est qu’on se retrouve là-bas bloqué à l’aéroport, tenu
par les militaires — soldats français et forces de l'ONU, ensuite
soldats belges — et lorsqu’on va à l’intérieur de Kigali pour
faire les évacuations, c’est encadrés par les militaires français.
C’est vrai que le premier jour on a été pris par des tirs. Les
Français étaient-ils visés ou pas? Pour aller dans Kigali où

RETOUR SUR IMAGES 203

s’étaient réfugiés les étrangers, il y avait un moment où il
fallait passer très près de la ligne de front et des combats, et
ce n’est pas un hasard si ces combats s’intensifiaient au passage
des Français. Il y avait donc une notion de risque, et c’est
vrai qu’on a été complètement pris en charge par les militaires
et qu’on n’est jamais parti tout seuls pour voir ce qui se
passait sur le terrain.

Il y a deux photographes qui ont essayé de le faire. Au
bout de 600 mètres, ils se sont retrouvés entourés de gens
avec des machettes et ont cru que leur dernière heure était
arrivée. On les a vus revenir blancs comme linge. Il faut
donc prendre en compte le fait qu’à Kigali, à ce moment-là,
il était à mon sens impossible de travailler de façon indépen-
dante, autonome, sans un encadrement militaire et de travailler
autrement qu’en suivant ce que faisaient les militaires. Avec
parfois des consignes, par exemple celle de ne pas filmer
certains Transalls : ceux où embarquaient des Rwandais et
qui très vraisemblablement servaient à l’évacuation des proches
de l’ancien régime. C’est vrai que le fait de ne pas pouvoir
disposer de ces images change la nature du sujet. Il faut
quand même signaler, et leur rendre justice, qu’il y avait des
journalistes — agences et presse écrite — arrivés avant nous et
qui étaient à Kigali même, à l’hôtel des Mille Collines. Ils
étaient aussi pour nous une source d’information, disposant
de relais auxquels nous ne pouvions pas accéder.

Revenons au 11 avril.…. J'étais à l’aéroport en train
de monter mon sujet et, en fin de matinée, une consœur
— canadienne, je crois — est revenue avec un convoi. Les
militaires français n’emmenaient pas à chaque fois avec eux
les quarante journalistes présents à Kigali, pour une évidente
raison d’efficacité : si les voitures partaient pleines de jour-
nalistes, elles ne pouvaient revenir pleines de gens à évacuer.
C’était donc un peu chacun son tour. Cette consœur est
revenue très très choquée, car effectivement, il est arrivé ce
que je raconte dans la séquence : au moment où le convoi
français revenait, il y a eu un massacre qui s’est passé sous
leurs yeux. On a alors décidé de partir tourner sur place. On
savait que ce n’était pas loin de l’aéroport, mais on prenait
quand même un certain risque. On a demandé à pouvoir y
aller et une voiture, toujours conduite par les militaires fran-


204 LES TEMPS MODERNES

çais, nous a escortés. On a pu constater effectivement qu’il y
avait eu un massacre. C’était quotidien et ça se faisait sous
les yeux des militaires français sans aucune réaction de leur
part. Les choses sont claires : leur mission était d’évacuer les
ressortissants et certainement pas de venir au secours de qui
que ce soit, même victime de l’acte le plus barbare. C'était
très choquant. C’est un petit peu ce que je souhaitais dire
et je pense que...

D. B. — C’est passé.

P. B.— Je pense que c’est passé.

Il y a autre chose qui m’a personnellement choqué et que
j'évoque dans le commentaire. Je fais état du témoignage d’un
membre du CICR avec qui j'ai eu l’occasion de discuter,
quelqu’un qui allait être évacué et qui en avait gros sur la
patate. Mais quand je lui ai demandé de faire une interview,
il a refusé d’être filmé en invoquant le devoir de réserve. Je
comprends que leur mission est de parler le moins possible
pour être le plus neutre possible et pouvoir travailler le mieux
possible, mais si ces gens-là — et c’est ce que j'ai essayé de
lui faire comprendre — ne parlent pas, ne témoignent pas, qui
va le faire? Il n’a pas parlé.

D. B. — Philippe Gaillard, lui pourtant, est sorti de sa réserve.
P. B. — Oui, mais nous n’avions pas accès à lui. On ne l’a
jamais croisé au Rwanda. C’est d’ailleurs assez intéressant de
voir le flux de l’information : c’est depuis Paris qu’on peut
avoir accès à un Gaillard et non de Kigali...

LE CHOIX DE L’IMAGE N’EST PAS INNOCENT

Evocation du tournage et du montage de la séquence sur
le massacre qui s’est produit au moment du passage des
Français.

P. B.— Marcel Martin était parti filmer les gens qui venaient
d’être abattus sous les yeux des militaires français. Sur le
chemin du retour, il y a eu un petit accrochage et un militaire
français a tiré. J’ai monté le sujet avec Jean-Jacques Brouard,
le monteur, et je n’ai pas mis cette image. On en a discuté
avec Marcel qui me demandait pourquoi ne pas l’avoir mise,

RETOUR SUR IMAGES 205

C’était une image choc, puisqu’on voyait un militaire français
tirer un peu à l’aveuglette pour passer. Il est vrai que ça
tiraillait un peu de tous les côtés et il était difficile de savoir
d’où ça venait et qui était visé. Je lui ai dit qu’à mon sens
cette image dénaturait la réalité. C’est vrai qu’elle existait.
C’est vrai qu’un militaire français avait tiré. Et en même
temps ce n’était pas la réalité de ce qui se passait sur le
terrain. C’est-à-dire que si on met cette image, on dit quoi?
Que les militaires français tirent; alors que c’était à ma
connaissance le seul cas et qui plus est pour se dégager,
pensant être pris sous le feu. Certes l’image est forte, mais
elle est en même temps un contresens. On a donc eu cette
discussion et après on était tous d’accord.

C’est vrai que le choix des images n’est pas innocent. C’est
quelque chose d’important, de crucial. Des images peuvent
avoir un sens très lourd, mais pas forcément juste. C’est vrai
qu’on aurait très bien pu incorporer cette image dans le sujet
et donner une vision caricaturale de la façon dont les choses
se passaient sur place, dont les militaires français interve-
naient.

LE TEXTE ET LES IMAGES

SÉQUENCE J.T. 13 HEURES, LE 12/4/94

Il s’agit d’une liaison téléphonique en direct de Kigali,
avec des images sélectionnées à Paris. Commentaire prospectif
de Philippe Boisserie après le départ des derniers Français
du Rwanda : « Mission accomplie pour les soldats. Quand
partiront-ils?…. »

P. B.—Il y a deux solutions : soit on fait un téléphone
« sec », c’est-à-dire qu’on affiche seulement à l’écran la carte
du pays et la photo de l’envoyé spécial, soit on essaie de
mettre des images parce que a priori c’est quand même notre
vocation de montrer le plus d’images possible. Là, le téléphone
est en direct et on a préparé des images pour venir en principe
appuyer ce qui est dit. Il se trouve que dans le cas précis ça
tombe un peu à côté, dans la mesure où quand je parle de
soldats belges, on voit des soldats français et que, du coup,

206 LES TEMPS MODERNES

les images ne sont plus très lisibles. Ce sont des images de
là-bas, mais au lieu de venir appuyer mes propos, au contraire,
elles les troublent un peu. Ce sont les conditions du direct.

D. B.— Les présentateurs évoquent souvent les difficultés
de transmission des images.

P. B. — On n’avait aucun moyen de diffuser nos images
depuis Kigali. Il fallait se rendre à Nairobi dans des navettes
militaires. Il a d’ailleurs fallu qu’on attende que les soldats
belges puissent prendre position sur l’aéroport pour aller dif-
fuser nos images. ce qui montre aussi la situation des pays
africains. À Bangui, où il y avait des Français, il n’y a pas
non plus de moyens de diffusion, à moins d’y transporter du
matériel, même chose à Bujumbura. C'était très compliqué.
Par la suite, en juin, on est allé diffuser à Bujumbura, mais
à l’époque, la seule solution était Nairobi.

SÉQUENCE J.T. 13 HEURES, LE 13/4/94

Il s’agit cette fois d’un entretien téléphonique enregistré.
D'abord sur plan fixe de la carte du Rwanda et de sa photo,
P. Boisserie évoque un des derniers convois belges parti éva-
cuer un hôpital psychiatrique, à Ndera, près de Kigali, où
« se trouvent des religieux belges ». Lors de cette évacuation,
« quelque cinq cents Rwandais sortent des bâtiments : des
réfugiés tutsi implorant les militaires de les emmener [...]
L'hôpital est déjà criblé de balles. A l’intérieur, les paras
belges découvrent, au milieu de cinq cadavres lacérés à coups
de machettes, un ingénieur agronome belge blessé ». Pendant
cette partie du commentaire des images sont apparues, sans
lien avec lui : il s’agit de convois de rapatriés sous protection
militaire franchissant des barrages sur la route. P. Boisserie
mentionne ensuite < sur le chemin du retour, des civils armés
de machettes sortis sur le pas de leurs portes », l’avancée du
FPR, les préparatifs de départ des derniers soldats français
qui décolleront sans doute dans l'après-midi. Tout cela sur
défilement d'images qui « collent » un peu plus au commen-
taire. Pour conclure « Le Rwanda s’enfonce dans la guerre
civile en toute solitude », cette fois, sur des images de mas-
sacres.

RETOUR SUR IMAGES 207

P. B. — C’est le contre-exemple de tout à l’heure, du direct
habillé de façon pas très heureuse. J’ai dû envoyer mon papier
entre 12 heures et 12 h 15, il a été illustré entre 12h 15 et
13 heures et ça tombe mieux. Ceci dit, on ne peut pas inventer
les images. Je fais allusion à l’évacuation par les soldats belges,
on ne l’a pas couverte, parce que ce sont des confrères
principalement belges qui ont été choisis et qui nous ont
ensuite passé les images. Mais là les images n’existent pas
encore 3 et celles qu’on voit sont des images « prétexte ». En
revanche, ensuite, le discours correspond mieux aux images
qu’on voit, que ce soient les gens sur le bord des routes ou
les combats. Le téléphone en direct a l’intérêt de permettre
le dialogue et d’être plus vivant; de coller aussi davantage à
l’actualité. Mais l’avantage du téléphone enregistré à l’avance,
c’est que c’est plus maîtrisé et que l’image en général corres-
pond mieux.

D. B.— À ce sujet, il y a un collage commentaire/image
qui m’a particulièrement choquée. Ce n’est pas dans un de
vos sujets. On voit des combattants du FPR, dont l’un, visage
radieux, brandit le kalachnikov d’une main, fait le V de la
victoire de l’autre et, sur cette image, on entend le commen-
taire suivant, fait à Paris: «Ils cachent mal derrière leur
sourire, leur soif de vengeance.» Est-ce une belle phrase
pour faire une bonne « chute », est-ce l’intime conviction de
la personne qui parle (« de toute façon ces gens-là ne peuvent
que penser à se venger? »). Ce n’est en tout cas pas le résultat
d’un entretien avec ces soldats.

P. B. — C’est tout le problème des images EVN 4. Je milite
pour mon propre camp. On a parfois la tentation de dire : ce
n’est pas la peine d’y aller, on aura toujours les images EVN.
Non, pas du tout. Il faut y aller, car la meilleure garantie
qu’on puisse avoir d’être le plus près possible de la réalité,
c’est d’être sur place. Ça ne veut pas dire que ce sera forcément
parfait. On en a vu un exemple avec Kigali où l’on n’a pas
eu accès à ce qui se passait vraiment. Mais ce sera de toute

3. On les verra le lendemain, avec ce commentaire : « Les soldats
belges repartirent très vite, n’°emmenant que dix-huit ressortissants
étrangers. »

4. European Video News : banque d’images.

208 LES TEMPS MODERNES

façon toujours mieux que de faire, en quelque sorte, un
commentaire sur commentaire, c’est-à-dire sur des images qui
arrivent, de jouer sur elles pour essayer de faire passer le
commentaire. Avec ce risque effectivement de se retrouver
avec une image qu’on utilise pour un autre sens, ou un sens
qui n’est pas forcément exact. Plus on introduit d’intermé-
diaires dans la chaîne et plus il y a ce risque, pas forcément
de mentir délibérément, mais d’être inexact…

D. B.— De broder sur l’image.

P. B.— Il y a aussi la notion de coût : le coût d’un reporter
ce sont des milliers de francs, tandis que celui d’une image
EVN, c’est à peine le prix d’un abonnement. Il s’agit d’un
pot commun et la seule obligation d’avoir accès aux images
des autres c’est d’en mettre soi-même.

OÙ SITUER LA RESPONSABILITÉ
DU JOURNALISTE?

P. B. — Il y a une chose que je n’aime pas tellement, c’est
le procès qu’on fait aux journalistes : « Vous n’avez pas pu
éviter un génocide. »

D. B. — Je ne pense pas que c’est ce qu’on reproche aux
journalistes.

P. B.— Non, mais c’est vrai, cette responsabilité existe.
C'est un peu le regret que j'ai par rapport au travail que j’ai
pu faire au mois d’avril.… Effectivement : je suis passé à côté
de la plaque. Nous sommes passés à côté de la plaque.
Rétrospectivement on se dit : non, l’info ce n’était pas l’éva-
cuation des Français, l’info c’était ce génocide qui dépasse
l'entendement. Généralement, la réaction c’est de dire « plus
jamais ça ». Il faudrait plutôt essayer de réfléchir à comment
on a pu arriver à cela pour pouvoir l’éviter. Mais il faut
défaire l’histoire pour savoir comment ça arrive.

D. B.— Alors où situer la part de responsabilité du jour-
naliste?

; P. B.— Je pense que si la responsabilité du journaliste se
situe pendant les événements — le journaliste est responsable
de ce qu’il dit et de ce qu’il ne dit pas — cette responsabilité
se situe tout autant en amont, et tout le problème est là. Et

RETOUR SUR IMAGES 209

ce n’est pas seulement le problème des journalistes. Pourquoi
ne parle-t-on de Radio Mille Collines qu’en juin/juillet, alors
que depuis des mois cette radio était entendue par tout le
monde au Rwanda, pas seulement par les Rwandais, mais
aussi par les gens du CICR, par des Français qui étaient sur
place. Cette chronique d’un génocide annoncé était claire,
évidente. Aujourd’hui, quand on réécoute les documents, ça
paraît évident. Alors pourquoi ça ne l’est pas apparu à l’époque?
Parce que ça ne l’était pas, ou parce que ça l’était et qu’on
préférait se taire? C’est plutôt là pour moi qu’il y a une
responsabilité des journalistes. Mais à ce moment-là, il est
vrai, le Rwanda n’intéressait pour ainsi dire personne.

D. B. —1l s’agissait d’un pays particulièrement mal connu,
sinon pas du tout, du public comme de la plupart des jour-
nalistes.

P. B. — Le fait d’être allé au Rwanda en 1990 m’avait un
peu lié à ce qui se passait dans ce pays et j'ai essayé de
continuer à suivre l’évolution de la situation. Mais je n’ai pas
vu passer, entre fin 1990 et avril 1994, beaucoup de papiers
sur le Rwanda, même dans des journaux qui s'adressent a
priori à un public relativement informé. Que ce soit dans Le
Monde, Libération ou Le Figaro, il n’y a pas eu énormément
d’infos sur le Rwanda pendant cette période. Mais le fait d’y
être allé m’a donné un bagage très utile.

En 1990, on était resté deux jours à Bujumbura en atten-
dant le dernier avion pour Kigali. Ce qui m’a permis de
rencontrer, entre autres, des Rwandais réfugiés à Bujumbura
depuis longtemps et les deux ou trois heures de conversation
avec eux m’ont fait prendre conscience de la réalité d’une
situation, bien éloignée des clichés habituels sur Tutsis et
Hutus. Ce contact avec la diaspora rwandaise a été tout à
fait éclairant. C’est pour cela qu’il faut être le plus possible
sur des dossiers, ce que la télévision ne permet pas forcément.
Un Stephen Smith à Libération, c’est une chose que malheu-
reusement on juge impensable à la télévision. France 2 n’a
aucun correspondant en Afrique.

D. B. — Impensable en termes de moyens?

P. B. —De moyens mais aussi de volonté, parce que ce
n’est pas une actualité qui passionne en ce moment, un sujet
susceptible d’intéresser les gens. Si on se réfère à la courbe

210 LES TEMPS MODERNES

de l’audimat, comme on a tendance à le faire de plus en plus,
un sujet sur l’Afrique aura plutôt tendance à la faire baisser
qu’à la faire monter, ou, du moins, c’est ce qu’on croira. Par
ailleurs, ça coûte cher d’ouvrir un bureau en Afrique. Il y a
aussi les difficultés de diffusion, faute sur place des moyens
techniques qui nous permettent de faire de l’actualité au sens
où nous l’entendons, c’est-à-dire un travail au quotidien avec
un journal tous les jours. Dans au moins la moitié des pays
africains on ne peut pas travailler au quotidien, puisqu’on ne
peut pas diffuser.

SIDA : COMPLÉMENT D’INFORMATION OU STÉRÉOTYPE?

SÉQUENCE J.T. 20 HEURES, LE 13/4/95

Il s’agit d’un entretien téléphonique enregistré avec images
EVN. C’est la fin de l’opération Amaryllis de rapatriement
des Français : « Une cinquantaine de soldats restent pour
aider les Belges [...]. Les Rwandais vont donc régler leurs
comptes entre eux [...]. Le pays risque alors de revivre ces
scènes terribles de massacres, les bourreaux d'hier, les Hutus,
devenant alors les victimes [...], un pays où déjà cinq cent
mille personnes sont menacées de faim, où déjà 30 % de la
population est atteinte du sida. comment dans ces conditions
envisager un quelconque avenir pour ce pays [...]. Ce soir
quelques orphelins ont déjà pu être évacués de Kigali. Eux
au moins pourront un jour connaître le sens du mot espoir. »

P. B. — Au moment où ça a été diffusé on était déjà dans
l’avion. J’avais proposé de rester encore un jour après le départ
des Français, mais on a refusé. Toujours selon le même
principe : les étrangers ayant été évacués, notre mission était
terminée.

D. B. — Il y a quelque chose qui m’a choquée dans cette
séquence c’est de vous entendre évoquer la faim et le sida,
alors qu’on vient à peine de voir des images des massacres.

P. B. — Ça avait un but précis. Je ne voulais pas limiter
le problème au massacre des uns par les autres, je crois qu’il
fallait élargir à la situation générale, qui est d’ailleurs celle
de beaucoup de pays africains.

RETOUR SUR IMAGES 211

D. B. — Mais, justement, est-ce que la faim et le sida, ce
n’est pas une manière d’enfermer l’Afrique dans des stéréo-
types, en évacuant la dimension politique et en proposant au
téléspectateur l’image qu’on lui offre déjà en permanence d’un
continent victime de ces fléaux?

P. B. — C’est malheureusement la situation d’un pays comme
le Rwanda. Les événements viennent se greffer sur un pays
qui n’a plus les moyens de faire vivre sa population, avec des
terres victimes du déboisement et de l’érosion, une situation
sanitaire catastrophique. Il y a un contexte à signaler pour ne
pas se contenter de dire : le Rwanda ce sont des gens qui se
battent entre eux.

D. B.— Pour vous c’était un souci d’éclairage de la situa-
tion?

P. B.— Il ne faut pas se voiler la face et limiter la situation
à un simple conflit. De toute façon, dans le reportage suivant,
quand je dis: les Tutsis d’un côté, les Hutus de l’autre, les
Tutsis massacrés, les Hutus bourreaux, ce n’est pas un lieu
commun car il y a une part de vérité, mais en même temps
ce n’est pas une description tout à fait exacte de la situation.
Il n’y a pas que des Tutsis qui ont été massacrés, il y a eu
des Hutus modérés. De même que ce ne sont pas que des
Tutsis qui arrivent, parce que le FPR n’est pas constitué que
de Tutsis. Mais, encore une fois, que fait-on? A qui s’adresse-
t-on? C’est vrai que de dire « les Tutsis, les Hutus » c’est une
inexactitude, mais en même temps si on veut être précis et
dire exactement ce qui est, et sans réellement d’images, il
faut une minute de plus, pour des gens qui n’auront peut-être
pas une minute de plus pour écouter. Je ne pense pas que ce
soit un mensonge, même si ce n’est pas la vérité parfaite. Je
n’ai pas quatre colonnes du Monde pour expliquer cela. Je
veux bien que les journalistes de télé aient des torts, ne fassent
pas toujours très bien leur boulot, mais en même temps il ne
faut pas non plus perdre de vue à qui on s’adresse. C’est vrai
qu’on est un média de masse, on s’adresse à des millions de
gens et il faut essayer de faire comprendre la situation à la
fois à des gens qui ne connaissent strictement rien au sujet et
à d’autres qui le connaissent bien.


212 LES TEMPS MODERNES

EN ATTENDANT ON CONTINUE DE MOURIR A KIGALI

SÉQUENCE AVRIL, SUR LE DÉPART DE L’ONU (JT.

20 HEURES, LE 15/4/94)

Commentaire fait à Paris par Philippe Boisserie, après
son retour, sur des images tournées sur place par l’équipe et
qui traite essentiellement du départ des forces belges de
l'ONU... « Une façon peu diplomatique de signifier l'échec
total de l'ONU. [...] Deux mille cinq cents hommes incapables
de faire imposer les accords d’Arusha, incapables d’empêcher
ces milliers de massacres, incapables même d'imposer un
cessez-le-feu. » Le Conseil de sécurité devait se réunir le
même soir pour décider du maintien ou non des Casques
bleus. « Mais, conclut P. Boisserie, plus que des hommes c’est
une politique claire et ferme qu’il faudra. En attendant, on
continue de mourir à Kigali et les Rwandais sont de plus en
plus nombreux à fuir vers les pays voisins. »

P. B. — Avant de partir de Kigali, j'avais réalisé un entre-
tien avec le représentant de l'ONU et des Belges, et c’est
pourquoi j'ai proposé ce sujet sur l'ONU. Là encore il y a le
travail que l’on peut faire sur le moment et les questions qui
se posent sur ce qui aurait dû être fait avant: est-ce que
c’était évitable ou pas, qui était là, qui pouvait empêcher? A
partir du moment où il y a une mission de l'ONU dans un
pays, il faut se poser cette question-là

D. B. — Mais vous avez eu du mal à l’imposer ce sujet sur
PONU?

P. B. — Ça a été plus compliqué que les autres, oui. C’était
un peu la queue de la comète. Les Français étaient rentrés,
on avait beaucoup vu les orphelins qui avaient également été
rapatriés, et là ce n’était pas un sujet avec de l’émotion.

D. B. — C’était un sujet d’analyse.

P. B. — Et en même temps un sujet crucial : à quoi ça sert
d’aller là-bas, si on n’essaie pas de poser quelques questions?
Mais voilà, c’est moins facile de proposer ce genre de sujet
qu’un sujet sur l’évacuation des ressortissants étrangers ou des
enfants. Nous en revenons à la solution qui n’est peut-être pas

RETOUR SUR IMAGES 213

idéale : profiter de parler de l’un pour parler de l’autre. Utiliser
les images des ressortissants qu’on évacue pour dire : regardez,
on les évacue et il y a des massacres qui se passent sous leurs
yeux et personne ne bouge.

L’AMBIGUÏTÉ DE TURQUOISE

SÉQUENCE LE 22/06/94 (SUJET DANS ÉDITION SPÉCIALE DU
J.T. DE 20 HEURES)

Après un premier sujet réalisé à Goma, c’est le deuxième
sujet tourné dans le cadre de l’opération Turquoise par
l’équipe de P. Boisserie. Il s’agit de l’entrée au Rwanda des
soldats français accueillis «comme une armée de Libéra-
tion »… Population filmée sur le bord de la route, drapeaux
français et portraits d’Habyarimana…. Un entretien avec le
préfet de Kirambo qui rejette toute la responsabilité de la
situation sur le FPR, « Pourtant, les quelque 15 % de Tutsis
ont disparu », commente P. Boisserie. Suit l’interview d’un
employé de l’hôpital, par qui un peu de vérité viendra.

P. B. — Turquoise. Il s’est posé pour nous le même pro-
blème qu’en avril: c’était une opération militaire française.
Arrivés à Goma avec un avion loué, nous nous sommes
retrouvés ensuite, je ne dirai pas « pris en charge par les
militaires français », mais avec un degré de dépendance impor-
tant vis-à-vis d’eux, notamment en ce qui concernait les dépla-
cements en hélicoptère. Il y avait en plus un gros problème
sur la légitimité de l’opération, donc pour nous une grande
ambiguïté. Je pense néanmoins qu’on a fait notre travail. En
même temps, ça donne lieu à des discussions. Notamment ce
sujet sur l’arrivée des Français au Rwanda accueillis comme
des libérateurs. Au retour, j’en ai discuté avec un de mes
collègues qui m’a dit: « J'ai trouvé que tu as été un peu
sympa avec les militaires français. » Alors qu’au contraire, je
pensais avoir suffisamment montré toute l’ambiguïté de la
situation, de l’entrée des militaires français avec les comman-
dos du capitaine de frégate Marin Jillier.

D. B. — Personnellement, jai trouvé perceptible dans votre

214 LES TEMPS MODERNES

manière de traiter le sujet, un certain malaise et une certaine
distance, notamment lors de l’interview du préfet. La gêne
aussi de l’homme que vous interviewez ensuite à l’hôpital..

P. B.— Il m'avait parlé librement quand il n’y avait pas la
caméra. Ce qui a été très utile car il m’a donné un certain
nombre d’informations qu’il ne voulait certainement pas don-
ner face à la caméra, mais que je pouvais utiliser ensuite. Et
c’est vrai que lui, membre de la Croix-Rouge rwandaise, était
clair sur ce qui s’était réellement passé. Cette interview n’a
pas été très facile à faire : il y a tout autour les membres de
l’autorité gouvernementale qui surveillent. Je ne sais pas ce
qui lui est arrivé par la suite, mais c’est quelqu’un qui a mis
sa vie en danger en disant ce qu’il a dit. Et là aussi : quelle
est la responsabilité d’un journaliste? Je sais très bien que je
le mets en danger. Alors qu’est-ce que je fais? Lorsqu’il me
répond « ils sont partis » et que je lui dis « non, tout à l’heure
vous m’avez dit qu’il y en avait au moins sept cents ou huit
cents qui avaient été massacrés », le fait qu’il ait dit cela
confirme que les gens qui sont autour de nous sont des
assassins. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé par la suite 5...
Que faire?

OÙ L’AMBIGUÏTÉ N’EST PLUS DE MISE

P. B.— À un moment donné, on a eu des informations selon
lesquelles il y avait encore des Tutsis réfugiés dans la montagne
et il avait été question que ce soient les militaires avec qui

5. On sait par contre ce qui est arrivé à Claude Simard. Ce
prêtre canadien résidant à Butare avait enregistré les preuves des
massacres. Elles ont été diffusées dans l’émission de la Marche du
Siècle, en septembre 1994. Environ une semaine plus tard, une
dépêche annonçait sa mort. Il avait été assassiné. Il me semblait que
la nouvelle concernait tout particulièrement la chaîne sur laquelle
l’émission avait été diffusée. J'ai contacté par téléphone le chef du
Service monde de la rédaction de FR 3, qui n’était pas au courant.
Il m’a remercié et m’a dit qu’il allait consulter les dépêches. A ma
connaissance, rien n’a été dit sur la chaîne.

RETOUR SUR IMAGES 215

on était à Kibuye qui aillent voir. Ils ont été affectés à une
autre mission et nous ont signalé que c’était les commandos
marines de Jillier, stationnés à Kirambo, qui iraient. On est
donc allé les rejoindre au petit matin. On les a trouvés au
camp en train de se préparer : harnachés, grenades, etc,
manifestement, ils partaient à la guerre. On ne comprenait
pas tellement. J'ai demandé ensuite à Eric Maisy, le JRI qui
était avec moi 6, si par hasard il n’avait pas tourné cette petite
conversation avec Marin Jillier où celui-ci me disait qu’ils se
préparaient parce qu’ils avaient eu vent de commandos FPR
infiltrés dans la montagne, qu’il fallait aller vérifier et les
débusquer éventuellement. Je regrette que la caméra n’ait pas
tourné à ce moment-là. On a essayé de les suivre, mais ils
nous ont semés au bout d’un quart d’heure…

On a quand même essayé de poursuivre un peu, mais on
est tombé en panne et on a fait demi-tour. C’est alors qu’on
a rencontré trois personnes, et qu’on a eu la confirmation que
la montagne était parsemée de Tutsis réfugiés. Ce que les
militaires français savaient parfaitement, puisque le colonel
qui était à Kibuye nous l’avait signalé. Or, alors que leur
mission première était officiellement de sauver ces gens, ce
jour-là, les militaires français sont partis à la recherche de
prétendus commandos FPR infiltrés. Autour de notre petite
équipe, petit à petit les gens sortaient de partout. Ils nous ont
fait visiter la montagne avec les cadavres et nous ont parlé
des commandos punitifs organisés tous les jours à l’instigation
du maire du village. Petit à petit les gens s’agglutinaient
autour de nous, il y avait des enfants aux crânes défoncés…
Nous redoutions l’arrivée d’un commando punitif. On leur a
alors conseillé d’aller se jeter sous les roues des militaires
français lorsqu’ils repasseraient. En fait les militaires se sont
arrêtés, non pas parce que ces gens se sont jetés sous leurs
roues, mais parce qu’il y avait de nouveaux massacres. A
priori, ce n'était pas leur objet. Je le dis à la fin du sujet sur
des images où on voit les militaires en train de partir dans la

6. À cette occasion, Philippe Boisserie a également insisté au
cours de notre conversation sur le travail d’équipe, «une notion
importante pour la qualité du travail », en soulignant la très grande
complicité qu’il avait eue, précisément, avec Eric Maisy.


216 LES TEMPS MODERNES

montagne. Si on avait filmé le commandant nous disant ce
qu’ils allaient faire avec les soldats en train de se harnacher,
de se préparer comme s’ils allaient à la guerre... là, c’est
l’image qui l’aurait prouvé, pas mon texte. Une chose dont
les gens n’ont pas forcément conscience quand ils regardent
le sujet à l’arrivée. C’est pour cela qu’il est de notre respon-
sabilité d’expliquer ce qu’on fait. Et aussi pour répondre aux
critiques, car c’est vrai que parfois l’on passe à côté.

En avril, on s’est peut-être un peu fait embarquer par les
militaires et on n’avait peut-être pas tant de pouvoir que cela
de contrer cette proximité. Pour Turquoise, on n’est peut-être
pas tombé complètement dans le panneau. Turquoise ne servait
pas à grand-chose. Si on reste sur le plan strictement huma-
nitaire, environ vingt mille personnes ont été sauvées par cette
opération, alors qu’il y en a eu au moins cinq cent mille
massacrées. Turquoise venait bien trop tard.

D. B.— Ce trop tard qui faisait se poser la question du
véritable objectif de l’opération…

P. B.— Et qui pour nous doit nous faire poser la question
de ce qui, dans notre travail, aurait permis de faire en sorte
que ce ne soit pas trop tard.

Paris, 9 février-10 mars 1995

Philippe BOISSERIE
Danielle BIRCK

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