Fiche du document numéro 33191

Num
33191
Date
Lundi Avril 2019
Amj
Taille
1203361
Titre
Petit manuel de survie démocratique pour résister à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme. Extraits [Réédition de 56 pages]
Mot-clé
Commentaire
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Type
Note
Langue
FR
Citation
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DES RAC
EXTRAITS

MANUEL ÉDITÉ PAR

campdesmilles.org

NOUVELLE
ION
ÉDIT
AVEC

LYSE
L'INDICE D'ANA
ET D'ALERTE
E
RÉPUBLICAIN
IQUE
ET DÉMOCRAT
(AARD)

Les textes de ce manuel sont extraits de l’ouvrage
« POUR RESISTER …à l’engrenage des extrémismes, des racismes et de l’antisémitisme ».
Publié sous la direction d’Alain Chouraqui, directeur de recherche émérite au CNRS
et Président de la Fondation du Camp des Milles – Mémoire et Éducation.
Et sous l’autorité du Conseil scientifique international de la Fondation du Camp des Milles.
Prologue : Simone Veil, Préface : Jean Paul de Gaudemar, Ed. Cherche Midi.
Publié le 07 mai 2015. Les textes ont été sélectionnés sous la direction d’Alain Chouraqui.
« Il n’y a aucune fatalité dans la barbarie, sinon du fait de notre négligence,
de notre manque de vigilance, de notre lâcheté souvent. Plus encore, de notre insouciance
de la prévention. (…) De tels combats, aujourd’hui et demain, nécessitent que l’on fourbisse,
que l’on fournisse des armes adéquates. Ce livre en est une… Et que tous s’en saisissent ! »
Jean-Paul de Gaudemar
Une édition de poche de cet ouvrage est à paraître car il est épuisé en librairie. Il reste cependant disponible
au Site-mémorial du Camp des Milles ou sur : www.cherche-midi.com / Rubrique Documents / Sciences Humaines.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

UNE RÉÉDITION IMPOSÉE
PAR LE CONTEXTE SOCIETAL ET LES MENACES CONTRE LA DÉMOCRATIE

La réédition de ce Petit Manuel nous est apparue comme une
obligation devant la montée des extrémismes et des intolérances en
France, en Europe et dans le monde. La dimension identitaire domine
souvent le débat public alors que l’Histoire des grandes tragédies nous
dit son caractère explosif et meurtrier pour une société. Ce Petit Manuel
résume des analyses scientifiques réalisées il y a une dizaine d’années sur
les engrenages qui ont mené et peuvent encore mener au pire. Et pourtant
elles nous semblent décrire les étapes que nous (re)vivons. La séquence de
la page 15 est particulièrement éclairante : perte de repères/institutions
attaquées ou ébranlées/ rejet des élites/ désordres...
Nous avons introduit dans cette réédition pages 27-30 un nouvel outil
à visée pédagogique. Il montre en effet une multiplication par 4 des risques
pour la démocratie depuis 1990 en France. Il est en cours de déclinaison
dans d’autres pays avec nos partenaires universitaires locaux, notamment
dans le cadre de notre Chaire de l’Unesco.
Mais nous savons surtout que ces engrenages sont résistibles. Et que
comprendre pour agir est la première étape de la résistance. Il était donc
impératif pour nous de (re)mettre à disposition de tous ce Petit Manuel
de survie démocratique dont nous avons pu mesurer l’effet mobilisateur
depuis cinq années.

3

4

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

SOMMAIRE
UN APPEL .......................................................................................................... 5

Fiche 1 : Évolution des actions et menaces à caractère raciste,

antisémite et antimusulman de 1992 à 2018 .................. 8
CHAPITRE 1 : COMMENT DES SOCIÉTÉS SOMBRENT DANS LA BARBARIE............. 9
Du terreau aux trois étapes d'un engrenage résistible ................. 10
Fiche 2 : Surmonter les tensions du terreau

par le débat démocratique ............................................ 25
 'INDICE D’ANALYSE ET D’ALERTE RÉPUBLICAINE
L
ET DÉMOCRATIQUE (AARD) .......................................................................... 27
CHAPITRE 2 : C
 HACUN PEUT RÉAGIR, CHACUN PEUT RÉSISTER,
CHACUN À SA MANIÈRE .............................................................. 31
Des mécanismes humains potentiellement dangereux.................. 31
Stéréotypes et préjugés ............................................................... 31
Racisme et antisémitisme : un potentiel explosif et contagieux ... 32
Comment un homme ordinaire peut devenir
bourreau ou complice ?............................................................... 34
Mille manières de ne pas laisser faire .......................................... 35
Une question fondamentale : la conscience morale ...................... 38
CONCLUSION : QUE FERAIS-JE DEMAIN SI...?...................................................... 39
ANNEXES ........................................................................................................ 48
Fiche 3 : Le Camp des Milles ...................................................... 48
Fiche 4 : G
 énocide : un crime contre l’humanité spécifique établi
par le droit international après la Shoah ....................... 49
Fiche 5 : Shoah et autres génocides.............................................. 50
« NOUS RECONNAISSONS LES VISAGES DE LA HAINE. »

Texte des grands anciens
du Site-mémorial du Camp des Milles ................................... 53

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

5

UN APPEL
Alain Chouraqui

Ce livre est un acte de confiance.
De confiance en l’homme, en l’homme qui comprend, qui apprend, qui
agit. De confiance en la jeunesse tournée vers la vie. De confiance en notre
capacité individuelle et collective de construire un trait d’union pertinent
entre le passé qui nous fonde et nous nourrit, le présent qui nous interpelle
durement, et l’avenir qui dépend largement de chacun de nous.
C’est aussi un appel.
À la volonté, à l’intelligence, à la sensibilité, à la culture, à l’engagement. Un appel à s’inspirer de l’exemple puissant de ceux et celles,
courageux et innombrables, qui ont su s’opposer aux récurrences scandaleuses des passions humaines imbéciles et meurtrières.
À refuser de détourner le regard ou de trouver des excuses à la passivité
alors que cette cécité volontaire aggrave encore les situations menaçantes,
alors que cette passivité laisse avancer le danger.
C’est ici surtout un appel à se saisir des clés de compréhension vitales
que peut fournir une analyse scientifique du passé aux hommes et aux
femmes d’aujourd’hui. Pour leur permettre, pour nous permettre de vivre
libres. Libres de la peur et de la haine qui assujettissent ceux qui la portent
comme ceux qu’elles visent ; libres de ressentir et de percevoir la beauté
du monde et la richesse des hommes par-delà les inévitables vicissitudes
de leurs cohabitations et de la confrontation de leurs intérêts et de leurs
valeurs.

ˮ

Il n’y a pas si longtemps, ce livre se
serait appelé « Mémoire pour demain »,
LES EXTRÉMISMES
du nom générique de grandes actions
NATIONALISTE ET
mémorielles menées en prévention
ISLAMISTE SE NOURRISSENT
d’éventuels lendemains qui déchantent.
L’UN DE L’AUTRE ET
Mais, de façon aussi forte qu’inattendue,
PRENNENT EN TENAILLE
demain est très vite devenu aujourd’hui.
LES DÉMOCRATIES
Et c’est le présent que la mémoire doit
EUROPÉENNES
aider à comprendre. Depuis plusieurs
années en effet, notre pays, comme d’autres pays européens, semble pris
en tenailles entre la barbarie terroriste et l’extrémisme nationaliste qui
reflètent tous deux des crises diverses mais surtout des déstabilisations
sociétales profondes. Le mois de janvier 2015 marque une étape
douloureuse : sur fond de montée des racismes et des intolérances contre
les Roms, les Juifs, les Arabes, les Noirs, les « Blancs », les homosexuels,

ˮ

6

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

les francs-maçons… Le terrorisme islamiste a frappé durement notre pays,
prenant pour cible des journalistes et la liberté d’expression, des policiers
et l’ordre républicain, des Juifs et le droit de vivre une différence jusque-là
apaisée et bien intégrée. Ces attentats faisaient suite à un doublement
des violences antisémites en 2014, et précédaient une augmentation de
l’hostilité et des amalgames contre les musulmans. Le formidable sursaut du
11 janvier 2015 marqua l’affirmation forte et paisible mais évidemment
ponctuelle d’un peuple inquiet et néanmoins déterminé à défendre ses
valeurs, à desserrer l’oppressante tenaille. Et puis il y eu le 13 novembre…
Il faudra à la fois vaincre le terrorisme en le combattant militairement et en écartant la peur qui ferait sa victoire, mais aussi lutter contre
l’engrenage des exclusions racistes, antisémites et xénophobes qu’il nourrit
et qui le nourrissent. Le rôle de l’éducation est alors majeur pour transmettre les clés de compréhension, de vigilance et d’action que fournit le
recul du passé et des sciences de l’homme. Car celles-ci montrent que les
capacités de résistance individuelle, collective et institutionnelle existent
et peuvent être efficaces. Et la victoire de la peur et du chaos n’est donc
pas inéluctable, surtout lorsque la prise de conscience et le vrai combat
commencent à peine, éclairés par les leçons du passé.
Ceux qui, dans les années 1930, n’ont pas vu le monde aller à la
catastrophe n’étaient pas plus stupides que nous. La grande différence
aujourd’hui, c’est que cette horreur moderne fut, et que nous pouvons
comprendre comment elle advint et peut revenir.
L’expérience du pire est un repère éducatif fondamental nous permettant de réagir à temps aux extrémismes, aux racismes et à la xénophobie,
aux vagues irrationnelles qui se creusent en période de tempêtes sociétales.
Et tenter de parler de la Shoah est souvent impossible si l’on oublie qu’elle
est une expérience humaine atroce mais aussi infiniment utile pour le présent, pour éviter que les lents progrès de l’humanité ne soient de nouveau
brisés par des « embardées » monstrueuses et sanglantes comme le furent
ces quelques années d’horreur génocidaire.
Autrement dit, s’impose aujourd’hui, plus que jamais depuis les
horreurs de la Seconde Guerre mondiale, la nécessité de compléter la
nécessaire mémoire révérence au passé, qui montre jusqu’où peut mener la
peur de l’autre, par une mémoire référence pour le présent, souvent invoquée, rarement construite, qui peut montrer comment se fait ce chemin
vers le pire et comment il est possible d’y résister.
Une mémoire référence donne au travail de mémoire un contenu
directement utile au présent, et sert ainsi de repère solide pour la compréhension, la vigilance et l’action. Elle donne le recul nécessaire quand
la déstabilisation des grands repères collectifs ramène des individus et des

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

groupes aux rapports de force élémentaires et aux replis identitaires.
Pour tenter d’y parvenir, ce livre reprend pour l’essentiel les contenus
du volet d’éducation citoyenne du Site-mémorial du Camp des Milles, seul
camp français d’internement et de déportation encore intact et accessible
au public (voir fiche annexe : le Camp des Milles, en fin d’ouvrage).
Car ce « Volet réflexif », unique dans le monde, propose lui-même
à ses visiteurs ce recul des sciences de l’homme. À partir de l’histoire du
lieu et donc de la Shoah, élargie à celle des autres génocides avérés, cette
partie du Mémorial a pour objectif, comme cet ouvrage, de mettre au jour
et de présenter les mécanismes humains récurrents – individuels, collectifs
et institutionnels – à l’œuvre dans les engrenages qui peuvent mener du
racisme et de l’antisémitisme jusqu’aux génocides, ainsi que sur la diversité
des résistances possibles à ces processus dangereux, à ces terribles accélérations de l’histoire qui montrent qu’il est si tôt trop tard pour réagir.
Le potentiel explosif du racisme et de l’antisémitisme et leur pouvoir de
contamination exceptionnel ne sont en effet dangereux que si ces fléaux
ne sont pas combattus assez tôt.
Devant l’actualité qui s’entrechoque avec les leçons du passé, cet
ouvrage aurait pu être aussi un cri de colère : « Halte au feu ! » ou plutôt :
« Aux armes, citoyens ! » Car comment ne pas s’indigner que plus de
cent ans après le génocide des Arméniens, soixante-dix ans après la libération des camps de la mort et vingt-cinq ans après le génocide des Tutsis
au Rwanda, se mettent de nouveau en place dans notre Europe tant de
crispations individuelles et collectives, tant de haines racistes semblables
et donc inquiétantes ? Quelle envie de dire haut et fort : « On ne joue
plus ! » Mais à qui ? À ceux qui ne savent même pas qu’ils jouent avec le
feu des engrenages criminels ? À ceux qui se donnent toutes les raisons de
se retirer du jeu ? À ceux qui attendent de savoir qui va gagner la partie ?
À tous ceux plutôt, la grande majorité des honnêtes hommes et femmes,
qui n’ont aucune envie de croire le pire possible ni de compliquer leur vie
quotidienne par un éventuel engagement, qui sont comme sidérés par ce
qu’ils entrevoient des processus en cours, mais dont les valeurs, les analyses et plus encore la conscience morale commencent à imposer leurs voix
intérieures plus lucides et plus courageuses.
On ne s’étonnera donc pas de trouver plusieurs tonalités dans ce
livre, et surtout dans son introduction : l’affirmation et l’analyse des
faits, mais aussi l’optimisme de la volonté comme l’inquiétude du présent
et le pessimisme de l’intelligence, parfois même la colère saine du citoyen,
de l’homme révolté, de l’être humain tout simplement. Et avant tout,
nous l’espérons, le ton d’une pédagogie d’intention citoyenne, fondée
scientifiquement et mise à la disposition de tous, au service des lumières de
la raison et d’une société meilleure pour le cœur des hommes.

7

8

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Fiche 1
GRAPHE D’ÉVOLUTION DES ACTIONS ET MENACES
À CARACTÈRE RACISTE, ANTISÉMITE
ET ANTIMUSULMAN DE 1992 À 2018
Sur la période 1992-2018, la courbe de tendance des actes à caractère raciste,
antisémite et anti musulman, une fois agrégés, est particulièrement inquiétante.
Entre 2015 et 2017, les faits comptabilisés ont certes diminué de plus de moitié,
mais les chiffres communiqués par le SCRT* et toujours agrégés, montrent qu’en
2018 le nombre d’actes est de nouveau en nette augmentation avec une hausse de
19,7% entre 2017 et 2018.
En procédant à une analyse plus fine, on constate que c’est l’augmentation
massive des actes antisémites qui tire vers le haut le total des actes racistes,
antisémites et antimusulmans.
2500

203 4

2000

1841
1569

1500

1542
1352

1317

1256
1000

500

328

0

926
833

614
366

1274

978 915

903
497

1662

112 8

1137
950

723
518

424
242 198

202

311
121

1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018

An sém sme
Racisme an musulman
Courbe de tendance (Total)

Racisme (hors faits an sémites ou an musulmans)
Total

Dans le détail :
– les actes antimusulmans enregistrent une baisse globale, en nombre et surtout
en gravité : -18%, soit 100 actes en 2018 (contre 122 en 2017 et 185 en 2016)
qui se répartissent en 55 menaces (+12%) et 45 actions (-38,4%) ;
– les actes antisémites comptabilisés par le SCRT sont en très nette augmentation,
en nombre et en gravité ; ils ont en effet connu une hausse de 73,9%, passant de
311 actes en 2017 à 541 actes en 2018 ; et ces actes antisémites se répartissent en
358 menaces (+ 67,3%) et 183 actions (+ 88,7%) ;
– les autres actes, réunis sous la catégorie générique « actes racistes », enregistrent
une baisse globale, en nombre comme en gravité : - 4,2% par rapport à l’année
2017 (496 contre 518) ; et ces actes se répartissent en 425 menaces (-1,8%) et 71
actions (-16,5%).
NB : il est largement reconnu que beaucoup de victimes d’actes racistes, antisémites
et anti musulmans ne portent pas plainte, ce qui minore l’ensemble de ces chiffres.
* Service central du renseignement territorial/Ministère de l’Intérieur
Source : Commission nationale consultative des Droits de l'Homme (CNCDH), rapport sur la lutte contre
le racisme, l'antisémitisme et la xénophobie, 2018, p.45-47

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

S
É
T
É
I
C
O
S
S
E
D
COMMENT ANS LA
SOMBRENT D
BARBARIE

CHAPITRE 1

« Le ventre est encore fécond d’où a surgi la bête immonde. »
Bertolt Brecht

« Vivant la même apathie que des millions d’autres individus,
je laissais venir les choses. Elles vinrent.»
Sebastian Haffner

9

10

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Du terreau aux trois étapes
d’un engrenage résistible
Le terreau social représentant l’état permanent et normal de toute
société, avec ses tensions et ses peurs, ses préjugés et ses stéréotypes, ses
intérêts divergents, constitue le ferment à partir duquel peuvent s’enclencher, en période de crises, des processus dangereux parmi lesquels certains
peuvent conduire à des horreurs dont l’humanité a fait l’expérience.
Présents dans ce terreau, les racismes et l’antisémitisme ont un énorme
potentiel explosif et une grande force de contamination, et, dans l’histoire,
les conflits ethniques ou religieux ont été parmi les plus cruels.
Des études scientifiques ont permis d’identifier les engrenages sociétaux dont on sait, depuis la Shoah, qu’ils peuvent mener des nations,
même « civilisées », à des horreurs inouïes allant du racisme ou de l’antisémitisme jusqu’au génocide.
Ces enchaînements se développent selon un processus que l’on peut
décrire en trois étapes qui se succèdent à partir du terreau.
Pour mieux y résister, il apparaît utile de connaître ces étapes dangereuses, car plus tôt a lieu la résistance au processus, moins elle est difficile
et plus elle est efficace.
Cet objectif de connaissance est l’objet du film scientifique présenté
dans le volet Réflexif du Site-mémorial du Camp des Milles et dont
l’essentiel est repris ici.

« C’est dans l’ordinaire du quotidien que s’enclenche l’extraordinaire
du crime de masse. » A.C.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Stéréotypes... et préjugés racistes ou antisémites
« Quel radin celui-là !
Il serait pas un peu juif
par hasard ? »
« Embaucher un Noir ?

« S’il y a trop d’Arabes,
tout de suite c’est la zone. »

« Ah ben, les Suisses
ils sont pas rapides. »

J’ai rien contre, j’suis pas
raciste ! C’est les clients
qui comprendraient pas. »

« Les Allemands ?
tous fachos ! »

« C’est vraiment
un travail
de Portos ! »

« Il y a des Roms
là-bas, fais gaffe
à ton scoot ! »

« Les Blancs
c’est tous des
riches. »

« Ah mais faut
bien l’admettre...
t’es feignant
comme un Corse. »

Le terreau

STÉRÉOTYPES

PRÉJUGÉS

PEUR OU
REJET DE
L’AUTRE

RACISME
ANTISÉMITISME
INTÉRÊTS
DIVERGENTS

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12

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

PREMIÈRE ÉTAPE :
Le diable naît dans le quotidien
La première étape de cet engrenage vers le pire s’enclenche dans un
contexte de déstabilisation sociétale. Des crises sociales, économiques ou
morales affectent la société et entraînent une peur de l’avenir, une perte de
repères, des crispations identitaires et des démagogies agressives.
Des groupes s’organisent pour répandre les idées et la violence racistes.
Ils ne peuvent agir que grâce à la passivité de la majorité. Ils prennent
appui sur les crises, sur les frustrations et jalousies sociales, et sur le besoin
de bouc émissaire qu’elles engendrent souvent : rien n’est plus simple que
de désigner un responsable face à une crise.
Et c’est toujours l’autre, minoritaire, étranger, différent, ou perçu
comme tel, qui est visé.
« Mon père minimisait, dédramatisait avec une discrète ironie, mais dans
ce cas particulier, mon instinct de jeune homme avait raison contre la sagesse
et l’expérience de mon père. À l’époque, j’étais encore trop timide pour tirer
les conséquences de mes intuitions.
Vivant la même apathie que des millions d’autres individus, je laissais venir
les choses. Elles vinrent. »
Sebastian Haffner
Histoire d’un Allemand, Souvenirs 1914-1933
Sebastian Haffner, de son vrai nom Raimund Pretzel, est un jeune magistrat allemand dans les années 1930.
Après avoir quitté son pays en 1938, il écrit un témoignage lucide et précis sur l’évolution qui mena toute la
société, par étapes, vers le nazisme et ses crimes. Son Histoire d’un allemand- Souvenirs 1914-1933, ne sera publié
qu’en 2000 en Allemagne où il était revenu.

MINORITÉ AGISSANTE
MAJORITÉ PASSIVE
CRISES ET
DÉSTABILISATIONS
EMBALLEMENT
RACISTE
BOUCS
ÉMISSAIRES

INSULTES
ET MENACES

« Le monde est dangereux à vivre,
non à cause de ceux qui font le mal,
mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire.»
Albert Einstein

RUMEURS
ET ACCUSATIONS
DE COMPLOTS

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Une minorité extrémiste agissante
exacerbe les tensions du terreau

APPEL
À L’EXCLUSION

APPEL À LA
PURIFICATION
ETHNIQUE

ATTEINTES
AUX BIENS

ATTEINTES
À LA DIGNITÉ

AGRESSIONS
PHYSIQUES

« Personne ne parle des dizaines de milliers de gens, qui chaque année
se suicident en ouvrant le gaz parce qu’ils vont très mal.»
Adolf Hitler, Discours, 1932
« Des forains sont installés dans la commune. Bien qu’il n’y ait aucun vol
à leur actif, les gens ne se sentent pas en sécurité. Tous redoutent qu’un incident
éclate, soit du fait des hommes de la tribu, qui sont d’un caractère spécial, soit
du fait des femmes, des filles qui sont de mœurs discutables. Si ces craintes
se réalisaient, toute la population aurait à souffrir par la faute de ces tristes individus. Je demande donc que des mesures soient prises, pour débarrasser au plus tôt
la commune de ces parasites dont la place est dans un camp, où ils ne pourront
nuire à personne. »
Lettre d’un maire de village à la gendarmerie, 1941

Manipulation du langage et inversion du discours
Une des armes utilisées par les minorités agissantes pour répandre leurs
idées est la manipulation du discours. Les Juifs, les Tsiganes, les Tutsis au
Rwanda, les Arméniens, tous sont victimes de rumeurs voire accusés de
complots.
Ainsi, dans l’un de ses discours, Talaat Pacha, ministre de l’Intérieur
de l’Empire ottoman en 1915, accuse officiellement les Arméniens pour
justifier les massacres.
Un autre exemple : celui du Protocole des Sages de Sion. Ce faux document a été créé par la police tsariste pour justifier les pogroms. Il est censé
prouver l’existence d’un programme mis au point par un Conseil juif,
destiné à dominer le monde. Hitler l’utilisera largement pour sa propagande, et il est encore diffusé dans certains pays. Contre les Tsiganes aussi
en 1909, comme souvent depuis le XIXe siècle, la presse relate un soi-disant massacre d’enfants volés à New York.
Au Rwanda encore, un faux document est attribué aux Tutsis afin
d’exciter les Hutus contre eux.

13

14

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Le mensonge agressif s’impose et la victime
est présentée comme l’agresseur
« Si les journaux juifs pensent pouvoir nous impressionner par des menaces
larvées, gare à eux ! Notre patience a des limites ! Un jour, on clouera
le bec à ces sales menteurs de Juifs. » Joseph Goebbels, Discours, 1933
Ce discours démagogique satisfait une partie de la société en quête
de certitudes. Mais la majorité inconsciente du danger ne se sent pas
concernée. Et ce qui était hier inconcevable devient aujourd’hui normal.
Dans les années 1930, en Allemagne, les slogans antisémites se
multiplient. On trouve par exemple « Mon restaurant est interdit aux Juifs »
ou « Allemands, défendez-vous contre la propagande juive. N’achetez que
dans les magasins allemands ».
Par sa passivité, la majorité se fait complice.
Le vivre ensemble se fracture.
Savoir résister comme citoyen et comme personne
Bernard Lecache, président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme, déclare dans un discours en 1933 : « Ce n’est pas dans un
but nationaliste que nous manifestons, que nous luttons contre Hitler.
Nous faisons la différence entre les deux cultures : nous sommes contre
l’Allemagne d’Hitler, nous sommes pour l’Allemagne d’Albert Einstein. »
Se pose alors la question de résister au quotidien comme personne face
à l’autre et comme citoyen dans la vie politique. Et de reconnaître d’abord
en soi-même l’engrenage des aveuglements, des peurs, des lâchetés et de
la violence.
Car chacun est concerné, sans le vouloir, souvent sans le savoir ou sans
le voir.

Attention ! Il est si tôt trop tard

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

15

DEUXIÈME ÉTAPE :
De la démocratie au régime autoritaire
La deuxième étape est franchie lorsque la minorité agissante accède au
pouvoir par la force ou par les urnes. Elle s’appuie sur la perte généralisée
des repères pour attaquer et ébranler les institutions : les crises sont devenues hors de contrôle, les désordres et les agressions se sont intensifiés,
les violences et réactions sont immaîtrisables et on s’habitue à la violence.
« Quand on ne sait pas qui on est, on est ravi qu’une dictature vous prenne en charge
et, dès l’instant où l’on se soumet à un maître, à un texte unique,
on devient fanatique. »
Entretien avec Boris Cyrulnik, Il y a une vie après l’horreur,
Sophie Boukhari, Le courrier de l’UNESCO

PERTE
DE REPÈRES
INSTITUTIONS
ATTAQUÉES ET
ÉBRANLÉES
REJET DES ÉLITES
CRISES HORS DE
CONTRÔLE
DÉSORDRES
AGRESSIONS

POUVOIRS
IMPUISSANTS

« L’atmosphère en Allemagne en 1932 rappelle celle qui règne dans
l’Europe d’aujourd’hui en 1938 : attente engourdie de l’inéluctable auquel on espère
jusqu’à la dernière minute échapper, lente approche de la catastrophe, désarroi des
forces d’opposition désespérément cramponnées aux règles que l’ennemi viole quotidiennement. Devant la Cour suprême, Hitler rugit qu’un jour il prendrait le pouvoir
et que des têtes tomberaient. Rien ne se produisit. Six condamnés à mort pour avoir
tué un homme, reçurent d’Hitler un télégramme de félicitation. Rien ne se produisit.
Ou plutôt si. Les six assassins furent graciés. »
Sebastian Haffner
Histoire d’un Allemand, Souvenirs 1914-1933

16

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

La peur s’installe
Préférant l’ordre à la liberté, beaucoup sont prêts à suivre un chef autoritaire et une doctrine extrémiste voire fanatique. Le confort de la meute
l’emporte sur la liberté individuelle.
Le basculement décisif dans le processus est celui qui permet à la minorité de prendre le pouvoir ou qui voit se mettre en place une législation
contraire aux libertés conduisant la puissance publique à alimenter voire
accélérer le processus vers le pire.
Le régime devient alors autoritaire, voire totalitaire. Le racisme devient
légal, la violence devient une violence d’État. En quelques mois, la démocratie est supprimée.
En Allemagne, aux dernières élections démocratiques (novembre
1932), Hitler et son parti d’extrême droite n’obtiennent pas plus de 34 %
des voix. En janvier 1933, l’Assemblée se suicide en votant les pleins pouvoirs à Hitler pour quatre ans. Par allégeance ou par peur des représailles,
444 députés votent pour. Seuls les 94 socialistes votent non. Il n’y a plus
de communistes, la plupart sont dans les camps.

Résultats du parti nazi aux élections législatives

Hitler est nommé
Chancelier en janvier 1933.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

17

« Nos adversaires trouvent que nous sommes, et moi en particulier, des êtres
intolérants et odieux. Eh bien, ces messieurs ont raison. Nous sommes intolérants.
Je me suis fixé cet objectif : supprimer tous les partis.»
Adolf Hitler, Discours, 1932

Par la suite, le 27 février 1933, l’incendie du Reichstag, le Parlement
allemand, est exploité pour accélérer le processus, mettre fin à la démocratie et interner des dizaines de milliers d’opposants.
Sept ans plus tard, le 24 octobre 1940, Hitler serre la main de Pétain,
qui lui aussi avait mis fin à la démocratie après avoir reçu les pleins
pouvoirs du Parlement français, le 10 juillet 1940.

INSTITUTIONS
CONFISQUÉES
LÉGALITÉ AU
SERVICE DU CRIME
CONTRE-POUVOIRS
ÉLIMINÉS
FORCE PUBLIQUE
DOMESTIQUÉE
MÉDIAS
MANIPULÉS
PROMOTION
DE NOUVELLES
« VALEURS »

« On assista à la liquidation de la République,
à la suspension de la constitution, à la dissolution
de l’Assemblée…, à l’interdiction de plusieurs journaux… – et tout cela… avec une insouciance poussée
à son paroxysme. »
Sebastian Haffner, Histoire d’un Allemand,
Souvenirs 1914-1933

LIBERTÉ
D’EXPRESSION
MUSELÉE

18

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

C’est la fin de l’État de droit
La légalité est mise au service du crime
La liberté d’expression est muselée, et les médias, la radio en particulier, jouent alors un rôle essentiel dans la propagation des idées racistes.
C’est le cas dans l’Allemagne nazie ou la France vichyste comme au
Rwanda en 1994.
« J’ai tiré trois bouffées, c’est fort, mais il paraît que ça vous donne
courage, vraiment, alors gardez bien le caniveau pour que demain aucun
“cafard” (nom donné aux Tutsis) ne passe, que vous soyez enragés, et que
nous puissions combattre pour notre ville, pour notre pays, chers frères. »
Radio Mille Collines, 1994
En 1944, le journal Toute la vie signe un reportage qui vante les qualités d’hébergement du camp d’internement de Montreuil-Bellay et qui
insiste sur le confort dans lequel les Tsiganes sont supposés vivre.
Dans les actualités, à l’occasion de l’exposition « Le Juif et la France »
(Paris, 1941), le journaliste rapporte :
« Statistiques, graphiques, tableaux hallucinants se succèdent.
Ils prouvent combien la France, victime de sa générosité et de ses traditions d’hospitalité, s’était enjuivée, surtout depuis 1936. On alla jusqu’à
voir tous les postes de commande de la maison France entre les mains des
Juifs. Le résultat, on le connaît : la défaite. »
La propagande d’État promeut de nouvelles « valeurs »
« Le garçon allemand doit être svelte et élancé, rapide comme
un lévrier, solide comme du cuir et dur comme du fer. Nous sommes
déterminés à élever une nouvelle race. » Adolf Hitler, 1937
« L’époque de l’intellectualisme juif est révolue.
L’être allemand du futur ne sera pas un être du livre mais un être
de volonté. » Joseph Goebbels, 1933

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Pour résister, la démocratie doit être défendue
Des hommes et des femmes ont su, dans ces moments cruciaux, faire
preuve de lucidité et de courage, chacun à sa manière.
À la BBC le 24 juin 1940, à la suite de la signature de l’armistice,
le général de Gaulle prononce ces mots : « Il faut qu’il y ait un soleil, il faut
qu’il y ait une espérance, il faut que quelque part brille et brûle la flamme
de la Résistance française. »
Au cœur du génocide des Arméniens, quatre instituteurs allemands en
poste à Alep en 1915 signent courageusement une lettre adressée à leur
hiérarchie :
« Il est de notre devoir d’alerter l’office des Affaires étrangères sur
le fait que notre œuvre scolaire manquera désormais de base morale
et perdra toute autorité si le gouvernement allemand est hors d’état
d’adoucir la brutalité avec laquelle on procède ici. En présence des scènes
d’horreur qui se déroulent chaque jour sous nos yeux, notre travail d’instituteur devient un défi à l’humanité. Comment pouvons-nous apprendre
à lire à nos élèves arméniens, leur apprendre à conjuguer et à décliner
quand, à côté de notre école, la mort fauche leurs compatriotes mourant
de faim. »
À l’inverse, le colonel Luc Marchal, ex-commandant de la Minuar
(Casques bleus de l’ONU) à Kigali, stigmatise la passivité de la communauté internationale dans le génocide des Tutsis au Rwanda.
« Entre la mi-janvier et la mi-mars 1994, la Minuar, pour la population
rwandaise, pour les extrémistes, n’a rien fait. C’était aussi un encouragement à développer la structure, qui, au début janvier, était sans doute
encore embryonnaire et qu’on aurait pu neutraliser, juguler, si on était
intervenu à ce moment-là. »

Ne pas résister fait le lit des extrémismes

19

20

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

TROISÈME ÉTAPE :
L’extension des persécutions et des menaces contre tous
Avec la troisième et dernière étape, on assiste non seulement
à l’exclusion systématique des personnes ou des groupes-cibles voire
à l’organisation de crimes de masse, mais également à une extension des
persécutions, à une généralisation du crime qui vise non seulement le
groupe bouc émissaire initial mais aussi tous les opposants, les « déviants »,
démocrates, francs-maçons, homosexuels, handicapés, et beaucoup
d’artistes et intellectuels dont la liberté de penser gêne.
Un régime de terreur se met en place, adossé à la toute-puissance
de milices, qui s’accompagne de discriminations imposées et de volonté
de déshumanisation.
Dans la société, si l’on trouve beaucoup de complices, c’est finalement
tout le monde qui est menacé par l’arbitraire et la délation.

CONFORMISME
ACCEPTÉ OU IMPOSÉ
INSÉCURITÉ
GÉNÉRALISÉE
DISPARITIONS
D’OPPOSANTS
INTERNEMENTS
ARBITRAIRES
SURVEILLANCE
ET DÉLATIONS
CRIMES
DE MASSE
TOUS MENACÉS

DISCRIMINATION
VOIRE EXCLUSION
LÉGALISÉES
DÉSHUMANISATION
TOUTE
PUISSANCE
DES MILICES

« Certains communistes ne se
gênent guère pour parler contre le
gouvernement du Maréchal Pétain,
entre autres, un nommé Campagnola, 162, rue Horace Bertin.
Faites-le suivre. »
Lettre de délation, 1942

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Les persécutions s'étendent bien au-delà des premières victimes

DÉMOCRATES
SYNDICALISTES
FRANCSMAÇONS
HOMOSEXUELS
HANDICAPÉS
ARTISTES
ÉLITES
MARGINAUX

Aux violences ciblées
succède le crime de masse

21

22

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Discriminations imposées
La mention « JUIF » sur les cartes d’identité et les carnets anthropologiques pour les Tsiganes sont deux exemples montrant des discriminations
légalisées.
Au Rwanda, le Tutsi Vénuste Kayimahe raconte :
« Le Comité de salut public, qui était un mystérieux comité, on ne
le connaissait pas, avait décrété que tous les Tutsis devaient être chassés
de toutes les écoles et de tous les postes de travail. »
Bernard Taillefer, dirigeant des Banques populaires dans ce pays :
« Il fallait faire attention au nombre de Tutsis qu’on embauchait.
Alors, on a fait attention. »
 éshumaniser l’adversaire permet au tueur
D
de ne plus le traiter comme un homme
« Tout d’un coup, un homme robuste est arrivé. Avec des gestes, il m’a
fait comprendre qu’on m’avait vendu, parce que j’étais un petit garçon.
Il m’avait acheté. Avec de l’argent. Pour combien ? J’en sais rien.»
Haroutiun Mikelian
À la Radio Mille Collines (1994), les Tutsis sont traités de cafards :
« Si nous exterminons les cafards définitivement, personne au monde
ne viendra nous juger. »
Toute-puissance des milices
Leslie Davies, consul américain lors du génocide arménien en 1915 :
« Cette besogne était non seulement accomplie par des Kurdes, mais
le plus souvent par des gendarmes qui encadraient les convois de déportés
ou par des compagnies armées, appelées les Tchétés. Il s’agissait d’anciens
bagnards qu’on avait remis en liberté uniquement pour qu’ils tuent les
Arméniens. »
Théodore Sindikubwabo, Hutu, président du Rwanda, faisant
référence aux milices Interahamwe à la radio nationale rwandaise :
« Les traîtres qui veulent nous exterminer, vous les connaissez mieux
que moi. Désignez-les pour qu’on s’en occupe. [...] »

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

23

 a chaîne criminelle implique de nombreux participants,
L
bourreaux ou complices :

LES IDÉOLOGUES
LES
CHEFS
LES
ÉXÉCUTANTS
LES
BUREAUCRATES
LES
DÉNONCIATEURS
LES PROFITEURS,
FOURNISSEURS,
TRANSPORTEURS
TOUS CEUX QUI
FERMENT
LES YEUX

 ’atteinte à la dignité humaine
L
et la déshumanisation sont devenues systématiques
Les victimes sont des animaux que l’on tatoue, que l’on transporte
en wagons à bestiaux, comme au Camp des Milles, ou que l’on abat, tout
simplement.

 es formes de résistance sont multiples
L
Leur convergence est efficace

MORALE
PRATIQUE

HUMANITAIRE
INTELLECTUELLE
ARTISTIQUE

ARMÉE

24

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Surmonter sa peur pour réagir
Joséphine Dusabimana, Hutu rwandaise, témoignera :
« Quand je cachais quelqu’un, je me disais : « S’il meurt, moi aussi je
mourrai », et tant qu’il était chez moi, j’étais terrifiée. La mort qui aurait
pu le frapper pouvait aussi m’atteindre. »
Félicia Combaud raconte les actions de Tsiganes dans le camp où elle
est internée :
« Il y avait des Tsiganes. Ces Tsiganes ont fait des choses pour nous
formidables, pour les Juifs.
Parce qu’il y a eu quelques évasions, et pour s’évader, c’était pas
facile, parce qu’on était gardés. Ils avaient trouvé, eux, le système :
ils se réunissaient, ils simulaient une bagarre, et pendant ce temps,
quelques Juifs pouvaient s’évader. »

Devenir criminel, complice, passif ou résistant ?
La responsabilité de chacun est engagée

ACCEPTER

REFUSER

OBÉIR

DÉSOBÉIR

Ne rien faire, c’est laisser faire

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Fiche 2
SURMONTER LES TENSIONS
DU TERREAU PAR
LE DÉBAT DÉMOCRATIQUE
La démocratie permet le vivre ensemble
(…)
L’avancée de l’histoire a vu l’affirmation d’un régime politique qui
permet de maintenir le lien social et de surmonter pacifiquement les tensions
du terreau social, par l’organisation du débat, le respect des différences
légitimes et la force de la loi : la démocratie.
(…)
 es garanties démocratiques sont menacées
L
par des régimes autoritaires ou « hybrides »
Pour reconnaître une démocratie, il y a des critères reconnus : garantie
des droits et libertés fondamentaux (liberté de conscience, liberté
d’expression et de presse, liberté d’association, droits politiques, sociaux et
économiques…), égalité des citoyens devant la loi et multipartisme.
La séparation des pouvoirs (exécutif, législatif et judiciaire) est un critère
décisif car, selon Montesquieu, « il faut que, par la disposition des choses,
le pouvoir arrête le pouvoir » car « tout homme qui a du pouvoir a tendance
à en abuser » (De l’esprit des lois, 1748).
Contrairement à une idée reçue, la démocratie est donc loin d’être
seulement une procédure qui donne la liberté de voter à tous les citoyens ;
si l’élection était le seul critère, le nazisme sorti des urnes devrait être
considéré comme une démocratie !
(…)
Au XXe siècle, le nazisme, le fascisme et le communisme se sont donc
présentés comme des « remèdes » au risque de fragmentation de la société
démocratique, imposant pour y répondre une idéologie et un endoctrinement
totalitaires, un parti unique et un culte du chef. Le slogan nazi « Ein Reich,
ein Volk, ein Führer » (« Un empire, un peuple, un guide ») martelait ainsi
trois repères simplistes et forts.

25

26

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Mais l’histoire a montré tragiquement que tenter de résoudre les
difficultés sociétales par un « ciment » imposé, national, social ou religieux
ne fait qu’aviver les tensions, en nourrissant une spirale d’enfermement,
d’intolérance, de réactions et souvent de violences.
Rapidement, une cohésion nationale est recherchée par la désignation
artificielle de boucs émissaires, ennemis intérieurs ou extérieurs, que l’on
accuse d’être responsables des difficultés rencontrées.
(…)
Aujourd’hui, entre démocratie et autoritarisme, l’émergence de « régimes
hybrides », à tendance autoritaire, est d’autant plus dangereuse qu’ils
incarnent une menace discrète : celle d’un affaissement progressif de
la démocratie au prétexte de circonstances ou de menaces particulières. Face
à ce risque, très actuel selon certains analystes, la vigilance et la « vertu »
du citoyen constituent le principal rempart.
Par ailleurs, l’apparition de mouvements fondamentalistes dans
de nombreux pays met en danger les acquis de la démocratie et les droits
de l’homme.

FONDATION DU CAMP DES MILLES - MÉMOIRE ET ÉDUCATION

L'INDICE D’ANALYSE ET D’ALERTE RÉPUBLICAINE ET DÉMOCRATIQUE (AARD)

L’évolution de l’indice AARD
entre 1990 et 2018 représente
une multiplication par plus de 4
des risques pour la démocratie en France
Le « Volet réflexif » du Site-mémorial du Camp des Milles présente une
approche originale des enseignements communs que l’on peut tirer scientifiquement des grands génocides du XXe siècle. Fruit de quinze années de
travail de recherche pluridisciplinaire, il montre l’existence d’un processus
récurrent qui a conduit et peut encore conduire à un régime autoritaire voire
à des crimes de masse, et dont il est possible de distinguer les trois étapes,
chacune étant définie par plusieurs caractéristiques. Ce processus est un
engrenage résistible menaçant les droits et libertés démocratiques et dont le
moteur est l’extrémisme identitaire.
Dans le contexte actuel de montée de tels extrémismes identitaires,
y compris en France et en Europe, il est apparu utile pédagogiquement de
compléter l’analyse scientifique qualitative par une évaluation chiffrée de
l’évolution de la société française sur ce terrain.
C’est le but assigné à l’Indice AARD.
Il s'agit donc ici d'alimenter, en l'objectivant autant que faire se peut,
l’appréciation des dangers qui menacent la Démocratie et la République,
afin d’y adapter les résistances nécessaires, celle des pouvoirs publics comme
celle de chaque citoyen, garant ultime de la démocratie.
L’indice AARD est le résultat de la combinaison de plusieurs indicateurs
fiables et pérennes susceptibles de traduire, sous une forme chiffrée, les principales caractéristiques de chacune des étapes du processus.

27

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Indice AARD (Méthodologie sur pourlademocratie.org)
600
550
500
450
400
350
300
250
200
150
100

1990
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
2012

28

Préjugés et tensions sociales

Crises et crispations identitaires

STÉRÉOTYPES, PRÉJUGÉS

CRISES ET DÉSTABILISATIONS

PEUR OU REJET DE L’AUTRE

MINORITÉ AGISSANTE, MAJORITÉ PASSIVE

XÉNOPHOBIE, RACISME,
ANTISÉMITISME

BOUCS ÉMISSAIRES, COMPLOTISME

INTÉRÊTS DIVERGENTS

APPELS À L’EXCLUSION

FRUSTRATIONS, JALOUSIES

INSULTES ET MENACES

MANIPULATION DU LANGAGE

2013
2014
2015
2016
2017
2018

29

(SI RESISTANCES INSUFFISANTES)

De la démocratie au régime autoritaire
Séquence 1
PERTE DE REPÈRES
REJET DES ÉLITES

DISCRIMINATIONS OU
EXCLUSIONS LÉGALISÉES

RADICALISATIONS, HAINES

CONFORMISME, PASSIVITÉ

DÉSORDRES, AGRESSIONS

SURVEILLANCE, DÉLATION

POUVOIRS IMPUISSANTS

TOUTE PUISSANCE DES MILICES

Séquence 2
FIN DE L’ÉTAT DE DROIT
(PAR LA FORCE OU LES URNES)
CONTRE POUVOIRS AFFAIBLIS
OU ÉLIMINÉS. MÉDIAS CONTRÔLÉS

INSÉCURITÉ GÉNÉRALISÉE
INTERNEMENTS ARBITRAIRES
DISPARITION D’OPPOSANTS
EXTENSION DES PERSÉCUTIONS

30

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

LA CONCLUSION PRINCIPALE DE L’ÉVOLUTION DE L’INDICE
EST LA SUIVANTE :
Après une vingtaine d’années d’augmentation régulière (sauf pour la
période 2000 – 2006 plus irrégulière), les années 2016 et 2017 ont montré
une baisse de l’indice. En revanche, l’année 2018 est caractérisée par une
remontée de l’indice d’une valeur de 366,4 en 2017 à 416,5 en 2018.
L’évolution de l’indice entre 1990 et 2018 représente une multiplication par plus de 4 des risques pour la démocratie en France. C’est une
tendance lourde s’agissant d’une période de 28 ans.
Cet indice fait ressortir une autre conclusion majeure, convergente
avec nos analyses qualitatives* : nous serions aujourd’hui en France au
début de l’étape 2 du processus historiquement récurrent dans les grands
crimes de masse, celle qui ouvre la possibilité d’une évolution institutionnelle vers l’instauration d’un régime autoritaire.
Point essentiel : les analyses du processus soulignent aussi que
la résistance à l’engrenage antidémocratique est possible.
La baisse des années 2016 et 2017 traduit probablement l’effet d’une
telle résistance : celle des pouvoirs publics, notamment contre le racisme,
l’antisémitisme et la xénophobie, mais aussi la résilience et la maturité des
Français refusant les amalgames mortifères après les attentats de 2015. Ce
recul significatif montre la possibilité et l’efficacité des résistances. Mais en
l’occurrence ce recul n’a pas suffi à altérer significativement la tendance
de fond puisque 2018 a vu l’indice repartir nettement à la hausse, portant
à nouveau le risque pour la démocratie à plus de quatre fois le niveau de
1990.
* Le travail scientifique, sous la direction d’Alain Chouraqui, a été mené par la Fondation
du Camp des Milles en étroite coopération avec la Chaire Unesco (« Education à la citoyenneté,
sciences de l’homme et convergence des mémoires ») créée à l’initiative de la Fondation du Camp
des Milles, portée par celle-ci et l’Université d’Aix Marseille, et qui rassemble des universités
et des mémoriaux de 20 pays européens, africains, américain et asiatique. L’indice AARD en
particulier a été opéré pour la Fondation par Philippe Mossé, directeur de recherche émérite au
CNRS, ainsi que Coralie Pietrucci et Lena Casiez, membres du pôle Contenus de la Fondation
piloté par Bernard Mossé.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

GIR,
A
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R
T
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CHACU
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R
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U
CHACUN PE MANIÈRE
CHACUN À SA

CHAPITRE 2

DES MÉCANISMES HUMAINS
POTENTIELLEMENT DANGEREUX
Plusieurs mécanismes humains spontanés, peuvent, dans certaines
circonstances, devenir dangereux pour les autres et pour soi-même : les
catégorisations lorsqu’elles deviennent préjugés et racismes, la soumission
à l’autorité lorsqu’elle est aveugle, l’effet de groupe lorsque le confort de
la meute l’emporte sur le respect de l’Autre…

Stéréotypes
et préjugés
« Il est plus difficile de désagréger un préjugé qu’un atome »
Albert Einstein

De la simplification du monde à l’exclusion de l’autre
« Les Français sont sales… les Suisses sont lents… les femmes
conduisent mal… » L’esprit humain a volontiers recours à des « stéréotypes » : ces associations d’idées figées, qui ont souvent traversé les
siècles, permettent à chacun une première approche simplifiée du monde
et des autres. Fondés ou erronés, les stéréotypes tirent leur force parfois

31

32

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

dangereuse du fait qu’ils correspondent à un premier mouvement naturel
de l’esprit, à la nécessité de se représenter facilement la réalité pour mieux
l’appréhender et pour cela à un besoin de la simplifier en créant des catégories, des classifications, des images…
La liste des stéréotypes est longue, leurs champs d’application
multiples : origine, sexe, religion, apparence physique ou lieu de
résidence…
Tous ne procèdent pas d’une mauvaise intention, même s’ils tendent
parfois à enfermer les groupes humains dans des représentations dévalorisantes et nourrissent ainsi les préjugés voire les discriminations.
Généralement fondé sur des stéréotypes, le préjugé est quant à lui un
jugement a priori traduisant une méconnaissance, une méfiance, voire une
hostilité à l’égard d’un groupe humain. Tout ce qui peut alimenter le préjugé est alors considéré comme une confirmation, et tout ce qui pourrait
le contredire est ignoré. Cet aveuglement constitue une difficulté majeure
de la lutte contre les préjugés, les idées reçues ou les discours d’exclusion.
Le préjugé entraîne un préjudice pour celui qui en est victime et peut
amorcer un processus d’exclusion voire une violence individuelle ou collective que le racisme et l’antisémitisme ont particulièrement illustrés au
cours de l’histoire, mais qui touche aussi les homosexuels, les femmes, les
étrangers et tous ceux qui sont victimes de préjugés.
Plus qu’une tentative d’approche de la réalité, le préjugé traduit souvent la peur de l’inconnu ou du mal connu, et peut ainsi se nourrir de
fantasmes ou de jalousies multiples.
« Quand un Français est con, on dit :
“Quel sale con !”
Quand un Juif est con, on dit :
“Quel sale Juif !”
Je revendique pour les Juifs le droit d’être cons. »
Pierre Dac

Racisme et antisémitisme :
un potentiel explosif et contagieux
 u’est-ce que le racisme ? Des croyances infondées qui peuvent conduire
Q
des préjugés aux tragédies
Le racisme est le fait de croire à l’existence de « races » humaines
et à une inégalité entre elles. Ces deux croyances vont à l’encontre des
progrès de la génétique comme du principe de l’unité du genre humain
posé par les grands mouvements de pensée, religieux ou non. Le racisme

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

provient d’une confusion entre différence et inégalité, entre les différences
légitimes observables entre les hommes et une inacceptable hiérarchie
de valeur et de traitement entre eux.
Se fondant sur l’idée que certaines « races » seraient supérieures
à d’autres, le racisme conduit à généraliser abusivement, à attribuer les
caractères supposés d’un groupe à tous les membres de ce groupe et à juger
les individus en fonction de leur appartenance, vraie ou supposée, à une
« race ». En outre, aujourd’hui encore, les différences sociales ou culturelles
sont parfois exploitées démagogiquement dans un sens raciste, conduisant
à transformer certains problèmes sociaux ou culturels en stigmatisations
collectives dangereuses.
Parmi les multiples causes de conflits, l’histoire montre que les racismes
et l’antisémitisme ont un potentiel explosif exceptionnel dans toute société,
qui justifie une vigilance et des réactions elles-mêmes exceptionnelles.
Le racisme nourrit ainsi puissamment des engrenages qui peuvent
mener au pire. Il est ainsi à l’origine de nombreux crimes de masse.
Il a servi à justifier l’agression ou l’exploitation de peuples ou de groupes
à l’extérieur ou à l’intérieur d’un pays. L’un de ces crimes racistes les plus
massifs fut la « traite des Noirs », c’est-à-dire la réduction en esclavage
de nombreuses populations africaines qui, pendant plusieurs siècles, furent
vendues comme du bétail par des « marchands » européens, africains ou
arabes, déplacées, maltraitées, parfois massacrées.
L’antisémitisme : préjugés enracinés et manipulations intéressées
Les Juifs : un bouc émissaire facile pour les malheurs du monde
De nombreux préjugés, souvent contradictoires, alimentent l’antisémitisme en fonction des époques : les Juifs sont tour à tour accusés d’être
révolutionnaires ou capitalistes, lâches ou bellicistes, pouilleux ou riches.
Dans l’histoire, l’antisémitisme s’est nourri de plusieurs facteurs :
certains sont liés au fait que les Juifs furent une minorité partout
et toujours, et que les minorités sont des boucs émissaires faciles pour
les populations majoritaires.
La concentration des Juifs dans certains métiers, conséquence
des discriminations dont ils furent victimes à partir du Moyen Âge, fait
naître le préjugé d’une action juive concertée dans certains domaines
importants : la finance, la politique, les médias ou les professions intellectuelles. La solidarité supposée des Juifs entre eux est ainsi devenue une
obsession chez les antisémites. D’autre part, les Juifs furent accusés parfois d’être trop matérialistes, et parfois au contraire de porter un message
spirituel – d’égalité ou de justice – considéré comme trop soucieux des plus
faibles. Ce reproche fut aussi fait initialement aux chrétiens par les idéologues nazis avant qu’Hitler n’abandonne l’idée de combattre les religions
chrétiennes trop puissantes en Allemagne.

33

34

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Certains antisémites ont également essayé d’accuser des Juifs qui
ont joué un rôle dans le communisme mais aussi dans le capitalisme,
ou encore dans la Révolution française, la modernité, la laïcité, voire la
contraception et l’avortement… autant de moyens supposés fragiliser les
sociétés traditionnelles.
La persistance de l’antisémitisme repose ainsi sur des mécanismes
enracinés et très difficiles à combattre car nourris d’irrationnel et de
contradictions.
Les préjugés et la haine antijuive sont alors exploitables en toute
situation et ils ont souvent été exacerbés par les puissants, pour faire
oublier de vrais problèmes sociaux ou pour désigner de faux coupables,
pour créer une cohésion sociale contre un ennemi juif supposé ou
simplement par jalousie ou pour récupérer les biens des Juifs, qu’il s’agisse
de spoliations par les autorités ou de délations individuelles.

Comment un homme ordinaire
peut devenir bourreau ou complice ?
Il existe des fonctionnements humains qui favorisent des processus
sociétaux dangereux, et ceux-ci peuvent aller jusqu’aux crimes de masse :
soumission aveugle à l’autorité, conditionnement à la violence, passivité
et non-assistance à personne en danger, effet de groupe et tendance au
conformisme.
Il ne s’agit pas ici de pervers ni de malades mentaux mais bien
d’hommes normaux qui peuvent ainsi devenir bourreaux ou complices.
La connaissance des résultats d’expériences scientifiques sur ces
mécanismes humains peut renforcer la capacité de chacun à déjouer les
pièges de l’entraînement collectif et de la déresponsabilisation individuelle.
Et même si ces résultats montrent des proportions importantes de
personnes soumises à ces mécanismes dangereux, ils montrent aussi qu’un
nombre significatif de personnes « résiste » et ne se laisse pas entraîner par
les mécanismes de conditionnement :
Soumission aveugle à l’autorité
Sommes-nous tous des tortionnaires en puissance ? (...)
Conditionnement à la violence et déresponsabilisation
L’habit peut faire le diable (...)
Passivité – Non-assistance à personne en danger
Plus on est nombreux, moins on réagit (...)
Effet de groupe – Conformisme
Faire comme les autres ou leur montrer le chemin (...)

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

MILLE MANIÈRES
DE NE PAS LAISSER FAIRE
La résistance est le refus, par des moyens variés, d’une réalité injuste
souvent présentée comme inéluctable.
Elle peut prendre des formes multiples, individuelles ou collectives,
spontanées ou organisées, publiques ou clandestines. De la création artistique à la lutte armée, du tract au sabotage, elle emprunte une infinité de
voies aux issues incertaines. (...)
Résister peut aussi être une simple abstention, un refus, une désobéissance. Ne pas exécuter un ordre inhumain, ne pas dénoncer la victime
d’une injustice sont aussi des actes de résistance. (...)
S’appuyer sur l’éducation, les valeurs, le courage,
la mémoire de l’expérience collective
Comment prémunir les sociétés contre les pulsions de haine et de
violence ?
Avant de les combattre dans les tribunaux, c’est par l’éducation des
esprits et du courage que l’on peut lutter contre les idéologies les plus
dangereuses, les peurs infondées, les crispations identitaires, les fanatismes
et les extrémismes, les rhétoriques démagogiques.
Cette éducation passe par l’apprentissage de l’esprit critique contre les
langages manipulateurs, et surtout par l’affirmation de valeurs universelles,
capables de rassembler les hommes par-delà leurs différences.
Héritée des Lumières, cette volonté de rassembler, d’expliciter et de
préciser ces valeurs parfois jugées abstraites s’est traduite par la définition
précise de « droits de l’homme » dont doit bénéficier chaque être humain
comme personne et comme citoyen. Ils ont ainsi été reconnus après-guerre
dans une Déclaration universelle rédigée par le Français René Cassin, prix
Nobel de la paix, et adoptée à l’unanimité par les Nations Unies en 1948.
Elle rappelle par exemple que la torture, l’emprisonnement, l’injustice ou
l’inégalité entre hommes et entre hommes et femmes ne sont acceptables
nulle part.
Ce qui écarte les polémiques idéologiques marginales sur le caractère
seulement « occidental » de ces droits humains universels.

35

36

PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

L’éducation aux valeurs humanistes implique aussi l’enseignement
de l’histoire et de ses tragédies qui constituent autant d’expériences collectives de l’humanité. Tant que celles-ci sont méconnues, certains peuvent
être tentés d’en minimiser les méfaits et de voir à nouveau dans des
discours extrémistes une solution aux problèmes divers qu’ils traversent.
C’est par la connaissance de leurs erreurs passées que les hommes
peuvent éviter de les commettre de nouveau et rejeter les idées violentes
inspirées par les ignorances et les peurs.
Des « actes justes » face à tous les genocides
L’histoire des génocides témoigne d’innombrables « actes justes »
au cœur de la barbarie.
Qu’est-ce qu’un « acte juste » pour nous ? C’est un acte destiné à aider
autrui ou à combattre une situation inacceptable dans un contexte génocidaire. Il a pour but de réagir à une injustice.
Ces actes désintéressés, individuels ou collectifs, peuvent être apparemment anodins, voire passifs, violents ou héroïques, un simple geste de
soutien momentané, comme une action décisive de sauvetage ou de résistance armée. Ils sauvèrent des dizaines de milliers de vies et constituèrent
souvent des obstacles importants devant les politiques criminelles, avant
même de réussir parfois à renverser la situation par les armes.
Quelques « actes justes » sont présentés ci-après, extraits de la centaine
de ceux qui sont proposés sur le « Mur des actes justes » qui clôt le
parcours de visite du Camp des Milles.
Mais ces brefs récits ne représentent qu’une infime partie des actes
innombrables et très variés, réalisés par des femmes et des hommes de
toutes conditions et de toutes origines, dans des circonstances tragiques
les plus diverses.
Ils évoquent des hommes et des femmes, des adolescents parfois, des
soldats ou de simples civils, des religieux souvent, des commerçants ou
des fonctionnaires, des chefs de village ou des monarques, qui, de façon
souvent bouleversante, accomplissent des actions simples ou héroïques de
sauvetage ou de résistance, de dénonciation ou d’information.
Pour s’élever contre l’ordre injuste ou la légalité illégitime, ils protègent
et cachent, soutiennent ou soignent, désobéissent ou accompagnent,
sauvent ou font évader les victimes des génocidaires.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Tirés de l’histoire de la Shoah, au Camp des Milles comme dans le reste
de la France ou en Europe, ou des actions génocidaires contre les Tsiganes,
les Arméniens ou les Tutsis au Rwanda, ces « actes justes » prouvent par
leur diversité que chacun peut réagir, chacun peut résister, chacun à sa
manière. Ils montrent aussi l’efficacité de ces petites et grandes résistances
aux engrenages vers le pire.
On peut considérer que ces actes expriment l’humain en l’homme
et constituent pour chacun autant d’exemples de l’exercice actif et efficace
de la vigilance et de la responsabilité.

« Les frères Bielski, grands
résistants juifs polonais,
sauvent 1200 Juifs en les
cachant en pleine forêt et en les
protégeant militairement. »

« La famille Véséli,
musulmane, accueille une
famille juive pendant
toute la guerre. »

« Des soeurs franciscaines
demandent à partager la vie
des Tsiganes dans le camp
de Montreuil-Bellay. »

« Frodouald Kaohidji,
maçon hutu, cache des
Tutsis chez lui pendant
plus d’un mois et leur
sauve la vie. »

« Le chef d’un village
turc sauve un enfant
arménien et l’élève alors
comme son propre fils. »

« Max Ernst organise à
Paris l’exposition “L’art
allemand libre”. En 1939,
il est interné au Camp des
Milles. »

« Le pasteur Henri Manen et le
gardien Auguste Boyer ont hébergé
plusieurs internés juifs, après avoir
facilité leur évasion du Camp des
Milles. »

« C’est arrivé et tout cela peut arriver de nouveau,
c’est le noyau de ce que nous avons à dire. »
Primo Levi

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Une question fondamentale
la conscience morale
Face aux limites de la raison et du droit
Dans des situations complexes ou dangereuses, il arrive que notre
raison soit incapable de nous éclairer sur la conduite à tenir. Dans de tels
cas, l’homme risque de tomber dans la passivité ou l’hésitation et nos choix
nous apparaissent surtout comme des risques : comment puis-je décider
d’agir de telle ou telle manière, si je ne sais pas ce qu’il en résultera ? De la
même manière, les institutions sont parfois insuffisantes pour nous aider
à bien agir : que faire quand, comme dans le cas du IIIe Reich ou sous le
régime de Vichy, des élections ou des procédures régulières aboutissent à
un pouvoir dictatorial ou autoritaire ? Comment démasquer des réalités
anti-démocratiques sous les façades de légalité et de respectabilité que les
pouvoirs ont appris à édifier ?
Dans de telles situations, la philosophie et l’histoire mettent souvent
en avant la conscience morale comme principal guide de nos actions. C’est
alors à l’individu non seulement de voir clairement les limites de la raison,
mais aussi de faire preuve d’initiative : comme nombre de résistants l’ont
démontré, l’affaiblissement des cadres de pensée et d’action habituellement fournis par les institutions et la raison ne conduit pas nécessairement
à la passivité. C’est au contraire un appel au réveil de la conscience
humaine et à l’action.
Car la conscience morale peut éclairer le choix de l’action à faire ou
à éviter.
Elle permet ainsi d’aller au-delà de la « bonne conscience » trompeuse
que nombre de bourreaux sont capables d’avoir en confondant souvent
« bien faire » et « faire le bien ». À l’inverse, l’inhibition de la conscience
morale ouvre la voie au crime.
Est-ce un hasard si Goering disait : « Je n’ai pas de conscience, ma
conscience, c’est Hitler » ? Il fut condamné à mort pour crime contre
l’humanité.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

CONCLUSION

E
J
S
I
A
R
E
F
E
U
Q
DEMAIANLAINSCHIO.U.R.A?QUI

(…)
Nous faisions l’hypothèse que comprendre le passé humain le plus
tragiquement extrême devait faire émerger les facteurs récurrents dans
ces situations et permettre d’élaborer une « grille de lecture » qui aide à
prévenir la répétition de semblables engrenages mortifères, par-delà les
apparences nouvelles et trompeuses qu’ils peuvent présenter. Car, même
si les processus collectifs les postures individuelles sont fondamentalement semblables, leurs formes s’adaptent au temps présent et c’est donc
la connaissance des ressorts de ces situations qui permet de les repérer
sous des apparences diverses. Le prochain pouvoir autoritaire et raciste
ne se repérera plus par une mèche noire ou une petite moustache, c’est le
rejet de l’islamisme qui a pris le relais du colonialisme pour alimenter des
amalgames racistes anti-arabes, et c’est un certain antisionisme qui rejoint
les chemins séculaires de l’ignorance et de la jalousie pour nourrir et unir
aujourd’hui les antisémites de tout poil.
Pour tenter ainsi de comprendre les processus qui mènent des racismes
aux génocides ainsi que les capacités d’y résister, un long travail scientifique et pédagogique a été engagé à partir du « terrain de recherche » que
constitue le Camp des Milles mais aussi, bien entendu, à partir de la Shoah
dont il fut l’un des rouages. Il a fallu pour cela, pour la première fois sur

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

un lieu de mémoire, prolonger l’approche historique par une approche
pluridisciplinaire qui croise l’histoire avec la sociologie, la psychosociologie, le droit, la science politique, la philosophie.
Afin de nous assurer de l’universalité de nos analyses, notre travail
a été étendu à l’histoire génocidaire des Tsiganes durant la même période,
des Arméniens en 1915 et des Tutsis du Rwanda en 1994 (voir focus sur
la démarche scientifique).
Notre démarche doit aider ainsi à construire une solide « convergence des mémoires », fondée sur les ressorts et comportements communs
à leurs expériences différentes, des plus atroces aux plus admirables.
Ce travail nous semble particulièrement opportun lorsque l’on constate
que les focalisations identitaires s’accompagnent parfois d’une indécente
« concurrence des mémoires » (voir focus sur notre démarche scientifique).

Une combinaison de mécanismes individuels et collectifs
Le recours à plusieurs disciplines scientifiques a permis de repérer trois
grandes étapes d’un engrenage sociétal résistible, et d’analyser leur combinaison avec des processus psychosociaux qui font des individus les rouages
nécessaires de cet engrenage.
Cette combinaison permet à la fois de dire dans cet ouvrage que le
développement d’une situation dangereuse n’est pas inéluctable car elle
dépend largement du comportement des hommes, mais aussi de décrire
comment une société peut passer par étapes du stéréotype le plus commun
aux violences et au crime de masse.
Le processus qui peut mener au pire a en effet besoin d’hommes et de
femmes qui se laissent aller à des comportements très communs comme la
soumission aveugle à l’autorité, le conformisme de groupe, la passivité, la
recherche de boucs émissaires… Ces hommes ordinaires en arrivent ainsi
à accomplir, permettre ou laisser faire un crime extraordinaire. Sans eux,
sans la banalité de ces mécanismes humains, les extrémistes, les fanatiques
et les pervers n’arriveraient à rien.
Facilités par de tels comportements individuels, de grands basculements
collectifs sont possibles lorsque les crises, les peurs, les frustrations ou les
jalousies sont exploitées par la démagogie, lorsque la violence apparaît,
lorsque la démocratie se défend mal et cède la place à l’autoritarisme.
Les crises objectives et subjectives, les pertes de repères et les peurs,
fondées ou infondées, déclenchent chez beaucoup des recherches de
« certitudes », une attirance pour des « vérités manichéennes » assénées

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

par les extrémismes et les intégrismes, des appels à l’ordre ou au chef.
Un engrenage se met en place qui va du préjugé à la discrimination,
de l’insulte dans la cour d’école aux pierres contre des bâtiments puis
contre des hommes, de la peur à l’agressivité et à la violence, d’une
croyance aveugle au rejet de l’autre, des livres brûlés aux hommes gazés.
Ainsi, avant même les insultes et les violences isolées puis collectives, tout
commence, en chacun de nous, par l’exclusion mentale de l’autre différent,
qui peut ouvrir la voie à son exclusion sociale puis institutionnelle et enfin
parfois physique.
Autrement dit, des engrenages psychologiques, sociaux et politiques
se mettent en place, qui vont des pensées aux mots, aux discriminations
et aux agressions de plus en plus graves.
La dynamique de ces situations extrêmes conduit un pouvoir autoritaire à agir bien au-delà de ses cibles principales, contre tous ceux que le
régime rejette ou soupçonne. Ainsi au-delà des Juifs, des Tsiganes et des
opposants, le régime nazi persécuta les handicapés, les syndicalistes, les
démocrates, les francs-maçons, les homosexuels… et rechercha la soumission des femmes, des intellectuels, des artistes et aussi des hommes de foi
car on oublie souvent que l’idéologie nazie se voulait initialement hostile
à tout le judéo-christianisme porteur des valeurs jugées « femelles » voire
« dévirilisantes » de tolérance, de fraternité et de respect de l’autre. Bien
que se croyant souvent à l’abri, chacun se retrouve alors dans l’insécurité,
menacé dans ses libertés, dans sa vie ou dans celle de ses proches, souvent
victime de l’arbitraire des passions et de l’enchaînement des persécutions.
En tout cas obligé de choisir entre une passivité complice et une forme
quelconque de refus ou de résistance.

D
 eux risques majeurs : un pouvoir antidémocratique sorti des urnes ;
une situation qui s’emballe
Sans développer ici la force explicative – voire paradigmatique – de la
Shoah comme histoire singulière de portée universelle, il apparaît que
celle-ci nous livre, entre autres enseignements utiles au présent, deux
repères forts sur notre chemin tâtonnant :
 ’est le basculement vers un pouvoir autoritaire qui constitue l’étape
C
décisive dans le crescendo raciste ou antisémite, comme dans les atteintes
à toutes les libertés. Et un tel pouvoir peut arriver par les urnes, par
des alliances avec des partis ou personnalités non extrémistes, myopes
et suicidaires, sans même qu’une majorité soit nécessaire.

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Malgré les crises – économiques comme morales – qui provoquent
l’ébranlement des repères, les crispations réactives et les peurs agressives
ne concernent généralement pas une majorité. Et la passivité d’une majorité est la condition nécessaire pour qu’une minorité extrémiste l’emporte.
A-t-il fallu l’adhésion de plus d’un tiers des Allemands pour qu’Hitler
devienne chancelier du Reich deux mois après ? Il recueillit seulement
33,1 % des voix aux dernières élections libres, en novembre 1932, et l’on
notera ici, comme une alerte, que ce « tiers autoritaire » semble se retrouver en d’autres lieux et en d’autres temps comme une réaction minoritaire
à une période troublée et comme une menace pour la démocratie.
Hitler et Pétain ont aussi montré qu’être élu démocratiquement ne
délivre pas pour autant un brevet de démocrate. Une élection légale ne
donne pas une légitimité démocratique à un pouvoir autoritaire puisque
la démocratie est un régime politique qui se caractérise aussi par des valeurs
et des principes essentiels autres que l’élection au suffrage universel :
respect des principes constitutionnels, de l’opposition, des droits et libertés, des minorités, des médias… Un peuple à la recherche de repères,
proprement déboussolé, peut élire légalement des régimes illégitimes ; sinon
le nazisme ou le stalinisme devraient être considérés comme démocratiques.
S i les résistances individuelles et collectives contre les extrémistes et
les fanatiques finissent toujours par être efficaces, elles arrivent souvent trop tard et sont de plus en plus difficiles voire sanglantes au fil du
temps et d’emballements sociétaux connus et peu maîtrisables, nourris
par des passions racistes, antisémites ou xénophobes mais aussi par la
recherche de boucs émissaires pour expliquer les échecs économiques ou
sociaux de pouvoirs autoritaires. Des engrenages individuels et collectifs
peuvent transformer rapidement des sociétés et des hommes ordinaires
en bourreaux, en complices, en victimes ; leurs dynamiques puissantes
radicalisent les situations et échappent même à leurs acteurs initiaux
dépassés par les interactions qu’ils ont enclenchées. En quelques mois,
l’Europe des années 1930 a connu l’autoritarisme criminel, l’interdiction
des syndicats et des partis, les premiers camps et, très vite, l’indifférence
pour ceux qui disparaissent. C’est donc dans les commencements des
engrenages dangereux qu’une réaction ferme, individuelle, collective et
institutionnelle, a le plus de chances d’être efficace et de prévenir des
affrontements ultérieurs.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

À ces deux grands enseignements, on peut ajouter quelques autres
leçons majeures qui nous paraissent utiles au présent :
 our se défendre légitimement, la démocratie prépare parfois des lois,
P
des esprits, des dispositifs, qui peuvent servir, si elle échoue, à des
extrémistes arrivant au pouvoir ; Vichy a trouvé prêts les camps pour
étrangers que la République avait institués : est-ce ce que l’on appelle le
« tragique de l’histoire » ?
 es technologies offrent aux passions de l’homme une puissance telle
L
qu’il peut en perdre la maîtrise en des « embardées monstrueuses » dont
la Shoah est le paradigme moderne.
 e mauvais sort fait aux minorités est le révélateur de maux profonds
L
dans toute la société, et annonce des périls pour tous, par cercles
concentriques, y compris pour ceux qui croient encore que l’arbitraire ne
touche que les autres. Le racisme est un cheval de Troie efficace contre
la République et les libertés de tous.
Mais attention, nous avons déjà ignoré cette dernière leçon, en ne
voyant pas ce que la multiplication de graves violences antisémites depuis
quinze ans annonçait pour toute notre société. Et maintenant croissent
aussi les actes antimusulmans et se développent des « racismes à rebours »,
« anti-blancs», « anti-occidentaux » ou « anti-français », encore marginaux
mais alimentant l’engrenage des peurs, des haines et des extrémismes.
Ces poisons assassinent encore, menacent gravement le vivre ensemble,
et le droit de vivre tout simplement. Ils sont mortels pour notre démocratie et semblent retrouver de vieux chemins bien tracés ou en creusent
d’inédits, avec une inventivité toujours renouvelée.

C
 hacun peut réagir, chacun peut résister, chacun à sa manière
Qui ne s’est interrogé sur ce qu’il aurait fait dans les situations tragiques du passé, et ce qu’il ferait demain si… La question est évidemment
légitime. Mais une réponse peut commencer d’être trouvée lorsque l’on
constate que les situations tragiques, et en particulier les génocides, voient
émerger des hommes et des femmes qui résistent, qui sauvent, qui refusent
les discriminations et les exclusions, qui restent debout face à la volonté de
déshumaniser pour plus facilement assassiner.

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Il est humain, au sens prosaïque, d’appréhender parfois l’inconnu ou
l’étrange comme étranger, inférieur ou dangereux, et c’est une des explications de la tentation raciste, réduisant l’autre à son appartenance à un
groupe. Mais il est encore plus spécifiquement humain, au sens noble, de
surmonter, dépasser cette approche et de considérer chacun pour ce qu’il
est effectivement, dans sa complexité et son unicité, quels que soient ses
groupes d’appartenance.
Du coup, avant et pendant le crime, ne rien faire, c’est laisser faire,
silence et passivité deviennent vite complicité. Chacun a une part de choix
et donc de responsabilité incontournable.
Confirmant cette possibilité de choisir, les formes de résistance
à ces processus sont apparues comme nombreuses, des plus modestes aux
plus héroïques, que l’on agisse comme citoyen dans la sphère publique
ou comme personne face aux autres. Les actions des « Justes parmi les
Nations » et des résistants, eux-mêmes si divers, en sont autant d’exemples
admirables. Quelques actes de sauvetage ou de résistance sont ainsi présentés dans cet ouvrage relevés parmi ceux, innombrables, qui ont eu lieu
dans les situations génocidaires contre les Arméniens, les Juifs, les Tsiganes
et les Tutsis.
Quel réconfort que de découvrir ces cas si nombreux de fraternité
et de courage face au mal !
Comment ne pas vouloir transmettre leur message d’espoir en l’homme
qui agit ?
Car notre souhait est que le lecteur, le citoyen, ne soit pas écrasé par
la méchanceté humaine que montrent les crimes de masse. L’essentiel
à nos yeux serait qu’il prenne conscience que, éclairé par l’expérience
du pire, chacun puisse réagir à temps, chacun à sa manière et à sa place.
Et qu’il s’appuie pour cela sur les exemples forts de celles et ceux qui ont
su le faire efficacement.
Bien entendu, les formes de l’action évoluent en partie avec l’époque.
Aujourd’hui, cela se joue évidemment sur Internet mais aussi toujours
entre amis, en famille, parfois au travail ou dans les fonctions que l’on
exerce, surtout lorsque l’on appartient à une chaîne hiérarchique qui, de
dérives en lâchetés et en complicités, peut devenir une chaîne criminelle.

Alerter sans alarmer
N’entend-on pas beaucoup qu’il faut cesser de faire référence
à ce passé car « nous ne sommes plus dans les années 1930 » ? Mais cette
évidence temporelle occulte les nombreux points communs fondamentaux au profit des différences conjoncturelles qui existent également, pour
le meilleur mais aussi pour le pire.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Il y a ceux encore qui confondent l’inutilité d’alarmer avec la nécessité
d’alerter pour apporter à chacun des éléments d’analyse et de choix.
Et pourtant, les survivants nous alertent, avant de s’effacer les uns
après les autres. Et nous savons que les victimes voulaient que l’on se souvienne pour que cela ne se reproduise plus jamais.
Les grands porteurs de la mémoire des génocides nous ont soutenus
et aidés dans notre démarche. Simone Veil, Elie Wiesel, Serge Klarsfeld,
mais aussi Robert Badinter, Denise Toros-Marter, Dafroza Mukarumongi-Gauthier, Ovsanna Kaloustian, Louis Monguilan, Sidney Chouraqui,
mon père, ce soldat au nid d’aigle d’Hitler, d’autres encore, nous ont dit
leur inquiétude, parfois leur colère et toujours leur détermination devant
le retour des vieux démons nationalistes et identitaires qui ont tôt fait
de transformer un patriotisme sain ou des peurs légitimes en haine de
l’autre et en facteurs de conflits, devant des nations où des responsables
politiques jouent de nouveau avec le feu des passions racistes et font le lit
de violences futures.
Comment détourner le regard lorsque l’évocation de leur passé douloureux et courageux, de leur nom et de leur visage nous rend encore plus
insupportable de sentir monter leur inquiétude devant la situation actuelle
en Europe et dans notre pays, et devant son cortège de conséquences
sociales, morales et politiques qui compromettent les valeurs pour lesquelles ils se sont engagés et sacrifiés par milliers : respect des personnes,
démocratie politique, économique et sociale, volonté d’un monde libre,
fraternel et juste.
(…)
Comment ne pas être impressionné par le fait que leurs observations
et leurs intuitions rejoignent nos analyses scientifiques, présentées dans ce
livre, sur les processus qui peuvent mener au pire ?
Comment ne pas craindre pour nos démocraties prises en tenailles
entre des fanatismes religieux en expansion et des extrémismes politiques
qui ont appris à avancer masqués ? Elles sont aujourd’hui confrontées à des
nationalismes prompts à exclure et à des délires haineux qui envahissent de
plus en plus clairement les pensées et les affects, peur contre peur, bonne
conscience contre bonne conscience et parfois racisme contre racisme.
(…)
Qu’il est surprenant de voir aussi, tout au long de l’histoire, des
apprentis sorciers oublier que les violences que leur extrémisme provoque
nolens volens les balaient eux aussi finalement car la liberté et la fraternité

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

finissent toujours par l’emporter. Oublient-ils qu’ils peuvent devenir euxmêmes le jouet d’engrenages non maîtrisés qui, d’extrémismes en réactions
fortes, conduisent aux radicalisations, y compris dans leur propre camp,
qui les élimine parfois… ? Oublient-ils que de ces affrontements les nations
sortent exsangues et qu’il y a rarement de vrais gagnants dans la durée ?
Oublient-ils tout simplement que l’homme ne connaît pas l’histoire
qu’il écrit mais que son expérience est suffisante aujourd’hui pour bien
connaître les retournements qu’engendre l’immaîtrisable violence, en
particulier lorsqu’elle se nourrit de passions racistes ?
Est-il inéluctable, même après la Shoah, que nos sociétés passent de
nouveau par l’une de ces périodes d’oppression, de conflits et de crimes
qu’elles connaissent si bien ? Il y aurait certes aujourd’hui encore beaucoup
de héros, de Justes et d’actes justes, mais qui en a vraiment envie ?
En parallèle, ne voit-on pas que le terrorisme contraint et habitue
les démocraties au renforcement de leur appareil répressif et qu’il peut
jouer le rôle contextuel essentiel qui fut celui des guerres dans certains
processus génocidaires ? On peut aussi facilement anticiper que, dans un
tel contexte, des attentats peuvent jouer le rôle provocateur et déclencheur
de l’incendie du Reichstag ou de l’avion abattu du président rwandais…

L
 a mémoire comme repère pour aujourd’hui
Un lieu de mémoire peut être un repère fondamental, dans la longue
durée, car il est un ancrage des représentations collectives. Par son
existence physique, comme par la qualité de ses contenus intellectuels,
il peut fournir aujourd’hui des clés de compréhension essentielles dans
un contexte de déstabilisations idéologiques et pratiques provoquées
notamment par une puissance technologique et une mondialisation qui
progressent plus vite que la capacité humaine à les encadrer. Internet est
une illustration actuelle de la puissance sans le sens, un des nombreux
golems des temps modernes, une de ces créations que l’homme a tant de
mal à maîtriser.
Ces déstabilisations ne provoquent pas seulement un ébranlement
voire une perte de beaucoup de repères, moraux, religieux, idéologiques,
juridiques, politiques, économiques, sociaux, familiaux…
Elles produisent l’émergence bouleversante d’un village planétaire
dont les habitants se découvrent dans des échanges fructueux, mais
aussi dans de terribles crispations identitaires, nationalistes, ethniques
ou religieuses, qui se nourrissent les unes des autres.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Sur le terreau des injustices sociales et des retards démocratiques, certains aspects mal maîtrisés du mouvement de notre monde ouvrent ainsi
la voie au développement des peurs, des replis communautaristes et des
sectarismes, voire à la violence des extrémistes ou des terroristes.
Ceux-ci peuvent s’appuyer, au plan psychologique, sur le besoin croissant de certitudes – parfois religieuses ou sectaires, souvent simplistes et
agressives envers l’autre différent –, et aussi, au plan matériel, sur la puissance toujours accrue des armes disponibles et des nouvelles technologies
de la communication, du vivant et du contrôle social.
Face à cette situation instable et menaçante, nous avons bien entendu,
par prudence comme par respect du passé, le devoir d’hésiter à faire le
rapprochement entre la situation d’aujourd’hui et certains fondamentaux
qui ont conduit aux déportations. Mais, face aux alertes de nos Anciens et
face aux analyses convergentes que permet notre grille de lecture, ce serait
aussi une véritable faute que de ne pas garder à l’esprit cette expérience
du pire car elle constitue aujourd’hui, nous l’avons évoqué, l’espoir d’une
leçon nouvelle et universelle, et notre repère le plus fort dans l’histoire
moderne pour réagir à temps face aux engrenages dangereux. Un repère
que la conscience et la loi interdisent d’affaiblir.
Fort heureusement, la même analyse qui pousse à une lucidité parfois
décourageante conduit aussi à penser que la connaissance et la transmission permettent à l’homme d’apprendre de son passé, et, dans son rapport
complexe mais ouvert au bien et au mal, de ne pas reproduire ses erreurs,
de penser autrement son rapport à l’autre et de se sentir acteur de l’avenir
qui le lie à cet autre de plus en plus divers.
Pour empêcher le retour des cauchemars de l’Histoire, c’est souvent une
minorité consciente et déterminée qui, au risque de l’affrontement, se
mobilise contre une minorité extrémiste souvent myope ou aveugle ellemême sur les processus enclenchés par ses opinions, ses actes ou ses votes.
Mais cet affrontement bien connu de deux minorités peut être évité si la
majorité des citoyens non extrémistes s’affirme clairement et pacifiquement pour ne pas se laisser dépasser par la haine et les passions dont nous
savons qu’elles mobilisent plus vite que les opinions raisonnables.
Il faut et il suffit que la majorité se lève à temps.
Aujourd’hui, nous savons… et nous savons que nous pouvons.
C’est sur ces deux piliers que peuvent reposer l’espoir et la confiance. (…)
Par les leçons de l’expérience collective, par une vigilance éclairée et par
des réactions sans retard ni faiblesse, par les armes de l’esprit et du cœur,
permettons-nous d’aimer demain.

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Annexes
Fiche 3

Le Camp des Milles

Seul grand camp français d’internement et de déportation encore intact, le
Camp des Milles est accessible au public depuis son inauguration fin 2012 par
Jean-Marc Ayrault, en présence de représentants diplomatiques de 32 pays, le
jour du 70e anniversaire du dernier convoi de déportation parti de ce camp
vers la mort d’Auschwitz-Birkenau. L’intention première des fondateurs du
Site-mémorial, anciens déportés et résistants, était très classiquement de rappeler l’histoire, ses horreurs et ses actes justes, et de montrer ainsi jusqu’où peut
mener l’intolérance. Mais ils étaient aussi très conscients de la récurrence du
danger extrémiste, et ils ont donc soutenu les propositions de ceux de leurs
héritiers qui les accompagnaient et qui voulaient aller au-delà des pratiques
mémorielles de sauvegarde des lieux et de présentation de leur histoire en
complétant cette approche habituelle et nécessaire par une pédagogie innovante de résultats de recherche pertinents pour la compréhension des mécanismes concernés.
Pour eux, l’histoire montrait au cours des siècles que le racisme et l’antisémitisme ont un potentiel explosif et un pouvoir de contamination
exceptionnel ; et ceux-ci menacent fondamentalement les valeurs républicaines, l’ordre public et la paix civile, et justifient donc, appuyés sur
la mémoire, une vigilance et une fermeté elles-mêmes exceptionnelles, mais
aussi un effort renouvelé d’analyse et d’éducation au service des générations
d’aujourd’hui et de demain, représentées déjà par la jeune équipe qui partage
et porte désormais les valeurs et les missions du Site-mémorial.
L’histoire du Camp des Milles a semblé propice à une telle analyse et
à cette pédagogie citoyenne qui avaient pour objectif fondamental de faire
vivre les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de justice, de dignité et de
laïcité, affichées depuis à l’entrée du Site-mémorial. Ce camp ne fut pas en effet
un camp d’extermination au bout du chemin de la déportation.
Il se trouvait au contraire au début de ce calvaire, là où l’on peut le mieux réfléchir au fait que ce fut dans des lieux ordinaires, avec des hommes ordinaires,
à côté du quotidien habitué de nos vies, au bout de la grand-rue d’un village
comme un autre, que s’est enclenché l’extraordinaire d’un génocide. En outre,
le Camp des Milles fut un lieu de persécutions successives et croissantes contre
des étrangers, des opposants et des Juifs, mais aussi d’actions diverses et efficaces de sauvetage et de résistance, y compris par l’art et la création.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

Son histoire illustre ainsi la notion clé d’« engrenage résistible » qui exprime
le crescendo propre à certaines dynamiques situationnelles mais aussi la réversibilité de ce processus. On peut y reconnaître aussi d’autres mécanismes individuels et collectifs décisifs, y compris ces emballements de l’histoire qui firent
disparaître en quelques semaines des milliers d’êtres humains envoyés par familles entières depuis le Camp des Milles jusqu’à l’assassinat programmé, parmi des millions d’autres Juifs victimes de la Shoah.

Fiche 4

Génocide : un crime contre l’humanité spécifique établi
par le droit international après la Shoah
La planification ou l’exécution programmée de la destruction
d’un groupe national, ethnique, racial ou religieux en tant que tel.
Dès 1942, les Alliés décident qu’il faudra juger et punir les crimes inouïs
commis par le régime hitlérien. Mais la nature et l’ampleur des atrocités nazies
dépassent toutes les catégories juridiques utilisées jusque-là. Surtout, la nature
des crimes nazis se distingue par la planification et l’organisation de la destruction de groupes, au premier rang desquels les Juifs d’Europe. En 1943, Raphaël
Lemkin, un juriste juif polonais d’origine polonaise, forge le nouveau concept
de génocide, en associant le mot genos (famille, groupe, race) du grec ancien,
et le suffixe cide, du latin caedere signifiant tuer. Ce terme désigne toute tentative délibérée d’anéantissement d’un groupe pour ce qu’il est par la nationalité,
la religion, l’ethnie ou la race. En août 1945, le statut du tribunal de Nuremberg, créé pour juger les hauts dignitaires nazis, reconnaît pour la première fois
la notion de crime contre l’humanité mais ne crée pas d’infraction spécifique de
génocide. Le crime de génocide apparaît dans une résolution des Nations Unies
en 1946. Il se distingue de la notion plus large de crime contre l’humanité et de
la notion de crime de guerre. Il est adopté en 1948 par la Convention pour la
prévention et la répression du crime de génocide.
Le crime contre l’humanité désigne les crimes commis dans le cadre d’une
attaque généralisée ou systématique lancée contre une population civile et en
connaissance de cette attaque ; il comprend notamment l’assassinat, l’extermination, la déportation et tous les autres actes inhumains commis de manière
concertée contre des populations civiles.
Le crime de génocide désigne les crimes commis dans l’intention de
détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux,
comme tel.

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Ils sont tous deux imprescriptibles, ce qui signifie que leurs auteurs peuvent
être poursuivis jusqu’à leur mort.
Malgré des différences entre les définitions, trois génocides sont le plus couramment reconnus comme tel par les historiens : le génocide perpétré contre les
Arméniens en 1915-1916, celui contre les Juifs en 1939-1945 et celui contre les
Tutsis rwandais en 1994. Certains historiens considèrent les crimes contre les
Hereros et les Namas par le IIe Reich allemand en 1904 dans le Sud-Ouest
africain comme le premier des génocides du XXe siècle. Des discussions sont en
cours sur le massacre de Srebrenica.
Les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre massifs ont été bien plus
nombreux que les génocides : de l’esclavage au Cambodge et au Darfour, en
passant par l’ex-URSS et l’ex-Yougoslavie, les exemples de crimes commis intentionnellement contre des populations civiles ne manquent pas.
Le fait que ces crimes soient désormais inclus dans le droit international
pénal et dans de nombreuses législations nationales – parfois de manière différente –, fait que les personnes qui pourraient être tentées de participer ou de
soutenir de tels crimes sont averties que tôt ou tard, elles devront en rendre
compte devant une juridiction.
Le génocide est souvent devenu synonyme de « mal absolu ». En conséquence, la notion de génocide a parfois été utilisée pour mettre en avant des situations qui, bien qu'extrêmement dramatiques, n’entrent pas dans la catégorie
des génocides, mais dans celle de crime contre l'humanité ou de crime de guerre.
Cela conduit aujourd'hui à un grave risque d'affaiblissement et même de
banalisation de la notion de génocide, une notion très précieuse à la fois en tant
que référence juridique et en tant que référence morale et politique.

Fiche 5

Shoah et autres genocides
La fonction heuristique voire paradigmatique de la Shoah
(…)
Par ailleurs, et plus fondamentalement, il nous apparaît essentiel d’aborder
aujourd’hui le génocide des Juifs comme un événement singulier à portée universelle, dont il faut analyser les facteurs pour favoriser une réflexion universaliste sur l’homme en société et sur les grandes questions politiques et sociales,
éthiques et intellectuelles, soulevées depuis ce séisme dû à l’homme.
La singularité de cet événement résulte de sa modernité dans la planification et l’exécution, de ses conséquences paroxystiques, de sa spécificité idéologique.
Son universalité repose sur les ressorts humains mis en œuvre, éclairant les
égarements possibles de l’homme moderne et tendant un miroir à toute

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

l’humanité pour mieux se comprendre elle-même, dans ses tendances criminelles comme dans ce qui permet d’y résister.
Car beaucoup de ces mécanismes humains fondamentaux sont encore présents et peuvent se réactiver dans une société fragilisée, comme ce fut déjà le cas
dans les autres génocides évoqués dans le Volet réflexif du Site-Mémorial et
dans ce livre.
L’histoire particulière de la Shoah porte ainsi des leçons universelles car elle
présente une combinaison exceptionnelle, un système quasiment « parfait », de
mécanismes individuels, collectifs et institutionnels, qui peuvent conduire au
pire mais qui montrent aussi les capacités de résistance.
Les résistants et les rescapés de la Shoah ont souvent essayé de mettre au
service de tous leur expérience tragique, de faire émerger l’universalité et la
modernité des mécanismes humains que la Shoah révèle si complètement. Pendant très longtemps, ils n’ont pas été compris. Mais soixante ans après la
guerre, en 2005, les Nations Unies ont décidé, par consensus, de faire du 27
janvier (date de libération du camp d’Auschwitz), une Journée annuelle internationale de commémoration de la Shoah, confirmant bien ainsi l’universalité
de cet événement singulier.
Après avoir été un véritable « choc dans la civilisation », « indicible » voire
impensé, le traumatisme d’Auschwitz est ainsi devenu, avec le recul de deux
générations, un repère fort pour toute l’humanité.
Dans le même sens, Simone Veil écrivait : « Lentement, Auschwitz est peu
à peu devenu le symbole du Mal absolu, la Shoah, le critère d’inhumanité auquel se réfère aujourd’hui la conscience moderne, chaque fois qu’elle craint de
s’égarer. Cela a pris du temps. La portée universelle du génocide juif a été retenue. Cette maturation était nécessaire : elle a bouleversé la réflexion sur la
modernité, révolutionné la pensée politique jusque dans ses fondements, entraîné les progrès du droit international. »
En plus de l’histoire du lieu, antichambre d’Auschwitz, tous ces éléments,
confirmés par les résultats de la recherche engagée, ont conduit à accorder à la
Shoah une place centrale dans ce travail, une fonction heuristique voire paradigmatique pour l’étude et la compréhension des mécanismes génocidaires.
Une recherche élargie aux autres génocides
Le choix a été fait d’élargir l’étude aux autres crimes à caractère génocidaire du XXe siècle (Arméniens, Tsiganes, Tutsis du Rwanda) afin de mieux
comprendre l’universalité des mécanismes et processus analysés et présentés,
par-delà l’histoire particulière du lieu.

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Mais ce choix a d’abord été fait, en bonne méthode, dans le but de
« valider » certains résultats de recherche obtenus à partir du cas de la Shoah.
En effet, nul n’ignore qu’une des grandes difficultés des sciences de l’homme et
de la société est de ne pouvoir aussi facilement que les sciences exactes « monter des expériences » et les reproduire afin de vérifier leurs interprétations du
réel. Aucun chercheur évidemment ne va provoquer une guerre pour vérifier
ses hypothèses. Il est donc essentiel de se saisir des situations réelles pour valider celles-ci. Et en l’occurrence les analyses développées à partir de la Shoah sur
les processus génocidaires avaient avantage à être confrontées à l’observation
d’autres situations génocidaires, même si une prudence méthodologique habituelle s’impose du fait des caractères propres à chaque situation.
(…)
Le choix de l’élargissement a donc été fait, et le Volet réflexif, comme toute
cette recherche, se positionne clairement en dehors de toute
« concurrence victimaire » pour se concentrer au contraire sur ce qui peut relier
fondamentalement les différentes expressions historiques de la capacité humaine à basculer dans l’inhumain, mais aussi à le combattre.
Cela implique pour le chercheur la mission délicate de dépasser les
contingences historiques pour isoler les éléments principaux et récurrents qui
peuvent conduire au basculement vers l’horreur absolue. Mais ces rapprochements avec d’autres génocides reconnus sont éclairants pour faire apparaître
ces mécanismes récurrents par-delà les temps, les lieux et les hommes.
À l’opposé de toute « concurrence des mémoires », c’est ainsi à une véritable « convergence des mémoires » que notre travail entend contribuer.
(…)
Enfin, le caractère fondamental de plusieurs des mécanismes individuels ou
collectifs repérés dans les processus génocidaires peut nourrir l’hypothèse
raisonnable que ceux-ci sont aussi à l’œuvre dans les chemins qui mènent vers
des crimes de masse non génocidaires, plus nombreux encore que les génocides.
Plus largement encore, c’est chacun des mécanismes à l’œuvre dans les
processus génocidaires qui peut être éclairé par l’étude de ceux-ci, à commencer
par le phénomène de discriminations et celui de rejet de l’autre.
(…)
Parmi les « clés » proposées au lecteur, un accent a été mis sur la nécessité
de prendre en compte, plus que cela n’est fait parfois, la dimension temporelle
des situations analysées, leur dynamique comme leur durée. Les notions de
processus ou d’engrenages sont ainsi des clés de l’analyse présentée et prennent
sens dans cette perspective.
(…)
La dynamique d’une évolution, sa maturation discrète, ses accélérations
voire son emballement, les transformations sociales que cela engendre ont une
importance au moins aussi grande que les faits qui les constituent. Apprendre à
lire en termes de processus ou d’engrenage implique une vision des situations
en termes dynamiques et non statiques.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

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« NOUS RECONNAISSONS
LES VISAGES DE LA HAINE. »
TEXTE DES GRANDS ANCIENS
DU SITE-MÉMORIAL DU CAMP DES MILLES
DENISE TOROS-MARTER
DÉPORTÉE À 16 ANS
À AUSCHWITZ

ME SIDNEY CHOURAQUI
ENGAGÉ VOLONTAIRE
DE LA FRANCE LIBRE

COL (E.R.) LOUIS MONGUILAN
RÉSISTANT,
DÉPORTÉ À MAUTHAUSEN

Nous, anciens résistants et déportés, nous avons appris durement à
reconnaître les visages et les masques de l’exclusion et de la haine.
Aujourd'hui malheureusement, par-delà les mots et les faux semblants,
nous les reconnaissons bien dans notre pays.
Nous avons connu, subi et combattu le régime de Vichy et sa politique
d’extrême droite, autoritaire, nationaliste, xénophobe et antisémite.
Aujourd'hui, en France et en Europe, nous voyons monter à nouveau
cette xénophobie, ce nationalisme, ces racismes et cet antisémitisme,
encouragés par des personnalités et des partis extrémistes
Avec leur cortège de stigmatisations.
Avec leurs menaces contre la paix civile entre Français.
Nous savons bien que tous ceux qui sont attirés par les extrêmes ne
sont pas eux-mêmes des extrémistes. Mais ce fut le cas aussi pour beaucoup
de Français ou d’Allemands séduits un moment par Pétain ou Hitler dont
ils n’imaginaient pas les horreurs futures.
Nous ne supportons pas l’idée que les héritiers des politiques
antirépublicaines que nous avons connues, puissent à nouveau exercer et
détourner le pouvoir républicain.
L’exercice du pouvoir par des partis qui symbolisent des idéologies
discriminatoires serait indécent et dangereux pour tous. Cela insulterait
les combats et les souffrances des résistants, des internés, des déportés.

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PETIT MANUEL DE SURVIE DÉMOCRATIQUE

Les menaces contre la République sont multiples, et le terrorisme en
est l’expression la plus violente. Mais c’est aujourd’hui l’extrémisme
nationaliste qui risque de conquérir le pouvoir dans notre pays, et qui
présente donc le danger le plus immédiat pour nos libertés et pour l’unité
de notre peuple.
Cet extrémisme ferait d’ailleurs le jeu des provocations terroristes qui
cherchent à nous affaiblir en sapant nos valeurs et en nous opposant les
uns aux autres.
Peu importe que l’on nous accuse de diabolisation. Car nous avons
connu les « diables ordinaires » qui peuvent préparer l’enfer.
Nous savons jusqu’où mènent l’intolérance et l’exclusion au pouvoir.
Nous en connaissons la dynamique meurtrière. Elle enclenche des
engrenages d’actions/réactions qui peuvent conduire à des affrontements
et à des violences extrêmes.
Pour notre pays, pour les valeurs de la République, pour nos enfants et
petits-enfants, ce risque mortel ne peut pas être pris.

EXTRAITS DE : POUR RÉSISTER À L’ENGRENAGE DES EXTRÉMISMES, DES RACISMES ET DE L’ANTISÉMITISME

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RETENONS TROIS LEÇONS POUR AUJOURD'HUI
 'est dans les commencements qu'il faut réagir fermement, car les résisC
tances contre les extrémismes sont de plus en plus difficiles voire
sanglantes au fil des engrenages et parfois des emballements rapides
et vite immaîtrisables. En quelques mois la démocratie défaillante a laissé
place à l'autoritarisme criminel, aux premiers camps, à la fin de la presse
libre, à l'interdiction des partis. La recherche de boucs émissaires nourrit
des passions racistes et antisémites qui deviennent vite l'aliment puissant
d'exclusions et de violences extrêmes, spécialement lorsqu'un pouvoir
autoritaire est en échec.
 hacun peut résister, chacun peut réagir, chacun à sa manière. Ces actes
C
individuels ou collectifs, peuvent être apparemment anodins ou
héroïques, un simple geste de soutien comme une action décisive.
Ils sauvèrent des milliers de vies et constituèrent des obstacles réels
devant les politiques criminelles, avant même de réussir à renverser
la situation par les armes.
 ne minorité active et une majorité passive peuvent faire arriver un pouU
voir autoritaire par les urnes : Hitler a été intronisé avec seulement
33,1% des votes, grâce à des alliances avec des personnalités
ou des partis conservateurs croyant pouvoir maîtriser des extrémistes qui
ne jouent le jeu démocratique que tant qu'il les sert ; et comptant sur
les institutions démocratiques dont on sait pourtant la vulnérabilité.
N'oublions pas que l'élection ne suffit pas à donner une légitimité démocratique à un pouvoir puisque la démocratie est un régime qui comprend
bien d'autres principes que le suffrage universel (respect des droits
et libertés, des contre-pouvoirs, des minorités...) ; sinon le nazisme
et le stalinisme devraient être considérés comme démocratiques.
Extrait de la tribune d’Alain Chouraqui
parue dans le Huffington Post le 27 mai 2015
Manuel édité par :
La Fondation du Camp des Milles - Mémoire et Éducation

campdesmilles.org
Fondation du Camp des Milles
Mémoire et Éducation

avec le soutien de :

C H A I R E
U N E S C O
Éducation à la citoyenneté,
sciences de l’homme
et convergence des mémoires

Organisation
des Nations Unies
pour l’éducation,
la science et la culture

Site-mémorial du Camp des Milles : 40, Chemin de la Badesse 13090 - Aix-en-Provence (Les Milles)
Photo de couverture : les employés de l’arsenal Blohm und Voss à Hambourg sont réunis pour le lancement du navire «Horst Wessel» et font
le salut hitlérien, 13 juin 1936. August Landmesser, un ouvrier (dans la deuxième moitié droite de l’image, derrière la dame au chapeau) ne
fait pas le salut nazi mais croise les bras avec provocation ©Süddeutsche Zeitung / Rue des Archives.
Conception graphique du manuel : Agence Exprimer // ISBN : 978-2-9543623-6-6

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