Fiche du document numéro 23547

Num
23547
Date
Mardi 8 janvier 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
138538
Urlorg
Titre
Après avoir survécu au génocide rwandais, comment j'ai retrouvé la force de vivre
Soustitre
À la mort du Président Habyarimana, j'ai su que le Rwanda allait sombrer dans l'horreur mais je ne savais pas encore que mon propre drame allait commencer.
Nom cité
Source
Type
Témoignage
Langue
FR
Citation
C'est dans la nuit du 6 avril 1994 que le Rwanda entra dans l'enfer qui a duré trois mois. En effet, l'attentat contre l'avion du Président Habyarimana dans la soirée du 6 avril 1994 servit de prétexte aux extrémistes Hutus à massacrer leurs compatriotes Tutsis et les Hutus opposés aux massacres des Tutsis. Le 7 avril 1994 commença le troisième génocide de l'histoire de l'humanité: celui des Tutsis du Rwanda.

Ce 6 avril 1994 fut pour moi normal. Toute la journée, j'avais été plongé dans mes dossiers d'affaires criminelles. En ma qualité de Procureur de la République dans la capitale rwandaise, j'étais soumis à une forte pression physique et morale depuis le mois de janvier 1994 car la criminalité à caractère ethnique augmentait chaque jour. Dans tous les coins de Kigali, des opposants au régime du Président Habyarimana étaient assassinés, des familles tutsies étaient assassinées uniquement pour le fait d'être tutsis. C'est en rentrant ce soir-là que j'appris la mort du Président Habyarimana. Je sus que le Rwanda allait sombrer dans l'horreur. Je ne savais pas encore que mon propre drame allait commencer cette nuit-là. Je ne savais pas encore que ce sera grâce à une survivante du génocide contre les Tutsis que j'allais surmonter mon propre drame.

La nuit du 7 avril 1994, avec mon épouse, je me réfugiai chez mon voisin, un adjudant gendarme. Mais celui-ci nous chassa rapidement de sa maison, le lendemain, en me disant que les militaires savaient que je me cachais chez lui et que ces derniers, avec des Interahamwe, voulaient ma mort. Il me signifia qu'étant sur la liste de personnes à tuer, il ne pouvait pas nous protéger. Mes amis belges au sein des casques bleus des Nations Unies m'avaient signifié qu'ils ne pouvaient pas avoir accès à ma résidence. Je ne savais pas quoi faire. J'étais prêt à accepter la mort. Mon épouse, à qui j'avais exprimé ma résignation et mon acceptation de mourir dans notre maison, déclara qu'elle ne voulait pas mourir si jeune.

Le 1er avril 1994, nous venions de célébrer nos 5 ans de mariage. Elle me faisait comprendre que nous étions jeunes pour accepter de mourir sans tenter d'échapper à notre mort certaine. Depuis, elle a été mon ange gardien. Grâce au commandant de l'école militaire, nous avons pu nous réfugier à l'Hôtel des mille collines, situé au centre-ville de Kigali. Dans cet hôtel, le professeur français Guichaoua et le gérant néerlandais de l'hôtel, nous ont accueillis. Nous avons alors été cachés dans la chambre du manageur néerlandais jusqu'à leur évacuation de l'hôtel. Nous avons survécu, grâce aux barres de chocolats que le gérant nous a gentiment laissées.

Je ne pouvais pas sortir de la chambre de l'hôtel. L'eau vint à manquer. Un ami officier gendarme nous apporta alors un jerrycan de cinq litres d'eau propre à la consommation que nous rationnions mais quelques jours plus tard cette eau bénite était terminée. Mon épouse prit le courage d'aller puiser de l'eau de la piscine de l'hôtel en utilisant la poubelle métallique de notre chambre d'hôtel. Avec cette poubelle, elle remplissait la baignoire. Nous pouvions alors l'utiliser pour la douche, pour laver nos vêtements et même la boire. Le 3 mai 1994, il y eut une tentative d'évacuation de la part de la Mission d'assistance des Nations Unies au Rwanda (MINUAR) vers l'aéroport de Kigali. Mon ancien professeur de droit international avait convaincu son gouvernement de nous accorder asile. Arrivés à hauteur d'un endroit appelé Sopetrad, les militaires du 61ème bataillon para-commando arrêta le convoi sous la protection des casques bleus de la MINUAR et nous firent descendre des camions. Nous fûmes tabassés par des militaires et des Interahamwe qui s'étaient joints à eux et je fus gravement blessé. Cette tentative d'évacuation échoua mais les casques bleus nous ramenèrent dans nos chambres à l'Hôtel des mille collines. J'avais tout le temps des vertiges. Mon épouse qui était secrétaire de direction devint mon infirmière et me soigna à l'eau salée.

Enfin, nous avons pu sortir de l'hôtel le 29 mai 1994. Sous l'égide de la MINUAR, il y eût un échange de réfugiés entre le Gouvernement intérimaire rwandais et le Front patriotique rwandais. Nous choisîmes d'aller dans la zone contrôlée par le Front patriotique rwandais. Nous sommes restés un mois dans un camp situé à Kabuga, à quelques kilomètres de Kigali. Il fallait chercher la nourriture dans les champs abandonnés par les paysans fuyant la guerre. Mon épouse s'occupa de chercher la nourriture, le bois pour faire la cuisine. Grâce à son courage et à son ingéniosité, nous pouvions survivre même si nous étions préoccupés par la guerre et le fait de ne pas avoir de nouvelles des nôtres.

La capitale rwandaise fut prise dans la nuit du 4 juillet 1994. Le 12 juillet, mon épouse et moi-même avons regagné Kigali. Comme des centaines d'autres survivants, nous avons squatté une maison appartenant à quelqu'un d'autre. Avec rien, nous avons recommencé notre vie. Mon épouse avait perdu ses parents, deux frères et quatre sœurs. Mon grand-père avait été tué dans sa maison, mon père avait été tué et son corps jeté dans la rivière Akanyaru, deux de mes sœurs ainsi que mes deux neveux et leur père avaient été tués à Nyamirambo, un quartier de la capitale Kigali. Il n'y avait aucune joie du fait d'avoir survécu. Nous avions perdu les personnes qui nous étaient chères. En avril 1995, nous prenions le chemin de l'exil vers la Belgique. Nous nous sommes dit que nous allions enfin recommencer une nouvelle vie mais ce ne fut pas facile. Mon épouse recommença de nouvelles études et obtint son premier boulot en Belgique en 2000. J'attendis 4 ans pour avoir mon premier contrat de travail. Mais aujourd'hui tout cela fait partie d'un mauvais passé, nous avons essayé de nous reconstruire. Nous avons trouvé notre place dans la société, et nous avons l'occasion de visiter régulièrement notre Rwanda natal. Mon épouse est mon Inès à moi.
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