Fiche du document numéro 2861

Num
2861
Date
Mardi 5 juillet 1994
Amj
Auteur
Fichier
Taille
87884
Surtitre
A bout portant
Titre
L'humanitaire est-il devenu un prétexte pour prolonger la guerre par d'autres moyens ?
Mot-clé
Source
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
L'humanitaire est-il devenu un prétexte pour prolonger la guerre par
d'autres moyens? Au moment même où le Front patriotique, après un
siège de trois mois, entrait enfin dans Kigali et, au sud, prenait la
ville de Butare, la France modifiait le mandat de l'opération
Turquoise en créant une « zone de sécurité ». Cette enclave, qui couvre
environ un cinquième du Rwanda, a été décrétée « zone humanitaire
sûre ». Le général Lanxade, chef d'état-major français, a déclaré que
ses troupes étaient prêtes à s'interposer entre des populations
menacées et des bandes armées.

Les deux termes sont un euphémisme: les Tutsis ayant déjà été
massacrés par centaines de milliers et les survivants ne se comptant
plus que par quelques centaines, ceux qui fuient devant le FPR sont
des civils hutus, poussés devant eux par les miliciens et les troupes
gouvernementales. Quant aux « bandes armées », les gouvernementaux ayant
battu en retraite, il ne s'agit plus que des combattants du FPR,
toujours qualifiés de « rebelles » alors qu'ils contrôlent désormais les
trois quarts du pays, dont la capitale.

Le Front patriotique a toujours exprimé son opposition à la création
d'une telle enclave, assurant qu'elle n'aurait d'autre but que
protéger l'armée hutue et ses miliciens meurtriers.

En bloquant la victoire complète du FPR, la France est sortie de la
neutralité qu'elle affichait dans les premiers jours de
l'opération. En effet, les militaires français demeurent aux côtés de
l'armée rwandaise et offrent un ultime havre de sécurité à un
« gouvernement intérimaire » qui, depuis trois mois, multiplie les
appels à la mobilisation populaire et au meurtre de l'« ennemi
intérieur », c'est-à-dire les modérés hutus et les tutsis.

Quant aux Nations unies, qui avaient donné un mandat à la France sous
la pression du secrétaire général Boutros Ghali, elles ont été
« informées » de la décision française, de même que la Minuar.
L'évolution de la situation sur le terrain laisse désormais face à
face la France et le Front patriotique, et tout semble indiquer que
l'affrontement est inévitable. Le FPR, qui privilégie une solution
politique, ne souhaite pas arriver au pouvoir par une victoire totale,
mais il n'a pas l'intention de se laisser priver de son succès
militaire et d'être obligé de traiter avec un gouvernement qui, à ses
yeux, n'a aucune légitimité puisque composé de membres de la tendance
dure, le « hutu power ».

Ses responsables ont toujours signifié qu'ils étaient déterminés à
s'opposer à l'opération Turquoise si celle-ci sortait de sa stricte
neutralité. Quant à la France, qui a toujours - et encore après
l'assassinat du président Habyarimana - fourni munitions et soutien
politique à l'armée gouvernementale, elle se prépare clairement à se
battre.

Le colonel Thibault l'a répété à Gikongoro: Si le FPR vient ici et
menace les populations, nous tirerons sans problèmes. L'officier a
d'autant moins d'états d'âme qu'il fut longtemps le conseiller
militaire d'Habyarimana.

Au Rwanda même, mais aussi à Goma, les préparatifs militaires vont bon
train: les rotations d'avions militaires se multiplient, à titre
d'exercice, les appareils français surveillent la région du Masisi au
Zaïre (où des exilés rwandais sont soupçonnés d'aider le FPR). Mais de
l'autre côté, la prise de Kigali a galvanisé les troupes du Front
patriotique dont les effectifs dépassent les 20.000 hommes et qui ont
pris sur l'ennemi munitions et armements lourds.

En France déjà, cette extension du mandat de l'opération Turquoise
provoque craintes et réactions: l'organisation Médecins du monde a
estimé que la création de cette zone humanitaire sûre équivalait à
protéger les responsables des massacres, tandis que le rapporteur de
l'ONU, René Degni Segui, a déclaré qu'il s'agissait d'une intervention
politique qui n'arrangeait pas les choses. En Belgique, le départ du
détachement médical qui devait rejoindre l'opération Turquoise a été
momentanément postposé, sa sécurité ne pouvant être assurée à 100 %
par les Français.

Si le principe d'une aide humanitaire fait l'unanimité, l'envoi de
militaires avait été jugé très risqué par plusieurs ministres. Mais il
semble que le CVP, lié depuis trente ans à la « majorité hutue », a fait
pression sur le ministre Delcroix jusqu'à ce que le Premier ministre
Dehaene se voie confier la responsabilité du dossier. Et conclue, avec
bon sens semble-t-il, que dans l'imbroglio actuel, où la France mène
son propre jeu, il est urgent d'attendre.

COLETTE BRAECKMAN

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