Fiche du document numéro 794

Num
794
Date
Mercredi 24 mars 2004
Amj
Taille
57358
Titre
Dossier Murambi - Témoignage d'une rescapée du massacre
Lieu cité
Type
Témoignage
Langue
FR
Citation
DOSSIER : MURAMBI
Identification du témoin
MM **********
Date de naissance : 1974
Etat civil : Mariée
Profession : Enseignante à l’école primaire de Mulico
Résidence avant le génocide : Cellule : Gasaka
Secteur : Gasaka
Commune : Nyamagabe
Préfecture : Gikongoro
Résidence actuelle : Cellule : Gikongoro
Secteur : Gikongoro
District : Ville de Gikongoro
Province : Gikongoro
Au début du génocide, les tueries ont commencé par la région de Kaduha. Les grandes personnes
avaient déjà eu peur lorsqu’elles ont appris, par un communiqué passé à la radio Rwanda, le crash
de l’avion du président Habyarimana. Elles ont proposé de nous réfugiés aux églises disant que
même lors des persécutions antérieures contre les Tutsis, ils se réfugiaient dans ces lieux sacrés et
personne ne pouvait porter atteinte à leur sécurité. Les premiers ont fui vers la paroisse catholique
de Gikongoro. Moi, ma grande sœur et mon petit frère, qui ne comprenaient pas la raison de crainte
de nos parents, sommes restés à la maison. En quelques jours, on a commencé à brûler des maisons
des Tutsis de notre colline. Nous sommes alors allés demander refuge chez un voisin hutu. Lorsque
nous avons quitté cet abri, les autres réfugiés étaient déjà arrivés à Murambi. On disait que l’évêque
Misago avait demandé aux autorités préfectorales de déplacer des réfugiés car ils devenaient très
nombreux. C’est dans ce cadre qu’ils ont été emmenés à l’école technique de Murambi, arguant
qu’ils pouvaient mieux être aidés en cet endroit.
Lorsque nous nous sommes rendus à Murambi, les barrages routiers étaient déjà érigés partout et
les Tutsis étaient tués sur ces barrages. Quand nous étions encore chez le voisin hutu, nous avons
entendu le bourgmestre de la commune de Nyamagabe, Semakwavu, ordonner, à l’aide d’un
mégaphone, à quiconque avait caché un Tutsi de le mettre sur la route pour être conduit à Murambi
où étaient d’autres gens menacés. Il est allé jusqu’à Kigeme en appelant les gens. Les Tutsis de
Kigeme sont venus et nous sommes partis avec eux. Nous étions à pied et le véhicule du
bourgmestre était derrière nous avec des gendarmes armés. Arrivés à Gatyazo, le bourgmestre a
pris la route qui mène à la ville de Gikongoro et nous, nous avons continué avec des gendarmes
vers Murambi. Nous avons traversés les barrages routiers à Nzega, à Gatyazo et au centre de
Kabeza tout près de l’école de Murambi. A la barrière de Gatyazo, les tueurs étaient armés d’épées.
Ils nous ont accompagnés et nous sommes partis sous un torrent d’insultes. Ils nous disaient
également : «partez, vous reviendrez à la résurrection de Habyarimana», pour dire que nous ne
reviendrions pas. Là, nous avons réalisé ce qui nous attendait à Murambi.
Au barrage qui était dans le centre Kabeza, les meurtriers étaient tellement enragés qu’ils ont même
coupé à la machette certains réfugiés à notre vu. Parmi les gens exécutés figuraient Nyirabarera
Cansilde et sa petite-fille Uwineza Laurence qui étaient nos voisins. Je n’ai pas pu connaître les
noms de ceux qui étaient à la barrière, mais ils étaient, pour la plupart, de la famille des Abacuzi. Il
y avait également Rucakumuyange et Gasongo qui sont tous en exil, ainsi que les Twas de Gatyazo
qui n’ont jamais été arrêtés ni traduits en justice. Nous avons vite couru pour atteindre Murambi car
les interahamwe nous avaient fait peur en massacrant ces réfugiés. Nous avons trouvé beaucoup de
Tutsis à Murambi. Nous, qui sommes arrivés ce jour, nous étions environ trois milles. Nos parents

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étaient déjà là et nous leur avons raconté tout ce qui s’était passé en cours de route. Ils avaient
encore l’espoir que nous ne serions pas massacrés car ils étaient emmenés par les religieux et les
réfugiés étaient assez nombreux pour se défendre. Ils ne savaient pas qu’ils allaient lutter contre des
milliers de gens bien armés.
Des nouvelles circulaient dans le camp comme quoi des gendarmes qui gardaient les réfugiés leur
avaient révélé notre extermination. Paraît-il que ces gendarmes étaient des Tutsis. Ils ont été
remplacés par d’autres, juste avant les massacres et on dit qu’ils ont été tués à Maraba dans la
province de Butare. Trois jours après notre arrivée à Murambi, on nous a privé de l’eau en coupant
les tuyaux qui la transportaient à l’école, les boutiques qui étaient tout près ont été fermées et ceux
qui apportaient de la nourriture ont été mise en garde et nous avons tellement souffert de faim que
certains réfugiés en ont été morts. Quelques temps après la coupure d’eau, il y avait beaucoup de
saleté et bon nombre d’enfants et de femmes ont attrapé le choléra. Les réfugiés étaient très
solidaires et partageaient tout ce qu’ils pouvaient trouver comme nourriture. Nous vivions surtout
de la bouillie.
Après que les tuyaux d’eau soient coupés, nous allions puiser de l’eau à une fontaine située juste
près de l’école de Murambi. Comme une fontaine ne suffisait pas face à tout un monde de réfugiés,
nous étions obligés d’aller aussi à un ruisseau de Kato. A tous ces endroits, les réfugiés étaient
pourchassés et certains ont été tués. Nous nous faisions souvent accompagner par des hommes pour
prévenir une défense contre une attaque éventuelle. Moi aussi j’allais souvent puiser de l’eau, mais
à chaque fois j’ai pu courir et devancer les tueurs qui ne m’ont jamais touchée avec leurs
machettes. Pendant toute la période que nous avons passée à Murambi personne ne nous a apporté
à manger. En plus de la faim et de la soif, nous étions terrorisés par les interahamwe qui essayaient
de nous attaquer chaque jour. Chaque jour de plus, s’accompagnait de plus d’angoisse et de
désespoir.
Le jour des massacres, les interahamwe, les habitants hutus venant de tous les coins de la préfecture
de Gikongoro ainsi que des militaires et des gendarmes avaient répondu au rendez-vous
d’extermination des Tutsis. Ils étaient tellement nombreux ces tueurs. La veille des massacres, le
nombre des gendarmes qui faisaient la garde en arguant que c’était pour mieux nous protéger alors
que c’était plutôt pour renforcer les forces génocidaires. Le jour même, un gendarme connu sous le
sobriquet de CDR s’était enivré et s’est vanté de ce qui allait arriver aux Tutsis de Murambi. Nous
étions dans la maison en étage, juste au premier niveau à la façade principale. Nous partagions des
bâtiments selon les cellules, les secteurs et les communes de provenance. Après avoir vu beaucoup
de signes nous montrant que nous serions un jour ou un autre exterminés, certains hommes ont
organisé les moyens de défense. Ils nous ont demandé de faire des tas de pierres tout près de nous
pour que si jamais nous serions attaqués, nous pourrions lutter contre les meurtriers. Ils ont ajouté
que ce n’était plus possible de nous réfugier vers le Burundi car tous les chemins étaient déjà
barrés.
Nous avons fait ce que nous avaient demandé ces organisateurs de la résistance. Après avoir
rassembler des pierres, le préfet Bucyibaruta est venu avec son fils Fidèle. Il a dit qu’il voulait
visiter les lieux pour voir la situation des réfugiés. Ceux qui étaient à l’entrée lui ont refusé l’accès
et ils leur a dit ouvertement : «quoi que vous fassiez, vous ne survivraient pas au delà de cette
nuit». Il était également avec des militaires. Son fils Fidèle était parmi ceux qui s’entraînaient à
l’utilisation des fusils. C’est pendant cette nuit là que tout un monde d’assassins nous a envahis.
C’était vers 3 heures. La foule des assaillants était hurlante et poussait des sifflements. Les coups
de sifflets ont commencé à se faire entendre entre 1 heure et 2 heures. La fusillade et le lancement
des grenades ont débuté vers 3 heures. Nous étions au premier niveau du bâtiment et les hommes
étaient s’étaient éparpillés sur la cour devant le bâtiment. Dès le début des coups de feu, les
hommes ont lutté en utilisant des pierres. L'assaut était de grande ampleur et était beaucoup plus
fort que les résistants. Ces derniers se sont vu complètement anéantis et nous ont demandé de nous
sauver en courant. Ils nous ont conseillé de prendre la direction de la paroisse de Cyanika.

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De nombreux gens avaient été touchés par des balles et des grenades. Certains étaient grièvement
blessés, mais avaient encore leur souffle, d’autres étaient mutilés, d’autres encore étaient des
agonisants. Nous avons laissé tous ces gens là sans assistance pour sauver notre vie. Nous ne
pouvions rien faire d’autre que mourir avec eux. Ils criaient de douleur et les bruits se sont
intensifiés le matin lorsque les interahamwe et les paysans hutus armés d’armes traditionnelles se
sont précipités sur eux pour les achever. Non seulement, les moribonds ont été achevés, mais
également les survivants étaient lynchés par ces meurtriers. Ils assénaient un seul coup à une
personne et sautaient sur une autre, mais chaque victime recevait au moins des coups de trois ou
quatre assassins. L’endroit où nous étions a été atteint vers 5 heures du matin. Les corps saignants
gisaient sur la cour et le sang coulait comme un ruisseau.
Lorsque ils sont arrivés dans la salle où nous étions, j’ai eu tellement peur. Je ne savais pas quoi
faire. Sans réfléchir, j’ai sauté de l’étage et je suis tombée sur les cadavres qui gisaient sur la cour
dans des flaques de leur sang. Je me suis tout de suite levée et j’ai couru. Je n’avais pas le temps de
sentir la douleur. Comme je ne savais pas où aller, j’ai suivi les gens qui ne portaient pas des
feuilles de bananiers car les tueurs en portaient. On sautait par dessus les cadavres qui jonchaient le
sol et des fois on s’heurtait sur eux. Il ne faisait pas encore très claire, mais on pouvait bien voir.
Les enfants qui avaient couru avec moi se faisaient abattre à coups de machettes à ma présence. Je
n’osais pas observer ; j’entendais des coups secs et je jetais juste un coup d’œil pour voir et je
voyais quelqu’un étendu sur le sol. Je m’étais séparée des membres de la famille qui s’étaient
dispersés à l’arrivée des tueurs. Papa nous avait adressé ses adieux déchirants lorsqu’il partait aider
les autres hommes à lutter contre les génocidaires et nous avait dit qu’il n’était pas sûr de nous
revoir. Ma mère et ma tante paternelle ne sont pas sorties de la salle dans laquelle nous étions ;
avant mon départ, elles avaient déjà été découpées à la machette. Quant à mon frère et ma sœur, ils
étaient restés chez un interahamwe qui les avaient cachés. Il s’appelait Gasana et était renommé
pour sa zèle pendant le génocide.
J’ai pu arriver à la paroisse de Cyanika. Nous avions quitté Murambi avec plus ou moins 1500
personnes, mais celles qui sont arrivées à Cyanika n’atteignaient même pas le nombre de 200.
Beaucoup avaient été massacrés en cours de route, d’autres se sont noyés dans une rivière dont je
ne me souviens pas le nom. Il avait plu et la rivière avait débordé. Moi aussi, je m’étais noyée, mais
l’eau m’a projetée à l’autre rive et j’ai continuer à courir. Quand nous sommes parvenus à Cyanika,
c’était vers 6 heures. Nous y avons rencontré des génocidaires qui venaient de balayer les Tutsis
qui étaient à la paroisse de Kaduha. Ils étaient là pour donner un coup de main à ceux qui allaient
faire le même «travail» à Cyanika. Ils avaient déjà encerclé l’église et ses alentours et nous n’avons
pas pu pénétré à l’intérieur de l’église. Nous nous sommes encore dispersés, chacun en prenant sa
direction ; certains sont revenus dans la ville de Gikongoro, d’autres ont pris d’autres directions.
Moi j’était mordue par la faim et je me sentais tellement fatiguée que je ne pouvais plus marcher.
Je me suis assise dans une forêt qui était juste à côté de l’église et j’ai suivi le déroulement du
massacre à la paroisse de Cyanika. J’entendais des voix des sanglants qui demandaient qu’on leur
ordonne de commencer les tueries pour avoir la peau de père Niyomugabo qui était le curé de la
paroisse. Le préfet Bucyibaruta est venu et, en personne, a donné l’ordre de commencer le carnage.
Il a dit que le travail était déjà terminé à Murambi, qu’il ne reste plus que d’achever ceux qui
n’étaient pas complètement morts et qu’ils pouvaient alors démarrer. Après la parole du préfet
Bucyibaruta, j’ai entendu des coups de feux fuser de tous les côtés. Les véhicules continuaient de
transporter d’autres interahamwe, militaires et gendarmes. Ils ont poursuivi leur besogne et je
suivais tout : les coups, les hurlements, les bruits des tueurs qui s’appelaient entre eux… J’avais
retenu certains noms, mais je les ai pour le moment oubliés. Ils lançaient des grenades sur les
réfugiés, tiraient avec des fusils et après les avoir anéantis, ils ont pénétré dans la foule des
cadavres et des blessés pour trancher ceux qui n’étaient pas morts. Un des meurtriers a dit aux
autres qu’ils viendraient le matin pour brûler la forêt afin de tuer ceux qui auraient pu se cacher
dedans.

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Ils ont fini de tuer entre 16 heures et 17 heures. Fatigués de leur macabre labeur, ils ont vidé les
lieux et sont allés piller et prendre de la bière. Ils avaient érigé des barrages routiers dans toutes les
rues menant à la paroisse de Cyanika. Je ne pouvais plus me tenir debout. J’ai alors marché à quatre
pattes jusque dans la vallée où j’ai bu de l’eau salle que j’ai trouvée dans les flaques d’eaux de
pluie. C’était entre 21 heures et 22 heures. Après avoir bu cette eau sale, j’ai pu me lever, mais je
ne connaissais pas cet endroit et ne savais pas quelle voie emprunter. Je me suis encore allongée sur
le sol. Les agresseurs étaient encore en train de piller. J’ai quitté cet endroit vers 24 heures. J’avais
l’intention de me rendre à Nzega, dans ma cellule d’origine. Pourtant, je n’ai pas pu y arriver. Le
seul parcours entre la paroisse de Cyanika et la ville de Gikongoro, je l’ai fait en deux jours !
Lorsque je suis arrivée dans la ville, il faisait déjà jour et ne pouvais pas continuer mon chemin. Je
suis alors allée chez des amis de ma famille où j’ai vécu jusque le 20 mai. Le chef de la famille
était le secrétaire de la commune Nyamagabe. Quand le bourgmestre Semakwavu a appris que
j’étais chez cet homme, il m’a emmenée chez ses amis dans la commune Kinyamakara.
J’ai quitté cette famille à l’arrivée des militaires français. Le secrétaire de la commune Nyamagabe
est venu me chercher. Il ne m’a pas accompagnée jusqu’au groupe scolaire ACEPER où s’étaient
installés certains militaires français. Il m’a dit qu’il avait peur d’être vu par Semakwavu qui était en
collaboration étroite avec les français. Il a ajoutes que les personnes accueillies par les militaires
français étaient soit sauvées, soit massacrées selon la volonté du bourgmestre. Puis il m’a dit : «je
ne sais pas s’ils vont te tuer ou te sauver, mais tu peux toujours tenter tes chances». C’était dans les
premiers jours de leur arrivée, je les ai rejoints à ACEPER et j’y ai trouvé trois autres survivants
dont deux filles et un garçon. Ces trois survivants ont été conduit dans le camp de Murambi et je
suis restée à l’ACEPER. J’avais fait mes études secondaires jusqu’en troisième année et je
connaissais le français. Ils m’ont alors retenue comme leur domestique. Je faisais le travail de
nettoyage de la maison, de cirage des chaussures, de lessive de leurs habits et autre. Je n’ai pas été
à Murambi lors de l’opération turquoise ; j’ai vécu à l’ACEPER où était presque 100 militaires
français.
Comme le bourgmestre Semakwavu venait souvent leur rendre visite, je me cachais pour éviter
qu’il ne me voit. Un jour, les Français m’ont appelée pour me présenter au bourgmestre. J’ai eu
tellement peur, mais je ne pouvais faire autrement. Lorsqu’il m’a vue, il n’a rien dit, mais il est
parti fâché. Il est allé réprimander l’homme qui m’avait cachée. Je suis restée là et j’assistais
chaque jour aux visites des différentes autorités et responsables génocidaires rendues aux militaires
français. Ils entretenaient de bonnes relations et l’accueil qui leur était réservé par les Français était
très chaleureux. Parmi ces génocidaires, j’ai pu reconnaître le colonel Simba, le bourgmestre
Semakwavu, un député prénommé Marc et le préfet Bucyibaruta. Ils recevaient beaucoup de
visites, mais je ne connaissais pas les visiteurs et moins encore, je ne suivais pas leurs
conversations.
Quand j’ai entendu que les Français allaient partir, je suis retourné chez l’homme qui m’avait
cachée. Comme les massacres de quelques survivants se poursuivaient encore malgré la présence
des militaires français, je suis partie pendant la nuit pour me couvrir de l’obscurité. Plus tard, je
suis allée dans un orphelinat tenu par une organisation non gouvernementale nommée Terre des
hommes où j’ai trouvé ma grande sœur. Quelques mois après, je suis retournée à l’école pour
continuer mes études.1

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Témoignage recueilli à Gikongoro, le 24 mars 2004.

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