Fiche du document numéro 32461

Num
32461
Date
Mercredi 28 février 1973
Amj
Auteur
Fichier
Taille
49217
Urlorg
Surtitre
Le pays des vertes collines de l'Est africain
Titre
La révolte des serfs
Soustitre
La radio du Burundi, citée par le correspondant de l'agence France-Presse à Bujumbura, a accusé, lundi 26 février, les autorités ruandaises de massacrer des membres de l'ethnie tutsi. Selon la Voix de la révolution du Burundi, des étudiants hutus ont attaqué la semaine dernière, sur l'instigation du gouvernement, leurs camarades tutsis dans de nombreux établissements d'enseignement. A l'université nationale du Ruanda, à Butare, les étudiants hutus avec le concours du recteur, ont attaqué les étudiants tutsis à coups de poignard et de machette, a précisé la radio. Toujours selon la radio du Burundi, le gouvernement a ordonné aux responsables des sociétés de chasser de leur emploi tous les travailleurs d'origine tutsi, sous peine de fermeture ou d'expulsion. La radio, qui se réfère à des "témoignages accablants" des réfugiés "qui parviennent miraculeusement" à quitter le pays, a déclaré d'autre part que toutes les frontières du Ruanda ont été fermées pour empêcher les fuites à l'étranger. Notre collaborateur Philippe Decraene, qui a effectué une enquête au Ruanda le mois dernier, fait ici le point de la situation dans ce pays.
Nom cité
Nom cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Lieu cité
Mot-clé
Mot-clé
Source
Commentaire
In his book Le Monde, un contre-pouvoir ? (ed. L'Esprit frappeur, October 1999, pp. 47-48), Jean-Paul Gouteux comments on Philippe Decraene's article as follows: "The reduction of the analysis of the World to ethnic patterns is a constant for this region of the Great Lakes. […] As early as 1973, Philippe Decraene had already painted the picture: 'Here, we communicate in Kinyarwanda, the language of the Hutus, sedentary Bantu farmers, reduced to mercy by the giant Tutsi shepherds who came from the banks of the Nile around the eleventh century.' (Le Monde February 28, 1973.) That says it all, all the stereotypes are in place. The racist cliché sweeps away all the work of historians who have shown the colonial fabrication of this myth. The one who will lead the Africa section of the World for many years already justified the first genocidal massacres carried out by 'the numerically largest fraction of the population'.".
Type
Article de journal
Langue
FR
Citation
Kigali. - Aussi montagneux et vert que les pays de l'Afrique occidentale sont plats et bruns en saison sèche, le Rwanda est le pays de l'éternel printemps. Situé sous l'Equateur, il bénéficie, grâce à une altitude moyenne de 1 600 à 1 800 mètres, d'un climat tempéré dont la température n'excède guère 20°C.

Abritant la crête montagneuse qui sépare les deux immenses bassins fluviaux du Congo et du Nil. "le pays des mille collines" constitue une vaste oasis de verdure à la charnière de l'Afrique centrale et de l'Afrique orientale.

En beaucoup d'endroits, la même latérite de couleur brique apparaît. Mais ce sol, inculte dans le Sahel malien ou voltaïque, est ici couvert de champs, ce qui tendrait à prouver que le tapis végétal est, aussi, fonction du travail d'une terre qui, convenablement irriguée et constamment remuée, ne s'est pas durcie et stérilisée.

Une autre Afrique



L'extension considérable des cultures et le grouillement humain déroutent au premier abord le voyageur familier des paysages africains. Cette succession presque ininterrompue de champs et de plantations, de potagers et de vergers, évoque le jardinage plus que l'agriculture proprement dite. Et ce va-et-vient continu de piétons et de troupeaux, commencé avec le lever du soleil et achevé avec son coucher, fait penser aux foules de l'Asie du Sud-Est.

Le surpeuplement constitue une grave menace pour l'économie rwandaise. La densité moyenne est actuellement de l'ordre de cent quarante habitants au kilomètre carré, chiffre inquiétant si l'on tient compte de l'existence des zones marécageuses, de quelques forêts résiduelles et de sommets montagneux impropres à toute mise en valeur.

Le paysannat rwandais, en dépit de l'activité continue qu'il déploie, ne cesse d'ailleurs de s'appauvrir du fait de l'accroissement de la population, estimé à environ 3 % par an. La faible superficie des pâturages explique en partie la diminution du cheptel et la pénurie d'engrais animal est préjudiciable aux cultures elles-mêmes. Le rendement à l'hectare baisse en raison non point de l'insuffisance du travail, mais de l'épuisement des terres arables.

"En l'an 2000, nous serons six millions", nous indiquait un ingénieur agronome, qui ajoutait: "Vous mesurerez la gravité de la situation lorsque vous saurez que, bien qu'une famille rwandaise ait besoin de 2 hectares environ pour subsister, la plupart des foyers ne disposent déjà que d'un demi-hectare..."

Le recours à l'émigration, soit vers le Zaïre, soit vers l'Ouganda, et le développement de l'artisanat, ont été envisagés, mais il ne s'agit que de palliatifs. Jusqu'en 1967, un effort de propagande a été fait en faveur de la pilule, mais dans ce pays christianisé à plus de 50 %, le poids de l'Église catholique a eu raison du zèle des adeptes du contrôle des naissances.

L'absence à peu près complète d'industrie limite actuellement les chances de développement, et la circulation monétaire est très faible. Chaque famille vit en circuit fermé, et ne produit généralement que pour ses propres besoins. Le café et la banane, fruit utilisé pour la confection d'un breuvage et non comme aliment, font seuls l'objet d'une véritable commercialisation.

Les salaires sont très modestes. Un manœuvre agricole -- lorsqu'il trouve un emploi -- ne gagne guère plus de 25 francs rwandais par jour (1). Un menuisier gagne environ 1 000 francs rwandais par mois. Or, les haricots -- légume qui constitue la base de la nourriture quotidienne -- sont vendus sur les marchés locaux approximativement 10 francs rwandais le kilo.

Une seule route goudronnée



Heureusement, le Rwanda n'est pas urbanisé. Chacun vit ici sur les terres qu'il occupe et, phénomène de dispersion de l'habitat unique en Afrique noire, l'unité se constitue autour de la colline.

Le pays est pratiquement dépourvu de villes et de villages, et l'on estime à moins de cent mille âmes la population citadine. Kigali, qui ne compte pas trente mille habitants, est sans doute une des plus petites capitales du globe. Quant aux villes principales, Gisenyi, Butare et Ruhengiri, elles présentent l'aspect de gros bourgs.

La seule route goudronnée du pays -- doté au demeurant d'excellentes pistes -- est la voie à péage d'une dizaine de kilomètres qui relie l'aéroport international de Kanembe à Kigali. La capitale n'a ni climatiseurs, ni ascenseurs, et l'immeuble le plus élevé ne dépasse pas cinq étages : il abrite les services du ministère des finances.

Un hôtel d'une soixantaine de chambres est en cours de construction, le seul qui existe actuellement à Kigali n'offrant aux touristes ou aux visiteurs -- les uns et les autres fort rares -- que seize chambres.

M. Grégoire Kayibanda, président de la République depuis octobre 1960, occupe la résidence de l'ancien administrateur belge, et la rumeur publique affirme qu'il n'a apporté aucune modification à cette villa, dont il aurait conservé jusqu'aux rideaux. "L'ermite de Gitarama" mène au demeurant un train de vie très modeste. Simple, presque effacé, se déplaçant sans escorte, conduisant fréquemment sa voiture, le chef de l'Etat n'est véritablement à l'aise que sur la colline familiale, dans la région de Gitarama. Père de dix enfants, dont huit sont encore vivants, il vit dans une habitation blanchie à la chaux avec son épouse qui, nous a-t-on dit, continue à cultiver elle-même la terre.

Plus encore qu'en Haute-Volta ou en Mauritanie par exemple, pays pourtant déjà austères, on doit, au Rwanda, abandonner la notion, couramment répandue en Europe, d'un continent qui serait un gouffre à milliards. L'indigence des budgets rwandais est, en effet, difficile à imaginer. Les vertus d'épargne prévalent à tous les niveaux, et, bien que la corruption ait tendance à se développer, il est courant de parler de "rigueur évangélique" à propos des finances du parti gouvernemental, et de "moralité exemplaire" au sujet du chef de l'Etat et de plusieurs de ses ministres.

La vache et la houe



On ne sait cependant que fort peu de chose de la vie politique de ce pays, indépendant depuis plus de dix ans. L'isolement géographique du Rwanda, éloigné de plus d'un millier de kilomètres des rives de l'océan Indien, a accentué l'enclavement des populations. Le premier homme blanc à pénétrer dans cette région fut un officier de l'armée impériale allemande. Van Goetzen, qui devait ultérieurement donner une nouvelle colonie au Reich. Pendant une douzaine d'années, le royaume du Rwanda, miraculeusement protégé des influences européennes pendant des siècles, allait constituer le district n° 13 de l'immense Deutsch-Ostafrika.

Issue d'une époque dont il reste peu de traces visibles, la société traditionnelle, dont les structures sociales ont été préservées, n'est encore que très difficilement pénétrable. Les Wasungu (les "étrangers") habitants d'un univers à la fois futile, pervers, et dans une certaine mesure dangereux, sont traités avec égard, mais quelque peu tenus à distance.

Certes, le français est la langue officielle, ce qui n'étonnera pas puisque, après la Deuxième Guerre mondiale, le Rwanda fut confié par la Société des Nations à la Belgique, qui y exerça les responsabilités de la tutelle jusqu'en 1962. Mais la francophonie des Rwandais n'est pas sans analogie avec celle des Merinas de Madagascar ou des Haoussas du Niger : elle ne concerne qu'un faible pourcentage d'une population qui possède sa propre et unique langue. Ici, on communique en Kinyarwanda, langue des Hutus, agriculteurs sédentaires bantous, réduits à merci par les pasteurs tutsis géants venus des rives du Nil aux environs du onzième siècle (2).

Une des caractéristiques de la population rwandaise est sa relative homogénéité : 1 %, de Twa, pygmoïdes que l'on dit autochtones. 90 de Hutus et 9 % de Tutsis. Cependant, il existe de sérieuses tensions dans les rapports entre les communautés tutsis et hutus, tensions qu'il est impossible de passer sous silence en dépit de la discrétion voulue des autorités.

Pour comprendre cette question complexe, peut-être faut-il moins raisonner en termes tribaux ou raciaux qu'en termes de classes. Pendant dix-huit générations de règne, les conquérants tutsis ont imposé leurs lois aux Hutus et contrôlé toute la vie politique et économique. Une monarchie féodale, dont le souverain fut jusqu'au 28 janvier 1961 le Mwami, réduisit à l'état de servage le paysannat Hutu. En échange de l'entretien de leurs troupeaux, les maîtres accordaient leur protection à une main-d'œuvre contrainte à l'obéissance. Ni les Allemands ni les Belges, qui pratiquèrent l'administration indirecte, ne modifièrent cette situation.

Quelques mois avant la proclamation de l'indépendance de leur pays, les Hutus réalisèrent, non sans effusion de sang, une révolution qui, avec le concours de la Belgique, leur permit de mettre fin à un système d'autant plus injuste qu'il s'appliquait à la fraction numériquement la plus importante de la population. Regroupés au sein du parti pour l'émancipation des masses hutu, ou parmenhuttu, les opprimés de la veille s'emparèrent du pouvoir dès 1960. Ils ne l'ont plus abandonné depuis, et les diverses tentatives de coup de force perpétrées par les Tutsis, notamment à partir du Burundi voisin, furent toutes écrasées brutalement -- notamment celle de 1966, qui mena les insurgés jusqu'à un pont situé à 50 kilomètres de Kigali, sur lequel les stoppa la garde nationale.

Discrimination ethnique et lutte des classes



La répression, cependant, ne revêtit jamais l'aspect d'un génocide, comme ce fut le cas lors du massacre des Hutus, au Burundi l'an dernier. Un prêtre tutsi nous affirmait : "Au Rwanda, on a moins tué les Tutsis que brûlé leurs maisons ou décimé leur bétail pour les contraindre à l'exil... Il y a eu cependant des tueries, notamment en 1963, après l'attaque lancée par les Tutsis du Burundi, mais les morts se comptèrent par centaines et non par dizaines de milliers comme l'an dernier dans les rangs des Hutus du Burundi...".

Aujourd'hui, la discrimination est encore évidente. Les autorités la justifient par la persistance du danger que font peser aux frontières les Tutsis réfugiés à l'étranger, où ils nourrissent des projets de revanche. La carte d'identité nationale porte la mention de l'ethnie (Ubwoko) à côté de celle des lieux et date de naissance et, pour se déplacer à travers le pays à bord d'un véhicule, les Rwandais doivent en principe être munis d'un laissez-passer spécial dont l'obtention n'est pas une simple formalité.

Les Tutsis sont pratiquement tenus à l'écart des postes de responsabilité, mais, à condition de "rester à leur place", la plupart d'entre eux sont intégrés à la communauté nationale. Cependant, comme nous l'indiquait un diplomate, "il faut moins replacer ces faits dans le contexte des rapports entre juifs et aryens en Europe au cours des années 1940-1945 que dans celui de la Révolution française de 1789..., car il s'agit en réalité d'une ancienne aristocratie évincée pour abus de pouvoir répétés..."

Les dirigeants de Kigali sont formels : l'éviction des Tutsis procède d'une volonté d'affranchissement social et non d'une attitude raciste : "Il faut raisonner sur une période de neuf siècles, et non sur douze ans, nous a dit un intellectuel Hutu, car jusqu'en 1959 la minorité était la classe exploitante, et 90 % de la population était considérée sans ambages comme inférieure... Tous les champs, tout le bétail, toutes les femmes appartenaient alors au mwami..."

Une solution d'oubli



Autant d'éléments qui, aujourd'hui, justifient aux yeux des dirigeants de Kigali la limitation du nombre de Tutsis dans la fonction publique, les tracasseries administratives, le numerus clausus appliqué dans les établissements d'enseignement, les enquêtes policières sur les collines pour établir avec précision l'origine ethnique des habitants, l'existence d'un parti unique de fait, précisément dénommé Parmehutu.

"Nous nous comportons actuellement de la même façon que se comportèrent les Tutsis pendant des siècles, et jusqu'à il y a encore une dizaine d'années, mais les nouvelles générations seront plus indulgentes et oublieront", nous a dit un haut fonctionnaire qui voulait couper court à nos objections.

En dépit de l'attitude négative des extrémistes des deux camps, c'est vers une solution d'oubli que l'on s'oriente. Mais la réconciliation nationale est directement liée à la présence d'une équipe moderne à la direction des affaires publiques et au maintien de la paix aux frontières. Or, le président Grégoire Kayibanda, incarnation de la "révolution sociale hutu", ne peut, en principe, si l'on s'en tient aux dispositions actuelles de la Constitution, solliciter le renouvellement d'un mandat qui arrive à expiration en novembre prochain. D'autre part, entouré par des voisins turbulents, le Rwanda, qui ne bénéficie encore que de concours étrangers trop limités et souffre d'un complexe d'isolement, doit faire face à des périls extérieurs persistants.

[Notes :]



(1) 1 franc rwandais = 5, 6 anciens francs.

(2) 1, 80 m, est une taille courante chez les Tutsis, mais on trouve à la fois des sujets beaucoup plus petits et d'autres beaucoup plus grands. Ainsi, Butera, premier danseur de la cour du mwami, aussi célèbre comme athlète que comme chorégraphe, mesurait 2, 33 m et pesait 140 kilos.
Haut

fgtquery v.1.9, 9 février 2024