Fiche du document numéro 24189

Num
24189
Date
Vendredi 5 avril 2019
Amj
Auteur
Fichier
Taille
178656
Titre
Guillaume Ancel : “le premier but de Turquoise était de prendre Kigali”
Soustitre
“Le Rwanda, Tchernobyl de nos interventions extérieures, mais la chape se fissure”
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Sorti de Saint Cyr en 1965, spécialiste du guidage des frappes aériennes, « missilier » envoyé au Rwanda en 1994 lors de l’Opération Turquoise, Guillaume Ancel quitte l’armée française avec le rang de lieutenant colonel. Auteur de plusieurs ouvrages dont « Rwanda, la fin du silence » (Editions « Les Belles Lettres ») et « Vent sombre sur le lac Kivu ».

Est-il imaginable, dans l’armée française ou ailleurs, qu’après que les politiques aient pris une décision, les militaires fassent le contraire ?

Après vingt ans dans l’armée de l’air, je pense que c’est rigoureusement impossible. Jamais je n’ai vu mes camarades prendre une décision à l’inverse de la décision politique. Cela n’existe pas. Au Rwanda, où la France a été extraordinairement présente depuis 1990 rien n’a pu être fait sans une décision politique. Le général Jean Varret, qui dirigeait la coopération militaire, s’est rendu plusieurs fois au Rwanda avant 94. Au retour, il a signalé à l’Elysée que l’on préparait des gens qui parlaient ouvertement de « solution finale ». L’amiral Lanxade l’a alors démis de ses fonctions en disant il n’avait rien compris à la politique de la France. Le général Quesnot, qui a remplacé Varret, a proposé, lui, une « stratégie indirecte » après avril 1994, un soutien qui n’apparaîtrait pas directement. Mais j’insiste : Quesnot ne peut rien décider, c’est à l’Elysée que cela se passe. Soit c’est le président qui décide, soit c’est son secrétaire général Hubert Védrine. Ce dernier est le directeur exécutif, il pilote les décisions de François Mitterrand et veille à ce qu’elles soient exécutées. Il n’est pas un notaire, un « passe plat ». Sa responsabilité est engagée. Dans la marge d’une note, il a écrit qu’il fallait livrer des armes aux génocidaires et on distingue clairement son paraphe…

En 1990, qu’est ce qui pousse le président Mitterrand à décider d’une intervention ?

Jusqu’aujourd’hui, on ne comprend pas ce qui a pu motiver l’Elysée à décider à bout de bras de soutenir un régime qui dérivait totalement… Il y a des faisceaux de raisons : le Rwanda se trouve aux frontières de la « Françafrique » zone d’expression francophone, particulièrement lie à la France et qu’il faut préserver face aux Anglais. Le pays est aussi un « porte avion » par rapport aux richesses de l’Est du Zaïre. S’y ajoute une sorte de néo colonialisme car la France se croit encore un peu propriétaire d’une partie de l’Afrique. Sans oublier une sorte de condescendance : on croit qu’on pourra facilement maîtriser ces « extrémistes hutus »… La réalité, c’est que ces derniers n’ont jamais cessé de nous manipuler, c’est eux qui nous « géraient »…

Quel fut le rôle de la DGSE, le service de renseignement extérieur ?

Ce service a remarquablement fait son travail :il a produit plusieurs notes destinées à l’Elysée, selon lesquelles la France risquait d’être accusée de complicité ! Le système d’information n’a pas failli, mais d’autres sources ont du interférer…Je me demande si, puisqu’on s’était fait battre dans tous les conflits insurrectionnels des années 60, un petit groupe de personnes n’a pas voulu démontrer que la France possédait encore la maitrise de la guerre insurrectionnelle…

Alors que les Belges nous avaient conseillé de ne pas intervenir, nous nous sommes précipités avec une arrogance toute française. Je le répète : en France, c’est toujours l’Elysée qui a piloté la politique africaine et à propos du Rwanda, il y avait un blanc seing présidentiel. En plus, il était impossible de se tromper : les extrémistes ont toujours dit clairement que leur objectif était de liquider les Tutsis. Dans les notes de l’Elysée, on parlait du « Tutsiland », de l’armée « tutsi » et non du FPR, des « Khmers noirs », un vocabulaire raciste.

Comment comprendre qu’après le 6 avril la France ait soutenu un groupe d’extrémistes dont l’objectif était de faire exploser les accords d’Arusha ?

Le gouvernement intérimaire, composé uniquement d’extrémistes, été formé le 8 avril dans les locaux de l’ambassade de France. Ces extrémistes ne vont jamais perdre le soutien de la France. Ils seront reçus à l’Elysée, on va leur donner des armes et même après ils seront abrités soutenus, défendus…

Les missiles sont partis du camp Kanombe



Que pensez vous de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana ?

Ma formation initiale est d’être un « missilier », un spécialiste du tir de missiles et du repérage aérien… En 2012, des experts, dans un rapport demandé par la justice française, ont établi que les missiles avaient été tirés trois quart avant, depuis le camp Kanombe. C’était le camp de la garde présidentielle, dirigé par le colonel Bagosora, où se trouvent des unités d’élite formées par la France..

Comment peut-on dire aujourd’hui que l’avion a été touché par des missiles venus par derrière ? Il aurait alors fallu que l’avion fasse demi-tour pour être percuté ! En réalité l’amiral Lanxade, comme Hubert Védrine, comme le président Mitterrand, ont été informés par la DGSE dès septembre 1994 du fait que les missiles avaient été tirés depuis le camp Kanombe. Les Belges et les Américains le disaient depuis longtemps ainsi que les Américains. Il y avait unanimité, Sachant tout cela, comment le général Lanxade peut-il encore accuser le FPR ? Comment les décideurs peuvent ils affirmer, depuis 25 ans, que c’est le FPR qui a fait tirer sur l’avion, insinuant que ce sont des Tutsis qui auraient fait tirer sur des Tutsis ? Il s’agissait de décrédibiliser le pouvoir en place mais aussi de donner une « alternative à la réalité ». Le génocide a été une entreprise sophistiquée, machiavélique, préparée et financée depuis plusieurs années et dont le seul but était de liquider les Tutsis. Pourquoi nos décideurs français continuent ils à transformer les bourreaux en victimes ? C’est insoutenable… Ce qui m’effare c’est que les dirigeants français de l’époque, Mitterrand, Védrine, Lanxade, ont pris des décisions et tenu un discours tel que la France pourrait être accusée de complicité de génocide… Jusqu’en 93, on s’est battu aux côtés des forces génocidaires. Védrine oublie de dire que le soutien français aux accords d’Arusha a été très mitigé. Des conseillers du président parlent de « Khmers noirs », refusent le partage du pouvoir avec le FPR. Un conseiller écrit même « Arusha c’est Munich » ! Affirmer que les accords d’Arusha ont été signés grâce à la France, c‘est un « fait alternatif », digne de Donald Trump.

En réalité, ces accords ont été signés grâce à l’ONU, à cause des pressions belges et américaines. Les Français qui ne soutiennent pas réellement ces accords n’envoient à Arusha qu‘un diplomate de troisième plan, troisième secrétaire de l’ambassade de France en Tanzanie et non un « ponte » des Affaires étrangères….

En réalité, les Français sont furieux parce que le président du FPR leur a adressé une lettre rappelant l’exigence du départ des « forces étrangères » c’est-à-dire françaises. Sans respecter complètement ces accords, les Français laissent au Rwanda une trentaine de coopérants militaires, présents à tous les échelons du gouvernement rwandais. La France reste donc omniprésente durant la préparation du génocide.

On peut aussi se demander pourquoi on a soutenu des gens tels que le CDR, (Comité pour la défense de la République) des extrémistes radicalement opposé aux accords d’Arusha.

Dans les premiers jours des massacres , quand la France intervient avec l’Opération Amaryllis, il ne s’agît que d’évacuer ses ressortissants. Elle n’agit pas militairement contre un gouvernement d’extrémistes qui a pris le pouvoir. Au contraire, ses émissaires sont reçus à l’Elysée…Il y a là contradiction complète avec ce que dit aujourd’hui Hubert Védrine…

Pas d’accès aux archives de l’Elysée



La vérité se trouve sans doute dans les archives de l’Elysée. Pourquoi ne sont elles pas accessibles ?

Le discours selon lequel ce qu’on a fait est irréprochable est totalement incompatible avec le refus de laisser accéder librement aux archives.

En 1998 la Mission d’information sur le Rwanda dirigée par Paul Quilès entendra à peu près tout le monde. Son premier objectif est de couler une chape de béton sur le Rwanda, le Tchernobyl de nos interventions extérieures. On enfouit, le plus profondément possible. Mais les années passent, des témoignages remontent à la surface. Thierry Prungnaud livre un récit accablant sur la manière dont on a soutenu aveuglément des unités d’élite rwandaises qui ont été le fer de lance des massacres. Comment, à Bisesero, les tueurs ont massacré sous nos yeux sans que l’on ne fasse rien… Plus tard, la polémique ayant enflé, le président Hollande a annoncé qu’il allait ouvrir les archives sur le Rwanda. Mais en réalité, la conservatrice de ces archives, Mme Bertinotti, a écrit que ces archives étaient ouvertes mais non consultables ! A ce moment, recevant des menaces très claires, j’ai pris la décision d’écrire « Rwanda la fin du silence ». Afin que le silence des militaires et des politiques ne se transforme pas en amnésie.

L’an dernier, le président Macron a annoncé un travail de mémoire, la mise sur pied d’une commission d’universitaires et d’historiens ayant accès aux archives. En même temps, il a donné un signe de rapprochement politique au Rwanda. Or maintenant, voilà qu’on apprend par l’amiral Lanxade que cette « commission d’historiens » va être dirigée par un commissaire qui n’aura aucune autonomie. La « commission spéciale » va être débarrassée de tous les contradicteurs et n’aura accès qu’aux archives fléchées par les services de l’Etat français ! Trois ans plus tôt, Lanxade avait déjà conclu que cette commission allait montrer qu’il n’y a rien dans les archives de la France. Circulez il n’y a rien a voir….

Vingt cinq ans après, refuser de savoir ce qui s’est passé en dit long sur notre faiblesse dans le contrôle démocratique des décisions de l’Elysée.

Les archives importantes sont celles du renseignement militaire français et surtout celles de l’Elysée. On devrait y trouver les arguments expliquant pourquoi on a décidé de continuer à soutenir les génocidaires, à essayer de les mettre au pouvoir, à protéger leur fuite…

Comment l’Opération Turquoise a bifurqué



Quelle fut la vraie nature de l’Opération Turquoise à la quelle vous avez participé ?


Lorsque je m’embarque pour Turquoise en juin 1994 c’est sans avoir reçu le moindre briefing sur la situation politique, sans aucune connaissance du contexte. J’appartiens alors au 68e régiment d’artillerie d’Afrique, lié à la Légion étrangère. A la veille du départ, mes camarades m’expliquent que la France est engagée secrètement depuis des années : on a fait la guerre au Rwanda depuis 1990, c’est nous, officiers d’artillerie, qui avons stoppé l’avance du FPR de 92 et 93 avec des feux d’artillerie d’une très grande violence qui ont fait des centaines de morts et nous aussi on a failli mourir sous le feu du FPR.

Etant donc déjà très engagés au côtés du régime en place, nous sommes partis avec les meilleures unités de combat de l’armée française appuyés par des avions de chasse. Officier d’artillerie, spécialisé dans le guidage des avions de chasse et des bombardements, je n’ai jamais pratiqué de frappe humanitaire, seulement des frappes aériennes. Le premier ordre que je reçois est de préparer un raid terrestre sur Kigali : nous emparer de la capitale du Rwanda pour y mettre en place un gouvernement que l‘on soutient depuis des années et qui est en train de s’effondrer face au FPR. Cet effondrement est du au fait que les forces gouvernementales consacrent l’essentiel de leurs efforts à liquider les civils tutsis et non à se battre! Lorsque nous débarquons, c’est au milieu de ces forces gouvernementales. Belle neutralité ! On se fait acclamer par les Hutus qui viennent de commettre des massacres car ils sont persuadés qu’on va les remettre au pouvoir. Mais le raid sur Kigali n’est pas mené : il est remplacé par une autre ordre, déclencher des bombardements pour bloquer militairement l’arrivée du FPR. Donner un coup d’arrêt.

Au petit matin du 1er juillet, alors que je dois conduire une opération de bombardement, que les avions de chasse Jaguar sont déjà en vol et que nous embarquons dans les hélicoptères qui doivent se rendre sur les sites de guidage, nous recevons l’ordre de tout annuler. Cet qui venait directement de l’Elysée ! A mon avis c’était la suite de l’affaire de Bisesero. Des militaires étant tombés sur des rescapés tutsis, ils avaient promis de revenir mais à leur base, on le leur interdit car leur mission est de bloquer le FPR.

Certains militaires décident alors de désobéir et font mine de se perdre. Ils retrouvent des rescapés et comme ils ont emmené des journalistes avec eux, le commandement est obligé de monter une opération de secours ! A l’Elysée on s’avise que sauver quelques rescapés et en même temps se battre contre les ennemis des génocidaires (le FPR) cela ne tient pas. Il faut donc tout arrêter et l’opération bifurque le 1er juillet. D’un côté on mène des opérations humanitaires mais de l’autre la zone Turquoise se transforme en havre de paix de paix… pour les forces génocidaires qui peuvent s’y replier avec armes et bagages, y compris avec la radio des Mille Collines ! Un ordre vient directement de l’Elysée : escorter les génocidaires jusqu’à la frontière du Zaïre, avec leur argent (la Banque du Rwanda…) et leurs armes. J’ai aussi assisté à une livraisons d’armes sur la base de Cyangugu au Sud Kivu : des containers remplis d’armes, entreposés sur des camions militaires français, ont été livrés dans les camps de réfugiés. A Goma, l’amiral Lanxade a donné son accord pour que des avions se posent avec des armes destinées aux génocidaires, ce qui a été confirmé par le coordinateur logistique de la Croix Rouge.

Personnellement, je crois qu’au moment de l’attentat, l’Elysée avait préparé une opération militaire pour prendre le pouvoir et le donner aux génocidaires. Mais Edouard Balladur, le premier ministre de la cohabitation, s’y est opposé en faisant traîner les choses… C’est très troublant…
J’aimerais que la justice ait accès aux archives et qu’elle examine clairement les responsabilités : ce n’est pas la France qui doit être accusée, ce sont quelques personnes… Hubert Védrine, Jacques Lanxade, ont des responsabilités dans ce qui s’est passé et c’est à la justice française d’en juger. Mes compagnons d’armes, eux, ont fait ce qu‘on leur demandait de faire. Il faut se tourner vers les responsables, en particulier Hubert Védrine, l’amiral Lanxade. Il était l’interface et avait une relation de confiance avec le président Mitterrand.

Accepter que l’on livre des armes à des génocidaires cela s’appelle complicité de génocide mais c’est à la justice d’en décider. Je comprends que le président Macron n’aille pas au Rwanda pour les commémorations s’il doit leur annoncer que les archives ne seront ouvertes qu’à une commission spéciale !

Notre engagement au Rwanda a pollué nos relations avec les partenaires européens et un Togolais m’a dit un jour « toute l’Afrique est témoin de ce que nous avez fait au Rwanda et aussi longtemps que vous ne vous présenterez pas des excuses, les Africains ne pourront avoir confiance en la France. »
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fgtquery v.1.9, 9 février 2024