Fiche du document numéro 20411

Num
20411
Date
1978
Amj
Auteur
Fichier
Taille
2421025
Urlorg
Titre
Le Commerce du sel de l'Uvinza an XIXe siècle. De la cueillette au monopole capitaliste
Cote
Revue française d'histoire d'outre-mer, tome 65, n°240, 3e trimestre 1978. pp. 401-422;
Source
Type
Article de revue
Langue
FR
Citation
Revue française d'histoire d'outremer

Le Commerce du sel de l'Uvinza an XIXe siècle. De la cueillette au
monopole capitaliste
Jean-Pierre Chrétien

Citer ce document / Cite this document :
Chrétien Jean-Pierre. Le Commerce du sel de l'Uvinza an XIXe siècle. De la cueillette au monopole capitaliste. In: Revue
française d'histoire d'outre-mer, tome 65, n°240, 3e trimestre 1978. pp. 401-422;
doi : 10.3406/outre.1978.2134
http://www.persee.fr/doc/outre_0300-9513_1978_num_65_240_2134
Document généré le 26/04/2017

Abstract
The salt works of Uvinza near the confluence of Malagarazi and Rutshugi rivers, which for several
centuries supplied the countries north east of Lake Tanganyika, grappled themselves to the long
distance caravan trade which joined the Indian Océan to Ujiji in the middle of 19th century. For a long
time their exploitation was done in the form of « seasonal gatherings » by salt workers who came every
dry season from Buha and from Burundi. The production of salt which could reach 300 tons a year
instigated the development of a régional trade based on exchange of salt against luxury commodities
(beads, clothes) in the East, and against cattle in the West. In Burundi for example, the bayangayanga
(hawkers) specialized in a barter trade of salt, cattle and hoes. The Uvinza sait production was
controled by the three kings of the area most likely from the beginning of the 19th century. Its
commercialization however was carried out by the Zanzibar-Ujiji trade network since 1850. The
installation of the German station in Ujiji in 1896 was followed up by an official seizure of those salt
mines and by the creation of a monopolistic company, the «Central African Lakes Society» (headed by
Otto Schloifer). In spite of the technical, ecological and political difficulties the production of salt
increased gradually and went up to 1 000 tons per year, in 1914 it had reached 4 000 tons. The local
trade System was reoriented towards different salt trading stations along the coast of Lake Tanganyika.
At the same time African profits decreased and were divided between porters, employed by the foreign
firms, and the hawkers who involuntarily became agents of colonial capitalism.

Résumé
Les salines de l'Uvinza, près du confluent de la Malagarazi et de la Rutshugi, qui approvisionnaient les
pays situés au nord-ouest du lac Tanganyika depuis des siècles, se sont greffées sur le commerce à
longue distance des caravanes reliant l'Océan Indien à Ujiji à partir du milieu du XIXe siècle. Leur
exploitation garda cependant longtemps la forme d'une «cueillette» saisonnière effectuée par des
sauniers venus à chaque saison sèche du Buha et du Burundi. La production de sel, qui pouvait
atteindre 300 tonnes par an, a suscité le développement d'un commerce régional : échanges contre
des denrées de luxe (perles, cotonnades) vers l'est et contre du petit bétail vers l'ouest. Au Burundi par
exemple des colporteurs bayangayanga se spécialisèrent dans le troc du bétail, des houes et du sel.
La production de l'Uvinza était contrôlée par les trois souverains du pays sans doute depuis le début
du XIXe siècle, elle était en outre drainée par le réseau commercial zanzibarite d'Ujiji depuis 1850. La
création de la station allemande d'Ujiji en 1896 fut suivie d'une mainmise officielle sur ces salines et de
la création d'une compagnie concessionnée à monopole, la Société des Lacs d'Afrique Centrale
(dirigée par Otto Schloifer). Malgré des difficultés techniques, écologiques et politiques, la production
passa peu à peu à 1 000 tonnes par an, puis à 4 000 en 1914. Le commerce local se réorienta vers les
points de vente de ce sel sur les côtes du lac Tanganyika, mais les profits des africains se dégradèrent
et se morcelèrent entre les porteurs, employés par les firmes étrangères, et les petits colporteurs,
devenus eux aussi les agents involontaires du capitalisme colonial.

Le

Commerce
au

De

la

cueillette

du

XIXe
au

sel

de

l'Uvinza

siècle.

monopole

capitaliste

par
JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
Le rôle historique du sel dans le développement des échanges commerciaux à
moyenne ou à longue distance est un phénomène dont l'importance dans le
passé africain n'est plus à démontrer1. Les salines de l'Uvinza, situées le long de
la vallée de la basse Malagarazi, à une cinquantaine de kilomètres à l'est du lac
Tanganyika, peuvent être étudiées sur une très longue durée puisque, d'après
l'enquête archéologique menée en 1967 par John Sutton, leur exploitation
remonte au Ve siècle de notre ère2 et qu'aujourd'hui elles produisent quelques
30 000 tonnes par an dans le cadre de la National Development Corporation de
la République de Tanzanie. Néanmoins le XIXe siècle, notamment la période qui
va de 1840 à 1920, représente un moment exceptionnel dans leur histoire.
L'essor quantitatif de leur production s'accompagne alors de deux mutations
successives, aussi bien dans la technologie que dans la rentabilisation
: la première est liée à l'ouverture de l'axe commercial des caravanes reliant
Bagamoyo, sur l'Océan Indien, au comptoir d'Ujiji créé vers 1840 sur les bords
du Tanganyika par des marchands arabes et waswahili ; la deuxième correspond
à la mainmise coloniale allemande sur la région à partir de 18933. Ces transfor1. R. MAUNY, Tableau géographique de l'Ouest africain au Moyen Age d'après les
sources écrites, la tradition et l'archéologie, Dakar, 1961, p. 221-233.
2. J.E.G. SUTTON et A.D. ROBERTS, «Uvinza and its Sait Industry», Azania, III,
1968, p. 45-86. John Sutton fournit une description remarquable, fondée sur
les traditions orales et les sources imprimées, de l'évolution des technologies et de la
production du Ve au XXe siècle. Andrew Roberts dresse un tableau de l'évolution politique
et économique de l'Uvinza du début du XIXe siècle à nos jours d'après les sources
et quelques dossiers d'archives. Nous sommes largement redevables à ces deux auteurs
de tout ce que nous rappelons sur les salines de l'Uvinza. Les archives et les enquêtes sur
lesquelles nous nous appuyons apportent du neuf surtout sur les processus de
Personnellement nous préférerions parler du Buvinza, conformément à l'usage des
langues bantu de cette région d' Afrique orientale, mais le terme Uvinza (d'inspiration
swahili) s'est tellement répandu dans les écrits que nous l'avons gardé tel quel.
3. Sur l'ouverture au commerce à longue distance des royaumes situés au nord-est du
lac Tanganyika, voir par exemple notre article sur « Le Buha à la fin du XIXe siècle : un peuple,
six royaumes», Études d'histoire africaine, Lubumbashi, VII, 1975, p. 9-38. L'implantation
allemande à Ujiji s'effectua en trois étapes : en 1893 le capitaine Sigl fit une première
jusqu'à Ujiji, en 1895 le capitaine Leue y retourna, en 1896 le capitaine Ramsay
fonda la station militaire.
-401 R. franc. Hist. Outre-Mer, t. LXV (1978), n° 240.

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
mations apparaissent déjà dans les restes archéologiques : la poterie C dégagée
par J. Sutton, avec ses sortes de grands chaudrons évasés, est à l'image de
des travaux au milieu du XIXe siècle ; son déclin reflète l'implantation
d'une production industrielle, celle de l'entreprise allemande de la CentralAfrikanische Seengesellschaft à partir de 1902.
De l'artisanat à l'industrie, du petit commerce de troc à la création d'un
marché régional centré sur le lac Tanganyika, devant ces étapes d'une croissance,
la tentation est grande de brosser un tableau inspiré plus ou moins naïvement
des schémas économiques et des conceptions de la «civilisation» de notre époque
et de notre culture4. Avant de cartographier des courants commerciaux ou de
recenser des marchés il convient pourtant de voir comment ces échanges anciens
s'inséraient dans la société des populations concernées et de s'interroger sur les
ruptures introduites par les transformations du XIXe siècle. De ce point de vue
les contacts entre l'Uvinza et les pays situés plus au nord, le Buha et le Burundi,
apportent un éclairage différent de celui donné par les relations établies avec les
commerçants banyamwezi5. Cette question nous semble être un exemple
de l'intérêt de la dimension anthropologique dans l'histoire économique.

COLLECTES SAISONNIERES ET COLPORTAGES
Au XIXe siècle l'extraction s'effectuait à partir d'une douzaine de sources
salées situées à proximité du confluent de la Rutshugi et de la Malagarazi,
notamment de celles de Pwaga, de Kasenga, de Ndore et de Nyanza. Les
européens (explorateurs anglo-saxons, missionnaires catholiques ou
officiers et fonctionnaires allemands) qui se rendirent à Ujiji entre 1858
et 1899 nous ont laissé, pour cette quarantaine d'années, une quinzaine de
descriptions plus ou moins détaillées de ces salines. Ils pouvaient les observer
près du gué sur la Rutshugi qu'empruntait la route des caravanes en venant de
Tabora6. La saumure était versée dans des bassins en argile pour une première
4. Sur l'historiographie «libérale» ou nationalitaire qui mit l'accent dans les années 1960
sur les villes, les États et le grand commerce, voir la note critique de J.L. VELLUT,
aux XVIIe et XVIIIe siècles : connaissances, idéologies, perspectives», Revue belge de
philologie et d'histoire, 1977, 3, p. 1076-1101.
5. A. ROBERTS, «Nyamwezi Trade», in R. GRAY et D. BIRMINGHAM, Pre-Colonial
African Trade, Londres, 1970, p. 39-74, insiste sur le rôle du fer et du sel, dans la mesure
où ils sont récupérés dans le commerce à longue distance qui débouche sur l'Océan Indien.
6. Les récits utilisés sont les suivants : R. BURTON, Voyage aux grands lacs de l'Afrique
orientale, trad., Paris, 1862, p. 389-390 (1858) ; V.L. CAMERON, A travers l'Afrique,
trad., Paris, 1878, p. 160 (1874) ; HM. STANLEY, A travers le continent mystérieux, I,
p. 369 et 489 (1876) ; G. LEBLONC, éd., A l'assaut des pays nègres. Journal des
d'Alger dans l'Afrique équatoriale, Paris, 1884, p. 294 (1879) ; E.C. HORE, On the
Twelve Tribes of Tanganyika, 1883, in J.B. WOLF, Missionary to Tanganyika, Londres,
1970, p. 139 (1879-80) ; H. WISSMANN, Unter deutscher Flagge. Quer durch Afrika von
West nach Ost von 1880 bis 1883, Berlin, 1889, p. 237 (1881) ; O. BAUMANN, Durch
Massailand zur Nilquelle, Berlin, 1894, p. 246-247 (1892) ; A. LEUE, «Ein Marsch durch
Uwinsa (Deutsch-Ostrafrika) » , Globus, 1 90 1 , p. 60-64 (notamment p.63)(1895);H. FONCK,
«Ueber eine Erforschung des Malagarasiflusses», Deutsches Kolonialblatt, 1897, p. 98-100
(1896) ; H. FONCK, Deutsch-Ostafrika. Eine Schilderung deutscher Tropen nach zehn
Wanderjahren, Berlin, 1910, p. 211 et 288-289 (1898 et 1901) ; DANTZ, «Die Reisen des
Bergassessors Dr Dantz in Deutsch-Ostafrika, in denjahren 1898, 1899, 1900», Mittheilun-402-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
décantation par évaporation puis mise à bouillir dans de grands vases sur des
foyers installés sous abris de branchages. Selon Cameron une opération
de filtrage était effectuée dans des auges en bois, des étoffes en écorce
d'arbre servant de filtres7. Après 7 à 10 heures d'ébullition, le sel, une fois
cristallisé et refroidi, était aggloméré en blocs coniques (qualifiés souvent de
«pains de sucre») ou cylindriques d'environ 1 m de long sur 30 cm de diamètre
et pesant entre 9 et 13 kg8. Ces paquets, enveloppés de feuilles et de filasse
de brachystegia9, étaient appelés ibihiga ou ibibere, le premier terme étant d'un
emploi plus général sans doute d'origine vinza, le second étant plutôt utilisé par
les Baha et les Barundi10. La charge d'un porteur se montant à trois ou quatre
bihiga au maximum, c'est-à-dire de 25 à 35 kg de sel, représentait le total de la
production d'un «cuiseur de sel» moyen. En effet la production n'était pas le
fait d'une corporation de sauniers spécialisés, mais de milliers de gens de l'Uvinza
et des pays voisins qui venaient à chaque saison sèche «cuire»11 leurs charges de
sel. Le saunage était un équivalent de la chasse ou de la cueillette, une activité
complémentaire de la période creuse de l'agriculture. En mai, à la fin de la saison
des pluies, Stanley de passage à Kasenga (en 1876), décrit des huttes en ruines,
des pots brisés, des charbons éteints et des déchets de sel : le site est alors déserté
au profit des travaux agricoles et aussi parce que les rivières en crue submergent
une partie des salines. S'il était passé en août ou en septembre comme le firent
vingt ans plus tard les capitaines Leue (août 1895) et Fonck (septembre 1896), il
aurait découvert des centaines de huttes en activité et les bords de la Rutshugi
transformés en fourmilière humaine.
Comme pour la chasse, la forge ou les semailles, des rituels préliminaires
étaient exigés à l'ouverture du travail. En 1896 Fonck signale que la fabrication
est bloquée à Nyanza à cause de l'absence du Medizinmann (plus exactement
du muteko, le chef religieux de la terre dans les institutions du Buha et de
l'Uvinza). On peut se demander si cette perturbation du rituel n'exprime pas
les difficultés de la conjoncture politique (l'insécurité liée à une succession
gen von Forschungsreisenden und Gelehrten aus den deutschen Schutzgebieten, 1902,
p. 68-76 («Das Gebiet des unteren Mlagarassi») (1898) ; Oberleutnant GLAUNING,
lettre de Tabora, le 7.12.1899, Mitthetlungen... aus den deutschen Schutzgebieten, 1900,
p. 29 (1899). Les dates indiquées entre parenthèses sont celles du passage de ces voyageurs
en Uvinza. A ces sources imprimées, il faut ajouter les documents figurant dans les archives
de la London Missionary Society à Londres (School of Oriental and African Studies),
dossiers de Central Africa ; et ceux des Archives des Pères Blancs à Rome. Dans les archives
allemandes du Deutsches Zentralarchiv de Potsdam (DZA), que nous avons beaucoup
utilisées ici, figure notamment un rapport du gouverneur von Gôtzen du 1 1 septembre 1901,
fondé sur une étude de l'adjudant Kôhler du poste de Rutshugi (série Reichskolonialamt,
R.K.A., 500, f. 3-7).
7. Selon un système également employé à Ivuna (au lac Rukwa) et à Kibero (près du
lac Albert).
8. Des sacs en forme de pains de sucre enveloppés de feuilles d'arbres et pesant de 20 à
25 livres (Arch. Pères Blancs, Diaire de Rumonge, 7.10.1880) ; des paquets cylindriques de
20 à 30 livres anglaises (Hore, in WOLF, déjà cité, p. 139) ; des paquets d'environ 10 kg
(WISSMANN, déjà cité, p. 237).
9. Le miombo des explorateurs. Les feuilles dites amarembera en giha ou en kirundi,
d'après nos enquêtes dans l'est du Burundi.
10. Au sing. igihiga et ikibere. Le premier est parfois prononcé igishiga au Burundi.
Jkibere fait référence à une sorte de jonc, umubere (typha angustifolia selon le Dictionnaire
rundi-français de FM. RODEGEM, p. 32) qui servait aussi bien à empaqueter ces blocs de
sel qu'à fabriquer du sel végétal potassique.
1 1. Gucanira en kirundi, verbe qui signifie : entretenir le feu du foyer, faire cuire et aussi
faire fondre le minerai de fer.
-403-

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
royale, ce qui est le cas en 1896 dans la principauté du Misanga après la mort du
roi Kasanura) ou, à d'autres moments, de la conjoncture météorologique. Ces
aléas et le caractère ponctuel des observations faites par les étrangers de passage
rendent particulièrement difficiles les estimations quantitatives. A raison d'une
charge de 25 kg au moins par saunier et d'une fréquentation d'environ 20 000
personnes durant chaque saison sèche, A. Roberts propose un total de 500
tonnes par an12. Mais le chiffre de 20 000, avancé par Otto Schloifer en 1901
pour appuyer le lancement de sa Société des Lacs d'Afrique Centrale, est
En 1896 le capitaine Ramsay, chef de la nouvelle station militaire
d'Ujiji, reconnaissait que les estimations s'échelonnaient de façon très
entre 10 000 et 500 000 bihiga par an! A raison, selon lui, de 12 à
15 kg par bihiga, soit au maximum de trois bihiga par charge transportée, ces
chiffres pouvaient donner en gros de 3 500 à 160 000 «cuiseurs de sel» pour une
production globale de 130 à 6 500 tonnes. En fait les maxima doivent être au
moins divisés par 1014. Plus raisonnablement le gouverneur von Gôtzen, dans le
rapport qu'il adressa à Berlin en septembre 1901, fixait la production annelle à
environ 300 tonnes, à raison de quelques 27 000 bihiga d'environ 1 1 kg chacun,
soit le travail d'une dizaine de milliers de sauniers15. Si modeste soit-elle, cette
production annuelle de 300 tonnes de sel de première qualité16 représentait une
richesse notable, compte tenu de la rareté de cette denrée en Afrique. Dans cette
partie du continent les salines les plus proches étaient au sud celles d'Ivuna près
du lac Rukwa, à l'ouest celles du lac Mweru au Kazembe, au nord celles de
Kibero (près du lac Albert) et de Katwe (près du lac Edouard) et à l'est celles de
la région du lac Eyasi au sud de la Rift Valley.
Les terres salées de certains marais du Buha du nord (à la frontière du Buyungu
et du Muhambwe) et de l'est de l'Unyamwezi (Bukune et Bulungwa) étaient plus
proches, mais d'un rendement beaucoup plus faible et de médiocre qualité17.
12. D'après DANTZ, p. 73-75 (Cf. Azania, 1968, p. 69).
13. Voir les souvenirs de O. SCHLOIFER, Bana Uleia, Ein Lebenswerk in Afrika, Berlin,
1939, p. 169. Cet ouvrage représente une source essentielle pour l'histoire des salines de
l'Uvinza à l'époque allemande. Le chiffre de 20 000 a été repris dans un article du Hamburgischer Korrespondent du 30.12.1901 (DZA, R.K.A., 500, f. 39) d'après une conférence
faite à Berlin par Schloifer au moment où il constituait sa société.
14. Ramsay au gouverneur, Ujiji, 1.8.1896 (DZA, R.K.A., 622, f. 10-17), rapport publié
en grande partie dans le Deutsches Kolonialblatt, 1896, p. 770-772. Le chiffre de 500 000
est tellement invraisemblable qu'il faut presque supposer la présence d'un zéro en trop sur
une des notes utilisées par Ramsay. Comme le rappelait Jan Vansina dans History in Africa,
1974, p. 109-127, le «doute systématique» est plus que jamais nécessaire en histoire
15. Rapport de von Gotzen au Département des Colonies du 11.9.1901, cité en note 6.
A. Roberts propose aussi le chiffre de 350 tonnes par an (Azania, 1968, p. 69), à partir de
la mention de FONCK, 1897, sur les revenus du poste de Rutshugi en septembre 1896 ;
3 521 bihiga, soit 35 tonnes environ. Il suppose que ce montant représentait une taxe de
10%, alors qu'elle atteignait 50% et que cette statistique de Fonck est tout à fait ponctuelle,
le régime allemand ne fonctionnant alors que depuis deux mois. On voit qu'une erreur de
calcul peut donner cependant une estimation proche de la réalité. Le chiffre de 300 tonnes
donné par von Gôtzen est fondé sur les résultats de l'ensemble de l'exercice 1896-97.
16. Oscar Baumann en fit analyser un échantillon par l'Académie royale des mines à
Berlin : il s'avéra qu'il contenait le taux exceptionnel de 95,57% de chlorure de sodium
(O. BAUMANN, Durch Massailand..., p. 292).
17. Sur l'ensemble de ces salines, voir À. ROBERTS, Azania, 1968, p. 66-67. Sur celles
du Buha, cf. DANTZ, déjà cité ; notre article sur le Buha et les observations des Pères Van
der Burgt (Arch. Pères Blancs, Diaire de St-Antoine, 18 et 19.10.1896) et Capus («Eine
Missionsreise nach Uha und Urundi», Petermanns Mitteilungen, 1898, p. 185). Selon les
Barundi, le sel «noir» (umutugutu, violacé) du Buha s'opposait au sel «blanc» de l'Uvinza
(enquête Burambi, 16.9.1977).
-404-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
Néanmoins leur exploitation se déroulait de la même façon qu'en Uvinza. Pour
les Barundi par exemple, la fréquentation des salines de l'Uvinza était un
de leurs activités plus anciennes sur celles du Buha : le voyage était plus
long, le sel de meilleure qualité, mais l'organisation sociale du travail était la
même. Nous avons recueilli les témoignages de plusieurs vieillards, notamment
dans l'est et le sud du Burundi, qui avaient participé à cette activité dans leur
jeune âge18. C'était durant la saison sèche, de juin à septembre, qu'ils quittaient
leur enclos pour aller «cuire le sel» au Buha. Outre les boues salées ils filtraient
les cendres de plusieurs herbes et roseaux connus au Burundi (notamment au
Kumoso, à l'est du pays) mais particulièrement développés au Buha (au Bushingo,
au Buyungu et au Muhambwe19). Ce sel «noir» ou «brun», considéré comme
«mal cuit» comparé à celui de l'Uvinza, complétait avantageusement les
locales en sel potassique végétal. Les matières premières utilisées confirment
encore le rapprochement que nous faisons entre le saunage et une activité de
cueillette. Seuls les hommes y partaient en petits groupes de parents ou de
voisins, s'initiant les uns les autres au travail et se faisant aider par de plus jeunes
qui parfois faisaient plusieurs aller et retour pour rapporter du sel au domicile
et revenir sur le lieu de travail avec des vivres supplémentaires. Comme lors des
autres déplacements tels que les visites à la cour d'un chef ou du roi, on
en effet sa nourriture avec soi (un viatique appelé induhuro ou impambà).
Mais pour ceux qui poussaient jusqu'à «Nyanza», c'est-à-dire en Uvinza, et y
restaient plusieurs semaines, le problème alimentaire ne pouvait se résoudre
dans le cadre familial. Il fallait y ajouter le problème de l'approvisionnement
en bois à brûler ou en charbon de bois et le matériel de fabrication, à savoir les
grands vases de cuisson.
Ces trois produits, vivres, bois et poteries, entraînèrent le développement
d'un commerce au moins saisonnier aux abords des salines. Même en admettant
que les sauniers bavinza continuèrent, en saison des pluies, à cultiver leurs
champs (ne fût-ce que par le travail de leurs femmes, comme dans les familles
de porteurs banyamwezi), l'afflux d'au moins 10 000 personnes sur un espace
réduit d'une cinquantaine de km2 durant quatre ou cinq mois débordait les
ressources vivrières proprement locales. Les récipients en terre cuite étaient
fournis par les potiers Bakiko, des groupes de pêcheurs-chasseurs analogues
aux Batwa du Burundi, qui vivaient dans les vallées du Buha et de l'Uvinza20.
Pour le reste un double courant s'établissait en provenance du Buha et du
Burundi : aux sauniers temporaires s'ajoutaient ceux qui se contentaient
des paniers de vivres, de pousser des chèvres ou d'acheminer des fagots de
bois pour gagner une contrepartie en sel qu'ils pouvaient ensuite écouler chez
eux sans avoir participé directement à sa production. En août 1895 le capitaine
Leue observe un grand marché sur la rive gauche de la Rutshugi où petit et
gros bétail, beurre, miel et autres vivres sont échangés contre du sel. En 1898 le
18. Notamment Ndimugahinga, Magarama, 9.9.1977 ; Mazuge, Masabo, 4.1.1967 ;
Kiraga et Kabati, Burambi, 16.9.1977 ; Mubira et Tukuzi, Giharo, 13.9.1977 ; Giheta,
6.9.1977, etc. Les enquêtes de 1977 ont été effectuées dans le cadre du programme du
Centre de Civilisation Burundaise du Ministère de la Culture du Burundi, auquel nous
tenons à exprimer ici notre gratitude.
19. Ces herbes salifères sont au Burundi les suivantes : umubere (déjà citée), umurago,
umugonzo, urukangaga.
20. Sur les Bakiko, cf. District Book de Kigoma. (vol. VII des D.B. figurant à la School
of Oriental and African Studies, p. 227) et l'article de J.L. BRAIN, «The Tutsi and the Ha :
a Study in Intégration», Journal ofAsian and African Studies, 1973, 1, p. 39-49.
-40S -

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
capitaine Fonck décrit les longues caravanes en provenance du Buha qui
quotidiennement du bois, du bétail et des céréales aux salines de la Rutshugi21. Des Baha servaient aussi d'intermédiaires entre l'Uvinza et le Burundi,
échangeant le sel de l'un contre le petit bétail de l'autre et réciproquement. Mais
des Barundi, notamment des Bamoso à l'est et des bayangayanga au sud (entre
la haute Ruvyironza et l'escarpement dominant le lac Tanganyika) se lançaient
aussi dans ces opérations purement commerciales, exportant des chèvres, des
moutons et même des bovins (taurillons, vaches stériles) sur les marchés du
Buha pour importer du sel au Burundi22. Dans le Diaire de St-Antoine^, le
missionnaire hollandais Van der Burgt, un des meilleurs connaisseurs de ce pays
à l'époque, note (le 8 octobre 1896) que le qualificatif de «Wamosso» est
devenu comme un «sobriquet» désignant les «marchands de sel», c'est-à-dire
tous les frontaliers qui «pourvoient en effet une grande partie de l'Urundi
oriental de sel tiré des marais de l'Uha et de l'Uvinza» ; au centre du pays,
à Rubanga, il relève (le 8 février 1898) que les gens de la région vont acheter
du sel au Bushingo. Sans jamais être coupées de leurs bases terriennes et
certaines de ces familles de colporteurs bayangayanga acquirent une
sorte de spécialisation mercantile fondée sur le troc de trois séries de denrées :
le bétail, les houes et autres objets métalliques, le sel. Une enquête menée en
1977 auprès d'anciens bayangayanga de Burambi nous a montré l'importance
de la forge dans la définition de leur activité : comme le saunage, cet artisanat
qui implique la collecte de matières premières plus ou moins éloignées (le
de fer) et l'écoulement d'une production à la fois spécialisée et d'usage
courant (les houes), entraîne le développement d'un système d'échanges. Le
processus commercial est très bien évoqué dans le témoignage de Kabati24 :
Tout apprenti colporteur commençait par extraire du minerai. Il allait fondre
le minerai à la forge et quand il avait obtenu vingt houes, il allait acheter des
vaches. Cela fait il pouvait apprendre à commercer parce qu'il venait d'« attraper
la richesse». Il abattait les vaches et vendait les peaux contre des paquets de
sel, puis il filait revendre ce sel.
Certains pouvaient aussi gagner leur première houe en portant une charge de
trois bihiga au service d'un colporteur plus âgé. D'autres, déjà rodés aux
avec l'est, s'intéressaient aussi aux parures exotiques : gros coquillages de
l'Océan Indien, perles de verre coloré, bracelets en fil de fer ou de laiton. Ils
les trouvaient sur les marchés du Buha, au Heru (à Mbirira ou à Kasuru) ou
même au Muhambwe, où ils rencontraient des colporteurs banyamwezi. Ces
derniers achetaient les produits primaires des royaumes de l'ouest (bétail, sel)
en échange de denrées plus élaborées comme les parures d'origine swahili,
asiatique ou européenne que nous venons d'évoquer et aussi comme les
ou les fusils à piston. Ils troquaient ensuite le sel contre de l'ivoire au
21. LEUE, Qlobus, 1901, p. 76 ; FONCK, Deutsch-Ostafrika, p. 288-289.
22. J.M. VAN DER BURGT, Dictionnaire français-kirundi, Bois-le-Duc, 1903, art.
p. 110-111. Témoignages de Ndimugahinga, Magarama, 9.9.1977 ; Murengwe,
Muramvya, 11.6.1968 ; Fureté, Butihinda, 21.9.1977. Les Bamoso sont les habitants du
Kumoso.
23. Arch. Pères Blancs.
24. Burambi, 16.9.1977.
-406-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
Karagwe ou au Bunyoro : en janvier 1 899 encore le Père Van der Burgt croisa
une route du sel qui reliait l'Uvinza aux pays de l'ouest du lac Victoria par
l'Usambiro25.
On voit que le colportage du sel en direction du Buha et du Burundi se situait
à un autre niveau : l'échange s'effectuait non contre des produits fabriqués de
plus grande valeur mais contre des produits de l'agriculture et de l'élevage.
D'autre part, à l'opposé du Buha où cette institution s'était développée avant la
colonisation, le Burundi ne possédait pas de marchés, sauf sur le littoral du lac
Tanganyika (sous l'influence des Bajiji et des Waswahili venus du sud). La vente
se faisait dans les enclos, chez un chef ou surtout chez le «commerçant» luimême, sous forme de troc, les unités de compte étant selon les transactions des
chèvres, des houes ou des bihiga. Le colportage pouvait aussi accompagner
de bétail et la mise en vente des pièces de viande : le terme muyangayanga
désigne aussi cette activité de boucher26. Enfin quels que fussent les calculs de
profit personnel auxquels se livraient ces «colporteurs», ils se retrouvaient
chez eux insérés dans les relations institutionnelles du lignage, des clientèles et
de la dépendance politique. G. Smets avait déjà insisté il y a trente ans sur le
caractère pseudo-«féodal» pris par les transactions faites dans ce cadre27. Un
ancien marchand de Kirimiro nous en donna encore un exemple28. Il ne traitait
pas son chef local comme un client ordinaire mais comme un protecteur virtuel.
Il gagnait donc son amitié en lui faisant cadeau d'un morceau de sel débité d'un
de ses bihiga, il devenait son fidèle (umutoni) à l'égal d'autres dignitaires de
sa cour et si l'opération se renouvelait ou s'il lui rapportait un beau coquillage
(ikirezi) ou des bracelets torsadés (inyerere), il pouvait recevoir une vache qui
consolidait leurs bonnes relations. Ce type d'échanges différés remplaçait
arithmétique d'un troc commercial par une équation sociale où les
«généreuses» des puissants et les prestations des sujets mêlaient
subtilement le sens d'une réciprocité et celui de la hiérarchie, ce qui avait pour
effet de freiner les enrichissements trop rapides29.

LA MISE EN DÉPENDANCE POLITICO-ÉCONOMIQUE
DE LA PRODUCTION
Les rois de l'Uvinza
Au passage de Burton en 1858 l'Uvinza est déjà divisé en trois principautés
dont les souverains se partagent également les revenus des salines. L'importance
du sel dans la politique locale se manifeste dans la convergence des frontières des
25. Témoignages de Kiraga et de Kabati, Burambi, 16.9.1977 ; O. BAUMANN, p. 225227 ; Arch. Pères Blancs, Diaire de St-Antoine, 22.1.1899 ; J.A. GRANT, A Walk across
Africa, Londres, 1864, p. 159. Voir aussi A. ROBERTS, «Nyamwezi Trade», déjà cité.
26. Bigiraneza, Muzinda, 27.9.1971, et alii.
27. G. SMETS, «Les institutions féodales de l'Urundi», Revue de l'Université de
fév.-avr. 1949, p. 9-10.
28. Ndimugahinga, Magarama, 9.9.1977.
29. Voir notre article sur «Echanges et hiérarchies dans les royaumes des grands lacs de
l'Est africain», A nnales E.S.C., 1974, 6, p. 1327-1337.
-407-

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
trois territoires sur le confluent de la Malagarazi et de la Rutshugi. Les trois
dynasties se réfèrent à un ancêtre commun : celle qui revendique la plus grande
légitimité, en filiation directe avec le roi-fondateur Rubere, règne sur le Rubabi
au nord-ouest ; celle du Misanga, issue d'un autre fils de Rubere, a étendu son
domaine vers l'est jusqu'au-delà du coude de la Malagarazi dont elle contrôle
un gué essentiel sur la route de Tabora et elle se distingue au XIXe siècle par
ses luttes internes et par son attitude belliqueuse ; celle du Kigonero, au sudouest, se rattache à une soeur de Rubere qui aurait épousé un Mutongwe.
Pour notre époque le tableau dynastique se présente de la façon suivante30 :
Rubagi

Misanga

Kigonero

Rubere

Rubere
Muhoza
(+ 1893)
Mpore

Mkundwa
Kabwiri

Nkuba

Nzogera
(+1871/1876)

Rukandamira
(+ 1871/1879)

Rusunzu
(d. 1879)

Kasanura
(+ 1895)

Mutabu
(+ 1902)

Rurengerure
(+ 1930)

Kwezi
(+ 1944)

II est probable que cette généalogie, très floue au-delà de 1855, est lacunaire et
quelque peu manipulée. En particulier le lien familial de la lignée du Kigonero
avec les deux autres semble très fragile31 . D'autre part le souvenir d'une unité
ancienne est resté très vivace au XXe siècle32. On peut donc se demander si cette
fragmentation en trois branches, due à des querelles familiales ou à
de chefs locaux (au Kigonero par exemple), n'est pas un phénomène
relativement récent lié aux raids ngoni du milieu du XIXe siècle, de même que
le royaume du Buha du sud, attaqué par ces derniers, s'est disloqué en trois
parties à la même époque33. Et surtout l'importance prise par le commerce du
30. Tableau établi par A. ROBERTS, in Azania, 1968, p. 83. Nous avons adopté
-r-, selon l'usage habituel dans les langues bantu de la région, pour caractériser
le phonème réalisé dans l'alvéolaire /r/ au lieu de -/-. Les lignes en «tiretés» désignent des
liens hypothétiques, les croix marquent les dates de décès ou les marges dans lesquelles
se situent ces dates, le d marque une destitution.
31. De même le tableau publié par Roberts a intégré le chef Katarambura, un aventurier
qui a prétendu au trône du Misanga dans les années 1880, selon un procédé habituel de
légitimation.
32. District Book de Kigoma (vol. VII, SOAS, p. 226).
33. Cf. notre article sur le Buha, déjà cité, p. 28.
-408-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
sel à la suite de la création du comptoir d'Ujiji vers 1840 a attisé sans doute à la
fois les rivalités internes, les ambitions des pouvoirs locaux proches des salines
et les interventions étrangères, notamment celles des Banyamwezi. C'est de
même vers 1830, au début de la percée zanzibarite vers le lac Tanganyika, que le
roi Kabwiri aurait établi son contrôle sur le gué de la Malagarazi. Dans les années
70 l'ensemble de la région (Buha du sud et Uvinza) est l'objet des convoitises de
Mirambo : il soutient d'abord Nzogera contre Rukandamira, puis la mainmise
quasi exclusive de Rusunzu sur les salines (si l'on en croit le témoignage de
Stanley qui y passa en 1876). Puis en 1881 c'est au tour de Tippu Tip
dans ces parages avec l'aide de Rumaliza : ils appuient un chasseur
de l'Ukaranga, Katarambura, contre Kasanura. A l'arrivée de Sigl en 1893
les Banyamwezi de l'Urambo restent influents le long de la Malagarazi : l'un
d'eux crée même des difficultés au roi Mutabu. Le «port de traite» de l'Uvinza
n'a donc pas débouché sur une centralisation politique affirmée, mais seulement
sur un compromis entre trois pouvoirs, fondé (selon le témoignage de Leue), sur
l'accès libre aux salines, l'interdiction du port d'armes dans cette sorte de zone
neutre, le versement d'un tribut de 10% du sel alternativement à chacun des trois
rois pendant deux ans. Un nouvel ordre fut brutalement introduit par les
En 1893 le capitaine Sigl arrête et fait abattre le roi Muhoza et son frère,
en 1895 le capitaine Leue contraint à l'exil Musoma, fils du chef rebelle
en 1896 le capitaine Fonck brise la résistance de la troisième
au cours de deux expéditions contre Mutabu. En 1898 ce même officier
reçut solennellement les trois potentats résignés à la soumission : Mpore, Rurengerure et Mutabu. Depuis juillet 1896 un poste militaire dit de Rutshugi avait été
installé sur la rive droite de la rivière près des salines34. Cette mesure, une des
premières que prit le capitaine Ramsay à Ujiji, témoigne de la double importance
politique et économique de ces dernières : selon les estimations allemandes elles
rapportaient chaque année de 10 à 50 tonnes de sel à chacun des trois rois de
l'Uvinza35
Les marchands zanzibarites d'Ujiji
Dès la création de la factorerie d'Ujiji, le sel constitua, à côté des petits
poissons du lac, de l'huile de palme du Burundi, des houes du Buha ou du Buvira,
de l'ivoire du Manyéma et des vivres et du bétail des environs, un des produits
fondamentaux du marché quotidien du quartier de Bugoyi («Ugoyi» selon les
explorateurs). Le missionnaire anglais Edward C. Hore estimait que les bihiga
représentaient en 1879 l'exportation essentielle d'Ujiji. Le Père Deniaud notait
en octobre 1880 que des paquets de sel enveloppés de feuilles arrivaient tous les
34. Sur l'expédition de Sigl, voir son récit publié dans le Deutsche s Kolonialblatt, 1894,
p. 6-14. Leue consolide le pouvoir de Kasanura alors qu'il est mourant. Sur l'influence de
Mirambo en Uvinza, cf. par exemple la lettre du missionnaire Southon du 28.3.1880, Arch.
L.M.S., Central Africa, 3.1.C Mutabu est fréquemment orthographié à l'époque Mtau, que
nous avions à tort identifié avec Ntare, roi du Ruguru (cf. notre article sur le Buha, p. 34).
35. Selon Leue, la taxe se montait à 1/10 de la production, selon von Gôtzen (rapport
déjà cité) à la moitié, d'où notre calcul établi sur la base de 300 tonnes par an. L'estimation
de von Gôtzen, inspirée par les rapports de la station d'Ujiji, peut avoir été conduite par le
souci de justifier la future taxe allemande de 50%.
-409-

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
jours de l'Uvinza sur ce marché ; en janvier 1881 il signalait le cas de quatre
bateaux venus d'Ujiji jusqu'à Uvira (un comptoir annexe créé par les Waswahili
au nord-ouest du lac) avec 450 paquets de sel. En 1889 le voyageur français
Trivier observait encore l'importance du sel de l'Uvinza sur le marché d'Ujiji36.
Les sauniers y prirent l'habitude d'acquérir en échange de leur production non
seulement du bétail, mais aussi des tissus et des perles. Les prix sont alors estimés
en doubles brasses (doti de quatre yards) de cotonnade dite amerikani ou en
rangées (kete) de petites perles. Ces nouveaux besoins créèrent une sorte de
dépendance économique à l'égard des marchands arabes ou waswahili de la ville.
Ces derniers purent réexporter le sel non seulement à l'ouest et au nord du lac,
mais aussi vers l'est, jusqu'au Buganda selon Emin Pacha37. De ce point de vue
les chefs et les colporteurs banyamwezi, les princes bavinza et les commerçants
zanzibarites se trouvèrent en concurrence, ce qui explique la fréquence des
conflits ouverts et des attaques de caravanes sur la route de l'Uvinza. Le rôle des
intermédiaires musulmans resta important sous la domination allemande.
Militaires et entrepreneurs allemands :
du poste de Rutshugi à la Saline Gottorp
Constatant le déclin du trafic de l'ivoire à la suite des mesures
prises par les autorités de l'État du Congo et de la destruction par celles-ci
du réseau arabo-swahili du Manyéma, le capitaine Ramsay insiste dans son
rapport du 1er août 189638 sur l'intérêt du sel d'Uvinza qui se vend, dit-il, sur
toutes les rives du Tanganyika et du Manyéma à Tabora. Ses qualités étaient
connues depuis l'expertise qu'en avait fait faire à Berlin trois ans plus tôt
Oscar Baumann : celui-ci pouvait déjà publier dans son récit de voyage39 :
«Une confiscation et une exploitation un tant soit peu méthodique de ces salines
représentent dès aujourd'hui une entreprise non dénuée d'avenir». Ramsay
réalisa la première phase de ce programme à la fin de juin 1896 en prenant
officiellement possession, au nom du gouvernement, de ces salines en tant que
ressource minière. L'adjudant Kôhler et les 20 tirailleurs (askari) du poste de
Rutshugi furent chargés de percevoir les droits qui en découlaient ; 50% du sel
était réservé au fisc. La moitié restant était partagée à égalité entre les trois
souverains et les cuiseurs de sel. Ceux-ci perdaient donc de 25 à 65% de leur
revenu (selon que le tribut antérieur réservé aux pouvoirs locaux est estimé à
50% ou à 10%), ce qui peut expliquer les retards, voire la récession de 1896.
Ramsay reconnaît lui-même le problème :
Si la production de sel n'est peut-être pas aussi importante cette année que
d'habitude, cela sera dû à la peur et à la méfiance des indigènes devant les
mesures et devant la station. Mais les cuiseurs de sel, si l'adjudant les traite
avec la justice et la patience que je lui ai recommandées avant toute chose,
36. Extraits de Hore et du Diaire de Rumonge (rédigé par Deniaud) cités plus haut.
E. TRIVIER, Mon voyage au continent noir, Bordeaux, 1891, p. 234-239.
37. EMIN PASCHA, Die Tagebùcher, éd. par F. STUHLMANN, II, Hambourg, 1919,
p. 170.
38. Rapport déjà cité (DZA, R.K.A., 622, f. 10-17).
39. Durch Massailand..., p. 247.
-410-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
s'habitueront bientôt à verser la taxe à la station, d'autant plus qu'ils ont dû
jusqu'ici verser la même taxe aux sultans.
Le mécontentement des populations lésées dans leurs intérêts (qualifié dans le
vocabulaire colonial habituel de «méfiance des indigènes») était grave, car la
question fiscale se doublait du problème du portage. Les stocks de sel de Rutshugi devaient être acheminés à Ujiji, à quatre jours de marche. On hésita entre
deux solutions, celle des corvées obtenues avec le concours des chefs bavinza ou
celle d'une concession commerciale à des intermédiaires zanzibarites, en
au mswahili Salumu, fils de l'ancien gouverneur (wali) d'Ujiji Mwinyi
Kheri. En septembre 1896 le capitaine Fonck enquêta en outre sur les
de navigation sur la basse Malagarazi, mais sans grand résultat40. La
question du portage resta d'actualité jusqu'à l'achèvement du chemin de fer de
Tabora à Kigoma, c'est-à-dire jusqu'en 1914.
Malgré l'optimisme des rapports officiels41, les profits tirés du sel par la
station d'Ujiji restèrent médiocres dans les premières années : 1 773 roupies en
1900 (environ 2 480 marks), ce qui représentait une vente de 35 tonnes au
maximum, alors que des stocks énormes se gâtaient au poste de Rutshugi :
environ 800 tonnes à la fin de 190142. Le sel subissait les effets du marasme
général des échanges sur les bords du Tanganyika : en 1900 on ne comptait dans
le district d'Ujiji, à côté des petits colporteurs africains, que 20 commerçants
asiatiques (surtout arabes), 5 grecs et 1 allemand. Le seul moyen de transport
sur le lac consistait en grandes pirogues traditionnelles et en quelques boutres
(dhows) arabes : par exemple la station avait acquis un boutre d'une capacité
de 6 tonnes de charges. Le seul vapeur était une petite unité anglaise appartenant
à VAfrican Lakes Company qui, outre ses comptoirs du lac Nyassa, était
à Kituta au sud du Tanganyika et dont la concurrence était redoutée par les
Allemands. Le seul commerçant allemand dans ces parages était d'ailleurs un
ancien adjudant, un certain Hoffmann, qui espérait bénéficier de la contrebande
d'ivoire congolais en association avec un Arabe43. La situation sembla changer
avec le lancement en novembre 1900 du vapeur Hedwig von Wissmann,
au gouvernement. Le maître d'oeuvre du transport et du montage de ce
vapeur, le premier-lieutenant Otto Schloifer, conçut alors le projet d'une société
commerciale et minière qui, en affrétant ce navire et en recevant la concession
des salines de l'Uvinza, permettrait de rentabiliser les deux.
40. Article déjà cité, in D.K.B., 1897. En ce qui concerne Salumu et ses rapports avec les
Allemands, voir notre thèse (en préparation). Sur lui et son père, voir aussi F. RENAULT,
Lavigerie, l'esclavage africain et l'Europe, Paris, 1971 ; J. MARISSAL, L'Islam et les
interlacustres de l'Afrique de l'Est au XIXe siècle, thèse de 3e cycle, Paris I, 1976 ;
N.R. BENNETT, «Mwinyi Kheri», dans son Leadership in Eastern Africa, Boston, 1968,
p. 139-164. Le contrat avec celui que Ramsay appelle «Salim ben Municheri» n'a pas été
mentionné dans la publication que le D.K.B. a fait de ce rapport en 1896.
41. Cf. Denkschrift betreffend die Entwicklung des deutsch-ostafrikanischen Schutzgebietes, 1897-98, p. 85-86 et aussi le rapport de l'inspecteur des douanes Ewerbeck, 22.7.
et 19.8.1900, in DZA, R.K.A., 640, f. 83 ss.
42. Ce chiffre de 800 tonnes est donné par l'article déjà cité du Hamburgischer Korrespondent (30.12.1901), ce stock ayant été racheté par Schloifer. La situation économique
à Ujiji apparaît alors dans le rapport du capitaine Bethe du 11.11.1900 (DZA, R.K.A.,
6475, f. 3-6). Notre estimation de 35 tonnes est un maximum fondé sur un prix minimum
du gihiga à ce moment-là, à savoir 1/2 roupie (selon la Deutsch-Ostafrikanische Zeitung du
27.10.1900), pour un total de 1 773 roupies.
43. Voir rapport de Bethe (ci-dessus) et aussi le Diaire de St-Antoine, 29.10.1896.
-411-

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
Cet officier faisait partie de ce qu'on peut appeler l'équipe de Wissmann,
un groupe dans lequel un certain romantisme de l'aventure exotique se
avec des projets économiques concernant l'ouverture commerciale des
grands lacs d'Afrique orientale. Avant d'organiser la mise en eau du Hedwig
von Wissmann sur le Tanganyika, il avait participé aux expéditions du Comité
Antiesclavagiste Allemand sur les bords du lac Victoria en 1892-189344. Il
put donc jouer de ses relations dans l'armée, dans les milieux d'affaires
par l'Afrique orientale (notamment à la Deutsch-Ostafrikanische Gesellschaft) et dans les groupes de pression politiques et idéologiques tels que la
Deutsche Kolonialgesellschaft. En 1902 Hermann von Wissmann en personne
publia un article favorable à ses projets dans Die Mioche. Au début de 1901,
à la veille de quitter l'armée, alors qu'il était encore sur les bords du
Schloifer obtint l'appui du major von Estorff, commandant des troupes
coloniales (Schutztruppe) en Afrique de l'est qui assurait alors l'intérim du
gouverneur von Gôtzen45. Ce dernier défendit ensuite vigoureusement en
1901 le projet de contrat que lui proposa Schloifer lors de son passage
à Dar es Salaam et qui débouchait sur la constitution d'une sorte de société
concessionnée46. Dans son rapport au Département des Colonies (KolonialAbteilung), von Gôtzen proposait un bail sur les salines qui respectât les besoins
de la population locale, il envisageait la possibilité pour Schloifer d'utiliser les
prestations en travail obligatoire des indigènes pour le portage du sel et des
autres denrées commerciales vers le lac Tanganyika, enfin il évoquait
du vapeur et une éventuelle concession ferroviaire entre la côte et le lac
Nyassa. Les projets de Schloifer étaient multiformes : une entreprise de portage
entre le Nyassa (poste de Mwaya près de Langenburg) et le Tanganyika (poste de
Bismarckburg) et en particulier l'acheminement du matériel de YAfrican
Telegraph Company de Cecil Rhodes dont le chantier se trouvait
alors au sud d'Ujiji ; le commerce avec le Congo (il acheta une propriété près de
la baie de Kigoma et un boutre) ; la prospection minière (il embaucha un
d'or venu d'Afrique du Sud, un certain Arndt) ; l'exploitation du
de lianes de la région de l'Ukawende ; enfin, le joyau de l'affaire,
des salines de l'Uvinza. A Berlin, seul le dernier projet fut retenu pour une
aide officielle : il reçut un bail de 50 ans pour l'exploitation exclusive des sources
salées situées près du confluent de la Rutshugi et de la Malagarazi, en échange
d'un loyer à verser à l'administration et d'une prestation annuelle réservée aux
trois rois de l'Uvinza47. Il constitua alors (le 12 avril 1902) la Société des Lacs
d'Afrique Centrale (Central-Afrikanische Seengesellschaft) dont le modeste
capital de 400 000 marks (augmenté de 200 000 marks en septembre 1903) fut
rassemblé essentiellement par les familles de Schloifer et de sa femme (une fille
44. Sur cet Antisklaverei-Komitee, voir notre article sur «Le passage de l'expédition
d'Oscar Baumann au Burundi», Cahiers d'études africaines, 1968, 1, notamment p. 56-59.
45. O. SCHLOIFER, Bana Uleia, p. 169-174 ; DZA, R.K.A., 972, notamment f. 52-67.
Il quitte le lac Tanganyika en juin 1901 par Bukoba et Mombasa et y revient en août 1902
après avoir obtenu l'accord de von Gôtzen à Dar es Salam, puis celui du Département des
Colonies à Berlin.
46. Rapport déjà cité de von Gôtzen du 11.9.1901.
47. Selon le District Book de Kigoma (p. 207 de l'exemplaire déjà cité), cette prestation
se montait à 140 livres sterling, soit un peu plus de 4 000 roupies, c'est-à-dire l'équivalent
de 27 tonnes de sel au prix d'Ujiji vers 1914, donc à peine 1% de la production de l'époque.
-412-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
du marquis Schrenck von Notzing), en Oldenbourg, et par quelques amis comme
les familles Buchfinck et Francke à Cassel ou F. Eiffe (gérant de la société en
Allemagne) à Hambourg. Les milieux des négociants fies grands ports étaient à
peine représentés, si l'on excepte quelques actionnaires de Lùbeck, Rostock et
Brème. Les 154 noms enregistrés en 1903 se répartissent sociologiquement de
la façon suivante48 :
Professions libérales, juristes, cadres
Particuliers, sans profession
Militaires
Industriels, commerçants, banquiers
Nobles, propriétaires fonciers
Religieux

52
38
30
20
13
1
154

Schloifer était institué chef de l'entreprise (Geschàftsfuhrer) pour 40 ans, avec
un traitement de 12 000 marks par an. Cette société, de par sa composition
et les relations de son patron «perpétuel», était une affaire plutôt archaïque,
de type à la fois familial et bureaucratique. Schloifer revint en Afrique orientale
accompagné de son épouse et de cinq employés : deux agents commerciaux et
trois techniciens des salines49.
La plupart des activités commerciales ou minières prévues lui réservèrent des
déceptions : la construction du télégraphe transcontinental fut arrêtée après la
mort de Cecil Rhodes, le commerce avec le Congo resta languissant, la
de caoutchouc ne fut jamais accordée, le prospecteur Arndt quitta la
C.A.S.G. pour la compagnie anglaise Tanganyika Concessions. En 1904 les
projets de négoce polyvalent étaient pratiquement abandonnés et les projets
miniers furent réservés à une autre société (créée en 1905). La C.A.S.G. se
réduisit à l'exploitation du sel de l'Uvinza qui s'avéra rentable puisque, selon
Schloifer lui-même, elle donna, sauf exceptions, des dividendes de 5 à 17%
jusqu'à la guerre de 1914. Dès son retour à Ujiji en octobre 1902 le principal
objectif fut donc la mise en place du monopole sur les salines50. Ses agents
s'installèrent près des sources de Pwaga, de Nyanza et de Ndore pour y percevoir
les taxes créées depuis 1896, tels des fermiers généraux percevant la gabelle.
Puis en compagnie du premier-lieutenant Wilhelm Gôring, alors chef de la station
d'Ujiji, ils choisirent le site de la future usine de Nyanza. Schloifer lui donna le
nom de Saline Gottorp en hommage au grand-duc d'Oldenbourg, un des protec48. Les listes nominatives des associés figurent dans le dossier G 27/54 du fonds allemand
des National Archives of Tanzania (Dar es Salaam), f. 29-30 et 39. Elles sont identiques de
1903 à 1913.
49. Trois autres furent recrutés sur place en Afrique orientale. Il s'agissait de G. Hilpert,
E. Wieprecht, F. Buchfinck, A. Plomien, E. Peschke, F. Nehlsen, R. Raatz et E. Hoffmann.
Plusieurs décédèrent ou quittèrent la société dans les années suivantes. Le plus stable fut
Nehlsen, responsable de l'usine de Gottorp, surnommé Bwana Fundi, Monsieur le
(NAT, G 27/54 et Bana Uleia, p. 191).
50. La Deutsch-Ostafrikanische Zeitung de Dar es Salaam donna régulièrement des
sur la C.A.S.G. : par ex. les 15.5, 24.5, 14.6, 18.10 et 15.11.1902, les 2.5, 16.5,
6.6, 4.7, 24.1 1 et 17.12.1903. De mars à décembre 1903 il s'absente de nouveau de Kigoma
pour l'Allemagne, où il s'emploie à consolider financièrement son entreprise. Nous
ailleurs l'activité commerciale de la société au Burundi.
-413 -

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
teurs de son entreprise. Le 6 novembre 1902 une réunion solennelle des trois
souverains de l'Uvinza (Rurengerure, Mpore et Kwezi) fut convoquée à Nyanza
pour leur faire reconnaître l'abandon de leurs droits en échange d'une prestation
annuelle que leur verserait la C.A.S.G.51. En mars 1904 la chaudière venue
d'Allemagne étant installée à Gottorp, les autres salines furent interdites à
l'exploitation artisanale. C'était la fin de la vieille économie de «cueillette». Le
double avantage de cette mesure devait être, selon Schloifer, de réduire la
de bois, une denrée trop rare dans la région pour être mal employée,
et rendre les gens disponibles pour le portage. Il l'expliqua à Berlin en décembre
190152 :
Naturellement les 20 000 cuiseurs de sel noirs qui se rassemblent là-bas
tous les ans pour y cuire le sel en gaspillant beaucoup de bois et pour le vendre
ensuite à Tabora et ailleurs après versement d'une taxe à la station d'Ujiji,
devraient maintenant se voir interdire l'accès. Ce n'est plus en cuisant le sel
qu'ils doivent gagner leur argent, mais en le portant.
Un vieux Mswahili originaire d'Ujiji que nous avons rencontré à Bujumbura en
1971 gardait encore le souvenir de cette mesure brutale à rencontre des intérêts
africains. Il l'évoque en termes très simples53 :
Le sel venait du Buvinza ; c'est là qu'il y avait huit ou dix puits qui étaient
sous la surveillance d'un dirigeant appelé mutware (chef) ; le sel, c'est un liquide
qu'on chauffe jusqu'à ébullition et qui se solidifie et devient sel. Après leur
arrivée, les Européens construisirent une clôture tout autour en disant : «il est
interdit à tous les gens de cette région de fabriquer du sel, seuls les Européens
peuvent faire du sel!» Ils construisirent des maisons ainsi que de grandes cuves
pour le raffiner.
Avant de mesurer l'impact de ce monopole sur la population, un rapide
bilan de l'activité de la C.A.S.G. de 1904 à 1914 peut être établi. En fait la
production connut des vicissitudes nombreuses liées à la conjoncture, soit
météorologique ou écologique, soit politique ou économique. En mars 1905 une
ordonnance du gouverneur limita strictement, pour des raisons d'ordre public,
les possibilités de commerce dans les districts du Rwanda et du Burundi. En
particulier le colportage étranger, qu'il fût le fait d'Asiatiques ou d'Africains,
y était interdit. Or le Burundi représentait un des marchés les plus intéressants
pour le sel de l'Uvinza. En février 1906 Wilhelm Gôring, à Ujiji, se plaignit de
la chute des exportations de sel de son district à la suite de cette mesure54.
Puis, durant la saison des pluies de 1906, une crue de la Malagarazi inonda les
installations de Gottorp, situées trop près du fleuve. Il fallut, en attendant leur
51. Accord entériné en mars 1903 par le chef de la station, von Miiller (DZA, R.K.A.,
500, f. 68). Voir Bana Uleia, p. 172-176. Le monopole gouvernemental fut reconfirmé par
un avis du Département des Colonies en date du 16.10.1906 (cf. D.K.B., 1906, p. 70).
L'intervention de Schloifer dans les affaires de sel avait commencé en 1901 par le rachat des
stocks de Rutshugi : dans son livre (p. 170) il parle de 250 tonnes et non de 800 (cf. supra).
52. Hamburgischer Korrespondent, 30.12.1901 (DZA, R.K.A., 500, f. 39).
53. Baruwani, Bujumbura, 14.10.1971.
54. Cf. W.R. LOUIS, Ruanda-Urundi. 1884-1919, Oxford, 1963, p. 167-168. Goring
au gouverneur, Ujiji, 24.2.1906 (Arch. Africaines, Bruxelles, archives allemandes de l'ancien
Ruanda-Urundi, microfilm 160).
-414-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
reconstruction en un endroit plus sûr, recourir de nouveau pendant quelques
mois à la «cuisson» artisanale sur la saline de Pwaga, sous le contrôle du poste
militaire de Rutshugi55. En 1907 le nouvel établissement de Gottorp s'équipa
d'une deuxième chaudière qui permit d'augmenter la production de 50% en
passant d'un millier de tonnes par an à environ 1 500 t.56. Mais en 1908 la
production dut être arrêtée durant plusieurs mois à cause des répercussions
locales de la crise mondiale et surtout de l'expansion de la maladie du sommeil
sur les bords de la Malagarazi57. En 1910-1911 on passa à 2 000 tonnes par an
et en 1913-1914 à 4 000 tonnes58. Aujourd'hui on atteint les 30 000 tonnes.
Après avoir piétiné durant près de dix ans, la production décolla donc au
moment de l'arrivée du chemin de fer de Kigoma, c'est-à-dire à la veille de la
guerre mondiale. Schloifer affirme que dès 1914 il aurait pu fournir 16 000 t.
par an. Le principal goulot d'étranglement se situait en aval de la fabrication, au
stade de l'écoulement, c'est-à-dire du transport et de la commercialisation59.

NOUVELLES ORIENTATIONS DU PETIT COMMERCE AFRICAIN
LE CAS DU BURUNDI
A ses débuts, obsédé par la rivalité avec les firmes britanniques (African
Lakes, Tanganyika Concessions), Schloifer rêvait d'exporter son sel jusqu'au lac
Nyassa. Il dut se rabattre sur une diffusion purement régionale dans le cadre de
la colonie allemande. Le port d'attache du Hedwig von Wissmann fut déplacé de
Bismarckburg à Kigoma au début de 1903 en fonction de ce trafic plus tourné
vers le nord. Des agences, tenues par des employés africains fonctionnèrent à
Usumbura, et un certain temps, à Rumonge. Schloifer s'efforça, en vain semblet-il, d'obtenir des tarifs préférentiels sur le vapeur pour ses charges de sel. En
1913 le fret de Kigoma à Usumbura se montait à 42,8 heller par charge de
porteur (environ 40 kg) sur le vapeur allemand et à environ 50 heller sur les
boutres, soit entre 10,70 et 12,50 roupies par tonne60. Une partie du sel était
vendue sur place à Rutshugi, mais le gros de la production était acheminé par
porteurs jusqu'à Ujiji où elle était achetée par des Arabes, des Indiens ou des
55. Bana Uleia, p. 208-212.
56. Deutsch-Ostafrikanische Zeitung, 20.7.1907. Dans son livre Schloifer confond,
semble-t-il, les chiffres de 1904 avec ceux de 1907, en attribuant à la première année une
production moyenne de 1 800 t. (cf. p. 191).
57. Deutsch-Ostafrikanische Zeitung, 19.8.1908 et 7.1 1.1908.
58. Deutsche Kolpnialzeitung, 15.7.1911, p. 492 et 12.8.1911, p. 544 (E. ZIMMERMANN, «Tabora-Udjidji») ; F.O. KÀRSTEDT, « Gegenwârtiges und Zukunf tiges vom Tanganjikasee», Koloniale Monatsblà'tter, nov. 1913, p. 487-498.
59. Les troupes belges d'occupation remirent en route l'exploitation de 1917 à 1921 et
atteignirent les 300 tonnes par mois (G. MOULAERT, La campagne du Tanganika, Bruxelles,
1934, p. 226), puis les Anglais créèrent en 1926 la Nyanza Sait Mines Ltd qui produisait
7 000 tonnes en 1948 et 20 000 en 1960 (Cf. A. ROBE RTS, Azania, 1968, p. 80-81).
60. Sur les négociations de Schloifer avec les autorités allemandes, cf. NAT, G 6/10 (von
Ledebur au gouverneur, Bismarckburg, 6.4.1903 ; Schloifer à von Ledebur, 4.9.1902 ; von
Mùller au gouverneur, Ujiji, 11.12.1902 ; Haber à von Ledebur, Dar es Salaam, 19.2.1903).
Le chef d'Ujiji, le premier-lieutenant von Mùller est très favorable à Schloifer, ce qui n'est
guère le cas pour von Ledebur. Sur les tarifs de fret pour le trajet Kigoma-Usumbura, Uelzmann, Kigoma, 15.5.1913 in Arch. Africaines, Bruxelles, fonds allemands, 89.
-415-

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
Bajiji plus ou moins islamisés, qui transportaient les charges sur des pirogues,
sur des boutres ou sur le vapeur. L'écoulement se faisait dans les régions
du lac, notamment au Burundi, soit sur des marchés locaux des plaines,
soit par colportage vers les montagnes61.
Le Rwanda et le Burundi «sont très importants pour notre commerce de
sel», écrivait Schloifer en 1908. Cela supposait la liberté du colportage ; or elle
resta limitée, même après la sortie de l'ordonnance du 7 mars 1906 qui
le contenu de celle du 10 mars 1905 en faveur des commerçants
non ressortissants du Rwanda ou du Burundi. Les autorités militaires
restèrent en effet très méfiantes à l'égard des marchands de sel et de chèvres
venus des districts voisins62. Assurément les employés fixes des magasins arabes
ou indiens du littoral burundais pouvaient compenser cet obstacle63. Mais
finalement les grands bénéficiaires du système autoritaire allemand au Burundi
furent sans doute les colporteurs locaux, les anciens bayangayanga, débarassés
de leurs concurrents d'Ujiji ou de Bukcba.
Dans la géographie économique burundaise l'ancien courant de l'est allait
donc être supplanté peu à peu par un courant en direction de l'ouest
transhumance des sauniers vers le Buha était remplacée par des aller
et retour vers les magasins asiatiques d'Usumbura et de Rumonge. Ce
vers les points d'échanges de l'Imbo (la région des plaines bordant le lac
Tanganyika) remontait aux premiers contacts avec les Waswahili au milieu du
XIXe siècle, mais il fut amplifié à l'époque allemande. De simples gens
par exemple au marché d'Usumbura pour se procurer du sel et d'autres
denrées en échange de petit bétail (des chèvres), de peaux ou d'autres produits
locaux64. Les bayangayanga menaient des opérations plus complexes. Exploitant
la rareté du sel dans l'intérieur du pays, les besoins en viande des populations
côtières du lac et les variations régionales de prix qui en découlaient, ils
un peu partout, achetant du bétail jusqu'en Bweru (au nord-est du
et vendant la viande et les peaux dans les centres swahili de Rumonge et de
Nyanza ou à Usumbura, en échange de paquets de sel, grâce auxquels ils
de nouvelles têtes de bétail, et ainsi de suite. Les plus réputés venaient du
sud du pays, notamment de Burambi (dans les montagnes dominant Rumonge).
Les «Barambi», déjà familiarisés, on l'a vu, avec des échanges diversifiés de
bétail, de sel et de houes, s'adaptèrent à la nouvelle situation. Ils devinrent des
intermédiaires réguliers des Arabes et des Waswahili de Rumonge, certains
allèrent même chercher des bihiga de la C.A.S.G. jusqu'à Ujiji en échange d'huile
de palme ou de nattes65. D'autres Barundi purent s'employer pour le portage des
caravanes de sel d'Usumbura vers Gitega, la nouvelle capitale de la «Résidence de
l'Urundi» fondée en 1912, ou vers Kigali, au Rwanda. En outre l'usage de régler
donne
61. Bana
une photo
Uleia, dup. débarquement
194-195. HansdesMEYER,
bihiga venus
Die Barundi,
de Gottorp
Leipzig,
sur la grève
1916, d'Usumbura.
planche 27,
62. DZA, R.K.A., 641, f. 99-101 : Schloifer au Reichskolonialamt, Berlin, 6.3.1908,
R.K.A. à la C.A.S.G., Berlin, 24.3.1908.
63. Gôring évoque cette possibilité (Ujiji, 24.2.1906, in Arch. Africaines, Bruxelles,
fonds allemands, microfilm 160).
64. Barashubije, Ntirabampa, Bwinyo, Murangara, 3.1.1967.
11.9.1971
65. Bigiraneza,
; Kiraga et
Muzinda,
Kabati, Burambi,
27.9.197116.9.1977.
; Baruwani, Bujumbura, 14.10.1971 ; Rumonge,
-416 -

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
le salaire des porteurs ou des travailleurs en sel, qui resta longtemps en vigueur
(redonnant au «salaire» sa signification originelle), contribua à diffuser tout un
petit commerce de revente66.
D'après les rapports annuels de la Résidence67, environ 600 tonnes (un peu
plus de 60 000 bihigà) furent déchargés à Usumbura durant l'exercice 19121913, mais seulement 168 tonnes en 1913-1914. Les 16 790 bihiga acheminés
par le lac durant cette dernière année se ventilèrent ensuite de la façon suivante :





réexportations vers le lac Kivu (Rwanda)
réexportations vers le Congo (par terre ou par le lac)
ventes sur le marché de Gitega
ventes sur le marché d'Usumbura

472 bihiga
1 222 —
7 380

3 812 —

Ces chiffres restent obscurs sur plusieurs points. Les statistiques relatives aux
caravanes donnent 310 charges pour l'année d'Usumbura à Gitega, ce qui laisse
entendre que les 7 380 bihiga vendus dans ce dernier centre avaient été
surtout de façon diffuse par de petits colporteurs. D'autre part le total
n'atteint que 12 886 bihiga : que sont devenus les quelques 4 000 bihiga
? Enfin il n'est pas sûr que tout le sel vendu à Gitega provienne
alors d'Usumbura : des circuits d'approvisionnement venant du sud-est
sur l'axe Uvinza-Burundi. On remarque aussi que l'importance du sel est
relativement plus grande sur ce marché que sur celui d'Usumbura (13% contre
5%), ce qui est sans doute à attribuer à la rareté des points de vente dans les
régions montagneuses. Ces phénomènes, associés à l'insalubrité des plaines
infestées de tsé-tsé, expliquent sans doute que les autorités d'Ujiji aient songé à
réanimer les vieux réseaux commerciaux du Buha. En 1914 le premier-lieutenant
Gerlich, du poste de Kasuru («Kassulo») annonce au Résident Schimmer que la
C.A.S.G. a ouvert un entrepôt au grand marché de Mbirira («Berira») en vue
d'approvisionner en sel les postes allemands de Gitega et de Nyakazu (celui-ci
venait d'être édifié au sud-est du Burundi) et d'attirer vers le chemin de fer
allemand les exportations de peaux de ce pays. La réponse de Schimmer fut
négative, le réseau commercial articulé autour d'Usumbura et de Gitega semblant
mieux rodé68.
Le petit commerce de l'époque précoloniale se poursuivit donc au début du
XXe siècle, mais ses pôles d'attraction se modifièrent : aux lieux de production
(saline, forge) furent substitués des centres de négoce situés notamment aux
ruptures de charge que représentaient les ports du lac Tanganyika. Entre la
matière première et les consommateurs une série d'intermédiaires se plaça :
techniciens et ouvriers de Gottorp, porteurs de la C.A.S. G., marchands asiatiques
d'Ujiji et leurs bateliers, agents commerciaux d'Usumbura et de Rumonge et
leur personnel, colporteurs locaux. Les Africains concernés par ce secteur
66. Mazige, Masabo, 4.1.1967. En fait la région du Rwanda la plus concernée par cette
exportation était celle du lac Kivu (à ce sujet, une remarquable étude de D. NEWBURY,
«Lake Kivu Régional Trade during the XIXth Century», sous presse : nous remercions
l'auteur de nous avoir communiqué son manuscrit). Sur le salaire en sel, beaucoup de
témoignages dans nos enquêtes, par ex. Musase, Ramvya, 21.7.1966.
67. Arch. Africaines, Bruxelles, fonds allemands, microfilm 160, Jahresbericht pour la
période avril 1913-mars 1914.
68. Arch. Africaines, Bruxelles, fonds allemands, 47 II : premier-lieutenant Gerlich à
la résidence d'Urundi, Kassulo, 31.7.1914.
-417-

JEAN-PIERRE CHRETIEN
économique se retrouvèrent morcelés en trois groupes : les porteurs bavinza et
bajiji ; les travailleurs employés par les firmes commerciales sur les bateaux, dans
les magasins ou pour les déchargements ; enfin les colporteurs bayangayanga .
Nous avons tenté d'apprécier les conséquences de ce système nouveau sur les
ressources des anciens sauniers-colporteurs ; il nous a semblé que deux des
catégories citées en étaient directement issues : celle des porteurs embauchés
entre l'Uvinza et Ujiji et celle des colporteurs en activité sur les collines du
Burundi. Il est très difficile d'estimer les profits anciens. Il faudrait connaître
le nombre de voyages effectués aux salines et évaluer le coût du déplacement
(nourriture, etc.). En général une expédition de ce type est présentée comme
devant rapporter un bénéfice de 100%, compte tenu des frais : un gîhiga, valant
une chèvre près des salines, est échangé au moins à une semaine de distance
contre deux chèvres, si bien que pour un seul transport, comprenant au moins
trois bihiga, le profit brut serait de trois chèvres69. Or les salaires des porteurs
recrutés avant 1914 en Uvinza pour quatre jours de route, soit au moins une
semaine d'absence, se montaient à un gihiga de sel, sur les quatre qui avaient
été transportés : l'équivalent à Ujiji d'une chèvre ou encore de 1 à 1,5 roupie.
Selon Schloifer 3 000 à 4000 porteurs étaient employés chaque mois, mais un
certain nombre devaient effectuer deux voyages mensuels et gagner (E. Zimmermann le signale en 191 1) 3 à 4 roupies par mois. Soit l'équivalent de 2 à 3 marks
à une époque où le salaire moyen de l'ouvrier rhénan était de quelques 125
marks!70. A l'autre bout de la chaîne le colporteur burundais qui transportait
quatre bihiga entre Usumbura et Gitega, en 1913 par exemple, les achetait à
2,20 roupies chacun sur le premier marché pour les revendre à 3 roupies sur le
second, soit un gain brut pour lui de 3,20 roupies (80 heller par gihiga) qui
correspondait à la valeur d'une chèvre 1/3 (4 chèvres, vendues chacune à 2,50
roupies sur le marché de Gitega, pour le transport de trois charges)71. Donc une
charge de sel qui rapportait vers 1895 environ trois chèvres (6 à la vente contre
3 à l'achat) à un colporteur venu du Burundi central, que cette opération
pouvait avoir occupé durant un mois, rapportait une vingtaine d'années plus
tard à ce même colporteur (ou à son fils) l'équivalent d'un peu plus d'une
chèvre pour un aller-retour d'une dizaine de jours, après avoir déjà rapporté
une chèvre à un porteur de l'Uvinza pour une distance équivalente.
Il reste à évaluer le profit qui revenait aux nouveaux intermédiaires,
et asiatiques : il dépassait largement l'équivalent d'une troisième chèvre
que l'on pourrait s'attendre à trouver pour chaque charge, selon le calcul que
nous venons de rappeler. En effet si d'une part le prix de vente du sel au Burundi
a baissé (un gihiga valant à peu près une chèvre et non plus deux) au cours de
cette période, sa valeur à la production semble avoir baissé davantage encore
grâce à l'industrialisation du processus de fabrication. Le prix de vente à la sortie
69. H. FONGK, Deutsch-Ostafrika, p. 288-289 et Ndimugahinga, Magarama, 9.9.1977.
Le profit pouvait être plus élevé si le colporteur était aussi le saunier, mais il faudrait, pour
l'évaluer, connaître la valeur de la nourriture exigée par la route et celle du matériel utilisé
pour la cuisson. En outre le poids du gihiga est variable, il semble avoir diminué durant
notre période.
70. Bana Uleia, p. 191 ; Deutsche Kolonialzeitung, 12.8.1911, p. 544. Sur les salaires
ouvriers de l'époque en Allemagne, voir H. BURGELIN, La société allemande, 1871-1968,
Paris, 1969, p. 91.
71. Jahresbericht 1913-14, Arch. Africaines, Bruxelles, microfilm 160.
-418-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA

ECHELLE

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Limites des royaumes
Centres allemands
Autres sites
Chemin de Fer Central

COMMERCE OU SEL:

S: salines

diffusion du sel de la C.A.S.G.
»> anciens colportages

UVINZA, BUHA et BURUNDI en 1914. - Le commerce du sel.
-419-

JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
de l'usine de Gottorp se situait au maximum à 1/2 roupie par gihiga, ce qui
portait la plus-value dans l'espace considéré de 1 à 6 à la place de 1 à 272.
D'après les divers éléments chiffrés que nous avons déjà mentionnés, on peut
établir le tableau suivant montrant l'évolution du prix du gihiga au cours de
son acheminement de l'Uvinza à Gitega :
Gottorp
Ujiji
Usumbura
Gitega

:
:
:
:

1/2 roupie
1,5
2,2 3
-

Compte tenu des frais de transport, à savoir 40 heller de portage de l'Uvinza à
Ujiji et 15 heller de fret par bateau d'Ujiji à Usumbura, on obtient un profit de
0,60 roupie par gihiga de 10 kg pour la C.A.S.G., de 0,55 roupie pour les
asiatiques et de 0,80 roupie pour les colporteurs. Sur 2,5 roupies de
plus-value entre les salines et un marché du Burundi central, 48% (1,20 rp.)
reviennent donc à des Africains et 52% (1,30 rp.) à des entreprises étrangères.
Mais les étrangers bénéficient en outre de la concentration de leurs moyens
(l'usine de Gottorp, les boutres arabes) et obtiennent des profits importants,
surtout si on les compare à la modicité des investissements73, tandis que les
colporteurs-porteurs africains, subissant le contrecoup de la baisse relative des
prix de vente terminaux (en valeur-bétail) et de la faiblesse de leurs moyens
techniques (les jambes et la colonne vertébrale des porteurs), gagnent, on l'a vu,
à peu près un tiers en moins qu'avant la colonisation. Et surtout à la place d'un
seul acteur africain, on a au moins deux personnes (sans parler des autres
des firmes étrangères) qui, pour compenser la baisse des revenus fournis
par chacun des déplacements, vont être amenés à multiplier ceux-ci. Le travail
africain se trouvait donc à la fois morcelé et accéléré. Comme nous disait un
vieillard de Burambi, le marchand de sel «filait» (gukata, néologisme swahili
adapté à ce style d'activité) vers les montagnes, une fois ses paquets de sel
achetés sur les bords du Tanganyika74.
Les principes généraux des sociétés industrielles de l'Occident moderne,
l'émiettement du travail et le productivisme, se retrouvaient donc à ce niveau
modeste de la rentabilisation coloniale. Le monopole allemand à la production,
l'habileté des intermédiaires asiatiques et l'activité de fourmis des anciens
colporteurs barundi, baha ou bavinza, motivés par la croissance de nouveaux
besoins (impôts en numéraire, demande de cotonnades...), l'ensemble s'articulait
72. 7 500 roupies par mois (représentant donc le produit des 150 tonnes — 15 000
bihiga — produites jusque vers 1909) peuvent couvrir, semble-t-il, le salaire des deux
européens, des quelques ouvriers africains, le prix du bois à brûler et même une partie
correcte de l'amortissement calculé sur une dizaine d'années. La comptabilité précise de
l'entreprise nous fait défaut ici.
73. Si nos estimations sont exactes, la production de 1 600 tonnes atteinte en 1910,
soit 160 000 bihiga par an, donnerait un profit de 96 000 roupies, soit environ 134 000
marks : un beau résultat pour une société dont le capital s'élevait depuis 1903 à 600 000
marks et qui permet de comprendre qu'on ait pu aller jusqu'à verser des dividendes de
1 7% selon Schloifer (cf. supra).
74. Burambi, 16.9.1977. Cet exemple illustre les possibilités d'information que présente
une analyse linguistique précise du contenu des sources orales, un aspect trop souvent
négligé en histoire sociale au profit de considérations théoriques marquées en général par
notre propre univers culturel.
-420-

LE COMMERCE DU SEL DE L'UVINZA
pour le plus grand profit des investisseurs et de l'administration d'origine
En 1898 le capitaine Fonck s'émerveillait75 devant «la force de travail
du nègre» quand ce dernier s'activait pour son propre compte. En 1914 le
rythme des saisons avait cédé la place aux courbes de dividendes et ce qui
subsistait de «l'économie de cueillette» était tombé sous l'emprise du
colonial.
Jean-Pierre CHRÉTIEN

RÉSUMÉ
Les salines de l'Uvinza, près du confluent de la Malagarazi et de la Rutshugi,
qui approvisionnaient les pays situés au nord-ouest du lac Tanganyika depuis
des siècles, se sont greffées sur le commerce à longue distance des caravanes
reliant l'Océan Indien à Ujiji à partir du milieu du XIXe siècle. Leur exploitation
garda cependant longtemps la forme d'une «cueillette» saisonnière effectuée par
des sauniers venus à chaque saison sèche du Buha et du Burundi. La production
de sel, qui pouvait atteindre 300 tonnes par an, a suscité le développement d'un
commerce régional : échanges contre des denrées de luxe (perles, cotonnades)
vers l'est et contre du petit bétail vers l'ouest. Au Burundi par exemple des
colporteurs bayangayanga se spécialisèrent dans le troc du bétail, des houes et
du sel. La production de l'Uvinza était contrôlée par les trois souverains du pays
sans doute depuis le début du XIXe siècle, elle était en outre drainée par le
réseau commercial zanzibarite d'Ujiji depuis 1850. La création de la station
allemande d'Ujiji en 1896 fut suivie d'une mainmise officielle sur ces salines
et de la création d'une compagnie concessionnée à monopole, la Société des Lacs
d'Afrique Centrale (dirigée par Otto Schloifer). Malgré des difficultés techniques,
écologiques et politiques, la production passa peu à peu à 1 000 tonnes par an,
puis à 4 000 en 1914. Le commerce local se réorienta vers les points de vente de
ce sel sur les côtes du lac Tanganyika, mais les profits des africains se dégradèrent
et se morcelèrent entre les porteurs, employés par les firmes étrangères, et les
petits colporteurs, devenus eux aussi les agents involontaires du capitalisme
colonial.
SUMMARY
The sait works of Uvinza near the confluence of Malagarazi and Rutshugi
rivers, which for several centuries supplied the countries north east of Lake
Tanganyika, grappled themselves to the long distance caravan trade which joined
the Indian Océan to Ujiji in the middle of 19th century. For a long time their
exploitation was done in the form of «seasonal gatherings» by sait workers who
came every dry season from Buha and from Burundi. The production of sait
which could reach 300 tons a year instigated the development of a régional trade
based on exchange of sait against luxury commodities (beads, clothes) in the
East, and against cattle in the West. In Burundi for example, the bayangayanga
75. H. FONCK, Deutsch-Ostafrika, p. 289.
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JEAN-PIERRE CHRÉTIEN
(hawkers) specialized in a barter trade of sait, cattle and hoes. The Uvinza sait
production was controled by the three kings of the area most likely from the
beginning of the 19th century. Its commercialization however was carried
out by the Zanzibar- Ujiji trade network since 1850. The installation of the
German station in Ujiji in 1896 was followed up by an officiai seizure of those
sait mines and by the création of a monopolistic company, the «Central African
Lakes Society» (headed by Otto Schloifer). In spite of the technical, ecological
and political difficulties the production of sait increased gradually and went
up to 1 000 tons per year, in 1914 it had reached 4 000 tons. The local trade
System was reoriented towards différent sait trading stations along the coast
of Lake Tanganyika. At the same time African profits decreased and were
divided between porters, employed by the foreign firms, and the hawkers who
involuntarily became agents of colonial capitalism.

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