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Le 1er septembre 2022, les juges d'instruction du pôle crimes contre l'humanité du tribunal de grande instance de Paris prononçaient une ordonnance de non-lieu dans l'enquête visant des responsables de l'armée française pour les événements survenus à Bisesero à la fin du mois de juin 1994, alors que s'achevait le génocide au cours duquel ont été assassinés les trois quarts des Tutsi rwandais. Les plaintes à l'origine des investigations avaient été déposées en février 2005 par six rescapés, mais les événements de Bisesero étaient depuis longtemps au cœur des reproches faits à la France pour ses compromissions et ses responsabilités dans le dossier rwandais.
Avant d'être liées à l'histoire de la France au Rwanda, les collines de Bisesero sont d'abord un haut lieu de la résistance au génocide. Lorsque, au milieu du mois d'avril 1994, les massacres commencent dans la préfecture de Kibuye, sur les bords du lac Kivu à l'ouest du pays, elles deviennent un espace-refuge d'où des milliers de Tutsi parviennent à repousser les attaques des miliciens interahamwe. Durant les trois mois que dure le génocide, les autorités administratives, militaires et politiques cherchent à briser cette résistance. Le 12 juin, un mois après les assauts particulièrement meurtriers des 13 et 14 mai qui font des milliers de victimes, le préfet de Kibuye Clément Kayishema – condamné à la prison à perpétuité par le Tribunal pénal international pour le Rwanda en 2001 – réclame dans un télégramme au ministère de la Défense des munitions afin d'assister « pour la sécurité du secteur de Bisesero [...] la population [...] déterminée à faire le ratissage dans le cadre de la défense civile ». Contrairement aux affirmations de l'administration évoquant de supposés infiltrés du Front patriotique rwandais (FPR), ce sont bien les derniers survivants tutsi des collines de Bisesero qui sont ciblés.
Mi-juin, la réalité du génocide commence à être reconnue par la communauté internationale en même temps que la France fait l'objet de mises en accusation de plus en plus franches pour son soutien au régime rwandais, sous forme notamment d'assistance militaire, depuis le début de la guerre et en dépit des premiers massacres en octobre 1990. Le 16 juin, Alain Juppé publie dans Libération une tribune dont le titre, « Intervenir au Rwanda », annonce l'opération Turquoise qui commence une semaine plus tard. Lancée depuis les villes frontalières de Goma et Bukavu au Zaïre, cette opération militaire est d'emblée suspectée d'ambiguïtés, soupçonnée d'être le dernier acte d'un soutien indirect à un régime et une armée gouvernementale en déroute face au FPR.
C'est dans ce contexte que survient le deuxième épisode majeur de l'histoire de Bisesero. Le 27 juin, une patrouille de soldats de Turquoise se rend sur place et découvre les civils menacés sur des collines parsemées de cadavres : bien loin, donc, des rebelles infiltrés que croyait y trouver une partie de l'état-major. Les responsables militaires sur place et à Paris restent en effet enfermés dans une lecture des événements fixée sur le prisme de la guerre interethnique, ne parvenant pas à saisir la dimension génocidaire des massacres en cours. Il faut dès lors attendre trois jours pour que soit organisé le sauvetage des rescapés de Bisesero, trois jours au cours desquels les tueries redoublent d'intensité. Cet épisode qui aurait pu apparaître comme le point d'orgue d'une opération militaire présentée comme une mission humanitaire destinée à « sauver des vies », à en croire le compte rendu du Conseil des ministres la veille du début de l'intervention, est devenu a posteriori le symbole d'un échec à saisir la réalité du génocide alors en cours.
Aujourd'hui, le mémorial de Bisesero, le seul à avoir fait l'objet dans le pays d'un parcours mémoriel monumental, fait partie d'un groupe de quatre sites pour lesquels le Rwanda a déposé en 2019 une demande de classement sur la liste du patrimoine mondial de l'Unesco. Jusqu'en 2010, les commémorations s'y déroulaient le 13 mai, date associée à la fois à la résistance et aux assauts décisifs au cours desquels périrent la plupart des victimes réfugiées sur les collines.
Elles ont par la suite été organisées dans la nuit du 26 au 27 juin, façon d'insister sur la part française de l'histoire de Bisesero, à une période où les relations entre les deux pays restaient traversées de nombreuses tensions (Rémi Korman et Hélène Dumas). Pourtant, c'est bien le 13 mai qu'en 2022 était inaugurée dans le dix-huitième arrondissement de Paris une place Aminadabu Birara, présenté sur la plaque de dénomination comme un « héros de la résistance à Bisesero », tué le 25 juin 1994, deux jours avant l'arrivée des premiers soldats de Turquoise. Faut-il y voir le signe d'une mémoire franco-rwandaise apaisée après la remise en mars 2021 du rapport de la commission Duclert, une commission d'historiens mise en place deux ans plus tôt pour examiner les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi (1990 1994) ? Reprenant une partie des conclusions de ce rapport, Emmanuel Macron reconnaissait dans son discours du 27 mai 2021 à Kigali la « responsabilité accablante » de la France « dans un engrenage qui a abouti au pire, alors même qu'elle cherchait précisément à l'éviter ». Cette dernière incise rappelle le fragile équilibre de la parole publique dès lors qu'il s'agit de faire face au passé africain de la France, et ce alors même que le Rwanda n'a jamais fait partie intégrante de l'empire colonial français. Les événements de Bisesero et les mémoires qu'ils charrient n'en restent pas moins un nœud au cœur de l'histoire franco-africaine de la fin du xx e siècle.
BIBLIOGRAPHIE
African Rights, Résistance au génocide. Bisesero, avril-juin 1994, Londres, 1995, ResistanceAuGenocide.pdf>.
Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda et au génocide des Tutsi, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1994 1994). Rapport remis au Président de la République le 26 mars 2021, Paris, Armand Colin, 2021,.
Raphaël Doridant et François Graner, L'État français et le Génocide des Tutsis au Rwanda, Marseille, Agone, 2020.
Rémi Korman et Hélène Dumas, « Espaces de la mémoire du génocide des Tutsis au Rwanda. Mémoriaux et lieux de mémoire », Afrique
contemporaine, n° 238, 2011, p. 11 27.
François Robinet, « Les rescapés de Bisesero : résister, échapper, survivre au génocide des Tutsi », AOC, 5 septembre 2022, de-bisesero-resister-echapper-survivre-au-genocide-des-tutsi/