Fiche du document numéro 11167

Num
11167
Date
Lundi 10 avril 2006
Amj
Auteur
Fichier
Taille
127685
Surtitre
Un étendard sanglant à laver (10ème partie)
Titre
France-Rwanda : la grande peur de la vérité
Soustitre
Privat Rutazibwa est ancien directeur de l’Agence Rwandaise d’Information/Rwanda News Agency (ARI-RNA) (de sa création en mars 1996 à mars 2006) ; ancien Président du Haut Conseil de la Presse (instance publique de régulation des médias au Rwanda, de sa création en mars 2003 à la démission de Rutazibwa en mai 2005) ; membre fondateur et Vice-président du conseil d’administration du CRID (Centre de Recherche, d’Information et de Documentation), organisation dont ARI-RNA est une branche. Privat Rutazibwa, prêtre défroqué, est un grand journaliste ainsi qu’un écrivain qui partage son œuvre entre la nécessité de démasquer tous les inspirateurs et les responsables de l’ethnocide et ses propositions concrètes pour la reconstruction d’un Rwanda pacifié, réconcilié et démocratique. 
Nom cité
Mot-clé
Source
Type
Langue
FR
Citation
La publication par la Ména d’une série de témoignages de Rwandais sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda éclaire d’une lumière vive une réalité avérée mais pas souvent dévoilée : la participation directe et active des soldats français dans des actes de tuerie, de complicité de massacres et de génocide ainsi que de viols contre des civils tutsis.

Les faits relatés se passent entre 1991 et 1994 dans les anciennes provinces de Gisenyi, Cyangugu et Kibuye aujourd’hui regroupées dans la Province Occidentale, l’une des quatre que compte actuellement le pays, en plus de la capitale Kigali, à la suite du remembrement consécutif à la deuxième phase de la réforme des entités administratives décentralisées de janvier 2006.

 
Au moment du génocide, en 1994,  Cyangugu et Kibuye faisaient partie de la fameuse « zone humanitaire sûre » (ZHS) créée par l’opération française – sous couverture onusienne – turquoise. On parle également, plus familièrement, de « zone turquoise ». Deux des cinq témoignages publiés par la Ména sont relatifs à ces deux anciennes provinces et rapportent des faits précisément liés à l’opération turquoise.

 
Les trois autres témoignages concernent l’ancienne province de Gisenyi, fief des principaux dignitaires de l’ancien régime et siège du célèbre camp militaire para-commando de Bigogwe. Les anciennes communes de Gisenyi, comme Nkuli, Kinigi, Kibilira, Ngororero et, plus précisément, le voisinage du camp Bigogwe, étaient habités par une forte concentration de Bagogwe, éleveurs tutsis fort attachés à l’élevage bovin et à un mode de vie très traditionnel.

 
Gisenyi ne faisait pas partie de la zone turquoise, bien que la carte présentée par une délégation française – dont faisait partie l’ « expert historien » Gérard Prunier – à la direction politique et militaire du FPR (Front Patriotique Rwandais, rébellion armée en guerre contre le régime Habyarimana de 1990 à 1994) peu avant le déploiement de l’opération inclût cette ancienne province de l’ouest.

 
La délégation française convoitait visiblement toutes les cinq provinces non encore sous contrôle des troupes de l’APR (Armée patriotique rwandaise, branche armée du FPR). Il s’agissait de Butare, Gikongoro, Cyangugu, Kibuye et Gisenyi. Ces trois dernières, qui longent le lac Kivu, bordent également toute la frontière occidentale avec la RDC (République démocratique du Congo, ex-Zaïre), ce qui représentait un deuxième avantage stratégique pour les Français.



Les négociations avec le FPR, mais surtout, son avancée rapide sur le terrain militaire, ont permis d’épargner les anciennes provinces de Butare et Gisenyi de la zone turquoise. Toutefois, des unités spécialisées des troupes françaises ont souvent débordé des limites conventionnelles de leur zone, et l’une d’entre elles, composée de 18 éléments, s’est même fait capturer par l’APR aux frontières de Gisenyi-Kibuye, après un léger affrontement. Leur remise à la France, – de même que le corps d’un des leurs morts au cours de l’affrontement – a fait l’objet d’un gentlemens’ agreement au terme duquel la France s’engageait à ne pas prolonger le mandat de l’opération turquoise, et cela fut respecté.


 
Le fait que les trois témoignages relatifs à l’ancienne province de Gisenyi ne comportent pas d’anachronismes sur l’opération turquoise et la période formellement reconnue comme celle du génocide (soit du 7 avril au 17 juillet 1994) constituent à mon avis une indication supplémentaire de plausibilité. Deux de ces témoignages évoquent des faits qui se sont déroulés en 1991 autour du camp Bigogwe, et le troisième, un acte de viol commis par des militaires français en 1993 dans l’ancienne commune de Nkuli.

 
La présence d’experts militaires français au camp Bigogwe et des troupes françaises dans les anciennes provinces de Gisenyi, Ruhengeri, Byumba, Kigali-Ngali, Umutara et dans la ville de Kigali avant l’opération turquoise est également un fait historique avéré. Certains relevaient de l’habituelle coopération militaire entre la France et le régime de Habyarimana depuis 1975, d’autres étaient les membres des deux opérations militaires françaises qui avaient précédé Turquoise à partir de 1990, à savoir Amaryllis et Noroît.

 
Ces témoignages  se  recoupent également avec beaucoup d’autres, maintes fois entendus, et dont certains ont même été publiés dans la presse rwandaise. Comme celui de feu le professeur Bugingo, publié il y a quelque temps dans le journal Grands Lacs Hebdo de l’agence ARI (Agence Rwandaise d’Information). Cet ancien professeur de l’Université Nationale, miraculeusement rescapé de Butare avec huit autres personnes, y relate sa première rencontre avec les Français à Gikongoro ; les menaces de mort  constantes des miliciens en présence des mêmes Français ; et surtout, la réprobation d’un officier français qui l’avait pris pour un Hutu et qui l’incitait à choisir le camp des déplacés hutus à Gikongoro (où les miliciens tuaient et violaient quotidiennement devant les Français) plutôt que celui des Tutsis de Nyarushishi à Cyangugu, que le professeur voulait gagner avant de passer à Bukavu (République Démocratique du Congo).


Cette hostilité des Français à l’égard des personnes supposées hutues mais associées à des Tutsis durant le génocide est constante dans plusieurs témoignages, et elle trouve un écho dans ce témoignage n°1 de la série publiée par la Ména, où le témoin K.C dit : «  le dénommé Murengera, un des interprètes à qui j’ai essayé d’expliquer que j’étais hutu et non tutsi, l’a répercuté aux Français qui ont réagi en voulant savoir ce que je faisais avec les Tutsis, considérant que je devais les aider. C’est alors que je me suis échappé et me suis caché dans la brousse ».

 
Cette attitude des Français démontre, comme l’indique avec justesse le même témoin, que « les Français étaient venus dans le cadre du plan élaboré par les autorités civiles et militaires hutues ». De même que ces dernières ne faisaient pas de différence entre la rébellion du FPR et la population tutsie dans sa totalité, qu’elles avaient décidé d’exterminer, de même leurs alliés français considéraient tous les Tutsis comme des ennemis. Et ceci relève de la conception militaire ordinaire des choses. Avant toute intervention, les militaires reçoivent généralement un briefing précis sur l’état du terrain, la nature de l’ennemi, des alliés éventuels, de tout autre acteur et de l’environnement en général.

 
Il serait fort intéressant de connaître dans le détail le genre de briefing dispensé aux militaires français avant leurs interventions successives au Rwanda et dans la région des Grands Lacs à partir de 1990 et ce qu’on leur apprenait des Tutsis en particulier. Je soulève cette interrogation avec d’autant plus d’insistance en pensant à un autre témoignage recueilli il y a quelque temps auprès d’un citoyen congolais alors en exil au Rwanda qui avait fui les exactions et persécutions des militaires français de l’opération Artémis en Ituri, République Démocratique du Congo.

 
Ce Congolais d’ethnie hema (une ethnie de l’Ituri en RDC apparentée aux Tutsis selon l’imaginaire ethniste de la région) faisait état de perquisitions intempestives, de saisies de documents, de pillages et de violences exercés par des militaires français de l’opération Artémis dans la ville de Bunia (Ituri), sur des familles hema soupçonnées de collaborer avec l’UPC (Union des Patriotes Congolais de Thomas Lubanga, aujourd’hui en détention au TPI à la Haye où il fut transporté par un avion militaire français). Selon ce témoin, les militaires français demandaient s’il n’y avait pas de Tutsis cachés dans ces familles au cours desdites perquisitions.

 
Il est donc permis de penser que les faits relatés dans tous ces témoignages et les accusations portées contre des militaires français n’étaient peut-être pas des cas isolés, mais obéissaient à un plan précis ; que les officiels français (politiques, diplomates) et surtout leur armée n’ignoraient pas le plan d’extermination des Tutsis concocté par leurs alliés du hutu power ainsi que l’idéologie ethniste de haine sous-jacente à ce même plan. Et que la décision des Français de poursuivre, malgré tout, leur alliance avec les forces du génocide était consciente et totale (politique, diplomatique, idéologique et militaire, aussi bien aux plans tactique, stratégique, logistique qu’opérationnel).

 
Telle est l’hypothèse qui devrait désormais guider la poursuite des enquêtes si l’on veut vraiment établir la vérité sur le rôle exact de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. En publiant ces témoignages, la Ména fait œuvre salutaire et courageuse dans la recherche de la vérité. Un travail qui tranche avec l’arrogance et la fuite en avant des autorités publiques françaises ; un travail à l’opposé des lobbies révisionnistes et négationnistes à l’œuvre contre la mémoire du génocide des Tutsis.


Un travail qui, je le souhaite, fera la différence avec d’autres initiatives citoyennes en France, tout aussi louables, mais qui restent à mi-chemin dans la recherche de la vérité sur le rôle de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda. Tout en exposant les responsabilités de la France dans ce drame, ces initiatives sont souvent d’une grande indulgence lorsqu’elles font croire que les officiels et militaires français sont simplement coupables d’excès dans la défense des intérêts géopolitiques de leur pays ; d’erreurs d’appréciation ou de négligence dans leur soutien au hutu power ; qu’ils n’étaient pas conscients de l’intention ni de l’ampleur du plan génocidaire ; ou qu’ils se sont laissés manipuler par des acteurs africains dans un contexte socio-politique dont ils ne maîtrisaient pas la complexité.

 
Non, le rôle de la France pourrait être bien plus grave que cela. Et il faut bien qu’il y ait des Français capables d’affronter cette triste vérité, sans mépris raciste ni fausse fierté. Il est étonnant de constater que parmi les multiples acteurs étatiques et institutionnels impliqués dans le dossier rwandais, un grand nombre, comme les Etats-Unis, la Belgique, l’Afrique du Sud, l’Union Africaine et les Nations Unies ont déjà fait leur mea culpa, et que seules l’Eglise catholique et la France campent sur leur arrogance. Et Dieu sait que leur responsabilité est des plus criantes.


Saluons une fois de plus le travail de la Ména et de tous les citoyens honnêtes ainsi que des institutions qui œuvrent pour que la vérité soit établie sans la moindre complaisance. Et que le peuple français n’ait pas peur de cette vérité, puisqu’elle nous libérera tous. Les victimes rwandaises du génocide l’attendent avec impatience pour mieux comprendre et être soulagés. Et le peuple français a également droit à cette vérité pour établir les responsabilités, identifier les vrais coupables et laver son honneur perdu au Rwanda.
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024