Fiche du document numéro 10708

Num
10708
Date
Juillet 2015
Amj
Auteur
Fichier
Taille
6797419
Titre
Que celles qui ont été violées lèvent la main
Soustitre
Pour l'ONU « le Congo est la capitale mondiale du viol ». Attirées par les budgets colossaux en jeu, des dizaines d'organisations humanitaires se sont lancées sur ce « marché ». À Bukavu, dans l'est du pays, le viol est devenu un business.
Nom cité
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Mot-clé
Source
XXI
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
À l'applaudimètre, Denis Mukwege écrase Angelina Jolie à plate couture.
Le médecin congolais fend la foule, on le touche, on l'ovationne, on le félicite d'une poignée de main ou d'un câlin peu protocolaire. Il monte sur scène, et la salle se fait soudain silencieuse. Le docteur est celui dont on attend les phrases chocs nourries de l'expérience de terrain. Un futur Nobel de la paix. À ses côtés, la femme de Brad Pitt, envoyée spéciale du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, le gratifie de sa bienveillance.

À Londres, en ce mois de juin 2014, le Sommet mondial contre les violences sexuelles dans les conflits rassemble 123 pays, 80 ministres, 900 experts, des centaines d'ONG, médecins, juristes, religieux… Chaque délégation a fait venir « ses » femmes violées. Des femmes parfois analphabètes, parfois jamais sorties de leur village ou de leur pays, à qui on a demandé de prendre un avion pour raconter leur agression et leur intimité. « Le viol est à la mode », me glisse une juriste américaine.

Derrière son pupitre, Denis Mukwege répète ce qu'il rabâche depuis dix ans : en République démocratique du Congo, le viol est utilisé comme arme de guerre. Il a récemment opéré – « réparé » est le terme officiel – une petite fille de 2 ans dont le vagin avait été détruit par ses agresseurs. Chez lui, on viole pour détruire un peuple, contrôler un territoire. La barbarie doit prendre fin, le corps des femmes ne peut plus être un champ de bataille. Stop, arrêtez tout, « ligne rouge ».

J'entends des mots-clés qui seront repris par la presse du monde entier : « viol comme arme de guerre », « lutte contre l'impunité », « survivantes de violences sexuelles » – car « victime » c'est dépassé, trop éloigné des impératifs de communication. Des mots qui dévalent le désert de la pensée, des slogans pour papier glacé.

Le Congo, « capitale mondiale du viol ». Ah bon. Est-ce vraiment plus terrible d'y être femme qu'en Égypte ou en Inde ? « Au moins » 500 000 femmes violées à l'est du pays, le chiffre est répété à l'envi. Il est abrutissant d'horreur. Dans la région, cela représenterait une femme sur onze. C'est soit monstrueux, soit grotesque. Alors, pourquoi l'asséner ainsi ? Je veux comprendre.

À la lisière de deux mondes

Quelques mois après le sommet de Londres, je franchis le pont de bois qui enjambe la Ruzizi, la rivière qui sépare le petit Rwanda du grand Congo. En quelques mètres, je quitte un asphalte immaculé pour les nids-de-poule, l'ordre rwandais pour le désordre congolais. En 1994, c'est par ce petit poste-frontière que des dizaines de milliers de Rwandais ont fui après le génocide des Tutsis. Parmi eux, des petites mains et des responsables du génocide, mais aussi des civils et des familles, des femmes et des enfants. Tous abandonnaient derrière eux un pays dévasté, un pays devenu silencieux.

Bukavu, la capitale de la région du Sud-Kivu où exerce le docteur Mukwege, se trouve là, juste après ce pont de la Ruzizi, à la frontière des deux pays, à la lisière de ces deux mondes. Derrière sa guérite couverte de poussière, un fonctionnaire congolais consigne mon passage. La boue souille les pagnes et les tongs, une pluie diluvienne s'est abattue dans la nuit. Il est sept heures. Les petites marchandes congolaises cherchent déjà à vendre leur trois fois rien aux Rwandais de l'autre bord.

La route principale, la seule goudronnée, traverse Bukavu en contournant la rive sud du lac Kivu, avec ses orchidées rouges et ses airs de village vacances. De l'autre côté, les pistes en terre battue mènent aux cahutes des hommes de peu. Dans les quartiers populaires, les baraques poussent pêlemêle à flanc de collines, prêtes à dévaler la pente dès qu'il pleut. Une série de ronds-points mène au centre-ville. Défilent des bâtiments coloniaux décatis, des vendeurs de cartes téléphoniques prépayées, des églises de la Renaissance et des femmes refourgueuses de bananes. Les boutiques affichent des noms peints à la main : « Chez Papa Edy », « Salon mixte avec Maître Luc », « En vente, matériel de couture, vaseline », « Pharmacie Vodacom 3G+ », « Dieu est chez Kadhafi ». Et soudain cela me saute aux yeux. À chaque carrefour, de grands panneaux colorés déclinent un même message : « Non au viol », « Pas d'accords à l'amiable entre violeurs et violées », « En cas de viol, parlez-en ». À Bukavu, le viol s'affiche partout.

Mathilde Muhindo, 62 ans, l'une des plus anciennes activistes de la ville, m'accueille aucentre Olame, une association de défense des femmes qui se situe sur les hauteurs, déjà dans la forêt, dans une clairière baignée par l'averse. Elle offre un thé, une tablette de chocolat. Dans son bureau exigu, elle doit hausser la voix chaque fois que la pluie bat aux fenêtres. Elle était là, en 1994, lorsque les Bukaviens ont accueilli les exilés rwandais « en frères et sœurs ». Elle se souvient des collectes, des lits prêtés, des parcelles offertes. Et des camps de réfugiés, transformés petit à petit en villes tentaculaires.

Elle était là aussi en 1996, quand Kigali démantèle en force ces villes-camps tenues par les bergers du génocide. Des milliers d'exilés repartent pour le Rwanda, des milliers d'autres s'enfuient à l'intérieur du Congo. Abrités derrière des civils dont ils se servent comme boucliers, les génocidaires sont traqués par les troupes rwandaises avec l'appui de rebelles congolais. Dans les profondeurs de la forêt, les crimes sont nombreux. Mathilde Muhindo lisse son élégant boubou et ferme les yeux : « La guerre n'avait plus de règles, la vie a basculé. » Et elle secoue la tête, soudain silencieuse, le carré de chocolat suspendu au bout des doigts.

Ces ONG qui colonisent Bukavu

L'est du Congo explose. Emportée comme tous ses voisins dans un conflit qui lui échappe, Mathilde Muhindo se réfugie chez des amis. Dans les villages, on tue, viole, brûle, kidnappe, torture, dans cet ordre ou dans un autre. Le chaos. « Aïe, aïe, aïe », reprend-elle en implorant le ciel. « Pourquoi tant de barbarie, alors qu'on les avait accueillis ? On n'a jamais compris. »

À partir de 1997, elle voit débarquer des femmes violées, blessées, mutilées qui ont marché des jours ou quitté les moyens plateaux du Kivu agrippées au dos d'un motard comme à une bouée de survie. « On les a prises en charge comme on pouvait. Au début, on donnait un pagne propre, on offrait un toit et un repas, on payait les soins à l'hôpital… J'ai écouté les femmes et je me suis traumatisée moi-même. Violer des petites filles, violer avec un fusil ou une branche d'arbre, comment c'était possible ? »

Le viol semble alors répondre à une stratégie. Sur des cassettes qu'elle garde « pour l'histoire », Mathilde Muhindo enregistre des témoignages. Une dame âgée y confie : « J'ai été prise par un, par deux, par trois, et puis le commandant a dit : “Laissez- la maintenant, c'est une vieille”. » Pour l'activiste, aucun doute : « Ces témoignages prouvent qu'il y avait des ordres, une hiérarchie. »

Des accords de paix sont signés en 2002-2003, Mathilde Muhindo croit pouvoir souffler enfin. La guerre s'éteint, dans sa forme frontale. En fait, les groupes rebelles se scindent, des milices locales se créent. Les factions criminelles se multiplient. Un premier rapport attire l'attention sur le viol utilisé au Congo comme arme de guerre. Publié par l'organisation Human Rights Watch en 2002, La Guerre dans la guerre suscite un intérêt immédiat.

En quelques mois, les ONG et les agences de l'ONU fondent sur Bukavu, la colonisent, passant d'une dizaine à environ trois cents aujourd'hui. « Tous ceux qui voulaient faire de l'argent se sont lancés dans les violences sexuelles », constate Mathilde Muhindo. Les associations locales se sentent dépossédées : « Nous, les petits, on ne comptait plus. Les gros avaient récupéré le bébé et se partageaient le gâteau. » Beaucoup d'ONG congolaises, dégoûtées, se retirent des programmes sur les violences sexuelles. Le centre Olame en fait partie.

Le tourisme du viol

Le docteur Mukwege, la vedette du sommet de Londres, est alors inconnu hors de la région du Kivu. Excellent chirurgien, il a fondé à Bukavu l'hôpital de Panzi, où il opère les victimes de tortures sexuelles grâce à une technique inédite au Congo, la laparoscopie. Il attire l'attention des bailleurs et bénéficie de fonds européens pour le programme « Victimes de violences sexuelles » à partir de 2004.

L'hôpital de Panzi devient un lieu de brassage, une sorte de hub des violences sexuelles. Colette Salima, chargée de la communication de l'hôpital, est débordée. Il ne se passe pas un jour, dit-elle, sans qu'un intervenant extérieur, cameraman, émissaire, chercheur, agent, politicien en campagne, ONG en quête de partenariat, « expert » de tout poil, ne campe devant son bureau en espérant pouvoir approcher le docteur Mukwege et « ses » victimes. « C'est quoi ça, si c'est pas du tourisme du viol ? », siffle Mathilde Muhindo, l'activiste.

Le médecin multiplie les plaidoyers. Le viol des Congolaises crève l'écran en 2009, quand Hillary Clinton visite la région pour faire part de sa « préoccupation » : « Ce pays est témoin de ce qu'il y a de pire chez l'homme », lance la secrétaire d'État américaine. Un an plus tard, l'envoyée spéciale de l'ONU pour les victimes de violences sexuelles dans les conflits, Margot Wallström, lui emboîte le pas : « Le Congo est la capitale mondiale du viol. » De cette caricature, la presse fait un titre, dix ans ou presque après le pic des violences.

« Les violences sexuelles, c'est sexy. La composante émotionnelle est énorme… », résume dans un haussement d'épaules résigné Alejandro Sánchez, le Women Protection Advisor de la Monusco, la force de maintien de la paix de l'ONU au Congo. La directrice juridique de Médecins sans frontières (MSF), Françoise Bouchet-Saulnier, confirme : « Depuis le Rwanda et la Bosnie, deux stéréotypes de la victime “idéale” déclenchent les dons : l'enfant soldat et la femme violée. »

L'hôpital de Panzi du docteur Mukwege se situe à trente minutes du centre de Bukavu, vers le sud. Les pistes font tressauter les véhicules brinquebalants. Les échoppes se succèdent : on y vend du bois, des briques, des pneus, des beignets, des bassines, des braises et de la canne à sucre qu'on mâchouille telle quelle, comme une injection de glucides en intraveineuse. La route gagne les hauteurs, se resserre. En bas, dans la vallée, la Ruzizi semble m'accompagner.

Protégé de la cacophonie par des gardiens et de hautes grilles, l'hôpital ressemble à un quartier résidentiel américain, avec ses allées blanches et ses maisons fleuries. Denis Mukwege m'accueille dans le patio qui longe son bureau. Sourire généreux et yeux qui semblent avoir out vu, il attire tout de suite la sympathie.

Le colosse est rentré déçu du sommet sur les violences sexuelles. À Londres, on vendait du café Panzi, des t-shirts Panzi, et son attelage avec Angelina Jolie avait porté l'attention sur le viol « à des niveaux stratosphériques », selon Susannah Sirkin, de l'ONG Physicians for Human Rights. Après le sommet, la Banque mondiale a annoncé débloquer 60 millions d'euros pour une prise en charge « holistique » d'« au moins 500 000 femmes et filles » victimes de violences sexuelles. Il espérait plus : « J'attendais qu'on trace une ligne rouge contre les viols… »

Mauvaises langues et esprits tordus

Dans une salle de réunion proprette, en blouse blanche, le médecin commence très vite à dérouler son plaidoyer habituel, entendu à Londres et dans toutes ses interviews : « arme de guerre », « le viol détruit la femme, la communauté et la descendance », « actes d'extrême barbarie ». Je l'interromps, je ne suis pas venue à Panzi pour cela. Ce que je veux comprendre, c'est à quelle réalité correspondent ces mots.

Je lui demande le rapport d'activités de l'hôpital. Il me le tend avec plaisir. Je lis qu'entre 2004 et 2013 le programme « Victime de violences sexuelles » a accueilli 32 247 femmes, mais que sous ce libellé sont incluses 13 071 femmes reçues pour ce qu'il appelle des soins gynécologiques « spécifiques », dont l'opération de la fistule obstétricale, une déchirure de la paroi du vagin qui peut survenir lors d'un accouchement difficile.

Je m'étonne : « Ces femmes n'ont donc pas été violées ? » Le docteur confirme et m'explique volontiers : « Nous ne voulions pas qu'une femme mente en disant qu'elle avait été violée pour pouvoir être opérée gratuitement. Nous les avons incluses dans notre programme même si, vous pouvez le constater, dans nos statistiques les catégories sont bien distinctes. »

L'hôpital a donc reçu 19 176 femmes, victimes de violences sexuelles. Alors pourquoi les médias du monde entier répètent-ils qu'il a « réparé 40 000 femmes violées et mutilées » ? « Je ne sais pas. Les journalistes veulent du piquant. »

Homme de bonne volonté, il semble dépassé. Sur les plateaux télés ou les studios radios, quand on le présente en affirmant qu'il a soigné « 40 000 femmes », il ne dément pas.

Et les « 500 000 femmes violées à l'est du Congo » ? Même chose, ce chi re ne correspond à rien. Selon l'ONU, 200 000 femmes ont été violées depuis 1998 sur l'ensemble du territoire congolais. Pour l'American Journal of Public Health, rien qu'en 2007, 400 000 Congolaises ont été violées, soit 48 femmes par heure. Et ce ne sont là que deux estimations parmi des dizaines qui ne se recoupent pas…

Alors 500 000, au pifomètre ! Pourquoi s'encombrer de détails ? Pourquoi préciser qu'il est impossible d'avoir des statistiques au Congo ? Que le Congo est un pays sans État, sans recensement depuis 1984, sans carte d'identité, où chacun porte deux ou trois prénoms différents, en plus du nom du père et du nom de famille ? Que c'est un pays sans route, où une large partie de la population échappe à la mise en boîte officielle ?

Dans l'impersonnelle salle de réunion où nous discutons, j'interroge le docteur Mukwege sur ces enfants violés, torturés, dont il parle dans tous ses discours. Des cas « absolument traumatisants pour notre personnel », dit-il. Ces enfants, une trentaine, ont été agressés en 2014 à Kavumu, une ville épargnée par le conflit depuis plusieurs années. Les rumeurs parlent d'actes de mysticisme, d'hommes qui espéraient gagner la richesse et la gloire en déflorant des fillettes. Rien à voir donc avec des viols de guerre. « Mais en n c'est la même chose, ce sont des métastases de la guerre ! », assure-t-il.

Je repense à ce que m'avait dit Françoise Bouchet-Saulnier de MSF à Paris : « Il y a des fous au Congo comme il y en a partout ! Si tu es juge des enfants en France, c'est l'enfer, pareil ! » Le docteur Mukwege se renfrogne : « Cette tendance à banaliser, je n'aime pas. »

Puis il frappe un grand coup dans ses mains. Il en a assez qu'on ergote sur l'horreur de son quotidien. « Il n'y a que des mauvaises langues, des esprits tordus, pour penser que le viol c'est “fashion”. Moi, je vois des victimes tous les jours et je trouve non éthique que les gens discutent des indicateurs, des chiffres, de l'argent, alors que la dignité humaine est touchée. Ça m'écœure. » Il se lève, n de l'entretien.

Un créneau porteur

Dehors, l'air est moite. Devant l'hôpital, un gamin hèle les passants pour remplir un taxi qui patiente au milieu de la route et bloque la circulation. À Bukavu, il n'y a pas de transport en commun, peu de services publics. Les chauffeurs de taxi écoutent Radio Okapi, l'excellente radio de l'ONU. Les histoires qu'on y entend, comme celles que je glane depuis mon arrivée, confirment que le viol utilisé comme arme de guerre n'est pas le plus courant. Il est bien plus souvent commis par des civils.

Judith par exemple, 17 ans, me raconte dans son costume de lycéenne qu'elle a été violée par un « incivique » de son village. Son visage poupin se déforme à l'évocation de ce souvenir. Plus tard, on me parle d'une enfant violée par son oncle chez qui sa famille s'était réfugiée après avoir fui les combats ; de femmes qui se font violer chaque fois qu'elles vont chercher du bois de chauffage, mais qui y retournent car elles ont besoin de le vendre pour nourrir leur famille ; de filles qui se prostituent près des carrés miniers et se déclarent violées auprès des ONG dès qu'elles tombent enceintes, pour solliciter un peu d'aide.

J'interroge un avocat, Patient Bashombe, qui travaille avec l'hôpital de Panzi. Il s'est lancé dans la défense des victimes de violences sexuelles parce que, de son propre aveu, c'était un « créneau porteur ». Sur 64 dossiers dont il a eu la charge, trois étaient perpétrés par des groupes armés étrangers, deux par des militaires congolais, et les 59 autres par des civils.

Et parmi ces femmes combien, « mutilées », ont dû être « réparées » ? La plupart sont venues à Panzi pour récupérer une pilule du lendemain, un test de grossesse, des antibiotiques et des antirétroviraux. Elles ont eu droit à quelques séances de kiné, ont rencontré un psychologue et sont reparties. Les opérations chirurgicales dues à un viol avec violence sont rares. « Dans les archives de MSF au Congo, je dois en avoir moins de 10 % », assure Françoise Bouchet-Saulnier.

Mais ça, bien sûr, c'est moins spectaculaire pour la communauté internationale que le « viol comme arme de guerre ». Moins glorieux pour le gouvernement congolais, qui préfère incriminer des groupes armés plutôt que ses propres citoyens.

Et moins valorisant pour le docteur Mukwege.

« Comme si on pouvait comprendre le “viol comme arme de guerre” alors que le viol “tout simple” reste en dehors de notre champ de compréhension », regrette Françoise Bouchet-Saulnier.

Alors pourquoi ces chiffres hallucinants et ces raccourcis sont-ils constamment brandis par les organisations internationales, les bailleurs et les médias ? Nzigire, une quadragénaire de Walungu, un village à une cinquantaine de kilomètres de Bukavu, a sa réponse : « Pour que les Blancs aillent chercher l'argent ! »

« No viols, no job »

« Chercher l'argent. » À plusieurs milliers de kilomètres de là, en France, la colère et l'analyse de la directrice juridique de MSF sont les mêmes : « Aujourd'hui, au Kivu, les ONG ne soignent plus, elles cherchent des statistiques. Elles cherchent des femmes violées pour avoir plus de statistiques pour faire plus de plaidoyers pour avoir plus de budget pour faire plus de programmes d'identification des femmes violées. C'est une boucle in nie ! Les pro- grammes sur le terrain sont idiots, mais ça contente tout le monde tant qu'il y a des budgets. »

Et ces budgets sont colossaux. Selon l'étude de deux chercheuses néerlandaises, Nynke Douma et Dorothea Hilhorst, intitulée Fonds de commerce, plus de 70 millions d'euros ont été alloués aux violences sexuelles depuis 2010, sans compter les financements de la Banque mondiale dont je n'ai cité que la dernière salve. Rien qu'entre janvier 2010 et décembre 2011, parmi les missions pilotées par l'ONU au Congo, la lutte contre les violences sexuelles a reçu 7,4 millions d'euros, soit le double du budget accordé à la réforme de la sécurité, et la moitié de celui dédié au projet global de pacification, dans un pays déstabilisé depuis presque vingt ans par des groupes armés…

À Bukavu, impossible de voir ou toucher ces mil- lions. La gi e est quotidienne. Ici on vit au « taux du jour », expression locale pour dire qu'on dépense son argent tant qu'on en a. Il n'y a pas d'emploi, pas d'industrie, pas d'agriculture, pas d'électricité sans bakchichs. Un homme me poursuit : « Madame ! Madame ! Attendez-moi. Je me présente : je fais la collection. Je suis collectionneur. Argent, monnaie, billets, tout. Je suis venu de Shabunda, dans la forêt, pour chercher en ville des gens comme vous. Des “muzungu”, des Blancs, quoi. »

Les muzungu forment une secte à part, regroupés à l'est de la ville, près de la frontière rwandaise, comme s'il fallait toujours se tenir prêt à fuir. Ils habitent des villas cossues avec vue sur le lac et ses reflets de Suisse africaine, entourées de hauts murs et de ls barbelés. Ils circulent en jeep, jamais à pied, sortent très peu en ville et quand ils font des footings, ce sont des allers-retours sur le chemin de terre qu'ils connaissent par cœur et qui relie les grands hôtels à leurs bureaux. Ils sont très occupés, font des réunions.

Leur présence et leur enracinement dans cette ville qui n'a pas connu de conflits depuis plusieurs années font dire aux Bukaviens : « No viols, no job. » Le franglais pourrait faire sourire, mais le dicton dérange. Fonds de commerce n'est pas seulement le titre du rapport de Nynke Douma et Dorothea Hilhorst, c'est aussi le constat qui traîne sur toutes les lèvres. Les viols ont amené les ONG, qui ont amené des « programmes », qui ont amené des financements. Beaucoup d'argent. Des ambitions, des appétits et des sources de corruption.

« S'il n'y a plus de viols, que vont devenir toutes ces ONG, tous ces hôtels qui hébergent des Blancs, toutes ces entreprises de construction qui bâtissent des maisons plus hautes que la tour Eiffel ?, me demande un journaliste congolais qui requiert l'anonymat. Toi tu peux poser la question, pas moi. Si je touche à ça, on va me couper la tête. »

Benite, qui rêve d'un champ pour rétablir l'amour conjugal

Je décide de me rendre « à l'intérieur », au plus près de celles qui devraient avoir bénéficié de cette manne nancière : les femmes violées. Walungu, à une heure et demie de Bukavu, est un village qui a été longtemps soumis aux attaques des groupes armés. La route en terre battue cahote, mais reste navigable même lorsque la pluie s'abat en cataracte. Elle serpente sur les collines, traverse des ponts de bois, longe des plantations de thé, de manioc ou de maïs. Le soleil perce les branches feuillues. C'est le Congo accessible, le Congo facile.

Sur le bord de la piste, les enfants sont de corvée de bois, les hommes accablés par la chaleur font cuire des briques dans des fours, les femmes ploient sous le fardeau qu'elles ramènent du champ ou du marché, en le indienne, le regard vide, les pieds en sang.

À Walungu, les organisations pullulent le long de la rue principale : Pnud, War Child, Témoins de Jéhovah, IEDA Relief, Œuvres sociales pour les déshérités, clinique juridique de la Fondation Panzi, Apeo, Action des femmes pour la justice et la paix, Save the Children, Coopération technique belge…

Un groupe de femmes m'attend dans la biblio- thèque. Les livres, retranchés derrière un comptoir, ont été lus et annotés par des générations de Français ou de Belges avant d'être envoyés par une association qui voulait « aider » le Congo. Les femmes, une vingtaine, ont été mobilisées par Venantie Bisimwa et son Réseau des femmes pour la défense des droits et la paix (RFDP).

Je les écoute. Un point me frappe : dans leurs histoires, le viol n'est qu'un élément d'une séquence qui, étalée dans le temps, passe par des assassinats, des tortures, des pillages, des menaces, des enlèvements. Bénite, par exemple, 40 ans « environ », raconte qu'en mars 2005 « des originaires du Rwanda » ont attaqué son village, tué l'un de ses frères et emporté six personnes vers la forêt. Elle précise : « Deux femmes et quatre hommes », comme pour souligner qu'on aurait tort d'oublier les mâles.

L'un d'eux est libéré pour demander la rançon qui sauverait les autres. Sur le trajet qui dure huit heures, ils sont roués de coups : « Certains sautillaient même sur le corps des gens. » Arrivés au camp, ils sont maintenus prisonniers, les bras entravés. Le soir, les ravisseurs demandent au frère de Bénite de « faire des relations sexuelles » avec elle. Il refuse, et tous deux sont sévèrement battus. « Ils m'ont enfoncé leur arme dans le flanc, j'ai été percée. Cette nuit-là, les quatre ravisseurs sont venus coucher avec chaque femme qui était là. »

Sa famille n'a pas assez d'argent pour payer les 130 dollars de rançon et vend son champ. Bénite est libérée huit jours après son enlèvement. « Quand mon mari est rentré de la mine où il était creuseur, il s'est méfié du champ qui avait été vendu. Il a pensé que je l'avais vendu pour faire de l'argent, et donc maintenant on se dispute. C'est comme ça. Il a honte que j'aie été violée, mais le champ, si un jour je peux le racheter, ça pourrait rétablir l'amour conjugal.

Des fois, je m'assieds et j'ai une crise, une crise du traumatisme, et je pleure le champ. »

Bénite a raconté son histoire « des dizaines et des dizaines de fois », mais personne ne l'a aidée à racheter son champ et sa nouvelle vie : « J'ai été sur beaucoup de listes, ça n'a servi à rien. »

Toutes les femmes de Walungu parlent de ces « listes », ces « statistiques » qui référencent les femmes violées et permettent aux ONG d'« évaluer les besoins » pour lever des fonds. À Bukavu, Venantie Bisimwa m'a expliqué le système : « Quand j'assistais encore aux réunions de coordination, chaque ONG ou agence onusienne arrivait avec sa liste de victimes comme si c'était une preuve de bon travail. »

Forte tête et cœur d'or, Venantie Bisimwa était en colère : « Les listes, ça ne sert à rien ! Il y a toujours les mêmes noms dessus, et même des fausses victimes. Et si ça dit qu'ils ont trouvé des femmes violées, est-ce que ça prouve qu'ils les ont aidées ? Il n'y avait aucune coordination, mais surtout aucune honnêteté dans leur travail. »

« Où est le respect dans tout ça ? »

Dans la bibliothèque décrépite de Walungu, Nzigire, une autre femme, confirme : « Les listes, c'est un marché pour les ONG. Elles viennent ici parce qu'elles savent qu'on a été victimes et qu'elles peuvent avoir la même liste que l'ONG d'à côté, une belle grosse liste. Et nous, on répète nos histoires parce qu'on est dérangées, on ne sait plus se défendre. Mais ensuite personne ne nous aide. IRC, Sodeka, Vopad, Sarcaf, Vico, Arche d'alliance… Tous, ils sont partis avec ces listes et ne sont jamais revenus. »

Que dire à cette femme qui se tient debout devant moi, tout en dignité dans son boubou bariolé ? L'International Rescue Committee, l'IRC qu'elle vient de citer et qui a toujours refusé de répondre à mes questions, a été le principal bénéficiaire des fonds alloués après la visite d'Hillary Clinton en 2009, avec 5,7 millions d'euros. Cinq millions d'euros, ça fait combien de champs pour son amie Bénite ?

Bénite explique comment les ONG identifiaient les victimes : « Chez nous, les étrangers organisaient une discussion dans une école, une église, et après ils demandaient aux relais de cibler les femmes violées. » Une pratique qui choque encore Mathilde Muhindo, du centre Olame : « Tu trouves ça normal qu'une femme violée lève la main en public pour dire : “Moi j'ai été violée !”, “Moi !”, “Moi !” ? Je ne sais pas com- ment c'est en France, mais ici ce n'est pas normal. »

Elle en frémit encore d'indignation : « Je ne dis pas que toutes ces femmes étaient des fausses vic- times, je questionne les structures qui les ont poussées à lever la main, comme ça, devant tout le monde. Les femmes devaient vraiment se dire : “Ma seule chance, c'est eux ! Peu importe que je sois violée ou pas, puisque je n'ai plus rien.” Mais où est le respect dans tout ça ? »

Les femmes de Walungu se sont inscrites sur plusieurs listes. Leurs noms additionnés sans vérification sont devenus des chi res, qui ont gon é les statistiques. « Sans que l'on puisse connaître l'influence de ces dérives », nuance Marie-Noël Cikuru, de l'ONG Action d'espoir : « Il y a tant de villages, dans les forêts, qui n'ont jamais été approchés… »

La forêt, antre des cauchemars

Martin Birindwa Balyahamwabo, pentecô- tiste d'une cinquantaine d'années, porte la chemise impeccable et refuse de lâcher son cartable, posé avec délicatesse sur ses genoux. Il a servi de « relais » pour plusieurs ONG à Nindja, un village marqué par les violences, quelques dizaines de kilomètres après Walungu. Il était de ceux qui faisaient remonter les informations, exposaient les besoins. Lui est certain qu'en plus des doublons les listes contenaient de fausses victimes.

Avec sa dégaine de premier de la classe, il raconte : « Parfois, j'entendais à la radio qu'il y avait eu cent femmes violées alors qu'il y en avait eu dix- huit, vingt. Des gens étaient passés dans le village pour préparer les femmes à dire qu'elles avaient été violées.

— Qui ?

— Des collaborateurs des ONG. Par exemple, l'association allemande Malteser payait des relais dans les villages pour qu'ils leur amènent des femmes violées. Donc, il fallait absolument en trouver ! Sinon l'antenne était fermée, il n'y avait plus de travail… Alors les relais allaient de maison en maison pour la sensibilisation. C'est un secret de polichinelle, vous savez. Dans la communauté, il y a une sorte de complicité, les femmes se mettent d'accord pour se mettre sur les listes et partager la nourriture de l'ONG. Ça me gênait, ça ne me semblait pas juste. »

Je rapporte ces propos à Johan Bultinck, de Malteser. Il confirme que les personnes relais étaient rémunérées environ 20 dollars par mois. Que longtemps après leur viol des femmes tentaient de recevoir une aide supplémentaire, qu'il fallait faire preuve de discernement pour les écarter des programmes d'urgence. Et que des centres de santé gon aient volontairement leurs chiffres pour obtenir plus de financement. Mais en ce qui concerne Malteser, il en est certain : « Nous n'avons jamais eu le cas de cent femmes violées à Nindja et nous ne donnions pas de nourriture aux femmes. Je ne crois pas qu'il s'agisse de Malteser, ou on vous a dit n'importe quoi. »

Je poursuis mes recherches à Kaniola, à une trentaine de kilomètres sur les hauteurs de Walungu. La route se resserre, les pierres et la terre déroulent un tapis heurté. Des huttes de paille et d'argile, des maisons en bois, en tôle ou en brique, des eucalyptus à perte de vue. Je cherche la forêt. Les récits d'exactions commencent inlassablement par : « J'ai été emmenée dans la forêt… » Mais je ne vois pas l'antre de tous ses cauchemars. L'abbé Maurice Bisimwa qui m'accompagne pointe la montagne à droite : « Là, par exemple, c'était la forêt. » Je ne comprends pas. Le mont est une prairie vert clair, scarifiée par quelques lacérations brunes. Il précise : « En dix ans, la déforestation a changé notre décor. Les gens en veulent à la forêt, alors ils la tuent… »

Au cœur du village de Kaniola, une tourelle en brique rose rend hommage aux victimes de la guerre. Sur les parois intérieures, les noms de massacrés avec le lieu et la date de leur mort. Les tueries ont eu lieu entre 1996 et 2007, avec un pic en 2004-2005. Je regarde à travers la vitre du mausolée. Dans la pièce fermée à clé, des photos de femmes éventrées, d'hommes dont on a coupé la langue, le bras, le sexe.

L'abbé Maurice Bisimwa a entendu les confidences et les mots gorgés de honte des victimes de viol dans la paroisse. Il sait qu'il y en a eu des « fictives », mais il les comprend : « Si une ONG donne une chèvre à une femme violée et qu'une autre femme en a besoin, alors elle peut dire qu'elle a été violée. À cause de la misère… »

Ces sauveurs « jouant à Tintin au Congo »

Françoise Bouchet-Saulnier, de MSF, confirme :

« Je ne dirais jamais que le business du viol pro te aux victimes. Il pro te à nous, organisations humanitaires. Si les victimes nous mentent, c'est pour survivre, c'est de la stratégie d'adaptation, pas du business. » Elle secoue la tête, cherchant les mots assez durs

pour condamner ses pairs : « Le cycle de l'impunité, c'est dans l'humanitaire qu'il faudrait le briser ! »

Elle raconte une expérience de Médecins sans frontières : « Nous avions remarqué que les femmes violées venaient plus facilement en consultation le jour du marché : c'était plus rassurant d'aller en ville avec les copines, et elles ne perdaient qu'un jour de travail. Quand on a commencé à rembourser les motos-taxis pour faciliter l'accès à l'hôpital, le nombre de consultations a explosé les jours de marché. Alors, ces femmes se déclaraient-elles violées pour aller gratuitement au marché ? On n'en sait rien. C'est un casse-tête permanent. Il faut toujours surveiller les effets négatifs de nos actions. Ça demande du professionnalisme et du courage, des choses qui manquent à tous ces sauveurs du dimanche qui jouent à “Tintin au Congo”. »

À Kaniola, des éclairs déchirent le ciel et pendant quelques minutes le vacarme de la pluie couvre nos voix. Je discute sous le préau d'une ancienne école avec Batunike M'ntuga, une de ces femmes relais pointées du doigt par Martin, le petit pentecôtiste. Elle porte un t-shirt affublé du nom d'une marque de dentifrice. Elle se sent flouée, elle aussi. Les ONG fixaient des objectifs, exigeaient

qu'elle identifie à chaque déplacement 50 ou 100 femmes violées. « Ils nous demandaient d'aller à Luhago, à 50 kilomètres à pied, où il y a des milices. Pour rentrer avec les listes, il fallait les mettre dans un panier et les cacher sous des feuilles de patates douces, comme ça les miliciens pensaient que nous revenions du champ. C'était dangereux pour nous… »

Batunike allait de maison en maison : « Sur les listes, je notais “violée sexuellement” ou “violée physiquement”. » Je m'étonne : « Violée physiquement, qu'est-ce que ça veut dire ?

— C'est de la torture, par exemple.— Mais la torture, ce n'est pas du viol !— Bien sûr que si. Si on te coupe une main, c'est sans consentement.— Et quand l'ONG demandait combien de femmes violées, qu'est-ce que vous répondiez ?— Tout, le chi re global.— Et si elle demandait le nombre de femmes victimes de violences sexuelles ?— Alors, je donnais le chi re des femmes violées sexuellement. »

Je suis abasourdie. Est-ce ainsi que les femmes relais ont été formées ? A-t-on vérifié les résultats ?

Y a-t-il eu confusion entre différentes formes d'agression ? « C'est la première fois que j'en- tends ça », s'alarme l'activiste Mathilde Muhindo, ébahie devant ce grand n'importe quoi.

Interrogées, plusieurs ONG admettent qu'elles ne vérifient pas les récits des femmes. Ce n'est pas leur rôle, disent-elles, elles doivent entendre la douleur des violentées, la mettre en doute aggraverait leur traumatisme. Johan Bultinck, de l'ONG allemande Malteser : « Dans la prise en charge des victimes, il y a aussi des éléments comme la confidentialité, le consentement… La vérification n'est pas facile. »

Une sale envie de vomir

Un bâtiment inachevé protège de l'orage les petites marchandes de Kaniola. Soudain, Batunike, la femme relais, et quelques autres reviennent me chercher. Elles voudraient que j'interroge cet homme, là, en chemise marron. Guillaume Mushagaloca avance, les yeux rivés au sol, un sac de courses à la main. Nous nous installons sur les bancs de l'ancienne école, les femmes restent dehors, en grappe, et me lancent de loin : « Allez-y ! Nous, on ne peut plus écouter ces horreurs. »

Guillaume Mushagaloca est un homme, il ne correspond pas à la « victime idéale » des ONG. Il n'a pas été violé, en tout cas il ne me l'a pas con é. Pourtant, il débite l'histoire la plus tord-boyau que j'ai entendue au Congo. Lui aussi a été emmené dans la forêt avec quarante codétenus. Lui seul est rentré vivant. Les autres ont été brûlés, rôtis, bouillis, égorgés, scalpés, fouettés, ligotés sur une croix, on leur a arraché les yeux, mis du sel dans les orbites, coupé le bras, obligé à le manger. Je n'écoute plus, pardon, je ne peux plus.

Cet homme m'assure qu'à part les soins d'urgence il n'a reçu aucune aide. Rien, jamais. Dans ce village de Kaniola bariolé d'ONG, il y avait des fonds pour ses voisines, pas pour lui. « Je suis jaloux des femmes violées. Oui, ça je peux le dire sans honte. » Je referme mon cahier, et quitte le village avec une sale envie de vomir.

De retour à Bukavu, la question s'impose : où se sont envolés les budgets colossaux ? Qui a « mangé l'argent », comme on dit ici ? Les organisations internationales me répondent par périphrase. « Filtre des organisations », pour Alejandro Sánchez de la Monusco (comprenez : « salaires d'expatriés »). « Manque de coordination » et « pays où il est difficile de travailler », pour Johan Bultinck de Malteser (comprenez « corruption »).

Je retrouve dans les archives du journal Le Souverain, un article de mai 2012 intitulé « À qui profitent les violences sexuelles de l'est du Congo ? ». La journaliste décortique le cas de Mamas for Africa. Cette ONG belge s'est appuyée sur une petite association congolaise qui accueil- lait les victimes de viols. Elle a eu accès à leurs photos, leurs témoignages, mis en place des listes de diffusion et récolté de l'argent. Mais très vite, la structure congolaise a appris que « moins de 1 % des fonds collectés est injecté dans le foyer ».

En 2008, Mamas for Africa dit avoir besoin d'une plus grande maison pour accueillir les femmes violées. La directrice de l'ONG congolaise, Rosalie, se démène et récolte 360 000 dollars pour aménager un nouveau foyer avec vue sur le lac. Mais la bâtisse est rapidement transformée en mai- son de passage pour les Belges en visite à Bukavu. « Un concept particulier », ironise la journaliste qui relève que, dans une lettre envoyée aux donateurs, Mamas for Africa annonçait vouloir créer un centre de formation pour garantir un revenu aux femmes hébergées. Or « la maison ne servait que de transit avant d'envoyer les femmes à l'hôpital de Panzi ».

J'ai voulu rencontrer les dirigeants de ce centre. J'ai d'abord reçu un e-mail un peu allumé d'Hilde Mattelaer, la directrice de Mama for Africa : « Tout d'abord, la dame Rosalie que vous mentionnez n'est depuis longtemps plus en fonction et emploie fautivement notre nom. » Puis, mon rendez-vous a été repoussé plusieurs fois. Finalement, la directrice du foyer avait vraiment trop de travail pour me recevoir.

Le nom de Mamas for Africa m'est revenu aux oreilles en discutant avec un collègue du docteur Mukwege, le chargé des ressources humaines de l'hôpital Panzi. Il citait l'ONG belge comme étant une des plus efficaces, une de celles qui leur amenait le plus de femmes violées…

Des femmes qui disent avoir été violées pour être aidées, des structures qui gonflent leurs statistiques pour recevoir plus de fonds, des malversations à tous les étages, des discours qui ne touchent plus terre… À Bukavu, je découvre aussi qu'il existe des faux coupables, des hommes qui croupissent en prison à tort, victimes eux aussi du business du viol.

Irresponsables jusqu'au bout

L'enquête de Nynke Douma, Fonds de commerce, est partie de ce constat. En septembre 2008, la chercheuse néerlandaise assiste à une chambre foraine militaire, c'est-à-dire à un procès délocalisé dans un village pour offrir à la population le « spectacle de la justice ». Un homme est condamné pour viol à dix ans de prison : « C'était un cas faux, archifaux. Il n'y avait rien dans le dossier. Comment pouvait-on condamner des gens sur des bases si fragiles ? »

Elle découvre rapidement que ce procès n'est pas un cas isolé. « Aujourd'hui, au Kivu, le principe du droit à un procès équitable est bafoué », estime Faustin Cirhuza, qui travaille à Bukavu pour Avocats sans frontières. Les ONG de défense des femmes violées « achètent la justice », dit-il. Elles organisent des procès, paient des per diem aux juges et aux avocats, incitent le tribunal à se rendre dans des lieux profondément marqués par le conflit…

Faustin Cirhuza a été consultant en 2013 pour un programme financé par Cordaid. L'ONG hollandaise devait traiter soixante dossiers de victimes du territoire de Kabare : « Trouver ce volume de dossiers en un an, c'était tout simplement impossible ! Alors ils ont identifié des cas à la sauvette, en omettant toute règle de procédure. Il y avait des insuffisances de preuves flagrantes, des faux cas. Ils ont perdu sur une trentaine de dossiers, c'était n'importe quoi. »

Pourquoi ne pas avoir retaillé ces objectifs ?

« Ça crée de l'emploi ! Si vous n'atteignez pas les objectifs, les bailleurs ne renouvellent pas votre contrat ! » L'avocat est dépité : « Ce n'est pas fait dans l'intérêt des gens. Les ONG ne veulent pas obtenir la réparation pour les victimes, elles veulent la copie du jugement, qu'elles enverront aux bailleurs pour dire qu'elles ont bien travaillé, qu'elles “luttent contre l'impunité”. J'ai entendu tellement de femmes regretter d'avoir été en justice, c'est dramatique pour notre pays. »

Interrogée sur ce cas, Astrid Frey, de Cordaid, répond : « Des femmes qui mentent, qui nous tournent autour pour nous vendre leur histoire, ça existe… Il faut faire très attention, évaluer nos programmes. C'est un challenge ! » Puis elle ajoute : « De toute façon, Cordaid n'est pas un acteur direct, nous ne faisons que financer les programmes de nos partenaires… »

« La lutte contre l'impunité », formule-clé dans les brochures des organismes internationaux, a des effets pervers plus pernicieux encore. En ville, le viol est aujourd'hui instrumentalisé pour rançonner les plus riches. Le journaliste Egide Kitumaini raconte cette fable urbaine : « Tu es jeune et tu as une fiancée au quartier, elle tombe enceinte mais tu n'as pas de quoi la prendre en mariage, alors vous fomentez un coup : elle va séduire un homme riche. Ils font les choses de la vie, et après elle dit : “Regarde je suis enceinte ! Donne-moi de l'argent ou je vais déclarer un viol et ta réputation sera ruinée !” Et elle repart avec assez de dollars pour organiser le mariage. »

Bukavu bruisse de ce type d'histoires. L'accusation de viol permet au mari trompé de faire tomber l'amant de sa femme, aux parents cupides de pro ter de l'aventure de leur fille, à l'étudiante de s'acheter un BlackBerry. « On condamne, on tolère, on permet, on instrumentalise. Dans ce méli- mélo, il n'y a plus de valeurs… », soupire Mathilde Muhindo.

Je repense à la petite Marie-Noël Cikuru, de l'ONG congolaise Action d'espoir, qui de sa voix fluette m'avait dit : « Il n'y a pas de victime pure et de bourreau pur, les deux ne s'opposent pas dans un antagonisme irrémédiable. Dans un con it, il y a une circularité, un va-et-vient entre les deux identités. »

Je traverse Bukavu une dernière fois. Le soleil bas du matin effleure les orchidées qui rosissent les façades. Au port, je croise Alejandro Sánchez de la Monusco. Il m'informe qu'il va bientôt quitter son poste : « Je rentre en Colombie. C'est vraiment trop le bordel ici. »

Au Parlement européen, le docteur Mukwege reçoit le prix Sakharov. Dans le feutre des studios radios, sous les projecteurs des plateaux télévisés, il répète que dans son pays on viole pour détruire un peuple, contrôler un territoire. La barbarie doit prendre n, le corps des femmes ne peut plus être un champ de bataille. Stop, arrêtez tout, « ligne rouge ».
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024