Fiche du document numéro 33922

Num
33922
Date
Jeudi 14 septembre 2023
Amj
Auteur
Taille
166130
Titre
La rivalité franco-belge au Rwanda (1960-1994)
Nom cité
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Lieu cité
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Source
Type
Note
Langue
FR
Citation
Dr Léon Saur
IMAF

I.Il convient de redire – avec force – l’importance de prendre en considération la rivalité franco-belge si on veut pleinement comprendre la politique française au Rwanda et le processus qui a conduit au génocide des Tutsi entre 1990 et 1994.

II.Et souligner ce que j’avais déjà dit l’an dernier, à savoir que d’autres puissances non africaines sont aussi impliquées à des degrés divers dans l’histoire du Rwanda indépendant, à savoir l’Allemagne (avec une mention spéciale pour les chrétiens-démocrates de la CDU et leur bras armé qu’est la Konrad-Adenauer Stiftung, ainsi que pour le land de Rhénanie-Palatinat), la Suisse, les USA, le Royaume uni et Israël. Cette liste n’est pas exhaustive...

III. Avant 1960 et l’indépendance du Congo, le Rwanda n’était que le bout du bout de l’Empire colonial belge.
A) Par la suite, il acquiert une importance stratégique au cœur de l’Afrique, car il permet de surveiller le Katanga et, plus largement, le flanc oriental du Congo en proie aux troubles civils et aux révoltes lumumbiste et mulelistes.
B) Tout cela, dans un climat d’anticommunisme exacerbé, dont on n’a plus idée aujourd’hui. J’insiste : pour comprendre ce qui se passe dans les années 1950, 1960 et 1970, il faut absolument intégrer « la peur du rouge ». Elle domine tout. Et cela vaut aussi pour Mgr Perraudin, dont nous parlions hier et dont plusieurs d’entre vous m’ont reparlé en aparté.
C) L’exemple de l’Indonésie est édifiant à cet égard. En 1965, près d’un million d’Indonésiens y furent massacrés par l’armée sous prétexte qu’ils étaient communistes. La presse occidentale parla d’un grand pas en avant pour la démocratie.

IV. La rivalité entre la France et la Belgique au Rwanda ne peut se comprendre si l’on néglige leur rivalité au Congo. Quelques dates à ce propos :
A) 1960 : Inquiète d’une indépendance prématurée du Congo belge qui déstabiliserait l’Afrique francophone, la France envisage d’activer le droit de préemption que Léopold II lui avait octroyé sur l’Etat indépendant du Congo en 1885 pour contrer les Britanniques
B) 1960-1963 : La sécession du Katanga est une autre illustration des rivalités africaines de Bruxelles et de Paris
C) 1978 : Kolwezi. J’insiste sur cette occupation de la cité minière congolaise par des gendarmes (rebelles) katangais venus d’Angola et soutenus par des Cubains, car cet épisode de la deuxième guerre du Shaba est important pour ce qui nous occupe. A l’époque, Paris et Bruxelles se disputaient les bonnes grâces du maréchal président Mobutu. C’est donc sur fond de tensions diplomatiques importantes entre les deux capitales et sans aucune coordination préalable entre les deux opérations aéroportées que les légionnaires du REP brûlèrent la politesse aux para-commandos belges (1 et 3 Para, 2 Codo) et sautent les premiers sur Kolwezi tandis que les seconds réalisèrent peu après un atterrissage d’assaut sur l’aérodrome local. Les missions étaient en outre différentes. Les militaires français étaient là pour « casser du rebelle », les belges pour évacuer les expatriés. Bref, légionnaires et para-commandos manquèrent s’entretuer. Heureusement, les deux officiers commandant les unités impliquées se connaissaient et le pire put être évité. Les Belges en conçurent ce qu’Olivier Lanotte a qualifié de « complexe de Kolwezi », comme les Français avaient développé le « complexe de Fachoda » en leur temps. Il en résulta une rancœur mêlée à un désir de revanche. Plusieurs coopérants techniques militaires en poste au Rwanda à la fin des années 1980 étaient d’anciens officiers qui avaient « fait » Kolwezi. D’où, de possibles tensions entre coopérants militaires belges et français.
Bibliographie sommaire en français :
• Brassart (Pierre), Kolwezi 1978. Au cœur des opérations française et belge au Zaïre, Bruxelles, Mardaga, 2018, pp. 109-110 (en privé, les militaires belges sont plus explicites)
• Genin (Vincent), « La Politique étrangère de la France face à la crise congolaise (1960-1961) », in Revue belge d’histoire contemporaine, XLIII : 2013(1), pp. 78-113
• Genin (Vincent), « La Réclamation du droit de préemption de la France sur le Congo belge au printemps 1960 », in Revue d’histoire diplomatique, 2013(1), pp. 23-38
• Lanotte (Olivier), « Les Rivalités occidentales en Afrique centrale : De Berlin à Kolwezi, de Fachoda à Kigali », in Olivier Lanotte, Claude Roosens et Caty Clément (dir.), La Belgique et l’Afrique centrale. De 1960 à nos jours, Bruxelles : GRIP-Complexe, 2000, pp. 51-66

V. Au Rwanda, la rivalité franco-belge est perceptible dès avant la proclamation de l’indépendance du Congo. Quelques dates et faits :
A) Février 1960 : Des avocats français proches des réseaux Foccart défendent les leaders de l’Unar poursuivis devant le tribunal militaire belge.
B) Fin 1962 : Président de la toute jeune république rwandaise indépendante, Kayibanda effectue son premier voyage officiel en Belgique. Il en profite pour faire un saut à Paris où il est reçu par le général de Gaulle et où il signe un accord d’amitié et de coopération, au grand dam de Bruxelles.
C) Milieu des années 1960 : L’assistance militaire française commence à s’immiscer au Rwanda avec la livraison à bas prix de matériels militaires, à la fureur des coopérants militaires belges.
D) 1973 : Arrivé au pouvoir, Habyarimana favorise la coopération militaire avec la France.
E) 1975 : Signature entre Kigali et Paris d’un accord particulier d’assistance militaire portant sur l’instruction et l’organisation de la toute jeune gendarmerie rwandaise, larmée restant le domaine réservé des Belges.
F) Fin des années 1970 : Evoquant cette période, Stephen Smith écrit en 1995 : « La France, dans l’indifférence générale, a chaussé les pantoufles coloniales de la Belgique dès la fin des années 70, héritant du Rwanda par lévirat ». Ce n’est que partiellement vrai car, si la France est effectivement de plus en plus active au Rwanda, la Belgique y reste très présente.
Bibliographie sommaire en français :
• Saur (Léon), Catholiques belges et Rwanda (1950-1964). Les fausses évidences, Thèse, Paris 1, 2013, pp. 1046-1053, 2008-2009, 2031-2036.
• Thimonier (Olivier), La politique de la France au Rwanda de 1960 à 1981, mémoire de maîtrise sous la direction de Jean-Pierre Chrétien, Paris : Université de Paris I Panthéon-Sorbonne, 2001 (Url : http://francegenocidetutsi.fr/fgtshowdoc.php?num=8757
• Smith (Stephen), « France-Rwanda : lévirat colonial et abandon dans la région des Grands Lacs », in André Guichaoua (dir.), Les crises politiques au Burundi et au Rwanda (1993-1994), Paris-Lille : Karthala/Université des sciences et technologies de Lille, 2ème éd., 1995, pp. 447-453

G) Octobre 1990 : Le 1er octobre, Habyarimana est aux Nations unies, à New York. Averti de l’attaque du FPR, il téléphone derechef à l’Elysée pour solliciter une intervention française et repasse précipitamment par Bruxelles où il est reçu par son ami, le roi Baudouin, avec qui il avait coutume de parler d’Opus Dei et de renouveau charismatique (sourire). Plus sérieusement, Habyarimana est un séducteur : il sait parler à ses interlocuteurs. Résultat : Le 4 octobre, 150 légionnaires du 2ème REP (encore lui) débarquent à l’aéroport de Kigali, 400 paras belges (2 Codo) les suivent de peu. Officiellement, il s’agit de protéger les ressortissants étrangers et les ambassades. De facto, c’est un appui indirect à Habyarimana et à l’armée rwandaise. Pour des raisons de politique intérieure, le gouvernement belge retire son contingent à la fin du mois, alors que les Français restent. C’est à ce moment qu’à Kigali, Paris prend vraiment l’ascendant sur Bruxelles.

VI. La politique belge au Rwanda entre fin octobre 1990 et avril 1994 se caractérise par un engagement en faveur des processus de démocratisation et de négociation d’Arusha. De ce point de vue, l’ambassadeur Johan Swinnen s’impliqua fortement et ce serait une erreur d’évaluer son action d’alors à l’aune de ses déclarations actuelles.
Bibliographie sommaire en français :
• Lanotte (Olivier), La France au Rwanda (1990-1994). Entre abstention impossible et engagement ambivalent, Bruxelles : Peter Lang, 2007, pp. 245-257
• Saur (Léon), Influences parallèles. L’Internationale démocrate-chrétienne au Rwanda, Bruxelles : Luc Pire, 1998, pp. 183-185 (ainsi que nos propres recherches actuelles, en cours depuis plusieurs années)
• Willame (Jean-Claude), L’ONU au Rwanda. Bruxelles, Labor, 1996, p. 114.

VII. J’ai de bonnes raisons de penser que le document intitulé « Organisation de l’auto-défense civile » datant probablement de début 1994 et dont le Dr Jean-Paul Kimonyo nous a parlé hier a probablement été rédigé par un officier belge, conseiller du colonel Gratien Kabiligi, G3 à l’état-major des FAR. Du coup, permettez-moi de céder à mon tour à une crise de nombrilisme et de m’autociter : « Si cette hypothèse est bonne, la rédaction de ce document [« Organisation de l’auto-défense civile »] pourrait s’inscrire dans le cadre d’une contre-offensive politico-diplomatique de Bruxelles basée sur ce que nous appellerons une logique de "deux fers au feu", consistant, d’une part, à s’investir dans l’application des accords d’Arusha en contribuant de façon significative à la Minuar et en participant à la construction de la nouvelle armée rwandaise issue desdits accords grâce à une augmentation du nombre de coopérants techniques militaires ; d’autre part, à donner des gages (le document) aux militaires rwandais qui craignaient une reprise des hostilités entre FAR et FPR. Le but de Bruxelles : restaurer, peu importe l’issue de la guerre, l’influence belge à Kigali, sérieusement mise à mal par les Français depuis octobre 1990 ».

VIII. Mercredi 6 avril 1994. L’avion présidentiel est abattu dans la soirée.
A) Lors de son audition par la commission d’enquête parlementaire en 1997, Colette Braeckman témoigne que « des rumeurs antibelges ont été répandues par l’ambassade de France » où, le soir même de l’attentat, « une voix » aurait affirmé à des expatriés belges qui téléphonaient pour en savoir plus que « les Belges avaient tiré sur l’avion du président » .
B) Le soir même de l’attentat, la RTLM accusait les Belges. Le lendemain matin, Radio-Rwanda fit chorus.
C) Le lendemain matin, Jacques Collet, un journaliste belgo-rwandais parlant le kinyarwanda, entendit à l’ambassade du Rwanda à Bruxelles un groupe de Rwandais présents accuser les Belges.

IX. Jeudi 7 avril 1994. Dix casques bleus belges sont capturés le matin qui suit l’attentat et assassinés dans les heures suivantes.
A) D’où, une question : qui était la mystérieuse voix de l’ambassade ? Nul ne sait. Le témoignage indirect de Colette Braeckman en 1997 paraît bien ténu pour avancer l’éventualité d’un « coup tordu » des Français contre les Belges, mais ce que nous avons dit précédemment de la rivalité franco-belge n’autorise pas à écarter cette hypothèse d’un simple revers de main. Une validation de celle-ci signifierait que la France porte aussi une part de responsabilité dans la mort des dix paras belges.
B) Pour le dire vite, la presse se prononça largement en faveur du retrait : « Laissons-les se débrouiller ». L’opinion publique fut plus partagée .

X. Le 7 avril, de Bucarest où il était, Willy Claes, le ministre des Affaires étrangères, demanda dans un premier temps un élargissement du mandat de la Minuar mais, très vite, le doute ne fut plus permis. Dès le vendredi 8 avril, le gouvernement s’orienta vers le retrait. La décision fut rendue publique le jeudi 14 avril à 13 heures par Claes. La diplomatie belge s’employa aussi à obtenir un retrait de la Minuar. Bref, des jours peu glorieux pour la Belgique.

XI. Peut-on établir des liens de causalité entre la candidature du Premier ministre Jean-Luc Dehaene à la présidence de la Commission européenne et celle de son ministre des Affaires étrangères au poste de secrétaire général de l’OTAN ? Quid de la possible manipulation de la commission d’enquête par le ministre de la Défense de l’époque et quelques généraux, désireux de protéger le Palais royal d’une éventuelle implication dans le dossier rwandais. Bref, en Belgique comme en France, des questions demeurent…
Bibliographie sommaire en français :
• Lanotte (Olivier), La France au Rwanda (1990-1994). Entre abstention impossible et engagement ambivalent, Bruxelles : Peter Lang, 2007, pp. 246-247, 285-297.
• Havaux (Pierre), Opération camouflage. Rwanda, l'enquête manipulée, Bruxelles, Luc Pire, 2001
• Saur (Léon), Influences parallèles. L’Internationale démocrate-chrétienne au Rwanda, Bruxelles : Luc Pire, 1998, pp. 165-203
• Willame (Jean-Claude), Les Belges au Rwanda. Le parcours de la honte. Commission Rwanda : quels enseignements, Bruxelles, Grip/Complexe, 1997.
• Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, Rapport fait au nom de la Commission d’enquête par MM. Mahoux et Verhofstadt, Bruxelles, Sénat de Belgique, session 1997-1998, 6 décembre 1997, avec annexes (doc. 1-611/7-15).
@Léon Saur
leon.saur@skynet.be

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