Citation
Diplomatie Judiciaire
 
 Journal spécialisé sur la Justice Pénale Internationale
 
 
 Ubutabera
 
 - Edition du 6 décembre 1999 - n°76 -
 
 [1] Une
 
 [2] Actualité
 
 [3] Affaires/Poursuites
 
 [4] Juridictions
 
 [5] Droit International
 
 [6] Rédaction
 
 
 La majorité des faits à charge
 sont retenus contre Rutaganda
 
 [7] Un jugement implacable
 
 Sur le plan des faits, le procureur peut être satisfait : les juges ont
 retenu les principaux faits pour lesquels l'ancien leader Interahamwe
 était poursuivi. Mais il n'obtient toujours pas de condamnation pour
 crimes de guerre.
 
 Une ultime et déraisonnable
 requête de la défense
 
 [8] Rutaganda : le dernier baroud
 
 Quelques jours avant le jugement, l'avocate de Georges Rutaganda a
 tenté une ultime manoeuvre. Les juges n'ont pas seulement écarté la
 démarche. Ils ont suggéré une sanction financière.
 
 
 L'ex-ministre de l'Enseignement supérieur arrêté
 
 [9] Kamuhanda vivait en France
 
 Jean de Dieu Kamuhanda comparaîtra devant la Chambre d'accusation de la
 Cour d'appel de Paris lundi 6 décembre. L'ancien ministre de
 l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de la Culture du
 gouvernement intérimaire rwandais a été arrêté vendredi 26 novembre, en
 France.
 
 
 Carla Del Ponte
 
 [10]Je suis totalement imperméable aux pressions
 
 Auréolée par ses bras de fer avec les mafias russe et italienne
 lorsqu'elle dirigeait le Parquet de Genève, le nouveau procureur
 général des deux tribunaux internationaux vient, pour la première fois,
 de passer deux semaines à Arusha. Etat des lieux avant son départ pour
 Kigali.
 
 
 La chambre d'appel accepte de considérer
 une demande de révision
 
 [11] La contre-attaque du procureur
 
 Carla del Ponte cherche à obtenir la révision de la décision de la
 Chambre d'appel ayant abouti à la remise en liberté de Jean-Bosco
 Barayagwiza. En une trentaine de pages, le procureur général a déjà
 dévoilé ses arguments.
 
 En avril 1996, Barayagwiza était condamné
 par la justice américaine
 
 [12] Pour une très grosse poignée de dollars
 
 Poursuivi aux Etats-Unis dès le mois de mai 1994, l'ancien dirigeant de
 la CDR et de la RTLM a été condamné, au civil, à payer une somme de
 plus de 105 millions de dollars de dommages et intérêts.
 
 
 Le nom d'un assassin dans un
 combat perdu d'avance
 
 [13] L'art de la défaite
 
 Pour Mes Constant et Degli, les dés de la jonction des militaires
 étaient déjà jetés. Pour rendre belle cette défaite, l'avocat de
 Théoneste Bagosora a discrètement révélé l'identité présumée de
 l'assassin d'Agathe Uwilingiyimana.
 
 
 Procès Bagilishema : deux semaines blanches
 
 [14]Témoins dans la brume
 
 Sur les huit prévus, seuls deux témoins de l'accusation ont parlé à la
 barre durant ces deux dernières semaines d'audience. Le procès doit
 redémarrer le 24 janvier 2000. Pour de bon, cette fois ?
 
 
 Comparution initiale et jonction
 des affaires Ngeze et Nahimana
 
 [15] Le défunt procès des médias
 
 L'atmosphère des grands jours électrise la salle d'audience. Carla Del
 Ponte, le nouveau procureur général, fait sa rentrée à la barre
 d'Arusha. On débat, peut-être pour la dernière fois, du procès des
 médias
.
 
 
 [16] En Bref
 .
 
 Georges Rutaganda condamné pour génocide à la prison à vie
 Pour le restant de ses jours
 
 Génocide, crime contre l'humanité pour extermination et crime contre
 l'humanité pour assassinat : ce sont les trois chefs d'accusation sur
 lesquels les juges ont reconnu Georges Rutaganda coupable. Le procureur
 avait dressé huit charges contre l'ancien deuxième vice-président des
 Interahamwe. La Cour a de nouveau rejeté la qualification de crime de
 guerre. Elle a aussi écarté deux chefs de crimes contre l'humanité pour
 assassinats dans la mesure où les mêmes faits étaient couverts par
 celui pour extermination. Pour ses crimes, Georges Rutaganda est
 condamné à la prison à vie.
 
 
 
La majorité des faits à charge sont retenus contre Rutaganda
 
 Un jugement implacable
 
 Sur le plan des faits, le procureur peut être satisfait : les juges ont
 retenu
 les principaux faits pour lesquels l'ancien leader Interahamwe était
 poursuivi.
 Mais il n'obtient toujours pas de condamnation pour crimes de guerre.
 
 Il y a moins d'une semaine, Georges Anderson Nderubumwe Rutaganda
 fêtait ses 41 ans. Dans la prison d'Arusha, il attendait le verdict de
 ses juges quant au fait qu'il ait ou non commis le crime de génocide au
 Rwanda, en 1994. Par sa très forte corpulence et sa barbe
 blanchissante, Georges Rutaganda reflète difficilement un sentiment de
 jeunesse. Pourtant, celui qui occupait la position de deuxième
 vice-président des Interahamwe, la jeunesse du parti MRND transformée
 en milice, n'avait alors que 35 ans.
 
 La conviction de la Chambre
 
 Il est 11 h 25, ce lundi 6 décembre, quand ce verdict attendu de longue
 date tombe. La Chambre est convaincue que l'accusé, qui occupait une
 position d'autorité du fait de son statut social, de la réputation de
 son père et, surtout, de son poste au sein des Interahamwe, a ordonné
 et encouragé la commission de crimes contre des membres du groupe
 tutsi. Il a aussi lui-même directement participé à la commission de
 crimes contre les Tutsis. Les victimes étaient systématiquement
 choisies en raison de leur appartenance au groupe tutsi et du fait même
 de leur appartenance à ce groupe. La Chambre est par conséquent
 convaincue au-delà de tout doute raisonnable que l'accusé était bien,
 au moment de la commission de tous les actes mentionnés que la Chambre
 considère établis, animé de l'intention de détruire le groupe tutsi en
 tant que tel.
 Plus de deux ans et demi après le début de son procès,
 Georges Rutaganda est reconnu coupable de génocide.
 
 Le jugement rendu par la première Chambre de première instance est
 implacable. Les principaux faits reprochés à Georges Rutaganda ont été
 retenus par les juges : tant l'enclenchement des tueries dans des
 quartiers de Kigali par la distribution d'armes et le déploiement de
 miliciens que les massacres à grande échelle à l'école technique
 officielle ou à Nyanza ou encore les assassinats individuels ordonnés
 ou exécutés par l'accusé autour de son garage, le garage Amgar, au
 centre de la capitale rwandaise. Il n'est guère que les faits allégués
 dans sa commune natale de Masango qui sont clairement rejetés par la
 chambre, ou des faits de moindre importance, comme celui d'avoir essayé
 de dissimuler ses crimes à la communauté internationale
.
 
 Cinq chefs sur huit rejetés
 
 Juridiquement, le jugement - comme les cinq qui l'ont précédé devant le
 TPIR - est beaucoup plus contrasté. Huit chefs d'accusation étaient
 portés contre l'homme d'affaires et membre du comité central du MRND.
 Les magistrats n'en ont cependant retenu que trois. Trois chefs pour
 crimes de guerre ont été rejetés par la chambre de première instance,
 comme elle l'avait fait dans les affaires Akayesu et
 Kayishema/Ruzindana. Mais ils ont aussi écarté, cette fois-ci, deux
 chefs pour crimes contre l'humanité pour assassinats. En l'espèce, la
 raison avancée par les juges est que ces deux chefs reposaient sur les
 mêmes faits que celui de crime contre l'humanité pour extermination,
 retenu celui-ci. Les juges ont estimé que ces faits s'avéraient
 constitutifs de l'autre et n'ont pas retenu, en l'espèce, le principe
 du concours idéal d'infractions. Georges Rutaganda est donc jugé
 coupable de génocide, de crime contre l'humanité pour extermination et
 d'un crime contre l'humanité pour assassinat, celui d'un certain
 Emmanuel Kayitare, le 28 avril 1994, à Kigali.
 
 Une reconnaissance du rôle des Interahamwe
 
 Ce 6 décembre, pour représenter le bureau du procureur à cette audience
 finale, il ne reste, de l'équipe qui mena le procès entre mars 1997 et
 juin 1999, que Holo Makwaia. Mais celui qui fut le patron de ce procès
 pour l'accusation, le canadien James Stewart, réagit par téléphone de
 son nouveau poste au Tribunal pour l'ex-Yougoslavie. Je pense que
 justice a été rendue dans le dossier. J'en suis heureux. J'ai
 énormément de respect pour le travail du tribunal. Je comprends
 pourquoi ils l'ont acquitté de certains chefs de crimes contre
 l'humanité. En ce qui concerne les crimes de guerre, il faut étudier la
 rédaction du jugement. A ce sujet, nous avons eu beaucoup de problèmes
 dans tous les dossiers. Dans une certaine mesure, c'est mon dernier
 jugement d'une série de trois. Dans une autre mesure, c'est mon
 premier, puisque Rutaganda était le premier dossier dont je me suis
 saisi. A part Omar Serushago qui a plaidé coupable, Rutaganda est le
 premier Interahamwe condamné. Le professeur Reyntjens a décrit les
 Interahamwe comme les fer de lance du génocide. Si un leader est
 condamné, c'est important. Cela a une valeur symbolique. Nous avons
 conduit notre procès de matière équitable, avec beaucoup de soucis pour
 les droits de la défense.
 
 
 Filip Reyntjens, spécialiste belge de la
 région des Grands Lacs et témoin expert du procureur dans ce dossier,
 analyse le verdict avec précaution : Si on reconnaît que les
 Interahamwe ont joué le rôle qu'ils ont joué dans le génocide et si le
 niveau où Rutaganda était correspond à une réalité sur le terrain, la
 décision est bonne. Si le tribunal établit que le poste de
 vice-président n'était pas un poste honorifique, un plus un font deux.
 Une fonction au sein de la direction centrale des Interahamwe
 correspond à une réalité, et cela il faut l'accepter. Cette structure avait son autonomie avant le génocide. Une valeur symbolique ? J'espère que ce jugement n'aura pas de valeur symbolique au Rwanda. Il faut éviter de donner l'apparence d'une quelconque pression des autorités rwandaises qui serait liée à l'affaire Barayagwiza. Si cela avait pu influencer le siège, cela donnerait des armes à la défense.
 
 Il savait ce qu'il faisait
 
 Une défense qui, d'ores et déjà et sans surprise, annonce qu'elle fera
 appel de cette décision sur des points spécifiques au jugement et sur
 l'égalité des armes
. La fougueuse, émotionnelle et passionnée Tiphaine
 Dickson, avocate de Georges Rutaganda, se montre calme. Je suis
 sereine, j'étais prête au pire. J'ai investi pendant les trois
 dernières années de ma vie dans ce procès. Et aujourd'hui, je crois
 toujours en lui : ce n'est pas un génocidaire. Mon client est innocent.
 Il a la conscience tranquille. On a fait le point pour voir où on en
 est maintenant et où on va. Il ne s'attendait pas à grand chose. Sa
 santé ? Georges va bien, il est en bonne santé, il tient le coup.
 
 Extermination et assassinat
 
 La Chambre admet le principe du concours idéal d'infractions, qui
 permet que le même fait puisse recevoir plusieurs qualifications
 juridiques
. Cependant, elle considère qu'il ne convient pas de
 convaincre un accusé à raison des mêmes faits si l'une des infractions
 est une infraction d'une gravité moindre et qui est constitutive de
 l'autre
. Or, selon elle, l'assassinat est non seulement une
 infraction d'une gravité moindre que celle d'extermination, mais elle
 peut également être constitutive de cette dernière
. Dès lors, elle ne
 retient pas deux chefs d'accusation dressés contre Georges Rutaganda
 pour assassinats dans la mesure où ces mêmes faits sont couverts pas le
 chef, retenu celui-ci, d'extermination.
 
 La population à Kigali ne s'intéressait pas beaucoup au jugement,
 rapporte-t-on. Les gens vaquaient à leurs activités et ceux qui ont
 entendu la sentence ne sont pas surpris. François Nduwumwe, rescapé de
 l'hôtel des Mille collines où il avait vu Georges Rutaganda pendant le
 génocide de 1994, s'exprime comme à son habitude, sans fards : J'ai un
 sentiment de soulagement que la justice ait pu se faire. Comme il ne
 peut pas être condamné à mort, la perpétuité cela lui donnera le temps
 de réfléchir et, somme toute, je ne sais pas si ce n'est pas pire.
 J'avais vu cet homme la deuxième semaine d'avril, alors que j'étais
 réfugié à l'hôtel des Milles collines. Il était venu vendre des bières
 avec ses miliciens. Il était connu à Kigali, parce que, comme homme
 d'affaires, il avait obtenu le monopole de la distribution d'une
 certaine marque de bière. Ce n'est pas quelqu'un que l'on a induit en
 erreur, il savait ce qu'il faisait. J'ai eu beaucoup de témoignages sur
 ses méfaits. Ce qu'il a fait du côté de la barrière de Nyamirango, tout
 le monde le sait. Il a tué des gens personnellement ; même des gens de
 sa propre ethnie peuvent en témoigner. Si le tribunal peut continuer
 comme ça, c'est une bonne chose, cela pourrait diminuer l'animosité des
 Rwandais envers le tribunal.
 
 Par le milieu et par l'argent
 
 François-Xavier Nsanzuwera est un autre célèbre rescapé de l'hôtel des
 Mille collines. Et il a été le deuxième témoin expert du Parquet dans
 l'affaire Rutaganda. Cet ancien procureur à Kigali est satisfait du
 jugement. Je crois que la décision judiciaire est juste. Rutaganda
 n'est pas n'importe qui. Son père a été préfet sous la première
 République et ambassadeur en Allemagne. Sous la deuxième République, il
 était bourgmestre. Rutaganda est ingénieur agronome. Il a été élevé
 dans l'idéologie selon laquelle les Hutus sont majoritaires et doivent
 diriger le Rwanda. Pendant les événements sanglants de février 1973 qui
 ont précédé le coup d'Etat de Habyarimana, il était étudiant en 3e
 année de l'école secondaire de Shyogwe. Il aurait beaucoup participé à
 la chasse des étudiants tutsis. Pendant ces événements, un assistant
 médical tutsi fut tué à Shyogwe. Qu'est-ce qui l'a motivé pour adhérer
 aux Interahamwe ? Son milieu d'origine et puis, je pense, également
 pour des intérêts matériels. La peine est méritée. Quant aux autres
 responsables des Interahamwe, il y en a encore d'importants en liberté
 : Kajuga Robert, le président, dont on a perdu les traces depuis
 Kinshasa ; Mbarushimana Eugène, qui serait en France ou en Belgique!
 
 Le procès manqué
 
 Le procès des Interahamwe! Voilà bien l'un des paradoxes à l'issue de
 ce jugement dans l'affaire Rutaganda. Il n'a pas permis de décrypter le
 fonctionnement et l'organisation de cette milice essentielle dans
 l'accomplissement du génocide. Le Tribunal, on le comprend, a toujours
 prévenu sur ce point et s'est empressé de le rappeler, par la voix de
 son chef du service de presse, Tom Kennedy, après le verdict : Ce
 n'est pas le jugement des Interahamwe mais celui de la responsabilité
 individuelle de Georges Rutaganda
. Et cela est, à bien des égards,
 terriblement vrai. Mais peut-être beaucoup plus parce que les enquêtes
 et la seule arrestation de Georges Rutaganda, en fin de compte, ne
 permettaient pas de faire ce procès-là.
 Ce jugement est le sixième rendu par le tribunal international, qui
 prononce là sa quatrième condamnation à la perpétuité. Pour définir
 cette peine, les juges ont retenu deux principales circonstances
 aggravantes contre Georges Rutaganda : sa position d'autorité et son
 rôle de meneur dans l'exécution des crimes. Ils ont aussi retenu comme
 facteur atténuant, l'aide apportée par l'accusé à certains individus
 pour les évacuer, les sauver ou leur fournir un abri. Et notent, sur le
 fait que Georges Rutaganda ait demandé à ce que son état de santé soit
 pris en compte, que cet état de santé est mauvais et qu'il demande une
 assistance médicale constante
. Mais les juges n'ont pas répondu
 spécifiquement à la demande de l'accusé qui, en cas de condamnation,
 avait sollicité qu'il lui soit permis de vivre quelque temps avec ses
 enfants
.
 
 La balance n'était pas égale. Georges Rutaganda a délibérément et
 sciemment participé à la commission de ces crimes et n'a jamais
 manifesté le moindre remords pour les exactions qu'il a fait subir aux
 victimes
. Il mérite donc, pour les juges Kama, Aspegren et Pillay, la
 prison à vie.
 
 Les faits retenus
 
 Le 8 avril 1994, l'accusé est arrivé à bord d'une camionnette remplie
 d'armes à feu et de machettes à Nyarugenge. L'accusé a lui-même
 distribué ces armes aux Interahamwe, puis leur a intimé l'ordre de se
 mettre au travail, en déclarant qu'il y avait beaucoup de saleté à
 enlever
. L'accusé portait un fusil en bandoulière et une machette à la
 ceinture.
 
 Dans l'après-midi du 15 avril 1994, l'accusé est arrivé à bord d'une
 camionnette dans le secteur de Cyahafi, commune de Nyarugenge (à
 Kigali). La camionnette s'est arrêtée près d'une borne-fontaine
 publique. L'accusé est descendu du véhicule, en a ouvert l'arrière où
 se trouvaient des fusils. Les hommes qui l'accompagnaient ont distribué
 les fusils à des Interahamwe. Immédiatement après la distribution des
 fusils, les personnes qui les avaient reçus ont commencé à tirer. Trois
 personnes ont été abattues ; toutes étaient tutsies.
 
 Le ou vers le 24 avril 1994, dans le secteur de Cyahafi, l'accusé a
 distribué des fusils de marque Uzzi au président des Interahamwe de
 Cyahafi lors d'une attaque.
 
 En avril 1994, des Tutsis qui avaient été séparés des Hutus à un
 barrage routier devant le garage Amgar ont été amenés au bureau de
 l'accusé, situé au garage, qui a ordonné qu'ils soient détenus à
 l'intérieur. L'accusé a ensuite ordonné à des hommes qui étaient sous
 son contrôle d'emmener quatorze détenus, dont quatre au moins étaient
 tutsis, à un trou profond, situé tout près. Sur ordre de l'accusé et en
 sa présence, ses hommes ont tué dix de ces détenus à coups de
 machettes. Les corps des victimes ont été jetés dans le trou.
 
 Du 7 au 11 avril 1994, plusieurs milliers de personnes, en majorité des
 Tutsis, se sont réfugiés à l'ETO (Ecole technique officielle, dans le
 quartier de Kicukiro à Kigali). Les Interahamwe, armés de fusils, de
 grenades, de machettes et de gourdins, se sont rassemblés à
 l'extérieur. Avant l'attaque, les Hutus ont été séparés des Tutsis.
 Plusieurs centaines de Hutus ont quitté l'ETO. Lorsque les soldats de
 la Minuar ont évacué l'ETO le 11 avril 1994, les Interahamwe et des
 membres de la garde présidentielle l'ont investie. Ils ont lancé des
 grenades, tiré des coups de feu et tué les gens à l'aide de machettes
 et de gourdins. De nombreux Tutsis ont trouvé la mort. L'accusé était
 présent, armé d'un fusil, lors de cette attaque, au milieu d'un groupe
 d'assaillants qui se sont ensuite mis à lancer des grenades et à tirer
 des coups de feu. Il a été vu à une cinquantaine de mètres de l'entrée
 de l'ETO. Une bonne partie des réfugiés qui ont réussi à s'échapper ou
 ont survécu à l'attaque se sont ensuite dirigés par groupes vers le
 stade Amahoro. En cours de route, ces groupes ont été interceptés par
 des soldats qui les ont rassemblés à proximité de l'usine de la
 Sonatube et détournés sur Nyanza (à l'est de Kigali). Ils ont été
 insultés, menacés et tués par les soldats et les Interahamwe qui les
 escortaient. A Nyanza, ils les ont contraint à s'arrêter, les ont
 rassemblés et fait asseoir au pied d'une colline sur laquelle se
 trouvaient des soldats armés. Les réfugiés étaient entourés
 d'Interahamwe et de soldats. Les Hutus ont été invités à se lever et à
 se présenter, à la suite de quoi ils ont été autorisés à partir.
 
 Certains Tutsis qui ont essayé de partir en se faisant passer pour des
 Hutus ont été tués sur le champ. Ceux qui ont essayé de s'enfuir ont
 été ramenés par les Interahamwe qui les escortaient. De nombreuses
 personnes ont été tuées. Après avoir tiré des coups de feu et lancé des
 grenades sur les réfugiés, les soldats ont ordonné aux Interahamwe de
 commencer à les tuer. Certaines jeunes filles ont été choisies, mises
 de côté et violées avant d'être tuées. Bon nombre des femmes qui ont
 été tuées avaient été dépouillées de leurs vêtements. Les soldats ont
 ensuite ordonné aux Interahamwe de trouver ceux qui n'étaient pas morts
 et de les achever. L'accusé a ordonné aux Interahamwe, armés de
 grenades, de machettes et de gourdins, de se positionner autour des
 réfugiés pour les encercler juste avant le massacre.
 
 Le 28 avril 1994, les Interahamwe ont fouillé les maisons du quartier
 Agakinjiro (à Kigali). Ils allaient de maison en maison et demandaient
 aux gens leurs cartes d'identité. Les Tutsis et les personnes
 appartenant à certains partis politiques étaient emmenés vers le temple
 Hindi Mandal
, à proximité du garage Amgar. L'accusé était présent à
 l'endroit où étaient rassemblées les personnes arrêtées. Il portait un
 uniforme militaire, comprenant veste et pantalon, et était armé d'un
 fusil. Parmi les personnes arrêtées se trouvait Emmanuel Kayitare,
 surnommé Rujindiri, un Tutsi. Un homme appelé Cekeri a interpellé
 Emmanuel pour lui dire qu'il le connaissait et qu'il savait qu'il se
 rendait au CND. Immédiatement, Emmanuel a pris peur et a commencé à
 courir. L'accusé a pris Emmanuel par le col de la chemise pour
 l'empêcher de s'enfuir. Il a frappé Emmanuel Kayitare d'un coup de
 machette sur la tête et ce dernier en est mort immédiatement.
 
 Les faits non retenus
 
 La Chambre rejette le fait que Georges Rutaganda aurait posté des
 membres des Interahamwe à un barrage routier près de son bureau au
 garage Amgar à Kigali
. Elle note que le procureur n'a apporté aucun
 élément de preuve à l'appui des allégations selon lesquelles, en avril
 1994, l'accusé a procédé à des fouilles dans la commune de Masango
 (préfecture de Guitarama)
 et rejette aussi l'allégation que Georges
 Rutaganda a ordonné de rechercher tous les Tutsis et de les jeter dans
 la rivière
. La Chambre établit que l'accusé a ordonné que les corps
 des victimes soient enterrés
 mais ne se dit pas convaincue que
 l'accusé a donné ces ordres dans le but de dissimuler ses crimes à la
 communauté internationale
.
 
 
 Toujours pas de crimes de guerre
 
 Nouvel échec pour le bureau du procureur à convaincre les juges de
 qualifier les crimes poursuivis sous le chef de crimes de guerre. Aucun
 des six jugements maintenant prononcés par le TPIR ne l'a retenu. Dans
 les affaires Akayesu, Kayishema, Ruzindana et aujourd'hui Rutaganda,
 les juges n'ont jamais été convaincus que l'ensemble des éléments
 nécessaires à leurs yeux pour caractériser les violations des
 conventions de Genève n'a été rassemblé. De l'avis du procureur, les
 Interahamwe ont organisé les massacres à l'occasion de leur soutien aux
 FAR [forces armées rwandaises] dans le conflit contre le FPR [front
 patriotique rwandais], et comme l'accusé exerçait une autorité sur les
 Interahamwe, les actes qu'il a commis s'inscrivaient ipso facto dans le
 cadre de ce soutien. Selon la Chambre, une telle conclusion, faute
 d'être étayée par les éléments de preuve nécessaires, ne saurait être
 retenue pour engager la responsabilité pénale individuelle de l'accusé
 pour les chefs 4,6 et 8 de l'acte d'accusation
, soit les violations
 graves des conventions de Genève et du protocole additionnel II,
 autrement dit, les crimes de guerre. Tel est rédigé, dans son résumé,
 le nouveau rejet des juges adressé au Parquet quant à cette
 qualification spécifique du crime.
 
 
 Une ultime et déraisonnable
 requête de la défense
 
 Rutaganda : le dernier baroud
 
 Quelques jours avant le jugement, l'avocate de Georges Rutaganda a
 tenté une ultime manoeuvre.
 Les juges n'ont pas seulement écarté la démarche. Ils ont suggéré une
 sanction financière.
 
 Les relations entre l'avocate de Georges Rutaganda et les juges chargés
 de juger ce dernier sont, de longue date, orageuses. Trois jours avant
 le prononcé du jugement à l'encontre de l'ancien dirigeant des
 Interahamwe, les magistrats ont définitivement scellé la vieille
 querelle feutrée qui les a régulièrement opposés à Me Dickson.
 
 Un tribunal dépendant ?
 
 Le 27 novembre, le vent de l'affaire Barayagwiza s'était en effet
 étrangement mis à souffler sur le procès Rutaganda. Tiphaine Dickson
 soumet alors que le droit de son client à un procès devant un tribunal
 indépendant et impartial a été irrémédiablement violé en raison de
 pressions indues et répétées de la part des autorités rwandaises, et
 compte tenu du pouvoir des autorités rwandaises de paralyser les
 procédures du Tribunal
 pour le Rwanda. A l'appui de son argumentation
 de la dernière heure, l'avocate québécoise énumère les réactions des
 autorités rwandaises à l'issue de la décision de la Chambre d'appel
 ordonnant, le 3 novembre, la remise en liberté de Jean-Bosco
 Barayagwiza. Depuis la décision dans l'affaire Barayagwiza, (!) toutes
 ces interventions démontrent clairement que le gouvernement rwandais
 n'hésite aucunement à utiliser ses considérables leviers sur le
 Tribunal de manière punitive lorsque des décisions décrites par lui
 comme des
farces sont rendues
, écrit-elle. Et d'y ajouter les
 propos, rapportés dans la presse, des porte-parole du secrétaire
 général des Nations unies et du TPIR, ainsi que ceux de la présidente
 de ce dernier, Navanethem Pillay, qui se trouve être un des trois juges
 auteurs du jugement contre Georges Rutaganda.
 
 Le Tribunal est donc totalement dépendant de la République du Rwanda
 et de sa coopération soutenue
, analyse Me Dickson, alors même que le
 Front patriotique rwandais [FPR, au pouvoir depuis juillet 1994], en
 tant que
partie au conflit, ainsi que certains individus y
 appartenant et pouvant également occuper d'importantes fonctions au
 sein du gouvernement de la République du Rwanda sont suspectés de
 crimes entrant dans la juridiction du TPIR.
 
 La défense suggère deux sources d'inquiétude : le fait que le régime
 actuel du Rwanda est en mesure d'influencer un processus judiciaire
 dans lequel il est une partie intéressée
 et celui que ces
 déclarations de non-coopération et chantage n'ont pas été
 officiellement dénoncées par l'Organisation des Nations unies ou par le
 TPIR
.
 
 Le renfort de Filip Reyntjens
 
 Quelles conséquences sur le jugement contre son client ? Etant l'objet
 d'un jugement immédiatement après l'affaire Barayagwiza, et en plein
 milieu d'une tempête médiatique, la pression qui existe en vue de sa
 condamnation [est] quasiment irrésistible
, estime l'avocate. D'autre
 part, la survie, à court et à moyen terme, du Tribunal et la sécurité
 de ses employés seraient mises en péril par l'acquittement de votre
 requérant, et ce en raison des menaces, critiques et pressions
 exprimées par le gouvernement rwandais
.
 
 L'indépendance et l'impartialité du TPIR étant jugées impossibles, il
 n'y a, aux yeux de la défense et à dix jours du jugement, qu'un seul
 remède. Il est pour le moins radical : l'arrêt des procédures. Et la
 libération immédiate de Georges Rutaganda.
 
 Deux jours après le dépôt de sa requête, Me Dickson trouve un allié
 surprise. Filip Reyntjens, spécialiste de la région des Grands Lacs et
 témoin expert de l'accusation dans le procès Rutaganda, dépose une
 demande d'amicus curiae. Le chercheur belge abonde dans le sens de Me
 Dickson. `Le TPIR ne pourra remplir sa fonction que s'il est perçu
 comme indépendant et impartial', écrit-il, avant de s'inquiéter que le
 contexte immédiat mette en péril, au minimum, l'apparence de cette
 indépendance et de cette impartialité.
 
 `Les circonstances du moment sont évidemment celles entourant la
 décision du 3 novembre 1999 par la Chambre d'appel dans l'affaire
 Jean-Bosco Barayagwiza contre le Procureur. En effet, les réactions des
 autorités rwandaises à cette décision peuvent créer l'impression que
 les organes du TPIR sont soumis à des pressions mettant en péril leur
 indépendance et leur impartialité. En violation de leurs obligations en
 droit international, les autorités rwandaises ont `suspendu' leur
 collaboration avec le TPIR. Elles ont, en outre, annoncé qu'elles
 prendront `d'autres résolutions' si la Chambre d'appel ne revenait pas
 sur sa décision, menacé d'empêcher la présence de témoins devant le
 TPIR et refusé le droit d'entrée sur son territoire au procureur.
 Relèvent également de ces tentatives d'influencer le cours de la
 justice internationale l'annonce que le représentant du Rwanda auprès
 du TPIR ne rejoindrait pas Arusha (il faut observer en passant que
 pareil représentant n'aurait jamais dû être accrédité, puisque des
 autorités de l'Etat rwandais pourraient à l'avenir faire l'objet de
 poursuites) et les assurances que, s'il était jugé coupable au Rwanda,
 M. Jean-Bosco Barayagwiza ne serait pas condamné à mort.
 
 Une affaire d'argent
 
 Filip Reyntjens est cependant plus modéré dans ses conclusions : il
 conseille que le tribunal reporte momentanément
 le prononcé du
 jugement dans l'affaire Rutaganda.
 
 Le bureau du procureur répond rapidement à la démarche de Me Dickson et
 du professeur belge et écarte leurs arguments pour les juger
 irrecevables. Une fois l'ensemble de ces documents écrits complétés,
 les juges répondent tout aussi rapidement. Du moins à la demande du
 futur condamné. Le jugement est dans trois jours. Il ne faut pas perdre
 de temps. Leur réplique à cet ultime baroud de la défense est une
 décision aussi brève que tranchante. Non contents de déclarer
 immédiatement la requête irrecevable, ils ont fait oeuvre pionnière en
 précisant, à l'attention du greffier, que, selon eux, les frais
 occasionnés par le conseil de la défense dans le cadre de la
 préparation et de l'élaboration d'une requête manifestement irrecevable
 ne sont ni nécessaires ni raisonnables
. Dans le procès de Georges
 Rutaganda, homme d'affaires, il y a toujours eu une dimension
 financière. Désormais, en dehors du procès aussi.
 
 
  L'ex-ministre de l'Enseignement supérieur arrêté
 
 Kamuhanda vivait en France
 
 Jean de Dieu Kamuhanda comparaîtra devant la Chambre d'accusation de la
 Cour d'appel
 de Paris lundi 6 décembre. L'ancien ministre de l'Enseignement
 supérieur, de la Recherche
 et de la Culture du gouvernement intérimaire rwandais a été arrêté
 vendredi 26 novembre, en France.
 
 Poursuivi pour génocide, incitation à commettre le génocide et crimes
 contre l'humanité, Jean de Dieu Kamuhanda devra répondre de dix chefs
 d'accusation. Aujourd'hui incarcéré à la prison de la Santé, à Paris,
 l'ancien ministre prépare sa première comparution, qui se déroulera
 devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel lundi prochain. La
 Chambre vérifiera si les conditions nécessaires au transfert de
 l'accusé au TPIR sont réunies. Au cours de cette audience, les charges
 retenues à l'encontre de Jean de Dieu Kamuhanda seront examinées. De ce
 fait, le ministère public pourrait requérir le huis clos, estimant
 qu'au cours des débats, les noms d'autres accusés figurant sur l'acte
 pourraient être divulgués. Le ministère public souhaiterait ainsi
 protéger le caractère confidentiel des autres mises en accusation. Les
 juges de la Chambre disposeront ensuite d'un délai maximal de 15 jours
 pour rendre leur décision. Si la Chambre se prononce favorablement,
 Jean de Dieu Kamuhanda sera ensuite transféré à Arusha dans un délai
 d'un mois. Il a cependant la possibilité de former un pourvoi en
 cassation. La Cour de cassation devra alors trancher dans les deux
 mois.
 
 Quatre mandats d'arrêt
 
 L'histoire remonte au 1er octobre, date à laquelle le juge Navanethem
 Pillay, présidente du tribunal pour le Rwanda, signait un mandat
 d'arrêt à l'encontre Jean de Dieu Kamuhanda, adressé au gouvernement
 français. Quatre mandats sont en fait transmis à l'ambassade de France
 à Dar es Salam, début octobre et auraient été immédiatement communiqués
 au ministère des Affaires étrangères français. Mais ce n'est que le 17
 novembre au soir, que le procureur général, Carla del Ponte, informait
 le ministre français de la Justice, Elisabeth Guigou. Immédiatement
 exécutable, le mandat ne fut rempli, en parti, que le 26 novembre, avec
 l'arrestation de Jean de Dieu Kamuhanda, au foyer de la Charmille
, à
 Bourges, une ville située à près de 200 km de Paris.
 
 Des soutiens au Cameroun
 
 Jean de Dieu Kamuhanda, s'il figure parmi les ministres du gouvernement
 intérimaire, paraît être l'un des plus discret
 de celui-ci. Nommé le
 26 mai 1994, pour remplacer Daniel Nbangura, alors désigné comme chef
 de Cabinet du président Sindikubwabo, il prend sa place plus d'un mois
 après que le nouveau gouvernement soit institué. Directeur de
 l'enseignement supérieur, vivant avec son épouse et ses enfants à
 Kigali, il débute son exil au Zaïre, avant de se rendre au Kenya, puis
 au Cameroun et enfin en France, en mars 1998. Vraisemblablement
 accueilli sur le territoire français grâce à son statut de réfugié,
 accordé par le Haut commissariat aux réfugiés, il s'installera au foyer
 la Charmille
 de Bourges. Au Cameroun, l'homme aurait reçu le soutien
 de Pasteur Musabe, ancien directeur général de la banque africaine
 continentale du Rwanda (Bacar) et petit frère de Théoneste Bagosora.
 Assassiné dans la nuit du 14 au 15 février 1999, alors qu'il devait
 rejoindre le continent européen le 18, Pasteur Musabe avait été arrêté
 par les autorités camerounaises, avecles 12
 du Cameroun, le 21 mars
 96, puis libéré sur décision de la Cour d'appel de Yaoundé le 21
 février 1997, le tribunal international n'ayant engagé de poursuite à
 son encontre.
 
 Un foyer où le nouvel accusé cotoyait des repris de justice
 
 Mais dans sa nouvelle résidence du Cher, l'homme cotoie cette fois-ci
 les paumés
, selon un habitué du foyer, qui ne recueille pas des
 réfugiés en attente d'obtenir leur statut, mais plutôt des personnes en
 cours de réhabilitation
. Des repris de justice ou des personnes
 connaissant des difficultés sociales. Suivant la procédure, l'ancien
 ministre fait une demande d'asile auprès de l'Office français de
 protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), qui lui sera refusé en
 début d'année. Alors il porte le dossier en appel. Mais la décision
 tombera sans doute trop tard, puisque ce 26 novembre, à 6h15, l'homme
 doit suivre les policiers de la brigade antiterroriste, venus
 l'arrêter. Il est alors placé en garde à vue et rencontre le procureur
 de la République de Bourges, Philippe Ker, chargé de lui notifier le
 mandat d'arrêt. Me André Jacquet, commis d'office pour assister Jean de
 Dieu Kamuhanda lors de cette première procédure, trouve son client
 fort discret
. L'avocat ne connaîtra ses anciennes fonctions que
 plusieurs heures plus tard, après lecture de la presse locale. Ce qui
 n'est qu'une simple formalité prend plus de temps qu'à l'habitude : la
 procédure est une première en France. Ignorant le règlement, l'avocat
 fait noter au dossier une demande de son client qui stipule que l'acte
 d'accusation
 ne lui a pas été notifié, contrairement àl'article 47 G
 du tribunal
. Le procureur de la République signifie à ce suspect fort
 informé de ses droits que c'estau Parquet de Paris
 de le faire.
 L'avocatfait noter
 la demande de son client, mais avouera, plus
 tard,ne pas comprendre la pertinence de l'argument
. Un dossier que
 devrait maîtriser plus sûrement l'avocate chargé maintenant du dossier,
 et qui n'est autre que l'associée de Raphaël Constant, défenseur du
 Colonel Bagosora devant le TPIR, réclamé par Jean de Dieu Kamuhanda.
 
 La procédure préalable au transfert
 
 Ce même jour, Jean de Dieu Kamuhanda quitte Bourges peu après 13
 heures, pour la prison de la Santé, à Paris. Le lundi après-midi, il
 comparaît devant le procureur général du parquet, qui lui notifie
 l'acte d'accusation dressé à son encontre. L'accusé doit comparaître le
 6 décembre, devant la Chambre d'accusation de la Cour d'appel de Paris,
 présidée par Gilbert Azibert.
 
 
 Carla Del Ponte : Je suis totalement imperméable aux pressions
 
 Auréolée par ses bras de fer avec les mafias russe et italienne
 lorsqu'elle dirigeait le Parquet de Genève,
 le nouveau procureur général des deux tribunaux internationaux vient,
 pour la première fois, de passer
 deux semaines à Arusha. Etat des lieux avant son départ pour Kigali.
 
 Le Rwanda a refusé, temporairement, de vous accorder un visa. Le
 ressentez-vous comme une forte pression ?
 
 Non, pas du tout. Je le sens comme une réaction que l'on peut tout à
 fait justifier, si l'on voit ce qui s'est passé dans ce pays. C'est
 pourquoi je m'attendais à pouvoir quand même y aller et je suis
 confortée dans cela parce que, effectivement, cela se fait. Mais je ne
 fais l'objet d'aucune pression. Je fais le métier de procureur depuis
 vingt et quelques années. Cela fait partie de l'expérience que l'on a
 de ne pas se laisser influencer. On n'apprend pas cela d'un jour à
 l'autre, mais avec l'expérience. Je peux vous garantir que je suis
 devenue complètement imperméable à ce genre de tentatives.
 
 Le Parquet vient d'être sanctionné pour ses retards dans la
 communication des témoignages dans le procès Bagilishema. Allez-vous
 prendre des mesures pour éviter que cela ne se reproduise ?
 
 Ma politique sera très stricte. Il y a un acte d'accusation initial qui
 permet l'émission du mandat d'arrêt alors que l'enquête est encore en
 cours. C'est un élément très positif du système de la Common law. Mais
 je suis tout à fait d'accord avec ce que j'ai entendu de la part des
 juges : à un certain moment, il faut mettre un point final à l'enquête.
 On le met quand on a suffisamment de preuves pour obtenir la
 condamnation des accusés, dans le respect de la procédure mais afin que
 la défense puisse avoir connaissance de toutes les preuves à charge au
 moment où le procès commence. Selon moi, le procès débute au moment où
 commence la soumission des preuves, quand je les assume devant la Cour.
 
 Allez-vous transmettre les pièces à conviction soixante jours avant le
 début du procès, comme le veut le règlement ?
 
 On va respecter cette demande, absolument. Ce sera un changement
 d'habitude, qu'on va introduire à la fois ici et à La Haye. Parce qu'on
 a le même problème.
 
 Autre vieux problème, la qualité du recrutement au Parquet. Que
 comptez-vous faire ?
 
 Je ne peux pas encore vous répondre, parce que je ne connais pas encore
 tous les procureurs. Je connais quelques avocats généraux. D'après moi,
 l'avocat général est le responsable de l'équipe. C'est lui qui doit
 surtout être capable, c'est lui qui doit avoir en main son équipe. Vous
 pouvez avoir un très bon juriste mais qui n'est pas nécessairement bon
 procureur, parce qu'à la Cour il ne se manifeste pas. Avant de me
 prononcer, je vais d'abord discuter avec le procureur adjoint, et
 surtout avec les personnes concernées (les avocats généraux). Je suis
 tout à fait d'accord avec mon prédécesseur, qui disait que l'avocat
 général doit être un magistrat d'expérience. Etre procureur ne
 s'improvise pas. On devient bon quand on a fait beaucoup de procès.
 C'est très important.
 
 Vous avez pris la parole à la Cour et cela est nouveau de la part d'un
 procureur général.
 Est-ce que vous comptez plaidez ?
 
 Oui. Je peux vous dire que je compte plaider entièrement une affaire,
 quand elle sera prête. C'est le procès dit du gouvernement. Je viendrai
 ici et vous me verrez en place.
 
 Cela veut-il dire que vous allez vous installer à Arusha ?
 
 J'ai déjà trouvé une maison et je vais certainement m'installer à
 Arusha chaque fois qu'il sera nécessaire. Parce que je me sens autant
 responsable de ce qui se passe à La Haye, pour l'ex-Yougoslavie, qu'à
 Arusha pour le Rwanda. J'estime que selon les besoins, ce sera un
 partage qui pourra être de six mois-six mois. Mais ce pourra être aussi
 de huit mois à Arusha et seulement de quatre mois à La Haye. Ce sera
 selon les besoins. J'ai fermement l'intention de le faire. J'estime que
 c'est mon mandat.
 
 Est-ce une réponse au débat sur la question de savoir s'il faut un
 procureur pour les deux tribunaux ou deux procureurs séparés ?
 
 Pas nécessairement. Je suis pour le moment procureur des deux et ma
 décision vient de cette situation. Tandis que le fait de faire deux
 Parquets au lieu d'un, c'est un autre problème, que je laisse
 d'ailleurs à ceux qui sont en train de l'examiner et de décider. J'ai
 une opinion très précise : d'après moi, il ne faut pas de séparation.
 J'estime qu'un seul procureur peut mener une politique criminelle
 unifiée. Ma crainte, c'est qu'il puisse y avoir une justice de deuxième
 degré, tandis que la responsabilité que porte le procureur en chef,
 c'est justement d'avoir le même traitement dans un cas comme dans
 l'autre. Et je trouve que comme nos enquêtes sont politiquement très
 sensibles, c'est très important qu'il n'y ait pas de dérapages, des
 influences extérieures sur le travail du procureur. Si on veut
 m'entendre, je m'exprimerai, mais je n'en fais pas une question
 primordiale. Si on sépare les deux tribunaux, je demanderai simplement
 de pouvoir décider de quel Parquet je pourrai être procureur.
 
 L'enquête financière est votre grande spécialité. Pensez-vous appliquer
 le gel de comptes bancaires, notamment pour poursuivre l'homme
 d'affaires rwandais Félicien Kabuga ?
 
 Dès mon arrivée à La Haye, j'ai formé une équipe de deux personnes que
 j'appelle l'équipe financière. 0n a commencé à travailler. Et pour ce
 qui est du monsieur que vous avez mentionné, nous nous sommes déjà
 activés et les résultats ont été positifs.
 
 Est-ce que c'est une méthode qui peut s'appliquer à beaucoup d'affaires
 ici ?
 
 C'est difficile à dire. Pour le peu de cas que l'on connaît, cela vaut
 la peine de le faire. Surtout, j'estime que ce sera bien d'arriver
 devant une Cour et de dire voilà messieurs, l'accusé untel, on lui a
 bloqué tant d'argent, je vous demande de confisquer cet argent et qu'il
 soit donné aux victimes. Dans ces procès, la victime n'est pas
 représentée. Pourtant, dans les crimes de guerre, le génocide, il y en
 a des victimes ! Je n'ai pas eu le temps d'examiner le pourquoi. Je
 l'ai dit hier, d'ailleurs : les victimes ne sont pas représentées, mais
 moi je représente les victimes. La douleur est grande, on ne peut pas
 faire revivre les morts, mais j'estime que si on peut aménager un peu
 leurs besoins matériels, cela leur donnerait une certaine confiance [en
 la justice].
 
 Pensez-vous enquêter sur l'attentat commis contre le président
 Habyarimana, le 6 avril 1994 ?
 
 Si le tribunal ne s'en occupe pas, c'est parce qu'il n'a pas de
 juridiction en la matière. Il est bien vrai que c'est l'épisode qui a
 tout déclenché. Mais en tant que tel, le fait d'attaquer l'avion et de
 descendre le président, ce n'est pas un acte qui tombe dans des
 articles qui nous donnent juridiction. Naturellement, cela serait
 intéressant de le savoir. Mais moi, je dois enquêter sur le génocide,
 sur qui l'a programmé, organisé, planifié et exécuté. Pas sur qui a tué
 le Président. Même si ce sont les mêmes et si, demain, j'ai les preuves
 que ce sont les mêmes, je dois les donner aux autorités rwandaises,
 parce que c'est eux qui ont la compétence.
 
 
 La chambre d'appel accepte de considérer une demande de révision
 
 La contre-attaque du procureur
 
 Carla del Ponte cherche à obtenir la révision de la décision de la
 Chambre d'appel ayant abouti à la remise en liberté de Jean-Bosco
 Barayagwiza. En une trentaine de pages, le procureur général a déjà
 dévoilé ses arguments.
 
 L'homme était alors encore officiellement libre. Bien que toujours
 derrière les murs de la prison d'Arusha. C'était le 23 novembre et
 Jean-Bosco Barayagwiza pouvait encore publier des communiqués. Celui
 dont la remise en liberté pour vices de procédure - par une décision de
 la Chambre d'appel, le 3 novembre - avait provoqué une furieuse onde de
 choc, réagissait alors à l'intention déclarée par le procureur de
 demander aux juges de La Haye la révision de leur fameuse décision.
 Jean-Bosco Barayagwiza y dénonce une volonté du parquet detordre le
 coup aux règles qui régissent le Tribunal
, sacollaboration
 avec le
 gouvernement rwandaispour politiser une affaire purement judiciaire
 et fustige desmanoeuvres extrajudicielles (sic) entreprises par le
 bureau du procureur de connivence avec le gouvernement de Kigali pour
 faire échec à la justice
.
 
 L'affaire n'est pas finie
 
 Mais deux jours plus tard, le nouveau président de la Chambre d'appel,
 le juge français Claude Jorda, renvoie Jean-Bosco Barayagwiza derrière
 les barreaux. Il donne sept jours au bureau du procureur pour déposer
 sa demande de révision et, en conséquence, suspend la décision rendue
 par sa Chambre trois semaines auparavant. Le dernier mot n'a pas été
 dit dans l'affaire Barayagwiza
. C'est avec une impatience
 difficilement dissimulée que le porte-parole du TPIR à Arusha, annonce
 donc ce nouveau rebondissement dans cette affaire qui a fait replonger
 le Tribunal pour le Rwanda dans une lourde période de crise.
 Je veux qu'il soit clair que Jean-Bosco Barayagwiza n'a pas été libéré
 et que le processus de révision est en cours
, déclare à son tour, le
 29 novembre, Carla del Ponte. Le nouveau procureur général, à qui le
 Rwanda a interdit l'entrée sur son territoire une semaine avant, sort
 les griffes. Et dévoile déjà l'ambition à double détente de la démarche
 engagée par son bureau auprès de la Cour. La révision de la décision
 est certes un objectif essentiel mais d'autres options existent. Ce
 qui est important, c'est qu'il reste en prison et qu'il soit jugé, s'il
 le faut par une juridiction nationale. J'ai étudié le dossier à La
 Haye. Je suis convaincue que Jean-Bosco Barayagwiza doit passer devant
 une Cour. Je suis convaincue qu'il est coupable. Le dossier est
 suffisant. Ce n'est pas à moi de décider s'il doit être jugé ici ou
 ailleurs, au Rwanda. C'est à la Cour de le dire
, déclare-t-elle lors
 d'une conférence de presse à Arusha. Une attention particulière est
 aussi donnée à rejeter les accusations selon lesquelles le bureau du
 procureur agirait sous la force des pressions politiques. Les
 autorités politiques discutent. Je suis procureur et uniquement
 soucieuse de mon mandat. Nous avons de bonnes raisons de demander la
 révision. Il s'agit d'une décision légale, non politique
, assure Carla
 del Ponte. Son adjoint, Bernard Muna renchérit avec la manière forte.
 Pour lui, la décision du 3 novembre, c'estdu mauvais droit
. Dans un
 entretien, le 3 décembre, il tente encore de relativiser le phénomène
 des pressions politiques. On fait comme si c'était un problème unique.
 Au Tribunal pour l'ex-Yougoslavie, c'est pareil et la situation peut
 être vécue comme normale. Les Etats sont souverains. S'ils peuvent
 faire pression, ils le font. Ce n'est pas extraordinaire.
 La riposte se veut donc juridique. Elle est déposée aux services du
 greffe le 1er décembre. Et elle consiste à demanderla révision ou la
 reconsidération
 de la décision du 3 novembre sur la base denouveaux
 faits inconnus des parties et de la chambre au moment de la procédure
 et qui auraient pu être décisifs dans la décision de la Chambre
 d'appel
.
 
 Qu'est-ce qu'un nouveau fait ?
 
 Différentes demandes sont exprimées, qui laissent à la Cour un large
 éventail de possibilités de revoir leur décision. La révision demandée
 peut ainsi être totale, effaçant complètement la décision du 3
 novembre. Mais elle pourrait aussi se limiter à une annulation de
 l'acte d'accusation sans préjudice au procureur, ce qui autoriserait
 celui-ci à immédiatement remettre en accusation Jean-Bosco Barayagwiza
 et ferait de la décision du 3 novembre un incident sans conséquences
 irrémédiables.
 
 Pour obtenir une révision, quelle qu'elle soit, le procureur doit
 apporter de nouveaux faits. Dans sa requête, il veut faire valoir une
 définition souple de ce qui peut être caractérisé comme des faits
 nouveaux, en mettant en avantl'intérêt de la justice
. Il plaide
 ainsi qu'il ne peut pas lui être reproché de ne pas avoir apporté des
 éléments d'information dont il ne pouvait savoir qu'ils feraient partie
 des délibérations de la Cour. Exemple :Le procureur a répondu aux
 questions relatives aux raisons du retard [entre l'arrestation au
 Cameroun et le transfert à Arusha et entre le transfert et la
 comparution initiale], pas à celles étudiant les démarches entreprises
 par le procureur. (...) Dans sa décision, la Chambre d'appel s'est
 concentrée sur les manquements du procureur à entreprendre les
 démarches nécessaires pour le transfert rapide de l'accusé et, en ce
 qui concerne l'audiencement de sa comparution initiale, s'est
 concentrée sur les responsabilités du procureur en dépit du fait de
 reconnaître que la
 responsabilité première de la mise au rôle de la
 comparution initiale revient au greffe et aux Chambres de première
 instance
.
 
 Ne pas payer pour tout le monde
 
 Derrière la démarche du procureur se dessine donc une argumentation
 selon laquelle il ne devrait pas payer les pots cassés du fait des
 manquements des autres organes du Tribunal ou d'un tiers, en
 l'occurrence le Cameroun. Ce sentiment avait fortement transpiré des
 commentaires faits au sein du bureau du procureur au lendemain de la
 décision. Le Parquet semble prêt, pour se défendre, à éclairer la
 chambre sur les responsabilités propres à chacun.
 
 La Cour d'appel avait amplement fondé sa décision sur le concept de
 l'abus de procédure. Le procureur estime, en ce domaine comme en
 d'autres, qu'il ne lui a pas été donné la possibilité de se défendre.
 Sur ce point encore, il fait ressortir une remarque largement
 développée après que la Cour eut prononcé son jugement : pourquoi donc
 n'y a-t-il pas eu, avant de prendre une décision aussi grave, une
 audience contradictoire où les parties pourraient s'expliquer en détail
 sur l'ensemble des points fondant le litige ?
 
 Dès lors, le procureur soutient quesi les faits nouveaux démontrent
 que le retard n'était pas attribuable au défaut d'agir du procureur,
 alors la justification partielle du remède apporté [le fait que l'acte
 d'accusation soit annulé avec préjudice au procureur] n'existe pas
. Il
 est urgent, pour le parquet, de mettre chacun devant ses
 responsabilités. Il indique ainsi, comme fait nouveau, que, le 11 juin
 1999, il a sollicité auprès du greffe toute information relative aux
 correspondances entre le greffe et les autorités camerounaises
 concernant le transfert de Jean-Bosco Barayagwiza. Il n'y a pas eu de
 réponse à la demande du procureur qui, dès lors, n'a pas eu
 connaissance à l'époque des informations concernant les démarches
 entreprises par le greffier
.
 
 Le droit à une reconsidération
 
 Le bureau du procureur demande donc la révision de la décision. Mais il
 demande aussi, ou alternativement, sareconsidération
. Le flou règne
 quelque peu sur cette notion, étrangère, semble-t-il, au droit
 romano-germanique et, en tout état de cause, absente du règlement de
 procédure du Tribunal. Elle est fondée sur la théorie despouvoirs
 inhérents
 d'une Cour de justice qui donnent à celle-ci le droit
 d'exercer sa compétence quand bien même le règlement s'avère silencieux
 sur un point de procédure. Pour le procureur, l'un de ces pouvoirs
 inhérents est celui d'une Cour de modifier ou de casser ses propres
 décisions en de nouvelles circonstances. Le Parquet s'appuie sur des
 jurisprudences du TPIY en la matière. L'élément clé qui autorise une
 telle révision est à nouveau l'apport de faits nouveaux. Et il ne
 concerne que les appels interlocutoires, non les jugements au fond. Ce
 qui est clairement le cas dans l'affaire Barayagwiza, où la Chambre
 d'appel ne s'est aucunement prononcée sur la culpabilité ou l'innocence
 de l'accusé.
 En outre le procureur note qu'une possibilité de révision est implicite
 dans la décision même du 3 novembre. Que se passerait-il, en effet, si
 le renvoi de Jean-Bosco Barayagwiza au Cameroun s'avérait impossible ?
 La Cour devrait nécessairement revoir sa décision...
 Ainsi,le procureur ne cherche pas simplement à redébattre de
 questions qui ont déjà été jugées. Au regard de la grande gravité des
 crimes pour lesquels l'accusé a été inculpé, et au vu du fait que
 l'annulation d'un acte d'accusation sans débat au fond ne saurait être
 accordée en termes de compensation que dans des circonstances
 exceptionnelles, cette affaire appelle une nouvelle décision à la
 lumière de tous les faits et arguments pertinents
.
 
 Pistes de défense
 
 La défense a déjà indiqué, le 22 novembre, certains éléments de ce qui
 constituerait sa réponse. Pour elle, il ne s'agit pas defaits
 nouveaux
 mais defaits additionnels
. Ce qui rend la démarche, à ses
 yeux, sans fondement juridique. Elle soutient aussi qu'une audience
 contradictoire n'est pas nécessaire. Pour elle, le Parquet cherche à
 introduire des éléments politiques dans une procédure judiciaire afin
 de faire pression sur la Chambre d'appel et de plaire au gouvernement
 du Rwanda
. Quant au concept dereconsidération
, il n'est tout
 simplement pas prévu par les textes. Il s'agit d'unemanoeuvre
. En
 outre, la Chambre d'appel représente la dernière instance de la
 juridiction internationale. Elle ne peut se transformer en une nouvelle
 instance qui serait supérieure à elle-même. Enfin, sur la demande du
 Rwanda de déposer en tant qu'amicus curiae, il lui semble inacceptable
 qu'il soit donné la possibilité à un Etat d'interférer directement
 avec l'indépendance du Tribunal et avec l'impartialité des juges
.
 Il reste que, pour l'heure, après avoir été, l'espace de trois
 semaines, unhomme libre en prison
, Jean-Bosco Barayagwiza est
 redevenu un accusé derrière les barreaux.
 
 Nouveaux faits
 
 Sur la durée de la détention provisoire, la durée pendant laquelle
 l'accusé n'a pas été informé des charges pesant sur lui, le retard du
 transfert et le temps mis à dresser un acte d'accusation.
 
 15 avril-16 mai 1996. Première période pendant laquelle des mesures
 conservatoires à l'encontre de Jean-Bosco Barayagwiza sont demandées
 par le procureur du TPIR. Le procureur rappelle que le suspect est
 alors détenu depuis le 28 mars du fait d'un mandat d'arrêt émanant du
 gouvernement rwandais. Il considère dès lors que la détention ne lui
 est pas attribuable. Il soumet par ailleurs que le suspect a été
 informé, à plusieurs reprises en avril et mai et dès le jour de son
 arrestation, de la nature générale des charges portées contre lui.
 Ainsi, le fait qu'il soit détenu, comme l'avait établi la décision du 3
 novembre 1999, pendant onze mois sans être informé des charges contre
 lui doit être contredit. De plus, une lettre manuscrite du procureur
 Goldstone adressée aux autorités camerounaises, datée du 15 avril 1996
 et présentée comme inédite, est apportée en soutien à la preuve que le
 suspect avait été informé des charges pesant sur lui.
 
 16 mai 1996-21 février 1997. Le procureur ne se sent manifestement pas
 engagé par cette période pendant laquelle la justice camerounaise
 continue d'étudier la demande d'extradition du Rwanda, dont les débats
 sont reportés à plusieurs reprises.
 
 21 février-21 octobre 1997. Le procureur cherche ici à souligner les
 efforts effectués pour obtenir le transfert à Arusha du suspect, à
 nouveau sous le coup d'un mandat d'arrêt et d'une ordonnance de
 transfert du TPIR. Il précise qu'un projet de décret présidentiel
 autorisant le transfert a été émis dès mars 1997 et soumis au président
 de la République du Cameroun. Décret qui restera à la présidence
 jusqu'en octobre avant d'être finalement signé. Il plaide que ces faits
 n'étaient connus que du greffe. Le procureur fait aussi part des
 interventions, en septembre 1997, du gouvernement américain, sur
 demande du procureur adjoint Bernard Muna, pour convaincre le Cameroun
 de procéder au transfert. Et il ajoute queles Etats ne coopèrent pas
 automatiquement avec les institutions internationales. Il est courant
 qu'ils fassent preuve de quelque résistance à une apparente entrave à
 leur souveraineté. En l'espèce, cette résistance est devenue plus vive
 du fait que le Tribunal était une création nouvelle et que ses statuts
 et son règlement étaient largement inconnus et guère mis en
 application. De plus, de nombreux Etats ne disposaient pas d'une
 législation leur permettant de faciliter leur coopération avec le
 Tribunal
.
 Enfin, sur le plan strictement juridique, le procureur rappelle
 l'histoire de la rédaction de l'article 40bis, autorisant la détention
 provisoire d'un suspect. Pour mieux contredire l'interprétation qui en
 a été faite par la chambre d'appel et justifier qu'un acte d'accusation
 contre Jean-Bosco Barayagwiza n'ait été présenté qu'en octobre, dès
 lors que le décret permettant le transfert fut signé. Il ajoute,
 d'autre part, que, en date du 28 août, le suspect lui-même a contesté
 auprès de la justice camerounaise son transfert vers le TPIR et que
 cela a pu contribué au retard.
 
 21 octobre-19 novembre 1997. Période séparant la signature du décret
 présidentiel autorisant le transfert et le transfert effectif. Le
 procureur explique, avant d'avoir force de loi, un décret présidentiel
 doit passer certaines formalités, que cela ne peut être attribué au
 Tribunal et encore moins au bureau du procureur.
 
 Sur le retard entre le transfert et la comparution initiale.
 
 19 novembre 1997-23 février 1998. Le procureur ne voit pas quel rôle il
 aurait pu jouer pour s'assurer que la comparution initiale se déroule
 avant le 23 février. Selon lui, ceci relève entièrement de la
 responsabilité du greffier, sans que le procureur n'ait à
 l'encourager
 à le faire. Mais il ajoute avoir obtenu des informations
 indiquant un désaccord entre le greffe et le conseil de l'accusé sur la
 question de la commission d'office et considère que ce facteur explique
 le retard.
 
 Sur la non audition de l'habeas corpus déposé par l'accusé.
 
 Le procureur soumet que, le 3 octobre, le greffe a demandé par écrit au
 conseil de la défense s'il souhaitait que cette requête soit entendue
 et l'a informé de la date indicative du 31 octobre. L'absence de
 réponse à cette lettre, selon le Parquet, indique que l'avocat
 admettait que cette requête soit retirée du calendrier judiciaire. Le
 procureur ajoute que Jean-Bosco Barayagwiza a bénéficié pendant sa
 détention au Cameroun de l'assistance de trois avocats, qu'il n'a eu
 connaissance d'aucune demande de remise en liberté auprès de la justice
 camerounaise et que, dès lors, il ne peut être tenu responsable du
 manque de diligence de la défense elle-même.
 
 Sur le volume de la preuve et le droit des victimes.
 
 Selon le procureur, l'annulation de l'acte d'accusation avec préjudice
 au procureur est une mesure extrême qui est disproportionnée par
 rapport aux violations alléguées etcontraire au mandat du Tribunal de
 promouvoir la réconciliation nationale au Rwanda en menant des procès
 publics au fond
. Il considère que les droits des victimes n'ont pas
 été pris en compte, ni l'ampleur des preuves rassemblées contre
 l'accusé.
 
 En avril 1996, Barayagwiza était condamné par la justice américaine
 Pour une très grosse poignée de dollars
 
 Poursuivi aux Etats-Unis dès le mois de mai 1994, l'ancien dirigeant de
 la CDR et de la RTLM
 a été condamné, au civil, à payer une somme de plus de 105 millions de
 dollars de dommages et intérêts.
 
 Qui a parlé de retards ? Jean-Bosco Barayagwiza a, en fait, été
 condamné par un tribunal deux semaines après son arrestation au
 Cameroun, intervenue le 28 mars 1996. Ce raccourci de l'histoire
 ressemble à un curieux pied de nez au regard des événements récents
 devant le TPIR, où l'ancien dirigeant politique rwandais a bénéficié,
 le 3 novembre, d'une remise en liberté sur une décision de la Chambre
 d'appel qui dénonçait, entre autres, de multiples retards dans la
 procédure. Et pourtant... Le 8 avril 1996, un juge de l'Etat de New
 York, aux Etats-Unis, a bel et bien condamné Jean-Bosco Barayagwiza à
 payer la somme exceptionnelle de 105 267 934 millions de dollars à cinq
 Rwandais qui avaient porté plainte contre lui deux ans plus tôt.
 
 Une visite aux Nations unies
 
 L'affaire démarre à la fin du mois de mai 1994, en plein génocide.
 Jean-Bosco Barayagwiza, directeur au ministère des Affaires étrangères,
 se rend alors à New-York pour une intervention au siège des Nations
 unies. Alertés de sa présence sur le sol américain, cinq Rwandais dont
 de nombreux parents viennent d'être massacrés au Rwanda par les milices
 hutues, portent plainte contre lui. Le 20 mai, Jean-Bosco Barayagwiza
 répond par écrit qu'il jouit de l'immunité diplomatique. Il ne se
 présentera jamais devant la justice américaine. Mais dès cet instant,
 il perd ses droits d'opposer une défense aux accusations qui sont -
 déjà - portées contre lui.
 
 La plainte est présentée devant une juridiction civile et vise à
 obtenir des dommages et intérêts. Le refus de se présenter a pour
 conséquences, entre autres, de faire entrer au dossier, telle quelle et
 sans contradiction, la preuve apportée par les parties plaignantes. Au
 demeurant, l'immunité, contestée d'emblée par les avocats, sera
 définitivement et officiellement levée le 17 mars 1995 par une note de
 l'ambassade du Rwanda aux Etats-Unis.
 
 Chacune de ces personnes avait perdu huit membres ou plus de leur
 famille du fait des tueries perpétrées, en 1994, par la milice de la
 Coalition pour la défense de la République (CDR), parti dont Jean-Bosco
 Barayagwiza fut un des fondateurs. Dans le mémoire déposé alors par les
 plaignants, il est même présenté comme leprésident par intérim
 de la
 CDR à partir de février 1994.
 
 La valeur monétaire de l'horreur
 
 Quelques remarques faites au gré du mémoire déposé par les parties en
 septembre 1995 ont un drôle d'écho, quatre ans plus tard. Les avocats
 fondent, par exemple, la compétence de la justice américaine à se
 saisir de l'affaire sur le fait, entre autres, que le Tribunal pénal
 international pour le Rwanda, à l'instar des tribunaux nationaux
 rwandais, ne s'avère pas être une enceinte adéquate pour prendre en
 compte ces plaintes... A l'époque, comme l'indique le document des
 parties plaignantes, aucun acte d'accusation n'a encore été dressé par
 le TPIR.
 
 L'une de ces plaignantes est originaire de Gishyita. Dans ses
 déclarations, elle évoque un certain Obed Ruzindana, présenté commele
 président local de la CDR
. Le massacre de sa famille à l'hôpital de
 Mugonero est relaté. Un crime pour lequel, un peu plus tard, le TPIR
 mettra quatre personnes en accusation.
 
 Lorsque le juge John Martin prononce, ce 8 avril, son jugement,
 Jean-Bosco Barayagwiza vient d'être arrêté au Cameroun. Voici ce que le
 magistrat écrit :L'accusé s'est engagé dans une conduite si inhumaine
 qu'il est difficile de concevoir une quelconque compensation au civil
 qui peut être un début de réparation pour les pertes des plaignants ou
 qui exprime adéquatement l'horreur de la société devant les actions de
 l'accusé. (...) Ce juge n'a jamais connu d'autre affaire où les
 dommages financiers sont aussi inadaptés pour compenser les plaignants
 des blessures causées par l'accusé. On ne peut mettre une valeur en
 dollars sur les vies perdues du fait des actions entreprises par
 l'accusé et pour les souffrances infligées aux victimes innocentes de
 sa cruelle campagne. Cependant, malheureusement, une décision de nature
 financière est tout ce que la Cour peut offrir à ces plaignants
. Le
 magistrat américain n'hésitera pas. Il accorde scrupuleusement le
 montant demandé : un total de plus de 105 millions de dollars.
 
 
 Le nom d'un assassin dans un combat perdu d'avance
 
 L'art de la défaite
 
 Pour Mes Constant et Degli, les dés de la jonction des militaires
 étaient déjà jetés. Pour rendre belle cette défaite,
 l'avocat de Théoneste Bagosora a discrètement révélé l'identité
 présumée de l'assassin d'Agathe Uwilingiyimana.
 
 Je me suis rappelé la phrase d'un auteur du XIXe siècle : les combats
 perdus d'avance sont les plus beaux car on a rien à y perdre.
 Le
 soleil de ses Antilles natales n'a rien à voir avec le feint abandon
 dont fait montre l'avocat Raphaël Constant. Le défenseur du colonel
 Bagosora ne se fait tout simplement aucune illusion sur l'issue du
 débat sur la jonction qu'il doit plaider, ce 1er décembre. Il a noté
 que des décisions en la matière ont déjà été rendues dans les affaires
 Butare
 etCyangugu
. Et il considère qu'il seraitun peu téméraire
 de convaincre les mêmes juges, par rapport à des problèmes similaires,
 de donner des décisions différentes
.
 
 Donquichottisme et mauvaise conscience
 
 Ce n'est pas non plus une nostalgie mal assumée de ses îles de
 l'Atlantique nord qui semble plonger Me Constant dans une certaine
 lassitude. Je défends un homme présenté comme le maître d'oeuvre de ce
 qu'on appelle le génocide au Rwanda en 1994. Vous avez dit que vous
 veilleriez à ce que le procès soit rapide. Mon client est incarcéré
 depuis mars 1996.
 Novembre 1997, mars 1998, septembre 1998 : autant de
 dates fixées pour le démarrage du procès de son client et qui sont
 restées lettre morte, malgré les décisions des juges.
 
 Témoins communs
 
 A l'appui de sa requête en vue d'obtenir un procès groupé des
 militaires, le procureur David Spencer a indiqué les statistiques
 suivantes : 31 % des témoignages portent sur les quatre accusés, 26 %
 sur trois accusés et 12 % sur deux accusés. Ainsi, 69 % des
 déclarations de témoins du procureur concernent plus d'un accusé.
 
 De ce parcours, Raphaël Constant a conçu une certaine philosophie de la
 justice internationale sous les tropiques. Cet historique, pourquoi ?
 Quand le Tribunal prend une décision qui ne lui va pas, le procureur ne
 l'applique pas ou fait tout pour qu'elle ne soit pas appliquée. C'est
 l'expérience de Bagosora qui me fait constater cette réalité, que je
 regrette, que nous sommes ici dans un combat perdu d'avance.
 Certains de ces combats perdus d'avance se mènent pourtant à plusieurs.
 Le togolais Jean Degli vient donc épauler son confrère. Je suis obligé
 de plaider devant vous sans intention de vous convaincre. L'impression
 domine qu'en fait de plaidoirie, c'est presque un coup d'épée dans
 l'eau. C'est du donquichottisme. Je n'aime pas les combats inutiles, je
 n'aime pas servir de faire valoir. Mais les choses sont telles que je
 ne vois pas comment votre juridiction pourra donner une décision
 contraire.
 L'avocat du général Kabiligi a trouvé une consolation :
 chercherà donner mauvaise conscience à ceux qui disent qu'on peut
 traiter une jonction n'importe comment
.
 
 7 avril, 11h45,un moment dont on devait se souvenir
 
 Les choses étant ainsi, comme il n'y a rien à perdre ou qu'il faut bien
 se consoler, Me Constant va tenter de rendre belle cette fausse
 bataille. Le procureur ne joint aucune pièce à sa demande en jonction ?
 L'avocat décide d'en apporter. Douze. Issues du dossier même du
 procureur. Sur le plan du succès public de l'entreprise, ce fut
 assurément un échec. C'est devant une assistance manifestement peu
 concentrée que l'avocat a discrètement dévoilé des éléments clés sur un
 fait historique que le Tribunal pour le Rwanda devra, un jour
 peut-être, juger. Il s'agit de l'assassinat, le 7 avril en fin de
 matinée, du Premier ministre Agathe Uwilingiyimana. L'effet fut amorcé
 par la pièce PO112. Ce témoignage raconte :J'ai vu des militaires se
 diriger vers la résidence d'Agathe [Uwilingiyimana]. C'étaient des
 élèves officiers qui suivaient un OPJ [officier de police judiciaire].
 Arrivés chez Agathe, ils ont crié. Ils sont rentrés dans la propriété
 et ont trouvé Agathe cachée dans la maisonnette des boys. J'ai entendu
 des cris de joie et des applaudissements. Ils criaient qu'ils avaient
 trouvé Agathe. Je me suis alors rendu chez Agathe avec les militaires
 qui étaient sur la position. Nous sommes tous rentrés dans la propriété
 et j'ai vu Agathe qui tenait un agenda et une cassette vidéo en main.
 Agathe a dit qu'elle connaissait beaucoup de secrets de l'Etat et qu'il
 fallait la conduire à l'Etat-major. Elle a aussi dit de ne pas la tuer.
 Les deux groupes qui étaient partisans soit de la tuer soit de la
 conduire à l'Etat-major, se disputaient. J'ai quitté la résidence
 d'Agathe. De retour sur notre position, j'ai entendu des coups de feu
 et des applaudissements provenant de la résidence d'Agathe. Il était 11
 h 45. Je suis certain de l'heure parce que l'adjudant chef Bitwayiki,
 pourtant originaire du Nord mais non extrémiste, nous dit de regarder
 nos montres parce que c'était un moment dont on devait se souvenir.
 J'ai vu peu après un caporal passer devant notre position. Il portait
 au cou une chaînette en or dont il nous a dit qu'elle était à Agathe et
 qu'il allait l'offrir à sa femme. Nous avons alors compris le sens des
 coups de feu et des applaudissements entendus peu auparavant et
 qu'Agathe était morte. Nous avons demandé aux autres militaires qui
 revenaient de chez Agathe qui avait tiré et on nous a dit que c'était
 un lieutenant de gendarmerie qui suivait une formation d'OPJ qui venait
 de tuer Agathe.
 
 Les trois cartouches du sous-lieutenant Ntawilingira
 
 Parfois, derrière la procédure, se dissimule l'Histoire. Ce premier
 jour de décembre, elle a porté la cote judiciaire PE4. Un autre
 témoignage. C'est vers 11 heures que [Agathe] fut découverte et amenée
 dans sa résidence. Les cris de joie éclatèrent et plusieurs militaires
 accoururent. Le célèbre capitaine Hategekimana arriva juste à ce moment
 critique et ne fut pas d'avis et d'accord avec ceux qui voulaient
 évacuer feu Mme Premier ministre au camp Kigali pour interrogatoire.
 Elle aussi était d'accord sur cette option car elle déclare :
 Je
 connais tant de secrets du pays, il faut m'emmener à l'Etat-major. Ce
 furent ses dernières paroles car un sous-lieutenant élève officier au
 cours OPJ Ntawilingira l'a tua avec trois cartouches.
 Dans le dossier
 du procureur, il existe donc un nom à l'assassin du Premier ministre
 rwandais. Un ange passe dans le prétoire, parfaitement étourdi.
 Sans illusion aucune sur la décision que prendront les juges concernant
 la jonction, Raphaël Constant réduit finalement son ambition à la
 fixation du procès. J'attendais qu'on nous précise une date. Une date
 ! Pas des promesses. Le procureur ne tient pas ses promesses. Quand
 va-t-on commencer ? Fixez des dates impératives pour qu'enfin on sache
 où l'on va.
 Mais le colonel Bagosora et son conseil ont aussi perdu ce
 combat là. Pourtant, ils avaient reçu le soutien spectaculaire, à
 l'audience, du procureur général. J'ai appris que les défenseurs
 admettent que la bataille est perdue
, cingle Carla del Ponte. Ils
 s'attaquent à l'institution et créent du malaise. Les actes
 d'accusation sont confirmés. Les preuves sont là. On peut commencer le
 procès quand vous voulez. Il suffit d'établir une date
,
 continue-t-elle. Sur ce point, au moins, les combattants ont signé une
 commune défaite. Il n'y a pas eu de date.
 
 Chacun pour soi
 
 Personne ne s'y trompe. Les procès groupés sont un cauchemar pour la
 défense et une arme redoutable du procureur. Car ils portent en eux les
 germes de la division et du sauve-qui-peut parmi les accusés. Me Degli
 n'a pu s'empêcher de s'en inquiéter :La jonction, ici, entraînerait
 un amalgame, une confusion monstre des responsabilités et entraînera un
 conflit d'intérêts. C'est une situation totalement nuisible aux
 intérêts du général Kabiligi
. Me Ogetto, avocat d'Anatole Nsengiyumva,
 a aussi évoqué ce qu'il considère comme un préjudice :Il faut éviter
 qu'un accusé témoigne contre l'autre
. Il n'en fallait pas autant pour
 que le procureur Frédéric Ossogo s'en régale à l'avance :Il existe un
 fait terrifiant pour la défense : que les accusés témoignent l'un
 contre l'autre
!
 
 
  Le juge législateur
 
 Il existe une spécificité rare au sein des tribunaux internationaux :
 les juges forgent eux-mêmes le règlement de procédure et de preuve
 qu'ils doivent appliquer et interpréter. Ce phénomène, qui rend caduc
 le grand principe de la séparation des pouvoirs législatif et
 judiciaire, a été un des points centraux de la plaidoirie de Raphaël
 Constant. Quand le conseil de sécurité a créé ce tribunal, il vous a
 donné un pouvoir exorbitant : de pouvoir faire les règles de procédure.
 Tellement exorbitant que à Rome [où a été signé, en juillet 1998, le
 traité établissant une Cour pénale permanente, ndlr], les Etats ont
 insisté pour que le règlement de procédure et de preuve ne soit pas à
 la seule discrétion des juges. Il se fait que vous devez interpréter ce
 que vous avez vous-mêmes édicté, ce qui est difficile à comprendre et,
 pour moi, à faire
, cingle l'avocat de Théoneste Bagosora.
 Plusieurs phénomènes inquiètent Me Constant. L'un est le sentiment
 qu'il a que le règlement du TPIR est modifié au gré des gênes qu'il
 procure au procureur ou aux Chambres ou même au greffe. Ainsi, sur la
 question des jonctions, il fut dernièrement introduit l'article 48 bis.
 Il évoque unesituation extraordinaire où à chaque assemblée plénière,
 on modifie pour anéantir les arguments que nous [la défense] avons
 utilisés. Quelque temps après, le 48 bis apparaît. C'est choquant pour
 l'esprit
. Un autre est la souplesse qu'il voit dans l'application de
 ces règles de procédure. Il souligne qu'en matière pénale, le principe
 estune interprétation stricte et non pas fumeuse
. Ce n'est pas la
 question du regroupement des procès qui perturbe l'avocat français.
 Paradoxalement, il explique que, dans le système juridique de son pays,
 la jonction est une question d'administration de justice : elle est
 décidée à n'importe quel moment par le procureur, par les juges et
 n'est pas susceptible d'appel
. Ce n'est donc pas le principe qui lui
 importe, c'est son application en fonction du corps de règles devant
 être appliqué devant une juridiction précise. Il critique donc une
 décision sur une jonction déjà décidée, il y a deux mois, par une
 Chambre de première instance du TPIR. Voir une Chambre de première
 instance se référer à une décision de la Chambre d'appel qui n'était
 pas saisie de cette question, c'est prendre le risque de s'appuyer sur
 une décision qui n'est pas prise. Et s'appuyer sur une décision séparée
 d'un juge sur cinq, cela me paraît emprunter un chemin où l'on ne sait
 pas où on va. Le juge en question nous dit qu'il existe deux
 interprétations [à l'article 48] : stricte et large. C'est contraire au
 principe du droit des pays civilisés. La procédure pénale ne
 s'interprète pas de manière large. On n'atteint pas les droits des gens
 de manière large. Nous quittons le domaine du droit où la règle du
 droit n'est plus la règle fondamentale.
 Tordant et chiffonnant une
 décision pour la démonstration, l'avocat insiste :Je vous demande, je
 vous supplie, de prendre une décision d'application stricte
.
 Le procureur Frédéric Ossogo a renvoyé une autre analyse de cette
 situation :Les juges ont reçu le mandat d'établir le règlement de
 procédure et de preuve. La raison est évidente : pour que les
 procédures aillent rapidement, il fallait un mécanisme évitant le
 retour à l'assemblée générale des Nations unies. Cela se passe de
 discussion. Ce n'est pas la première fois que de tels pouvoirs sont
 donnés aux juges
 a-t-il rétorqué, en faisant référence à la Cour
 internationale de justice de La Haye.
 
 
 Vingt mois pour une requête
 
 Vous savez, monsieur le président, c'est mon quatrième voyage pour
 plaider cette requête. Cela explique que, à la longue, je devienne
 long!
 Raphaël Constant, avocat de Théoneste Bagosora, devait-il être
 si précautionneux pour s'expliquer des deux grosses heures de
 plaidoirie qu'il s'est arrogées, le 1er décembre, dans le cadre des
 débats sur la jonction des affaires du procès dit des militaires ?
 Certes, ce débat a finalement eu lieu. Et, s'il fut long - deux jours -
 il fut aussi souvent de bonne tenue. Mais alors qu'il devait ouvrir la
 perspective tant attendue de voir bientôt une date fixée pour ce procès
 clé, il s'est, au contraire, achevé sur celle d'un nouveau et
 injustifiable retard de celui-ci.
 
 Trois jours d'audience avaient été, il y a un mois, réservés pour cette
 affaire. L'objectif : régler enfin la question de la jonction des
 affaires Bagosora, Nsengiyumva, Kabiligi et Ntabakuze, préalable
 indispensable à l'organisation du ou des procès. Mais c'est devenu une
 habitude : la défense commence évidemment par déposer des requêtes pour
 déclarer la Chambre incompétente. Le président Williams déplace
 l'obstacle. Il repousse ces débats à la suite de celui sur la jonction,
 rassurant la défense qu'ils feront, dans tous les cas, l'objet d'une
 décision avant celle concernant la jonction. Jusque là, l'efficacité
 judiciaire semble régner en maître.
 
 Deux jours sont nécessaires alors pour entendre le bureau du procureur
 sur sa demande de jonction d'instances ainsi que les quatre avocats de
 la défense impliqués. On pense que la troisième journée permettra de
 régler les autres requêtes. Et c'est alors que la chambre expose
 qu'elle ne pourra siéger pour des raisonsindépendantes de sa
 volonté
. Or, les vacances du Tribunal sont imminentes. Et il faudra
 bien écouter, un jour et comme promis, ces requêtes en incompétence.
 Qu'importe. Le TPIR a toujours cru avoir le temps. Dans quelques mois,
 plusieurs accusés vont entamer leur cinquième ou même leur sixième
 année de détention, mais qu'importe : le TPIR croit avoir le temps.
 Alors ces requêtes ne seront débattues que le 7 février 2000. Il faudra
 les entendre. Il faudra rendre une décision. Et celle-ci, n'en doutons
 pas, fera l'objet d'appels. Du coup, quand la décision sur la jonction
 sera-t-elle rendue ? Difficilement avant mars. Avec donc deux mois, au
 minimum, de retard. Il se sera alors écoulé environ vingt mois entre le
 dépôt de cette requête par le procureur, en juillet 1998, et la
 décision y faisant droit ou non.
 
 Est-ce raisonnable ? Me Constant aura averti la Cour de son opinion.
 Nous atteignons des délais qui sont totalement déraisonnables
,
 s'est-il exclamé sur un ton glacé par un mélange de colère et de
 lassitude. En mars, cela fera quatre ans que son client, le fameux
 colonel Bagosora, est détenu. C'est une durée qui fait entrer le
 Tribunal dans les eaux troubles de ce que la jurisprudence
 internationale peut considérer comme une durée excessive de détention.
 Et qui ouvre donc la voie à des demandes de mises en liberté fondées
 sur la violation du droit de l'accusé à un procès rapide.
 Dans ce contexte, ce ne sont pas les deux heures de plaidoirie de
 l'avocat martiniquais qui bloquent la volonté déclaréed'accélérer les
 procédures
, mais bien un souci encore à démontrer du tribunal lui-même
 de resserrer son plan de travail. S'il en a encore le temps.
 
 
 Procès Bagilishema : deux semaines blanches
 
 Témoins dans la brume
 
 Sur les huit prévus, seuls deux témoins de l'accusation ont parlé à la
 barre durant ces deux dernières
 semaines d'audience. Le procès doit redémarrer le 24 janvier 2000. Pour
 de bon, cette fois ?
 
 M. le président, la défense va demander des poursuites pour faux
 témoignage contre ce témoin.
 Dans l'affaire Bagilishema, où l'ancien
 bourgmestre de Mabanza (préfecture de Kibuye) est accusé de génocide,
 la deuxième semaine d'audition des témoins de l'accusation vient de
 commencer. L'homme désigné par le pseudonyme H, protégé derrière un
 rideau vert, laisse échapper unà la grâce de Dieu
 paniqué. Il s'agit
 du quatrième témoin de la semaine précédente. Me Roux, qui avait
 interrompu son contre-interrogatoire pour le week-end, vient de lui
 lancer une sévère estocade. Qu'est-ce qui constitue ce faux témoignage
 ?
 s'enquiert en urgence le président Mose.
 
 Me Roux, dont la tension nerveuse vient visiblement de redescendre d'un
 cran, emballe maintenant ses mots dans du coton pour s'adresser au juge
 :La dernière déclaration, à l'instant, du témoin disant qu'il a vu le
 17 juin le chauffeur de la commune Ephrem Mshimyimana et le policier
 Anasthase Munyandamutsa amener M. Habayo dans le véhicule de la commune
 à Kibuye, ceci est un faux témoignage.
 La défense vient de distribuer
 à la Chambre des photocopies du registrecourrier expédié
 de la
 commune de Mabanza. S'ensuit un débat entre le juge Güney et Me Roux
 côté gauche de la Cour, le juge Gunawardana et le procureur Phillips
 animant le côté droit. La Chambre conteste l'authenticité de copies de
 documents qui ne seraient pas certifiés conformes. L'attestation qu'a
 obtenue la défense, signée de la main de l'actuel bourgmestre de
 Mabanza, ne semble pas suffire. La confusion règne sur tous les bancs.
 L'audience est suspendue.
 
 Suspension de service ?
 
 Après délibération, la Chambre clarifie sa position : elle permet à la
 défense de poser des questions au témoin, étant entendu et sous
 réserve que, plus tard, elle soumettra soit une copie certifiée
 conforme ou demandera aux autorités communales pertinentes de produire
 l'original du document, ou alors, des copies certifiées conformes dudit
 document. Si cette procédure n'est pas suivie, les éléments de preuves
 en question n'auront aucune valeur juridique.
 L'avocat d'Ignace
 Bagilishema peut poursuivre. Il guide le témoin dans le registre des
 courriers de la commune de Mabanza. On y retrouve le nom du chauffeur
 de la commune, Ephrem Nshimyimana. Dans la colonne d'en face, le résumé
 de la lettre qui lui est adressé précise : Suspension de service à
 partir du 2 mai 1994
. Soit près d'un mois et demi avant le jour où le
 témoin dit l'avoir vu monter dans une voiture de la commune en
 compagnie du bourgmestre, d'un policier, et d'un M. Habayo porté depuis
 disparu! Le registre mentionne une lettre similaire, adressée le même
 jour au policier, Anastase Munyandamutsa. Tout cela n'innocente pas
 Ignace Bagilishema, mais menace de discréditer le témoin aux yeux de la
 Cour.
 
 H ne démord pas :Je confirme que j'ai vu ces deux personnes de mes
 propres yeux. Quant à parler de la suspension, même pendant la guerre
 de 90, les militaires qui avaient été suspendus ont été rappelés sous
 les drapeaux. Dire que ces gens ont été suspendus ou qu'ils ont été
 licenciés, je ne le sais pas ; parce qu'il arrive qu'on suspende ou
 bien qu'on licencie des gens et qu'on les ramène, ou bien! ils peuvent
 reprendre leurs fonctions.
 La défense sort alors une deuxième carte de
 sa manche. Elle demande à la Chambre de lire la déposition faite par le
 témoin n°41 sur la liste de l'ensemble des témoignages communiqués par
 le procureur. Les juges ne disposent pas de la déclaration : il s'agit
 d'un témoin écarté par le Parquet. La défense pourrait l'appeler à la
 barre l'année prochaine, et tenter de prouver que H a menti!
 
 Témoin fantôme
 
 Pour lui succéder à la barre, trois nouveaux témoins protégés de
 l'accusation avaient atterri à l'aéroport d'Arusha durant le week-end.
 Seuls deux vont apparaître à l'audience. Le troisième, comme perdu dans
 les brumes de la petite saison des pluies, passera inaperçu aux yeux
 des juges. Le bureau du procureur est très embêté. Ayant mélangé les
 pseudonymes de certains témoins dans deux listes, transmises en août et
 en octobre à la section de protection des témoins, il n'a pas
 réceptionné ceux qu'il attendait. L'un a donc été écarté discrètement.
 Les deux autres, programmés pour la semaine suivante, ont pu venir
 témoigner à la Cour. L'atmosphère de cacophonie s'avère difficile à
 masquer. Me Roux la stigmatise à l'audience :Il va sans dire que
 cette attitude ne peut pas se poursuivre, parce que ces modifications
 sont le fait exclusif du dysfonctionnement que nous observons au niveau
 du bureau du procureur, et cela n'est pas sans inconvénient pour les
 droits de la défense
.
 
 Le témoin I est un Hutu âgé, selon ses mots, depresque 60 ans
. Sa
 femme appartient à l'ethnie tutsie. Et sa famille ne doit sa vie sauve
 qu'à ses bonnes relations avec l'assistant du bourgmestre, Célestin
 Semanza. Sur ses ordres, un militaire et un Interahamwe (milicien formé
 dans les mouvements de jeunesse du parti présidentiel MRND) ont défendu
 la maison de I durant le génocide. D'après ce dernier, Ignace
 Bagilishemaétait quelqu'un qui était aimé par toute la population,
 les Hutus et les Tutsis confondus. En 1994, quand on a commencé à
 détruire les maisons, les gens ont fui vers la commune en grand nombre.
 Personne ne pensait que devant lui, quelque chose pouvait lui arriver.
 Le témoin n'incrimine pas le bourgmestre, au contraire. Mais il décrit
 l'autorité qu'exerçaient les deux assistants de M. Bagilishema,
 Célestin Semanza et Apollinaire Nsengimana, sur les milices de la
 commune. Etant donné que celui qui était en charge du parti MRND au
 sein de la commune a été longtemps malade, raconte I, Apollinaire
 Nsengimana a occupé ses fonctions et c'était lui qui dirigeait
 également les Interahamwe
.
 
 Les listes des Abakiga
 
 Me Maroufa Diabira, le co-conseil mauritanien du bourgmestre, va le
 rendre plus bavard en contre-interrogatoire. Le témoin décrit le rôle
 majeur joué par les Abakiga,qui viennent d'une région de hautes
 collines, habitent ensemble, et sont principalement de l'ethnie hutue.
 Ces assaillantsont lancé des attaques, ont pillé et tué
 dans la
 commune de Mabanza. Le groupe qui est venu chez moi pour piller avait
 un chef, poursuit I. Et ce chef disait qu'il avait une liste sur
 laquelle étaient inscrits les noms des personnes dont les maisons
 devaient être détruites et des personnes qui devaient être tuées.
 De
 sa maison, il pouvait voir les attaquants descendre des collines, en
 criant. Chaque groupe comptait, d'après lui, environ 200 personnes et
 de chez lui il a pu en voir cinq ou six. Il a été dit, ajoute I, que
 le Président avait été abattu par les Inkotanyi, et donc que les
 Abakiga descendaient pour combattre les Inkotanyi. Il y avait une
 guerre, ils comprenaient qu'ils devaient venger leur chef et de plus,
 ceux qui venaient de Rambagaseke n'étaient pas très éloignés du lieu
 d'origine du Président. Ces gens-là ne le considéraient pas seulement
 comme leur chef, c'est comme si c'était un frère pour eux.
 
 Qui leur donnait ses listes ? interroge le président de la Chambre 
 .Il y avait des listes, avance I, qui leur étaient données et c'était
 l'autorité communale, c'est à dire le bourgmestre et ses assistants,
 qui le faisait, ainsi que ses conseillers. Je n'ai pas assisté à ces
 réunions mais, comme je l'ai dit, les Abakiga qui m'ont attaqué ont dit
 qu'ils avaient des listes.
 Il ajoute que l'assistant du bourgmestre,
 Célestin Semanza, vient également des collines du nord. Il ne m'a pas
 porté secours parce qu'il était Mukiga [on dit un Mukiga, et des
 Abakiga, ndlr], souligne I. Si j'avais été un Mukiga comme lui, cela se
 comprendrait mais il l'a fait parce que nous avions des relations
 amicales.
 Il y avait des gens qu'il connaissait. Il leur disait : Ne
 touchez pas à cette personne.
 M. Bagilishema a-t-il tenté de protéger
 les Tutsis de la commune ? Je ne suis au courant de rien qu'il aurait
 fait pour porter assistance à ces gens!
 
 L'oreille à la fenêtre
 
 Comme des centaines d'autres, le témoin O, une femme tutsie de 32 ans,
 s'est réfugiée au bureau communal lorsque les tueries ont débuté à
 Mabanza. Vers le 12 avril en fin d'après midi, O voit le bourgmestre
 Ignace Bagilishema en compagnie du préfet Kayishema. Ils s'enferment
 dans une pièce du bâtiment de l'IGA, situé derrière le bureau communal.
 J'étais sous la fenêtre, se souvient-elle, et je pouvais entendre ce
 qu'ils disaient. Ils se sont assis, et M. Bagilishema a pris la parole
 :
 Je vois, M. le préfet, qu'il y a beaucoup de gens ici. Si nous les
 tuons au bureau communal, la commune sera détruite. Je crois que vous
 devez les envoyer à Kibuye, parce qu'il y a plus de place là-bas.  J'ai
 pris peur et immédiatement je suis allé trouver ma famille pour leur
 dire ce que je venais d'entendre.
 Il faisait nuit, la pièce était
 éclairée, et le témoin affirme avoir pu distinguer les deux hommes à
 travers un interstice entre les rideaux. Sa soeur accouche la nuit
 suivante. Elles restent donc dans l'enceinte du bureau communal. Le
 lendemain, lorsque le bourgmestre rassemble les réfugiés et leur
 demande de partir pour Kibuye (cf. témoignages précédents dans
 Ubutabera n°75), O va se cacher dans un champ de sorgho.
 Environ deux semaines plus tard, tandis qu'elle observe le bureau
 communal d'une de ses cachettes, O affirme avoir vu le bourgmestre
 sortir du cachot communal un proche à elle et un pasteur du nom de
 Muganga. Puis il serait allé chercher six Interahamwe à la barrière
 dite de Trafico, située près de la mairie. Ceux-ci les emportent, et le
 témoin suppose qu'ils ont été tués. Entre les 15 et 18 avril
,
 toujours dissimulée dans un champ de sorgho, elle déclare (comme
 d'autres témoins entendu la semaine précédente) avoir assisté à
 l'attaque menée contre le domicile d'un Tutsi du nom de Karungu. Elle
 dit avoir vu, sur les lieux, M. Bagilishema armé d'un pistolet. Après
 l'attaque, le bourgmestre aurait lancé un appel au mégaphone, disant en
 substance :Tout va bien dans la commune. Les Tutsis qui ont tenté de
 tuer les Hutus ont été découverts. Quel que soit l'ennemi, il va être
 tué
.
 
 Deux témoins retirés
 
 Me Roux prend la parole. Pourquoi, dans la déposition que vous avez
 signée le 21 octobre 1995 et dans la déclaration que vous avez faite à
 la Cour le 19 février 1998 [sous le pseudonyme WW, lors du procès
 Kayishema/Ruzindana, ndlr], n'avez vous pas parlé des épisodes que vous
 venez de mentionner ?
 
 - En 1995, nous étions toujours sous le coup du traumatisme, et nous
 étions dans l'incapacité de raconter tous les événements dont nous
 avions été les témoins. Et à l'audience, on m'a posé des questions
 concernant M. Kayishema, et non au sujet de M. Bagilishema.
 Peu de
 précisions complémentaires ressortiront du contre-interrogatoire de O.
 Elle apporte un peu plus d'eau au moulin du procureur dans sa
 tentative, déjà amorcée la semaine passée, de dessiner le portrait d'un
 bourgmestre actif dans les tueries perpétrées à Mabanza. On est
 mercredi, et la seconde semaine d'audition des témoins à charge vient
 de s'achever.
 
 Durant le week-end qui suit, deux nouveaux témoins venus de Kigali
 disparaissent à leur tour dans les brumes du tribunal d'Arusha. A
 l'audience du lundi, le procureur Jane Adong tente une explication :
 La semaine dernière, s'explique-t-elle, nous avions dit que nous
 allions faire comparaître les témoins C et R. Nous n'avons pu les
 citer. Ils feront l'objet d'une aide psychologique avant leur retour au
 Rwanda.
 Le retrait du témoin C n'est pas anodin, et n'a rien à voir
 avec sa santé mentale. Le résumé de sa déposition disait ceci :Le
 témoin décrit comment, après une brève réunion, l'accusé a tiré avec
 son pistolet vers le stade [de Kibuye, ndlr] et a tué un homme du nom
 de Bagambiki. Le témoin a ensuite vu l'accusé tendre son arme à M.
 Kayishema qui a également tiré en direction du stade, après quoi les
 soldats rassemblés sur les collines autour du stade et ceux qui étaient
 avec M. Kayishema ont commencé à tirer sur les réfugiés.
 
 Question d'arithmétique
 
 Hors audience, le procureur Charles Phillips assure qu'il s'agit d'une
 décision de naturepolitique et déontologique
 (cf. interview). Nous
 n'étions pas convaincus, précise-t-il, qu'ils allaient faire de bons
 témoignages pour l'accusation et nous pouvions faire sans eux. Le
 problème, c'est que parfois nous ne rencontrons pas ces témoins avant
 qu'ils viennent à Arusha. Si un témoin dit que M. Bagilishema a tiré le
 premier au stade de Kibuye et que nous décidons de ne pas l'appeler,
 peut-être que nous ne sommes pas d'accord avec le témoin. Vous devez
 être sûr, en tant que procureur, que vos témoins, si vous les amenez à
 la barre, ne vont pas craquer ou devenir fous. Je n'étais pas convaincu
 de cela pour ces deux témoins.
 
 A la Cour, la défense explose. Ce n'est pas seulement une question de
 stratégie, s'indigne Me Roux. Nous parlons d'une accusation portée
 contre cet homme. Et au moment de porter cette accusation, le procureur
 se désiste.
 L'après-midi même, dans une conférence de presse, le
 procureur général Carla Del Ponte déclare que ce procès a manqué de
 témoins à cause du refus du Rwanda de leur délivrer des documents de
 transport. Un brin d'arithmétique permettra de rétablir la vérité.
 Kigali avait, de source sûre, accordé avant la suspension de sa
 collaboration avec le TPIR au moins douze documents de transport pour
 cette affaire. Sur les neuf témoins acheminés à Arusha, le procureur en
 a écarté trois. Sur les trois restant au Rwanda, il y en a deux que le
 procureur ne souhaitait pas faire venir. Il en restait donc un, mais
 elle était cette semaine là dans l'impossibilité de faire le
 déplacement pour des raisons familiales. Le Parquet a donc écarté au
 dernier moment cinq témoins disposant de documents de voyage. La
 crédibilité du témoignage l'aurait-il paralysé ?
 
 Le Parquet rappelé à l'ordre
 
 Le torchon brûle entre la défense et le Parquet sur la question de la
 communication des témoignages. Au cours de la première semaine
 d'audition des témoins de l'accusation, la défense d'Ignace Bagilishema
 avait demandé le retrait des déclarations recueillies moins de soixante
 jours avant ce 27 octobre, date d'ouverture du procès (cf. Ubutabera
 n°75). Les juges lui donnent raison, le 23 novembre. Ils décident que
 le procureurne pourra citer que des témoins dont les déclarations ont
 été communiquées à la défense le 28 août 1999 au plus tard
. Néanmoins,
 ilpourra citer des témoins supplémentaires après autorisation de la
 Chambre
. Le Parquet dépose donc une requête, pour tenter de
 réintroduire les quatorze déclarations de témoins transmises à la
 défense après le 28 août. La décision de la Chambre tombe alors comme
 un couperet, le 2 décembre. Sur les quatorze, seuls trois dépositions
 sont retenues. Il s'agit de celles des témoins désignés par les
 pseudonymes AA, Y et Z. Ces témoins, précise la requête du procureur,
 ontsur ordre de l'accusé, directement pris part aux tueries et ont
 également été postés à des barrages routiers où de tels actes ont été
 perpétrés. Leurs dépositions font clairement ressortir la
 responsabilité de l'accusé et l'ampleur de son implication dans les
 faits incriminés.
 Même si les déclarations de ces trois témoins ont
 été communiquées tardivement à la défense, la Chambre estime qu'il n'y
 a pas préjudice étant donné qu'ellesne seront pas utilisées avant le
 24 janvier 2000
, date fixée pour la reprise du procès. Habitué à voir
 ses requêtes entérinées sans qu'il ait à en motiver la substance, le
 Parquet aomis
 de dire pourquoi les onze autres témoignages qu'il
 souhaitait produire étaient importants. Leur bien fondé n'ayant pas
 été démontré,
 ils sont purement et simplement rejetés par les juges.
 
 
 Comparution initiale et jonction des affaires Ngeze et Nahimana
 
 Le défunt procès des médias
 
 L'atmosphère des grands jours électrise la salle d'audience. Carla Del
 Ponte, le nouveau procureur général,
 fait sa rentrée à la barre d'Arusha. On débat, peut-être pour la
 dernière fois, duprocès des médias
.
 
 Bernard Muna, le procureur général adjoint, et Mohamed Othman, son bras
 droit juridique, fraîchement débarqués de Kigali, sont à ses côtés. Au
 milieu, l'avocat général en charge de l'affaire, Sankara Menon,
 radieux, semble vivre ses heures de gloire. La galerie du public est
 pleine. Seule la présence de Carla Del Ponte à la barre justifie tant
 de prévenance. Car il ne s'agit, sur le fond, que de permettre à deux
 accusés d'effectuer leur comparution initiale. Et d'étudier la
 possibilité de joindre leurs affaires.
 
 Comme pour toutes les grandes premières, le rideau se lève avec plus
 d'une heure de retard. La présidente de la Chambre, Mme Pillay,
 présente ses excuses pour le retard. Hier, lorsque mes deux collègues
 ont terminé leur audience, ils ont reçu une requête en extrême urgence
 demandant la récusation des trois juges. Nous voulions prendre cette
 décision pour que le programme de la journée n'en soit pas affecté
. La
 requête déposée par la défense de Hassan Ngeze est rejetée.
 
 Hassan Ngeze refuse de plaider
 
 L'heure est à la seconde comparution initiale de Ferdinand Nahimana,
 fondateur de la Radio-télévision libre des Milles collines (RTLM),
 réputée pour ses incitations à la haine contre les Tutsis. Sur la base
 du nouvel acte d'accusation modifié, il est poursuivi pour entente en
 vue de commettre le génocide, génocide, incitation directe et publique
 à commettre le génocide, complicité dans le génocide et crimes contre
 l'humanité (pour persécution, extermination et assassinats). Ferdinand
 Nahimana plaide non coupable.
 
 L'audience suivante concerne Hassan Ngeze. L'ancien rédacteur en chef
 de Kangura, journal connu pour ses incitations à la haine contre les
 Tutsis, est poursuivi en vertu des mêmes chefs d'accusation que
 Ferdinand Nahimana. Hassan Ngeze se lève, argue que les nouveaux chefs
 d'accusation portés contre lui n'ont toujours pas été confirmés par une
 Chambre et refuse de plaider. Par ailleurs, la présidente Pillay a
 rejeté l'argument selon lequel Hassan Ngeze demande la suspension de la
 procédure, en attendant que la Chambre d'appel se prononce sur la
 requête qu'il a déposée pour contester l'amendement de son acte
 d'accusation. En l'absence de plaidoyer de l'accusé, la Chambre
 enregistre qu'il plaide non coupable.
 
 Barayagwiza, grand absent
 
 L'après midi, les deux accusés sont placés côte à côte. Sobrement, le
 procureur Sankara Menon expose les motifs de sa requête en jonction.
 La création de la RTLM et de Kangura, résume-t-il, font partie de
 l'entente en vue de commettre le génocide. Si l'on peut démontrer que
 la RTLM et Kangura ont été utilisés pour inciter à commettre le
 génocide, à ce moment là ces deux personnes se sont entendues. Nous
 recherchons la jonction sur la base de l'entente.
 Carla Del Ponte, le
 menton dans une main, la moue volontaire et dubitative, l'observe.
 L'ombre d'un grand absent au banc des accusés, Jean-Bosco Barayagwiza,
 autre fondateur de la RTLM qui aurait dû être joint aux deux autres
 accusés si la Chambre d'appel n'avait pas prononcé sa libération, entre
 dans la salle par l'entremise de l'avocat de Ferdinand Nahimana. Le
 second absent à cette audience est le belge Georges Ruggiu,
 présentateur à la RTLM. Il a été écarté du dossier depuis qu'il est
 passé aux aveux. C'était là une grande ambition judiciaire, entonne Me
 Biju-Duval, de stigmatiser la responsabilité criminelle d'un
 journalisme dévoyé. Aujourd'hui, on risque fort de passer d'une logique
 de responsabilité individuelle à une logique de boucs émissaires. Où
 sont-ils tous ceux qui à Radio Rwanda ont appelé au génocide ? Où
 sont-ils tous ceux qui à radio Muhabura ont appelé au combat ? Où
 sont-ils tous ceux qui à la RTLM ont tenu des propos criminels ?
 Ferdinand Nahimana ne peut être le bouc émissaire d'un procès qui ne
 peut avoir lieu parce qu'on ne s'en est pas donné les moyens.
 L'ambition de faire un procès des médias est une ambition défunte. Nous
 pensons qu'il faut juger singulièrement les cas singuliers de M.
 Nahimana et de M. Ngeze, et non pas tenter de satisfaire à l'exigence
 simplificatrice et tapageuse de l'opinion publique internationale.
 
 Pas de boucs émissaires
 
 En face de l'avocat, Carla Del Ponte vient de se dresser. Je me sens
 obligée d'intervenir, lance-t-elle. La défense mentionne une volonté de
 l'accusation de faire le procès des médias du génocide. Je veux
 souligner une fois pour toutes que ce n'est pas une idée de
 l'accusation. On ne fait pas un procès à la presse, aux médias du
 génocide. On fait un procès à des personnes physiques. Il n'y a pas de
 boucs émissaires ici. Il n'y a que des criminels qui sont soumis à la
 justice.
 La présidente Pillay juge bon de préciser quepour les
 juges, quels que soient les motifs pour un procès, la participation des
 accusés à des crimes doit être prouvée au-delà de tout doute
 raisonnable
.
 
 Bernard Muna, le procureur général adjoint, se propose de préciser la
 démarche du Parquet dans cette affaire. Le temps viendra, répond-il a
 l'adresse de Me Biju-Duval, pour d'autres personnes d'être traduites
 devant ce tribunal. Tout ce qu'un avocat a à faire, c'est de répondre
 des crimes qui sont imputés à son client. Les accusés ont pris part à
 un même type de crimes qui font partie de la même entreprise
 criminelle. Il est de notoriété publique qu'un génocide a été commis au
 Rwanda. Les médias ont été utilisés dans le but de promouvoir le
 génocide. Voilà pourquoi nous avons besoin de joindre ces deux
 personnes.
 Qu'il y ait eu un génocide, j'y souscrit, réplique Me Biju-Duval. Mais
 le fait d'entrer dans le champ de compétence du tribunal, réplique Me
 Biju-Duval, ne suffit pas à joindre des accusés. Il faudrait apporter
 la preuve qu'il y a eu une utilisation (des médias) de concert durant
 cette période. Le procureur s'appuie sur des éléments de preuve qu'il
 est le seul à connaître. On ne prouve pas le droit, mais le fait.
 La
 décision, annonce finalement le juge Pillay, sera une décision écrite
 (cf. encadré).
 
 Jonction accordée
 
 Le 30 novembre, la Chambre décide de joindre dans un même procès
 Ferdinand Nahimana et Hassan Ngeze. Leurs médias respectifs, la
 Radio-télévision libre des Milles collines et le journal Kangura, étant
 présumés avoir étéfondés séparément avec l'aide et l'encouragement
 des deux accusés, dans le but de promouvoir la haine ethnique contre
 les Tutsis, et l'idéologie extrémiste hutue. La nature et la substance
 des publications et des émissions qui étaient sous le contrôle des
 accusés, sont présumées avoir été similaires, dans les deux médias.
 Chacun des accusés a contribué aux articles et aux émissions dans les
 deux organes. En résumé, Kangura et la RTLM sont présumés avoir été des
 instruments médiatiques qui se sont soutenus l'un l'autre -
 pratiquement et objectivement - et qui ont agi de concert en usant des
 mêmes moyens pour atteindre le même objectif.
 Dans un deuxième temps,
 la Chambre enregistre l'annonce faite par le procureur Menon à la Cour.
 Il a déclaré son intention de produire 90 témoins à charge contre
 Hassan Ngeze, et 98 contre Ferdinand Nahimana, parmi lesquels 30
 seraient communs aux deux accusés. La Chambre considère qu'il s'agit
 également d'une considération pertinente pour accorder la jonction.
 Sauf surprise, le micro-procès des médias devrait donc pouvoir s'ouvrir
 en mars 2000.
 
 
 
 
 En bref...
 
 Visa.
 
 Après près de deux semaines d'interdiction, Carla del Ponte s'est
 finalement posée, le 4 décembre, à Kigali. Le conseil des ministres,
 réuni dans la capitale rwandaise le 3 décembre, a levé son refus,
 annoncé le 22 novembre, de délivrer un visa d'entrée au procureur
 général du TPIR.
 
 Affaire Ntuyahaga. Une nouvelle date a été fixée pour l'audition de
 la demande d'extradition par le Rwanda du major Bernard Ntuyahaga,
 incarcéré à Dar-es-Salaam, en Tanzanie. Le dossier devrait être
 plaidé du 18 au 21 janvier 2000. Depuis son arrestation par les
 autorités tanzaniennes, en mars 1999, l'affaire est régulièrement
 reportée. L'ancien officier des forces armées rwandaises avait été
 interpellé le jour même de sa mise en liberté par le TPIR, suite au
 retrait par le procureur de l'acte d'accusation dressé contre lui.
 Selon l'un des avocats du major Ntuyahaga, le belge Luc de
 Temmerman, le gouvernement rwandais a fait savoir au procureur
 tanzanien qu'il ne présentera pas de témoins au tribunal,
 contrairement à ce qui avait été annoncé en septembre. Par ailleurs,
 l'un des témoins que la défense avait annoncé vouloir présenter à la
 Cour, Alype Nkundiyaremye, est décédé le 26 novembre en Belgique
 d'une crise cardiaque. Ancien président du Conseil d'Etat et
 vice-président de la Cour suprême du Rwanda, âgé de 41 ans, il avait
 quitté le Rwanda en mai 1999 et rédigé un document extrêmement
 critique sur le pouvoir en place.
 
 Comparution. Costaud, grand, habillé d'un blaser beige et d'une
 chemise rose, Mika Muhimana maîtrise mal la langue française. Un
 interprète en kinyarwanda a été mis à sa disposition pour procéder à
 sa comparution initiale, le 24 novembre, deux semaines après son
 arrestation à Dar-es-Salaam. L'ancien conseiller de secteur de
 Gishyita, en préfecture de Kibuye, est assisté d'un avocat de
 permanence. En l'absence d'un avocat commis d'office, il refuse de
 plaider sur les chefs portés contre lui. Selon une procédure
 désormais appliquée sans hésitation par le tribunal, le président
 Williams a enregistré un plaidoyer de non-culpabilité sur l'ensemble
 des charges dressées contre Mika Muhimana.
 
 .